Malgré tout, il lui parlait parce qu’il espérait qu’un fragment de sa conscience pût survivre, lueur de com-préhension dans le gouffre noir du coma. Les méde-cins lui avaient expliqué à plusieurs reprises que ses espoirs étaient vains, qu’elle n’avait plus aucune conscience du monde et que les seules images qu’elle pouvait entrevoir dans son esprit étaient la conséquence de courts-circuits de synapses. Mais s’ils se trompaient, s’il n’y avait qu’une chance sur un million pour qu’ils se trompent, il ne pouvait la laisser dans ce terrible isolement.

A cinq heures et quart, il alla dans la salle de bains pour boire un verre d’eau et se regarda dans le miroir. Une fois de plus, il se demanda ce que Jenny avait bien pu lui trouver.

On n’aurait pu dire d’aucun trait de son visage qu’il était beau. Il avait le front trop large, les oreilles trop grandes. Il jouissait d’une vue parfaite, mais son oeil gauche présentait un léger strabisme divergent qui faisait que la plupart des gens étaient nerveux lorsqu’ils lui parlaient et passaient d’un oeil à l’autre en se demandant lequel les regardait - alors qu’en fait c’étaient les deux. Il avait quelque chose de clownes-que lorsqu’il souriait, et il arborait une expression tellement redoutable lorsqu’il fronçait les sourcils que même Jack l’Eventreur serait parti en courant.

Mais Jenny avait trouvé autre chose en lui. Elle l’avait voulu, elle avait eu besoin de lui elle l’avait aimé. Alors qu’elle-même était si jolie, elle se moquait des apparences. C’était l’une des raisons qui faisaient qu’il l’avait tant aimée. L’une des raisons pour lesquelles elle lui manquait tant. Une parmi mille autres.

Il détourna les yeux du miroir. S’il était possible de se trouver plus seul qu’il l’était en ce moment, Dieu fasse que cela ne lui arrivât pas.

Il revint dans la chambre, dit au revoir à sa femme et promit de revenir très vite.

Au volant de sa Camaro, Jack Twist jeta des regards de mépris aux piétons et aux autres automobilistes. Tous ces hommes, ses frères, qui le considéreraient avec dédain, avec dégoût, même, s’ils apprenaient qu’il n’était qu’un voleur professionnel, bien que ce fût ce qu’ils leur avaient fait, à Jenny et à lui, qui l’avait engagé sur la voie du crime.

Il savait que la colère et l’amertume ne pouvaient rien résoudre, qu’elles ne changeaient rien et ne faisaient de mal qu’à lui seul. Il ne voulait pas être amer, même si, parfois, il ne pouvait s’en empêcher.

 

Il regagna son appartement après avoir dîné seul dans un restaurant chinois. Il vivait dans un luxueux deux-pièces de la Cinquième Avenue et ses fenêtres donnaient sur Central Park. Officiellement, l’appartement appartenait à une société établie au Liechtenstein, laquelle l’avait payé avec un chèque tiré sur une banque suisse; chaque mois, les frais de copropriété étaient réglés par un chèque de la Bank of America. Jack Twist se faisait appeler Philippe Delon et les quelques voisins avec qui il échangeait quelques mots le croyaient l’héritier d’une riche famille française, envoyé en Amérique pour y faire des placements. Il parlait couramment français et était capable de discuter des heures en anglais avec un léger accent français. Bien entendu, la famille française n’existait pas, pas plus que la société installée au Liechtenstein. Le compte en Suisse était celui de Jack et la fortune qu’il pouvait investir, celle qu’il avait dérobée à autrui. Jack Twist n’avait vraiment rien d’un banal voleur.

Il ôta le double fond d’un placard et en tira deux sacs qu’il porta dans la salle de séjour. Sans prendre la peine d’allumer la lumière, il les installa tout près de son fauteuil préféré. Il prit une bouteille de bière dans le réfrigérateur, l’ouvrit et resta un instant près de la fenêtre à contempler le reflet des néons du parc sur le sol couvert de neige.

Puis il alluma une lampe de chevet et ouvrit le plus petit des deux sacs avant d’en répandre le contenu.

Rien que des bijoux. Des boucles d’oreilles et des colliers en diamants, des bracelets en émeraudes et diamants, d’autres en saphirs. Des bagues, des broches, des épingles à cheveux, des pendentifs, tous en pierres précieuses.

C’était là le fruit d’un vol commis six semaines auparavant. Le travail de deux hommes, que son brio lui avait permis d’exécuter seul.

Le seul problème, c’est que cet exploit ne lui avait procuré aucun plaisir. D’ordinaire, une mission menée à son terme le mettait de bonne humeur pour plusieurs jours. Pour Jack Twist, un vol n’était pas un simple acte criminel: c’était surtout une vengeance contre le monde entier, contre ce qu’il leur avait fait à Jenny et à lui. Jusqu’à l’âge de vingt-neuf ans, il avait tout donné à la société, à son pays, et pour seule récompense, il s’était retrouvé à moisir dans la geôle d’un dictateur d’Amérique centrale. Quant à Jenny… Il avait du mal à penser à l’état dans lequel il l’avait trouvée après son évasion. Maintenant, il ne donnait plus rien à la société, mais lui prenait, et ce avec une jouissance des plus intenses. Sa plus grande satisfaction consistait à enfreindre les règles, à prendre ce qu’il voulait, à s’enfuir avec-jusqu’à il y a six semaines. Son forfait accompli, il n’avait pas éprouvé le moindre sentiment de triomphe. Ce manque d’enthousiasme lui faisait peur. Après tout, c’était à peu près sa seule raison de vivre.

Il joua quelques instants avec les bijoux précieux, mais cela le laissa froid. Il aurait dû s’en débarrasser tout de suite après le vol, mais il ne pouvait se résou-dre à les vendre sans en avoir le plus petit plaisir.

L’autre sac contenait sa part de butin du cambriolage dans l’entrepôt de la fratellanza. Ils n’avaient forcé qu’un des deux coffres mais celui-ci abritait tout de même plus de trois millions de dollars en petites coupures.

Là encore, il aurait dû les blanchir en les versant sur son compte en Suisse. Mais il n’en avait pas non plus tiré de plaisir…

Il tira d’épais paquets de billets ficelés serré du sac, les retournant dans sa main. Il les approcha de sa figure et les renifla. L’odeur particulière de l’argent avait d’ordinaire un effet excitant sur lui; mais pas cette fois. Il ne se sentait pas triomphant, habile, au-dessus des lois ni en rien supérieur aux petites souris obéissantes qui se faufilaient dans le dédale de la société exactement comme on le leur disait. Il se sentait simplement vide.

Si cette transformation en lui s’était produite au cours de l’affaire de l’entrepôt, il l’aurait attribuée au fait d’avoir volé des voleurs au lieu de gens de la société légale. Mais il avait eu la même réaction à la suite du cambriolage de la bijouterie, laquelle était pourtant une entreprise tout à fait légitime. C’était d’ailleurs l’ennui ressenti à l’issue de cette affaire qui l’avait poussé à se lancer plus tôt qu’il aurait dû dans un nouveau coup. D’ordinaire, il se contentait d’organiser un vol tous les trois ou quatre mois, or seulement cinq semaines séparaient ses deux dernières opérations.

Très bien. Au fond, il ne s’était peut-être pas senti excité, les deux dernières fois, car l’argent était devenu sans importance pour lui. Il en avait mis de côté suffisamment pour vivre dans l’aisance jusqu’à la fin de ses jours et s’occuper de Jenny, même si elle devait avoir une vie d’une durée normale, ce qui était improbable. Peut-être, dès le départ la chose la plus importante dans son travail n’avait-elle pas été sa rébellion-et le défi à la société qu’il symbolisait-comme il l’avait cru; qui sait, au fond s’il ne l’avait pas juste fait pour l’argent, le reste n’étant qu’une façon de se dorer la pilule ?

Mais il n’arrivait pas à y croire. Il savait ce qu’il avait ressenti, et il savait à quel point ces sensations lui manquaient maintenant.

Quelque chose se produisait en lui, comme une dérive, un voyage vers l’inconnu.

Il rangea les billets dans le sac, éteignit la lumière et contempla à nouveau Central Park en buvant de la bière.

En plus de sa récente incapacité à jouir de ses larcins, il était visité depuis quelque temps déjà par un cauchemar, toujours le même. Cela avait commencé il y avait six semaines, juste avant le cambriolage de la bijouterie, et le cauchemar était revenu une bonne demi-douzaine de fois.

Dans son rêve, il se voyait fuir devant un homme portant un casque de motard à visière fumée. Du moins croyait-il qu’il s’agissait d’un casque de motard, parce qu’il n’en distinguait aucun détail; de même, il ne voyait rien de son poursuivant. L’étranger lui courait après dans des pièces inconnues, des couloirs interminables et, surtout, sur une route déserte tracée au beau milieu d’un désert inondé par la clarté lunaire. Chaque fois, la panique montait en lui comme la pression dans une chaudière, dont l’explosion le faisait se réveiller.

L’homme au casque était un flic et Jack allait bientôt se faire prendre. Ce cauchemar était facile à interpré- ter. Trop facile en fait. Parce que Jack n’avait jamais au coeur même du rêve, l’impression d’être poursuivi par un flic. Non, c’était autre chose.

Il espérait qu’il ne ferait pas ce rêve cette nuit-ci. La journée avait été suffisamment éprouvante.

Il prit une autre bière et revint près de la fenêtre.

C’était le 8 décembre et Jack Twist-ancien officier du corps d’élite des Rangers ancien prisonnier d’une guerre oubliée, à qui un miliier d’Indiens devaient la vie sans le savoir-se demanda s’il avait tout simplement perdu le courage de continuer à vivre. Si le vol ne lui procurait plus aucune sensation, il lui faudrait très vite retrouver un sens à sa vie.

 

Elko County, Nevada

 

Ernie Block n’avait jamais roulé aussi vite entre Elko et le Tranquility Motel.

La dernière fois qu’il avait fait une telle pointe, c’était au Viêt-nam, à l’époque où il travaillait pour les services secrets de la marine. Il était au volant d’une jeep et, croyant traverser un territoire allié, s’était tout à coup retrouvé sous le feu de l’ennemi. Les obus de mortier creusaient des cratères dans la chaussée les balles sifflaient à ses oreilles et s’écrasaient sur la carrosserie. Il avait failli mourir vingt fois et s’en était tiré avec quelques égratignures et une surdité temporaire. Les quatre pneus crevés, la jeep fonçait sur ses jantes.

La peur qu’il avait éprouvée alors n’était rien à côté de ce qu’il ressentait à présent. La nuit allait bientôt tomber. Juste après déjeuner, il avait pris la Dodge pour aller chercher des marchandises à Elko. Faye s’occupait de l’hôtel et lui-même avait tout le temps de faire l’aller et retour avant la nuit.

Mais il avait crevé un pneu à l’aller et perdu du temps à changer la roue. Ne voulant pas revenir sans roue de secours, il avait fait réparer la chambre à air à Elko et cela avait inexplicablement pris plus de deux heures. De sorte que le soleil déclinait déjà à l’ouest du Grand Bassin.

Il garda l’accélérateur au plancher pendant presque tout le trajet, frôlant les quelques véhicules qui venaient en sens inverse. Il savait qu’il ne pourrait rou-ler une fois la nuit tombée et qu’il lui faudrait s’arrêter sur le bas-côté. On le retrouverait alors au matin, les mains crispées sur le volant, les yeux fous d’avoir toute une nuit contemplé les ténèbres immenses du paysage.

Pendant les deux semaines et demie écoulées depuis Thanksgiving, il avait réussi à cacher à Faye sa peur irrationnelle du noir. Après le retour de sa femme du Wisconsin, Ernie avait eu de plus en plus de mal à dor-mir sans veilleuse, ce à quoi il s’était habitué pendant son absence. Heureusement, elle ne lui avait pas pro-posé d’aller au cinéma en ville. Il lui aurait fallu trouver une excuse.

Il gardait donc précieusement son secret.

Toute sa vie durant, dans les Marines ou ailleurs, il avait donné le meilleur de lui-même et fait tout ce qu’on exigeait de lui. Il n’allait tout de même pas flancher devant sa propre femme.

Derrière le volant de la camionnette Dodge, roulant plein ouest vers le Tranquility Motel sous un ciel taché d’orange et de violet, Ernie Block se demandait s’il n’était pas atteint de sénilité précoce, de la maladie d’Alzheimer, par exemple. Même s’il n’avait que cinquante-deux ans, on aurait bien dit des symptômes de la maladie d’Alzheimer. Et si cela lui faisait peur, au moins pouvait-il le comprendre. Le comprendre, oui, mais pas l’accepter.

Faye dépendait de lui. Il ne pouvait se permettre de devenir un invalide mental, un fardeau. Chez les Block, les hommes ne laissaient jamais tomber leurs femmes. Jamais. C’était une chose impensable.

La route épousait le contour d’une colline. A moins de deux kilomètres de là, en direction du nord, se dressait le motel, unique bâtiment de ce vaste panorama. Ses néons bleus et verts étaient déjà allumés. Aucun spectacle ne l’avait autant réjoui.

Il ferait nuit noire dans dix minutes et il se dit qu’il serait vraiment stupide de se faire arrêter par un flic si près du but. Il leva le pied et l’aiguille du compteur retomba tout de suite: cent quarante… cent vingt… cent…

Il était à un bon kilomètre de chez lui quand quelque chose d’étrange lui arriva. Il tourna les yeux vers le sud, loin de la route, et retint subitement son souffle. Il ne savait pas ce qui l’étonnait à ce point. Quelque chose dans le paysage, sûrement. Quelque chose dans la façon dont la lumière et les ombres jouaient sur le flanc des collines. Il lui vint tout à coup l’idée qu’une parcelle de terrain bien particulière-à huit cents mètres de là, de l’autre côté de la nationale 80-avait une importance suprême et, surtout, une relation avec les curieux changements survenus en lui au cours des derniers mois.

… quatre-vingts… soixante-dix… soixante…

Il ne voyait rien, dans ce bout de terrain, qui le ren-dît différent des dizaines de milliers d’hectares qui l’entouraient. En outre, il l’avait déjà traversé un nom-bre incalculable de fois sans être impressionné. Et néanmoins, dans les pentes du périmètre, dans les replis adoucis du terrain, dans les méandres de l’arroyo qui l’entaillait, dans la configuration des buissons et de l’herbe, dans les rochers dispersés qui dépassaient du sol, il y avait quelque chose qui exigeait péremptoirement une investigation.

C’était comme si le paysage lui disait: « Ici… c’est ici que tu trouveras en partie la réponse à tes problè- mes… » Il n’y avait rien de plus absurde.

A son grand étonnement, il se gara le long de la nationale à quelques centaines de mètres de chez lui, non loin de la route secondaire qui servait aussi de bretelle d’accès au motel. Il plissa les yeux en regardant vers le sud, de l’autre côté de l’autoroute, vers l’endroit qui avait capté son attention.

Il était saisi par la fabuleuse impression d’une imminente épiphanie, par la bouleversante sensation que quelque chose d’une importance monumentale était sur le point de lui arriver. Il sentit la peau de sa nuque se hérisser.

Il sortit de la camionnette, qu’il laissa tourner au ralenti. Frémissant d’attente et d’espoir sans savoir pour quel objet, il gagna l’autre côté de la chaussée, pour avoir une meilleure vue du morceau de terrain qui l’avait fasciné. Il franchit les deux voies macadami-sées, parcourut les six ou sept mètres de fossé qui séparaient l’autoroute, puis escalada l’autre pente; il attendit que fussent passés, dans un énorme grondement, trois gros camions, puis traversa la chaussée qui allait en direction de l’est dans le sillage tourbillonnant des véhicules. Son coeur battait, pris d’une excitation inexplicable, et pour l’instant il avait oublié l’imminence de la tombée de la nuit.

Il s’arrêta au sommet du remblai surélevé de l’autoroute et regarda en direction du sud. Il portait une lourde veste en faux daim avec des parements en peau de mouton, mais ses cheveux gris, coupés en brosse, ne lui protégeaient guère la tête du vent glacial qui glissait ses doigts de glace sur son crâne.

Il commença à perdre l’impression que quelque chose d’une importance fabuleuse fût sur le point de lui arriver. Au lieu de cela, il éprouva celle, inquié- tante, que quelque chose lui était déjà arrivé dans cette bande de terrain où s’élargissaient les nappes d’ombre, quelque chose qui expliquerait sa peur récente de l’obscurité. Quelque chose qu’il avait rigoureusement chassé de sa mémoire.

Mais c’était absurde. Si des événements importants s’étaient produits ici, ils n’auraient pas pu s’enfuir comme ça de son esprit. Il avait une excellente mémoire et n’était pas du genre à réprimer les souvenirs désagréables.

Sa nuque continuait cependant à le picoter. Par là, pas très loin dans ces plaines sans chemins du Nevada, s’était produit quelque chose qui maintenant l’aiguil-lonnait depuis son inconscient, une chose qui s’y trouvait profondément enkystée et qui le piquait tout à fait comme une aiguille laissée par accident dans un édre-don pourrait piquer un dormeur et le tirer de son rêve.

Jambes écartées, pieds solidement plantés dans le talus, sa tête carrée vissée sur son torse râblé, Ernie semblait mettre le paysage au défi de s’exprimer plus clairement. Il fit un effort pour réveiller le souvenir assoupi lié à cet endroit (s’il en existait un), mais plus il tentait de s’approcher de la révélation, plus vite celle-ci paraissait s’éloigner de lui. Puis il n’y eut plus rien.

La sensation de déjà-vu s’évanouit aussi complète-ment que s’était évaporé avant cela le sentiment d’une imminente épiphanie. Le picotement ne se faisait plus sentir dans sa nuque. Les battements frénétiques de son coeur avaient repris un rythme plus normal.

Abasourdi, la tête lui tournant un peu, il étudia le paysage qu’envahissait rapidement le crépuscule, devant lui: les pentes légères, les épines dorsales et les dents proéminentes des rochers, les broussailles et l’herbe, les creux et les bosses battus des intempéries de la terre immémoriale-sans arriver à imaginer ce qu’il avait pu y trouver de spécial. C’était juste une portion des hautes plaines, que pratiquement rien ne distinguait d’autres endroits identiques d’ici à Elko ou d’ici à Battle Mountain.

Désorienté par la brutalité de son plongeon depuis les hauteurs de sa conscience transcendantale, il se retourna pour regarder la camionnette, qui l’attendait au nord de l’autoroute. Il se sentit bien en vue et un peu ridicule quand il pensa à la façon dont il avait foncé ici, sous l’emprise d’une étrange excitation. Il espéra que Faye ne l’avait pas vu; si par hasard elle avait regardé par une fenêtre donnant par ici, elle n’aurait pu manquer son numéro, car le motel était à quatre cents mètres et les signaux de détresse de son véhicule en faisaient l’objet de loin le plus frappant dans l’obscurité qui gagnait.

L ‘obscurité.

L’approche de la nuit frappa Ernie Block de plein fouet. Un instant, le magnétisme du lieu avait été plus fort que sa peur des ténèbres. Mais il venait de se ren-dre compte que la région orientale du ciel était d’un violet foncé presque noir et que l’occident ne jouirait plus que pendant quelques minutes d’une vague lueur blanchâtre.

Il poussa un cri de terreur et courut vers la route, traversant la chaussée comme un fou, risquant plusieurs fois de se faire renverser par des véhicules. Des pneus crissèrent, des klaxons vengeurs retentirent à ses oreilles. Arrivé devant la Dodge, il prit conscience de l’obscurité absolue qui régnait sous la camionnette. Elle voulait l’attirer, l’étouffer.

Il ouvrit la portière. Il grimpa sur la banquette, mit la fermeture de sécurité.

Il se sentait mieux mais s’il n’avait pas été aussi près de chez lui, il serait cértainement mort de froid parce que incapable de bouger. Il ne lui restait plus que quelques centaines de mètres à parcourir. Il mit pleins phares et l’obscurité recula quelque peu. Il n’avait pas le courage de revenir sur une voie rapide et préféra rouler au pas sur la bande d’arrêt d’urgence.

La bretelle de sortie était éclairée par des arcs au sodium. Il n’était plus très loin à présent. Cent cinquante mètres tout au plus. Et bientôt, il fut sur le parking du motel. Il gara la camionnette devant la réception, coupa les phares et le moteur.

Derrière les baies de la réception, il put voir Faye au comptoir. Il se précipita dans le bâtiment, referma violemment la porte derrière lui. Il lui adressa un sourire qu’il souhaitait convaincant.

Je commençais à m’en faire, dit-elle en lui rendant son sourire.

-J’ai crevé », dit Ernie en ôtant son blouson.

Il se sentit quelque peu soulagé. La tombée du jour était plus facile à accepter quand il n’était pas seul. Faye lui donnait des forces, mais il se sentait encore un peu mal à l’aise.

Elle dit: « Tu m’as manqué.

-Je suis parti après déjeuner.

-Ça m’a semblé si long. Je dois être accro. Une dose d’Ernie toutes les deux ou trois heures, voilà ce qu’il me faut. »

Il s’approcha du comptoir et ils s’embrassèrent. Après trente et un ans de mariage, leurs baisers étaient toujours aussi passionnés, toujours aussi sin-cères.

« Où as-tu mis le matériel électrique ? demanda-t-elle. Il est bien arrivé, au moins, il n’y a pas eu d’erreur ? »

La question le renvoya brutalement aux ténèbres qui régnaient à l’extérieur et dont il prit conscience avec acuité. Il jeta un bref coup d’oeil par la fenêtre. « Heu… non, non. Je suis fatigué. Je n’avais pas envie de débal-ler tout ça ce soir.

-Pour quatre cartons…

- Ecoute, je les sortirai demain matin, fit-il avec un effort pour contenir le tremblement de sa voix. Les trucs ne risquent rien dans la camionnette. Personne n’y touchera. Tu as mis les guirlandes de Noël ?

- Quoi, tu viens seulement de le remarquer ? »

Au-dessus du canapé, le mur était décoré de pommes de pin. Un grand Père Noël en carton était installé non loin du présentoir de cartes postales. Un petit traîneau et des rennes en céramique étaient posés sur le comptoir. Des boules multicolores et des guirlandes pendaient du plafond dans tout le hall.

« Il a fallu que tu montes à l’échelle, dit-il.

-J’ai pris un tabouret.

-Tout de même, tu aurais pu tomber. Tu aurais dû me laisser faire.

- Écoute, Ernie, je ne suis pas une faible femme. Vous autres, Marines, vous êtes tous un peu trop macho.

- Tu crois ? »

La porte s’ouvrit et un camionneur entra pour demander une chambre.

Ernie retint son souffle jusqu’à ce que la porte se fût refermée.

Le routier portait un ensemble en jean, une ceinture pourvue d’une énorme boucle de cuivre et un chapeau dont le ruban en cuir était décoré de turquoises. Faye le complimenta pour son chapeau. Elle savait toujours détendre les étrangers pendant qu’ils remplissaient leurs fiches.

Ernie ne s’occupa pas du nouveau venu. Il essaya d’oublier la curieuse expérience qu’il venait de vivre et de ne pas penser aux ténèbres extérieures. Il passa derrière le comptoir, accrocha sa veste et se dirigea vers le bureau de chêne sur lequel était posé le courrier. Des factures, bien sûr. Des publicités. La lettre d’une oeuvre charitable. Les premières cartes de voeux de l’année. Le chèque de sa pension d’ancien combattant.

Et puis, aussi, une enveloppe blanche sans adresse au dos. Elle ne renfermait qu’une photo en couleurs prise au Polaroïd devant le motel, tout près de la chambre 9. On y voyait trois personnes, un homme, une femme et un enfant. L’homme n’avait pas loin de la trentaine, il était très bronzé. La femme, une petite brune, était un peu plus jeune. Quant à la petite fille, très mignonne, elle ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans. Tous trois souriaient à l’appareil photo. A en juger d’après les vêtements légers des personnages et la qualité de l’éclairage, la photo avait dû être prise en plein été.

Etonné, il la retourna pour voir s’il y avait quelque chose d’inscrit au dos. Rien, pas un mot. Et il n’y avait rien d’autre dans l’enveloppe, pas même une carte de visite permettant d’identifier l’expéditeur. La lettre avait été postée à Elko le 7 décembre, soit le samedi précédent.

Il regarda à nouveau les trois personnages et, bien que ne se souvenant absolument pas d’eux, il sentit un picotement à la nuque. Comme tout à l’heure dans la campagne. Son coeur s’accéléra. Tremblant, il reposa la photo sur le bureau.

Faye bavardait toujours avec le routier. Elle prit une clef, la lui tendit.

Ernie ne la quittait pas des yeux. Elle avait une influence apaisante sur lui. Elle était une ravissante petite fermière lorsqu’il avait fait sa connaissance, et elle était devenue une femme ravissante. Quelques fils blancs commençaient peut-être à apparaître dans ses cheveux blonds, mais à peine les devinait-on. Ses yeux bleus étaient toujours aussi clairs et vifs. Elle avait un visage ouvert et amical, avec un côté mutin, un visage resté plein, épanoui.

Quand l’homme fut parti Faye vint rejoindre Ernie. Il lui tendit la photo. « Qu est-ce que tu dis de cela ?

-C’est la chambre 9, fit-elle. Ils ont dû passer quelque temps ici. » Elle observa l’homme, la femme, la petite fille. « Leurs visages ne me disent rien. Ce sont des étrangers pour moi.

- Dans ce cas, pourquoi enverraient-ils une photo sans même écrire un mot ?

-Ils ont dû penser que nous nous souviendrions d’eux.

- Il aurait fallu pour cela qu’ils aient séjourné plusieurs jours d’affilée. Non, ils ne me disent absolument rien. Je me serais pourtant souvenu de la gosse, il me semble », dit Ernie. Il aimait beaucoup les enfants et ceux-ci le lui rendaient bien. « Elle est belle comme tout, elle devrait faire du cinéma.

-Je croyais que tu te rappellerais plutôt la mère, dit Faye en riant.

- Le tampon est celui de la poste d’Elko, dit Ernie. Pourquoi quelqu’un d’Elko viendrait-il se reposer ici ?

- Peut-être qu’ils ne vivent pas à Elko. Ils ont dû venir cet été, ou, plutôt, l’année dernière. Ils voulaient nous envoyer une photo. Ils sont récemment repassés par ici, mais ils n’ont pas eu le temps de nous la don-ner, alors ils l’ont mise à la poste.

- Sans la moindre explication ?

- C’est vrai que c’est bizarre, reconnut Faye.

- Et puis, c’est une photo au Polaroïd. Il ne faut qu’une minute pour la développer. Ils auraient très bien pu nous la donner tout de suite. »

La porte s’ouvrit et un type aux cheveux frisés, à la moustache buissonnante fit son apparition dans le bureau, frissonnant. « Il vous reste des chambres ? » demanda-t-il.

 

Chicago, Illinois

 

En dehors du Dr Jim McMurtry, aucun collaborateur de l’hôpital Saint-Joseph ne savait qui était le nouveau garçon de salle. Le père Wycazik avait obtenu le secret absolu de la part du praticien, ainsi que l’assurance solennelle que Brendan devrait travailler autant -et aussi durement-que tout autre employé du même rang. C’est ainsi que, le premier jour, il vida des bassins, changea des draps souillés, fit manger à la petite cuillère un enfant de huit ans partiellement paralysé, poussa des chaises roulantes, nettoya le vomi de deux petits cancéreux. Personne ne le chouchouta. Personne ne l’appela « mon père ». Pour tout le monde, infirmières, médecins ou malades, il s’appelait Brendan. Et il se sentait mal à l’aise, comme un imposteur entraîné malgré lui dans un bal masqué.

Ce premier jour, terrassé par le chagrin que lui inspiraient les petits malades, il se retira à deux reprises dans les toilettes pour pleurer. Les jambes tordues et les articulations gonflées des enfants atteints d’arthrite chronique, la chair flasque de ceux souffrant de dystrophie musculaire, les plaies suintantes des brû- lés, les corps couverts d’ecchymoses et de bleus des enfants martyrisés par leurs parents-il pleura sur tout cela.

Il n’arrivait pas à imaginer ce qui faisait penser au père Wycazik qu’accomplir ces tâches lui rendrait la foi. La vue de tant d’enfants martyrisés par la souffrance, au contraire, ne pouvait que l’ébranler davantage. Si le Dieu miséricordieux du catholicisme existait réellement, si Jésus existait, pourquoi permettaient-ils que des innocents subissent de pareilles atrocités ? Bien entendu, Brendan n’ignorait aucune des argumentations théologiques sur la question. L’humanité avait choisi le mal, sous toutes ses formes, disait l’Eglise, en se détournant de la grâce divine. Mais les arguments théologiques perdaient toute force face à ces petites victimes du destin.

Le deuxième jour, ses collègues l’appelaient toujours Brendan, mais les enfants le surnommaient déjà Bouboule, vieux surnom qu’il leur avait révélé au fil d’une histoire amusante. Ils appréciaient ses plaisanteries, ses charades, et il parvenait toujours à tirer d’eux un sourire, ou du moins l’ébauche d’un sourire. Il ne pleura qu’une seule fois ce jour-là.

Le troisième jour, tout le monde l’appelait Bouboule. Les enfants ne cessaient de le réclamer et les infirmiers avaient l’impression qu’il avait toujours fait partie de la maison. Il ne pleura que le soir, dans la chambre d’hôtel que lui avait fait louer le père Wycazik.

C’est le mercredi après-midi, le septième jour, qu’il comprit pourquoi Wycazik l’avait envoyé à Saint-Joseph. La révélation lui vint alors qu’il brossait les cheveux d’une petite fille de dix ans atteinte d’une maladie osseuse très rare.

Elle se prénommait Emmeline et était à juste titre fière de sa chevelure épaisse, brillante, couleur aile-de- corbeau-véritable défi à la maladie qui ravageait son corps. Elle aimait donner à ses cheveux les cent coups de brosse traditionnels mais, certains jours, ses poignets et ses doigts étaient si enflés qu’elle ne pouvait même pas tenir la brosse.

Le mercredi, Brendan l’assit dans un fauteuil roulant et la conduisit en salle de radioscopie. Les méde-cins désiraient constater l’effet produit par une nouvelle substance sur sa moelle osseuse. Il la ramena dans sa chambre une heure plus tard et se mit à lui brosser les cheveux. Emmeline regardait par la fenê- tre, pendant que Brendan faisait passer les poils souples de la brosse dans ses mèches, et le paysage d’hiver, au-delà de la vitre, l’enchantait.

D’une main recroquevillée qui aurait mieux conve-nu à une octogénaire, elle montra le toit d’une aile de l’hôpital un peu plus basse. « Vous voyez ce reste de neige, Bouboule ? » La chaleur du bâtiment avait fait fondre et glisser une bonne partie de la neige de la pente du toit. Mais il en demeurait un large amas se détachant nettement sur les ardoises sombres. « On dirait un bateau, reprit Emmy. La forme, vous voyez ? Un magnifique bateau ancien avec trois voiles blanches, glissant sur une mer couleur d’ardoise. »

Pendant quelques instants, Brendan ne put voir ce qu’elle voyait. Mais elle continua de décrire son vaisseau imaginaire, et la quatrième fois qu’il releva la tête, il se rendit compte qu’en effet la tache de neige présentait une remarquable ressemblance avec un bateau à voiles.

Pour Brendan, les longs stalactites de glace qui descendaient devant la fenêtre d’Emmy étaient comme des barreaux transparents et l’hôpital comme une pri-son dont elle ne sortirait jamais. Mais pour Emmy, ces pendentifs de glace étaient une merveilleuse décoration de Noël, expliqua-t-elle, qui la mettait dans une ambiance de fête.

« Dieu aime autant l’hiver que le printemps, continua-t-elle. Le don des saisons est une façon de nous éviter l’ennui d’un monde toujours pareil. C’est ce que soeur Katherine nous a dit, et je viens juste de comprendre que c’était vrai. Lorsque le soleil tombe sur ces glaçons, ils forment des arcs-en-ciel sur mon lit. C’est superbe, un arc-en-ciel, Bouboule. La glace et la neige sont comme… comme des joyaux… et des manteaux d’hermine dont Dieu se sert pour habiller le monde en hiver afin qu’on pousse des oh ! et des ah ! C’est pourquoi il n’y a pas deux flocons de neige identiques: c’est une manière de nous rappeler que le monde qu’Il a fait pour nous est un monde merveilleux, merveilleux. »

Comme par un fait exprès, des flocons se mirent à tourbillonner dans le ciel gris de décembre.

En dépit de ses jambes presque paralysées et de ses mains tordues, Emmy croyait en la bonté de Dieu et dans la justesse pleine d’enseignements de l’univers qu’Il avait créé.

Une foi solide était en fait la caractéristique de presque tous les enfants de Saint-Joseph. Ils restaient convaincus qu’un père aimant veillait sur eux depuis son royaume dans le ciel, et ils y prenaient courage.

En esprit, il entendit le père Wycazik lui dire: Si ces enfants peuvent souffrir autant et ne pas perdre la foi, quelle excuse lamentable avez-vous à présenter, Brendan ? Peut-être, dans leur innocence et leur naïveté savent-ils quelque chose que vous avez oublié dans la poursuite de vos études sophistiquées de théologie, à Rome. Peut-être y a-t-il quelque chose à apprendre de cela, Brendan. Vous ne croyez pas ? Simplement quelque chose à apprendre, au moins peut-être ?

Mais la leçon n’était pas assez puissante pour rendre sa foi au prêtre. Il continuait à être profondément ému, non par la possibilité qu’un Dieu aimant et miséricordieux existât, mais par le stupéfiant courage dont les enfants faisaient preuve devant d’aussi terribles épreuves.

Quand il lui eut donné les cent coups de brosse nécessaires, plus une dizaine pour le plaisir pur de la petite fille, il la souleva du fauteuil et la déposa dans son lit. Au moment de tirer les couvertures sur les petites jambes déformées par la maladie, il se sentit en proie à la même fureur qui l’avait empli lors de la messe à l’église Sainte-Bernadette. S’il avait eu un calice à portée de la main, il n’aurait pas hésité à le projeter violemment contre le mur.

Emmeline haleta et Brendan eut le sentiment étrange qu’elle avait deviné ses pensées impies. Mais elle dit seulement: « Oh, Bouboule, tu t’es fait mal ?

- Pourquoi me dis-tu cela ?

- Tu t’es brûlé ? Regarde tes mains. Tu t’es brûlé aux mains ? »

Etonné, il regarda ses paumes et découvrit dans chacune d’elles un anneau rouge de chair gonflée, enflammée. Chaque anneau était nettement dessiné et mesurait bien cinq centimètres de diamètre. La bande circulaire de tissu irrité ne faisait pas plus d’un centi-mètre de large. A l’intérieur et à l’extérieur de celle-ci, la peau était absolument normale. Comme si les cercles avaient été dessinés.

« C’est curieux », dit-il simplement.

 

Le Dr Stan Heeton était de garde aux urgences quand Brendan vint le trouver. Il examina avec intérêt les cercles rouges et lui dit: « Ça vous fait mal ?

- Non, absolument pas.

-Pas de démangeaisons ? De sensation de brû- lure ? Ça vous chatouille, au moins ? Non ? Vous avez déjà eu cela auparavant ?

- Non, jamais.

-Vous souffrez peut-être d’allergie ? A première vue, on dirait une brûlure superficielle. Vous ne vous souvenez pas d’avoir touché quelque chose de chaud ? Vous n’avez pas eu de contact avec un acide ? Vous m’avez dit que vous aviez conduit une fillette à la radio.

-Oui, mais je ne suis pas resté dans la salle.

-Ça ne ressemble pas du tout à une brûlure par rayons. C’est peut-être une sorte de mycose, une forme de teigne, pourquoi pas… Non, vous auriez des démangeaisons…

-Vous n’avez aucune idée ? demanda Brendan.

- En tout cas, je ne crois pas que cela soit grave, dit le médecin. Je ne vois qu’une chose, une allergie non identifiée. Si cela persiste, je vous ferai passer les tests classiques. »

Il lâcha les mains de Brendan et alla s’installer à son bureau. Il commença de rédiger une ordonnance.

Brendan mit les mains dans les poches de sa blouse. Sans cesser d’écrire, le Dr Heeton dit: « Je vais commencer par le traitement le plus simple, une lotion à base de cortisone. Si ces marques ne s’atténuent pas dans quelques jours revenez me voir. »

Il signa, arracha la feuille. « C’est sûrement une allergie. Faites-moi voir vos mains une dernière fois, avant de partir… »

Brendan sortit les mains de ses poches, les ouvrit.

« Bon sang ! » s’écria le médecin.

Les traces avaient disparu.

Cette nuit-là dans sa chambre d’hôtel, Brendan fut à nouveau visité par le cauchemar dont il avait eu l’occasion de parler avec le père Wycazik. Il avait déjà perturbé son sommeil à deux reprises au cours de la semaine précédente.

Il rêva qu’il se trouvait dans un lieu étrange et qu’il avait les bras et les jambes immobilisés par des bande-lettes. Une paire de mains surgissait du brouillard et se tendait vers lui. Des mains couvertes de gants noirs et luisants.

Il s’éveilla trempé de sueur. Il s’adossa au mur, reprit lentement son souffle. Il passa la paume de sa main droite sur son front et sursauta. Il alluma la lampe. Les cercles de chair enflammée étaient revenus.

Et comme il regardait fixement ses mains, les cercles s’effacèrent.

C’était le jeudi 12 décembre.

 

Laguna Beach, Californie

 

Dom Corvaisis crut avoir dormi d’une seule traite quand il s’éveilla dans son lit dans la même position que la veille.

C’est seulement en s’installant devant son ordinateur qu’il découvrit qu’il s’était à nouveau promené dans son sommeil et que, de plus, il avait travaillé sur la disquette. Il lui était arrivé à plusieurs reprises de marcher tout endormi et de taper inlassablement les mêmes mots. C’est ainsi qu’il avait écrit: « J’ai peur. » Mais cette fois-ci, le message était différent:

 

La lune. La lune. La lune. La lune. La lune. La lune. La lune. La lune.

 

Il avait répété plusieurs centaines de fois ces six lettres et il se souvint d’avoir prononcé ces mêmes mots au moment de s’endormir, dimanche dernier. Dominick resta longtemps les yeux rivés sur l’écran. Il n’avait pas la moindre idée de ce que les mots « la lune » pouvaient signifier. S’ils signifiaient quelque chose.

Le traitement à base de Valium et de Dalmane semblait bien lui convenir. Jusqu’à cette nuit, il n’avait pas connu de nouvelle crise de somnambulisme il n’avait pas non plus fait de cauchemars jusqu’au wéek-end où il avait rêvé qu’on lui enfonçait la tête dans un lavabo. Il avait revu le Dr Cobletz et le médecin s’était réjoui de l’évolution de sa maladie.

Cobletz lui avait dit: « Je vais renouveler votre ordonnance, mais ne prenez surtout pas plus de deux comprimés de Valium par jour.

- Soyez sans crainte, mentit Dom.

- Et un seul Dalmane par nuit. Je ne veux pas que vous deveniez complètement drogué. Vos problèmes auront disparu au jour de l’an. »

Dom faisait confiance à son médecin et ne voulait pas le peiner en lui avouant qu’il lui arrivait de prendre du Valium toute la journée et que, certaines nuits, il s’octroyait trois comprimés de Dalmane accompagnés de bière ou de whisky. Le traitement faisait effet. Cela seul comptait.

Enfin, jusqu’à aujourd’hui…

La lune.

Frustré et furieux à la fois, il effaça les mots de la disquette.

Il contempla longtemps l’écran désormais vide.

Puis il prit un Valium.

 

Ce matin-là, Dom ne travailla pas. A onze heures trente, Parker Faine et lui allèrent chercher Denny Ulmes et Nguyen Kao Tran, les deux garçons que leur avait confiés la branche locale des Grands Frères d’Amérique. Ils avaient prévu un après-midi de far-niente sur la plage, un dîner chez Hamlet et, enfin, un film. Dom attendait cette sortie avec impatience.

C’est quelques années plus tôt, à Portland, qu’il s’était inscrit à l’association d’entraide des Grands Frères-sa seule participation à une oeuvre sociale, la seule chose aussi qui pût le tirer hors de sa tanière.

Il avait passé sa propre enfance dans une série de foyers d’adoption, seul et de plus en plus secret. Il espérait un jour se marier et adopter des enfants. En attendant, le temps qu’il consacrait à ces gosses leur faisait du bien-à eux comme à l’enfant qui vivait toujours en lui.

Nguyen Kao Tran préférait se faire appeler « Duke », comme John Wayne, dont il avait vu tous les films. Duke avait treize ans et c’était le plus jeune fils d’une famille de réfugiés du Sud-Est asiatique. Il était aussi vif et intelligent que souple et mince. Son père-après avoir survécu à la guerre, aux camps de concentration et à deux semaines en mer sur une coquille de noix-, avait été tué trois ans plus tôt alors qu’il travaillait comme gardien de nuit dans un grand magasin.

Denny Ulmes, douze ans, était le « petit frère » de Parker. Son père était mort du cancer. Il était plus réservé que Duke, mais les deux garçons s’entendaient très bien. Dom et Parker combinaient souvent leurs sorties.

Parker était devenu à son tour « Grand Frère », sur les instances de Dom, avec une répugnance de vieux grippe-sou. « Moi ? Moi ? Je ne suis pas du bois dont on fait les pères, et encore moins les pères par procuration, avait répondu Parker. L’ai jamais été, le serai jamais. Je bois trop, je cours trop les femmes. Il serait carrément criminel qu’un enfant s’adresse à moi pour recevoir des conseils. Je suis un temporisateur, un rêveur et un grand égocentrique. Et je me plais comme ça ! Au nom de Dieu, qu’est-ce que je pourrais avoir à offrir à un gamin ? Même les chiens, je les ai en horreur. Les gosses les aiment, et moi je les déteste. Saloperies de sacs à puces. Moi, un Grand Frère ? Mon vieux, t’as perdu la boule, ou quoi ? »

Mais ce jeudi après-midi, l’eau était trop froide pour se baigner et Parker organisa un tournoi de volley-ball, puis ils construisirent un château de sable auquel ne manquaient ni tourelles crénelées ni dragons mena- çants.

En fin d’après-midi, ils allèrent manger un hamburger chez Hamlet, à Costa Mesa. Parker profita de ce que les deux garçons étaient partis aux toilettes pour dire: « Tu te sens bien ? Je t’ai trouvé un peu… distrait, oui, c’est cela.

-Je pense à beaucoup de choses, dit Dom. Mais ça va. Mes crises de somnambulisme ont pratiquement disparu. Les rêves aussi. Cobletz sait ce qu’il fait.

- Et ton bouquin, il avance ?

-Ça marche bien, oui, mentit Dom.

- Parfois, je te trouve bizarre, reprit Parker Faine. Tes médicaments… tu suis bien les prescriptions, n’est-ce pas ? »

La perspicacité du peintre déconcertait souvent Dom. « Il faudrait être dingue pour bouffer du Valium comme du sucre candi. » Parker le regarda avec intensité et décida de ne pas poursuivre sur ce terrain.

Le film était assez bon mais, pendant la première demi-heure, Dom sentit sa tension nerveuse augmenter. Sans aucune raison. Discrètement, il se rendit aux toilettes et prit un comprimé de Valium.

Cette nuit-là, les comprimés n’empêchèrent pas le rêve de revenir et il se souvint d’autre chose que de la partie finale, celle où des inconnus lui enfonçaient la tête dans un lavabo.

Dans son cauchemar, il était couché dans une chambre inconnue où semblait flotter une brume safran. A moins que ce brouillard couleur d’ambre ne fût que dans ses yeux. Il ne voyait pas très bien. Il y avait des meubles par-delà le lit et au moins deux personnes. Mais toutes ces formes se modifiaient et se fondaient les unes dans les autres comme s’il s’agissait de liquide ou de fumée.

Les deux silhouettes s’approchèrent de lui. Elles paraissaient intéressées par son état et échangeaient des paroles. Il ne les comprit pas, bien qu’il sût qu’elles parlaient anglais. Une main froide le toucha. Il entendit un bruit de verre. Quelque part, une porte se referma.

Avec la brutalité d’un montage cinématographique, le décor du rêve changea et il se retrouva dans une cuisine ou une salle de bains. Quelqu’un lui poussait la tête dans un évier. Il respirait de plus en plus difficilement. L’air était comme de la boue: chaque inhalation bouchait un peu plus ses narines. Il étouffait, hoquetait, s’efforçait de rejeter cet air pâteux tandis que les deux personnes qui étaient avec lui lui criaient des choses que, comme auparavant, il n’arrivait pas à comprendre et qu’elles lui comprimaient le visage contre la porcelaine.

Dom s’éveilla. Tremblant, il alluma la lampe de chevet.

Aucune barricade. Pas le moindre signe de panique.

Deux heures neuf du matin. Une canette de bière tiède était posée sur la table de nuit. Il prit un comprimé de Dalmane.

Je vais mieux.

C’était le 13 décembre. Le vendredi 13 décembre.

 

Elko County, Nevada

 

Le vendredi soir, soit trois jours après son étrange expérience sur la route nationale, Ernie Block ne pouvait pas dormir.

Il se leva en faisant le moins de bruit possible, s’assura que le rythme du souffle de Faye n’avait pas changé et s’enferma dans la salle de bains avant d’allumer la lumière. La lumière… Il prit place sur le siège des toilettes et resta ainsi une quinzaine de minutes, jouissant de la lumière électrique comme un lézard paressant au soleil sur un rocher.

Il lui fallait pourtant revenir dans la chambre. Si Faye s’éveillait et ne le trouvait pas à côté d’elle, elle pourrait commencer à se douter de quelque chose. Et il ne voulait en aucun cas éveiller ses soupçons.

Il tira la chaîne des toilettes bien que ne les ayant pas utilisées puis se lava les mains au lavabo. Il décrochait la serviette quand son regard fut attiré par la seule fenêtre de la pièce. Situé au-dessus de la baignoire, le vasistas était un rectangle d’un mètre de long sur soixante centimètres de large qui pouvait s’ouvrir vers l’extérieur et que retenait une ficelle robuste comme une corde de piano. Bien que le verre fût dépoli et ne permît pas de voir la nuit, un frisson parcourut Ernie. Mais il y avait pire encore que ce frisson. C’étaient les pensées qui défilaient à toute allure dans sa tête:

Le vasistas est assez grand pour me laisser passer, je pourrais sortir de là, me sauver, le toit de l’appentis est juste en dessous, cela ne ferait pas une trop grande chute, et ensuite, je serais libre, je pourrais quitter le motel et courir dans les collines, foncer vers l’est et trouver un ranch où je pourrais demander de l’aide…

Ces pensées fugitives l’abandonnèrent et Ernie se rendit compte qu’il s’était éloigné du lavabo. Il ne se souvenait pas d’avoir bougé.

Il était anéanti par ce besoin de fuir. Devant qui ? Devant quoi ? Pourquoi ? Il se trouvait chez lui, dans sa propre maison. Il n’avait rien à redouter à l’inté- rieur de ces murs.

Il ne pouvait malgré tout détacher son regard de la fenêtre opaque. Il se sentait comme dans un rêve.

Sors de là, allez, tire-toi, profite de la chance qui t’est offerte, tu n’en auras jamais d’autre, sors de là, sors…

Sans s’en rendre compte, il monta dans la baignoire et se trouva le visage à hauteur du vasistas. La porcelaine était froide à ses pieds nus.

Tire le verrou, pousse la fenêtre, grimpe sur le rebord de la baignoire, un rétablissement et tu y es, on ne s’aper-cevra de ton absence que dans plusieurs minutes, ce n’est pas beaucoup mais c’est déjà suffisant, allez, vas-y…

Un sentiment de panique s’empara de lui. Ses entrailles se tordirent, son coeur cogna dans sa poitrine.

Sans savoir pourquoi il faisait cela, mais parfaitement incapable de s’arrêter, il tira le loquet du vasistas et poussa sur le panneau. La fenêtre s’ouvrit.

Il n’était pas seul.

Il y avait quelque chose de l’autre côté du vasistas, sur le toit, quelque chose qui avait un visage sombre, lisse, dépourvu de traits. Malgré son étonnement, Ernie se rendit compte qu’il s’agissait d’un homme portant un casque blanc doté d’une visière si teintée qu’elle en paraissait noire.

Une main gantée de noir traversa le vasistas comme pour se refermer sur lui. Ernie poussa un cri et recula si subitement qu’il tomba à la renverse sur le bord de la baignoire. Titubant, il chercha à se rattraper au rideau de plastique de la douche et l’entraîna dans sa chute. Une douleur fulgurante lui déchira la hanche droite.

Ernie ! s’écria Faye en ouvrant la porte. Ernie, mon Dieu, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

- N’approche pas, dit-il péniblement… Il y a quelqu’un dehors. »

L’air frais entrait en force par le vasistas et faisait bruisser le rideau à moitié déchiré. Faye frissonna, elle ne portait qu’un pyjama léger.

Ernie frissonna aussi, mais pour une tout autre rai-son. Le rêve avait cessé avec la douleur dans la hanche il était soudain revenu à la réalité. Et il se demanda si la silhouette casquée n’était pas le produit de son imagination.

« Sur le toit ? demanda Faye. Derrière la fenêtre ? Qui était-ce ?

-Je n’en sais rien. » Ernie se frotta la hanche et jeta un coup d’oeil par le vasistas entrouvert. Il ne vit personne.

« A quoi ressemblait-il ?

- Je ne sais pas au juste. Il était habillé en motard, avec un casque et des gants. » Ernie se rendit compte de ce que ses paroles pouvaient avoir d’absurde.

Il prit appui sur le rebord de la fenêtre afin de bien voir au-dehors. Il n’y avait personne sur le toit de l’appentis ni autour de la maison. Le visiteur s’était enfui-s’il avait jamais existé.

Et soudain, Ernie prit conscience de l’obscurité qui entourait le motel, des ténèbres dans lesquelles était plongé le paysage tout entier. Il émit un cri et lâcha le rebord de la fenêtre pour se réfugier au bout de la baignoire.

« Ferme ça, vite », dit Faye.

Les yeux clos pour ne plus entrevoir la nuit profonde, il trouva à tâtons le loquet et le poussa après avoir ramené le panneau.

Quand il sortit de la baignoire, il découvrit de l’inquiétude dans les yeux de Faye. De l’inquiétude et de l’étonnement. Cela n’avait rien que de très normal. Mais il y lut aussi la conscience de quelque chose d’autre.

Ils restèrent longtemps sans se parler. Puis Faye rompit le silence: « Est-ce que tu es prêt à tout me raconter ?

-Je viens de te le dire… j’ai cru voir un type sur le toit.

- Ce n’est pas de cela que je parle, Ernie, tu le sais bien. Est-ce que tu te sens assez fort pour me dire tout ce qui ne va pas, ce qui te tracasse depuis plusieurs mois ? »

Lui qui pensait avoir si bien dissimulé son état…

« Écoute, reprit-elle, tu es préoccupé. Et surtout, tu as peur.

-Je suis préoccupé, oui, mais je n’ai pas peur…

- Si, tu as peur », dit Faye. Il n’y avait absolument rien de méprisant dans sa voix. « Je ne t’ai vu qu’une seule fois dans cet état, Ernie. Quand Lucy avait cinq ans et qu’on craignait qu’elle ait la polio.

-C’est vrai, je crevais de trouille alors.

- Et depuis, rien ?

- Si, j’ai quelquefois eu peur quand on était chez les Viets.

- Tu n’en as rien laissé paraître. Ecoute, Ernie, je ne te vois pas souvent dans cet état, alors quand tu as peur, j’ai peur moi aussi. Plus peur que toi, même, parce que je ne sais pas ce qui te tracasse, tu comprends ? Rester comme ça dans l’ignorance, c’est pire que tout… »

Les larmes lui vinrent aux yeux et Ernie dit: « Ne pleure pas, je t’en prie, tout va s’arranger. D’ailleurs, je me sens déjà mieux.

- Raconte-moi tout, tout !

-Comme tu voudras.

- Maintenant! »

Il l’avait scandaleusement sous-estimée, et il s’en voulait. C’était une femme de militaire après tout, et une bonne dans le genre. Elle l’avait suivi de Quantico à Singapour, puis de Pendleton jusqu’en Alaska même, presque partout, sauf au Viêt-nam, jusqu’à Bey-routh. Elle avait recréé pour lui un foyer partout où l’armée autorisait la famille à suivre, avait supporté les moments difficiles avec un aplomb admirable, ne s’était jamais plainte, ne lui avait jamais fait défaut. Elle était solide. Il ne comprenait pas comment il avait pu l’oublier.

« D’accord, je vais tout te raconter », dit-il, soulagé de pouvoir enfin partager son fardeau.

 

Faye fit du café. Ils étaient tous deux en pantoufles et robe de chambre, assis dans la cuisine. Elle pouvait voir qu’il était embarrassé. Il était très lent à donner des détails, mais elle buvait lentement son café, patiemment, pour lui donner toutes les chances d’épancher son coeur.

Ernie était le meilleur des époux qu’une femme pût souhaiter, mais il arrivait de temps en temps que l’entêtement typique des Block refît surface, et Faye voulait un peu le secouer. Tout le monde, chez les Block, souffrait de ça, les hommes en particulier. Un Block faisait les choses de telle manière, non de telle autre, et mieux valait ne pas demander pour quelles raisons. Les hommes, chez les Block, voulaient avoir les tricots de peau repassés, mais pas les caleçons. Une Block portait toujours un soutien-gorge, même à la maison, au plus chaud de l’été. Les Block hommes ou femmes déjeunaient toujours précisément à midi et demi, dînaient toujours à six heures et demie tapantes et Dieu fasse que les plats n’arrivent pas sur la table avec trois minutes de retard: les plaintes qui se seraient ensuivies auraient perforé le plus solide des tympans. Les Block ne roulaient qu’en véhicules de la General Motors. Pas parce que ceux-ci étaient meilleurs que les autres, mais parce qu’ils l’avaient toujours fait.

Grâce au ciel, Ernie n’avait pas le dixième de l’entê- tement de son père et de ses frères. Il avait eu la sagesse de quitter Pittsburgh, où le clan des Block avait vécu des années dans le même quartier. Loin d’eux, dans le monde réel, il s’était un peu décrispé. Dans le Marine Corps, il ne fallait pas s’attendre à déjeuner et dîner aux heures instituées par les Block. Et peu après leur mariage Faye lui avait clairement fait comprendre qu’elle lui bichonnerait un foyer de premier ordre, mais qu’elle ne se sentait pas tenue de respecter des traditions absurdes. Ernie s’adapta, pas toujours facilement, et il était maintenant un mouton noir parmi les siens, coupable d’un certain nombre de péchés comme par exemple conduire d’autres véhicules que des GM.

En réalité, le seul domaine dans lequel l’entêtement des Block se retrouvait un peu chez Ernie était celui des relations hommes-femmes. Il estimait qu’un homme devait protéger sa femme d’un certain nombre de désagréments qu’elle était tout simplement trop fragile pour supporter. Il croyait qu’une femme ne devait jamais voir son mari dans ses moments de faiblesse. Bien que leur couple n’eût pas vécu selon ces règles, Ernie ne semblait pas toujours se rendre compte qu’ils avaient abandonné les traditions des Block plus d’un quart de siècle auparavant.

Faye savait depuis des mois que quelque chose n’allait pas, mais Ernie avait continué à faire bonne figure, à montrer qu’il était pour la vie entière le Marine solide qui ne craint rien et sur qui les événements n’ont pas de prise.

Ces dernières semaines, surtout depuis son retour du Wisconsin où elle avait passé les fêtes de Thanksgiving, elle avait pris de plus en plus conscience de son refus, de son incapacité à sortir une fois la nuit tom-bée. Et il ne se sentait pas à l’aise dans une pièce où aucune ampoule n’était allumée.

Mais voici qu’ils se tenaient dans la cuisine, volets clos et lampes allumées. Faye écoutait attentivement Ernie, ne l’interrompant que lorsqu’il avait besoin d’un mot d’encouragement pour continuer. Rien de ce qu’il lui disait ne semblait trop fort pour elle. Bien au contraire, elle avait l’impression de connaître le mal qui le dévorait et le remède à y apporter.

Il acheva son récit, la voix réduite à un filet. « Alors… c’est ça, la récompense pour toutes ces années de boulot et d’économies ? Sénilité précoce ? Maintenant, alors que nous pouvons vraiment commencer à profiter de ce que nous avons gagné, est-ce que je vais me retrouver avec la cervelle en bouillie, à baver, à pisser dans mon pantalon, ne servant plus à rien, un vrai fardeau pour toi ? Vingt ans avant le moment ? Bon sang, Faye, j’ai toujours su que la vie pouvait être injuste, mais je ne me doutais pas que j’avais tiré une aussi mauvaise carte.

-Ça ne se passera pas comme ça, dit-elle en lui prenant la main pardessus la table. C’est vrai que la maladie d’Alzheimer peut frapper des personnes plus jeunes que toi, mais ce n’est pas de cette maladie que tu souffres. D’après ce que j’ai lu et à la façon dont les choses se sont passées pour mon père, je ne pense pas que la sénilité-précoce ou autre-se présente jamais comme cela. Ça ressemble plutôt à une phobie. Une simpl e phobie. Certaines personnes ont une peur maladive des hauteurs, ou du vide. Pour quelque rai-son inconnue, tu as développé une peur de l’obscurité. Ça peut se surmonter.

-Mais une phobie n’apparaît pas du jour au lendemain, tout de même ? »

Ils se tenaient toujours par la main. Elle le serra plus fort et dit: « Tu te souviens de Helen Dorfman ? C’était il y a près de vingt-cinq ans. C’était notre logeuse, à l’époque où tu étais au camp de Pendleton.

-Oui, elle habitait au 1 Vine Street et nous, au 6. » Une petite lueur brilla dans son oeil. « Elle avait un chat, il déposait souvent des souris devant notre porte.

-Oui, entre le journal et les bouteilles de lait.

-Je comprends pourquoi tu me parles de Helen Dorfman, dit-il. Elle avait peur de sortir de sa maison, elle ne pouvait même plus aller sur sa propre pelouse.

- Cette pauvre femme souffrait d’agoraphobie, dit Faye. Une peur irrationnelle de l’espace. Elle était prisonnière dans sa propre demeure. A l’extérieur, elle était terrorisée. Les médecins parlent de peur panique, je crois.

- Une peur panique, répéta Ernie. Oui, ce doit être ça…

- Eh bien, Helen n’a fait de l’agoraphobie que trente-cinq ans après la mort de son mari. Les phobies peuvent apparaître comme ça, à tout moment de la vie.

-C’est mieux que la sénilité précoce, en tout cas, admit Ernie. Mais bon sang, je ne veux pas passer le restant de mes jours à avoir peur du noir !

- Écoute, dit Faye, il y a vingt-cinq ans, on ne savait absolument rien des phobies. Les recherches n’étaient pas très avancées et il n’y avait aucun traitement efficace. Je suis persuadée que tout cela a changé aujourd’hui. »

Il demeura un instant silencieux.

« Faye, je ne suis pas dingue.

-Je le sais bien, idiot. »

Il répéta plusieurs fois le mot « phobie ». Il voulait sincèrement croire sa femme. Elle vit l’espoir renaître dans ses yeux.

« Pourtant, ce qui m’est arrivé sur la route jeudi dernier… Et cette hallucination… je suis sûr que c’est une hallucination, un motard sur le toit, tu penses ! Comment expliques-tu cela ? Qu’est-ce que cela vient faire dans ma phobie ?

-Je n’en sais rien, mais un expert devrait pouvoir rassembler les divers éléments. Je suis persuadée que ce n’est pas aussi inhabituel que tu le penses.

-Oui, fit-il après un instant de réflexion, mais je ne connais pas de…

- Ne t’en fais pas, dit-elle, j’ai déjà tout prévu. Il n’y a personne à Elko qui puisse traiter ce genre de problème. Ce qu’il nous faut, c’est un spécialiste, quelqu’un qui voit tous les jours des personnes atteintes de phobies. Il n’y en a sûrement pas non plus à Reno. Il faut une ville plus importante. Milwaukee devrait faire l’affaire. Nous pourrions habiter chez Lucy et Frank…

- En même temps, nous pourrions profiter un peu de Frank Junior et de Dorie, dit-il avec un sourire de satisfaction.

-Oui, nous devions aller chez eux pour Noël, eh bien, nous irons une semaine plus tôt. Nous allons même partir demain et, aussitôt arrivés à Milwaukee, nous chercherons un spécialiste. Si, au jour de l’an, je vois qu’il faut rester un peu plus longtemps, je ferai un saut ici et je mettrai quelqu’un à la tête du motel avant de te rejoindre.

- Si nous fermons une semaine plus tôt que prévu, Sandy et Ned vont perdre des clients. Nous ne pouvons quand même pas…

- Nous nous arrangerons avec eux s’ils ne font pas assez d’affaires. »

Ernie secoua la tête en souriant. « Tu as vraiment tout prévu, hein ? Tu m’étonneras toujours, je crois.

- Des fois, je m’étonne aussi moi-même, dit-elle en riant.

-Je remercie Dieu chaque jour de t’avoir rencontrée.

- Et moi, je ne regrette rien, Ernie. Je ne regrette-rai jamais rien.

- En tout cas, je me sens drôlement mieux maintenant que je t’ai tout dit. Nous formons une équipe terrible, Faye. Ensemble, nous pouvons tout affronter. Pas vrai ?

-Oui, nous pouvons tout affronter. »

C’était le samedi 14 décembre et le jour allait bientôt se lever. Faye Block était certaine qu’ils viendraient à bout de leurs difficultés actuelles, de même qu’ils avaient toujours surmonté les problèmes qui s’étaient posés à eux.

Comme Ernie, elle ne pensait plus à la photographie non identifiée qu’ils avaient reçue par la poste, le jeudi précédent.

Boston, Massachusetts

 

Sur la dentelle finement travaillée de la coiffeuse d’érable étaient posés un ophtalmoscope métallique et une paire de gants noirs.

Ginger Weiss se tenait devant la fenêtre, à gauche de la coiffeuse et contemplait la baie dont les eaux gri-ses étaient le reflet exact du ciel de décembre. Les riva-ges plus lointains se perdaient dans une brume matinale aux reflets nacrés. Tout au bout de la pro-priété de la maison Hannaby, au pied d’une pente rocheuse, une jetée privée empiétait sur la baie. La jetée était recouverte de neige, tout comme la grande pelouse menant à la maison.

C’était une vaste demeure datant des années 1850, à laquelle des pièces avaient été ajoutées en 1892, en 1895 et, une dernière fois, en 1950. La route pour y accéder conduisait à un immense portique. De hautes marches aboutissaient à des portes massives. Piliers, pilastres et linteaux de granit ornaient chaque fenêtre, chaque porte; une multitude de pignons hérissait le toit-Les balcons du deuxième étage donnaient sur la baie et la grande galerie vitrée du dernier étage contribuait à l’impression de majesté de l’ensemble.

Aucun chirurgien n’aurait jamais pu s’offrir une telle bâtisse, mais George Hannaby l’avait héritée de son père. Elle appartenait à la famille Hannaby depuis 1884. Elle avait même un nom-Baywatch-, comme les demeures ancestrales dans les romans anglais.

plus que tout, c’est cela qui forçait le respect de Gin-ger: à Brooklyn, dont elle était originaire, les maisons n’avaient pas de nom.

A l’hôpital, Ginger ne s’était jamais sentie mal à l’aise aux côtés de George. Il respirait l’autorité, la noblesse, certes, mais on sentait que ses racines étaient plantées dans l’humus commun. A Baywatch, cependant, Ginger prenait conscience de l’héritage patricien de George qui, du coup, devenait différent d’elle. Jamais il ne se drapait dans ses privilèges ou ne les invoquait. Cela ne lui aurait pas ressemblé. Mais les fantômes de ses nobles ancêtres hantaient encore les pièces et les corridors de Baywatch, et elle s’y sentait souvent déplacée.

L’appartement d’amis-chambre, salon et salle de bains-que Ginger occupait depuis une dizaine de jours était plus simple que la plupart des autres pièces de Baywatch et Ginger s’y sentait pratiquement comme chez elle.

Elle s’approcha de la coiffeuse et regarda fixement les gants noirs posés sur la dentelle. Ainsi qu’elle l’avait déjà fait à de très nombreuses reprises au cours des dix derniers jours, elle enfila les gants, plia les doigts et attendit que la peur la submerge. Mais ce n’était rien de plus que des gants très ordinaires, ache-tés le jour de son départ de l’hôpital et qui n’avaient en rien le pouvoir de la plonger dans l’état de fugue. Elle les ôta.

On frappa à la porte et Rita Hannaby dit: « Ginger, vous êtes prête ?

-J’arrive », dit-elle, attrapant son sac sur le lit, non sans jeter un dernier coup d’oeil dans la glace à son image.

Elle portait un ensemble en jersey vert pâle sur une blouse d’un blanc crémeux au col d’un vert assorti. Il était complété par des chaussures et un sac à main verts et par un bracelet en or et malachite. Cette tenue s’harmonisait à la perfection avec son teint et ses cheveux dorés. Elle se trouva l’air très chic. Enfin peut- être pas chic, mais une certaine classe.

Cependant, lorsqu’elle sortit dans le couloir et vit Rita Hannaby, Ginger se sentit à son désavantage, sa « certaine classe » réduite à une simple tentative pour en avoir.

Rita était aussi mince que Ginger, en dépit de ses cinquante-huit ans, elle mesurait quinze centimètres de plus et tout en elle était royal. Elle portait ses cheveux châtains en arrière, dans une coupe parfaite. Si l’ossature de son visage avait été ciselée plus délicatement, elle aurait eu l’air sévère; néanmoins, des yeux gris lumineux, une peau translucide et une bouche généreuse lui donnaient chaleur et beauté. Rita portait un tailleur Chanel gris, un collier et des boucles d’oreilles en perles et un chapeau noir à large bord.

Ce qui remplissait le plus Ginger de stupéfaction était que rien, dans sa tenue, n’avait l’air voulu, cal-culé. On avait l’impression qu’elle n’avait pas passé plus de dix minutes à se préparer. On aurait juré qu’elle était née impeccablement propre manucurée et maquillée, avec une garde-robe naturéllement à la mode à sa disposition. L’élégance était sa condition naturelle.

« Vous êtes splendide ! s’écria Rita.

- A côté de vous, j’ai l’air mal fagotée.

- Oh, voyons ! Même si j’avais vingt ans de moins, je n’oserais pas me comparer à vous. Tenez, nous verrons bien qui les serveurs préfèrent au restaurant. »

Ginger n’était pas une adepte de la fausse modestie. Elle se savait attirante. Mais sa beauté était plus celle d’une fée, alors que Rita avait la grâce de celles qui peuvent prendre place sur un trône et se faire immé- diatement respecter de tout un peuple.

Rita ne faisait rien qui pût déclencher un complexe d’infériorité chez Ginger. Elle la traitait non pas comme une fille, mais comme une soeur et une égale. Ginger savait bien que le fait qu’elle ne se sentît pas à la hauteur était la conséquence directe de son état morbide. Deux semaines auparavant, elle ne dépendait de personne. Mais voici qu’elle redevenait dépendante, incapable de veiller totalement sur elle-même. La bonne humeur de Rita Hannaby, les sorties soigneusement organisées et les bavardages de femme à femme ne suffisaient pas à faire oublier à Ginger que le destin avait à nouveau fait d’elle une enfant-et ce bien qu’elle eût plus de trente ans.

Ensemble, elles descendirent dans le hall de marbre, enfilèrent leurs manteaux puis franchirent la porte pour rejoindre la Mercedes rangée devant la porte. Herbert, qui tenait à la fois du majordome et de Vendredi, était allé chercher la voiture cinq minutes plus tôt et avait laissé tourner le moteur pour qu’il régnât une douce chaleur dans l’habitacle.

Rita conduisait avec sa prudence habituelle. Elle quitta le vieux quartier et les rues bordées d’arbres dénudés, puis s’engagea dans des rues plus animées. C’est là, dans State Street que se trouvait le cabinet du Dr Immanuel Gudhausén. Ginger avait rendez-vous à onze heures trente. Elle l’avait déjà vu à deux reprises au cours de la semaine passée et devait revenir chez lui chaque lundi, mercredi et vendredi jusqu’à ce qu’ils eussent découvert l’origine de ses crises de fugue. Dans ses instants de découragement, Ginger se disait qu’elle irait consulter Gudhausen jusqu’à la fin de ses jours.

Rita avait l’intention de faire un peu de shopping pendant que Ginger serait chez le médecin. Elles iraient ensuite déjeuner dans quelque restaurant raf-finé où, sans aucun doute, le décor aurait l’air d’avoir été conçu pour mettre Rita Hannaby en valeur et où Ginger se sentirait comme une écolière essayant l’insensée, de passer pour une adulte.

« Avez-vous un peu réfléchi à ce que je vous ai sug-géré vendredi dernier ? demanda Rita tout en conduisant. Les Auxiliaires féminines à l’hôpital ?

-Je ne crois pas être réellement prête pour ça. Je me sentirais tellement maladroite !

-C’est un travail important, reprit Rita, déboîtant habilement de derrière un camion livrant des journaux pour profiter d’un vide dans la circulation.

-Je sais. Je suis au courant de tous ces fonds que vous avez recueillis pour l’hôpital, des nouveaux équipements qui ont été achetés… Mais je crois qu’il vaut mieux que je reste à l’écart du Memorial pour le moment. Ce serait trop frustrant de me retrouver sur place, d’être constamment confrontée au fait que je ne peux pas faire le travail pour lequel j’ai été formée.

- Je comprends, ma chère. N’y pensez plus. Il reste cependant le Comité de l’Orchestre symphonique, la Ligue des Femmes pour l’Aide aux Personnes âgées, et le Comité de Défense des Enfants en Danger. Votre aide serait précieuse dans n’importe lequel de ces organismes. »

Dès qu’il s’agissait d’oeuvres charitables, Rita était infatigable; elle en présidait plusieurs, organisant non seulement des sociétés de secours, mais mettant la main à la pâte pour les faire tourner efficacement. «Qu’en pensez-vous ? insista-t-elle. Je suis sûre que vous trouveriez le travail auprès des enfants très grati-fiant.

-Certainement; mais si jamais j’avais une de mes crises pendant que je m’occupe d’eux, Rita ? Je risquerais de les terroriser et…

-Oh des bêtises. Chaque fois que je vous ai fait sortir de la maison, depuis quinze jours, vous m’avez servi les mêmes prétextes pour ne pas quitter votre chambre. (Oh, Rita, je vais avoir une de mes crises et vous allez être affreusement gênée.) Mais vous n’en avez pas eu et vous n’en aurez pas. Et si jamais cela se produisait, je ne serais pas affreusement gênée. Il n’est pas facile de me rendre affreusement gênée, ma chère.

-Oh, je ne vous ai jamais prise un instant pour une timide violette. Mais vous ne m’avez pas vue en état de fugue. Vous ne savez pas de quoi j’ai l’air et ce que…

-Pour l’amour du ciel, à vous entendre on dirait que vous êtes le Docteur Jekyll devenant Mister Hyde, ou plutôt Madame Hyde, ce qui n’est certainement pas le cas. Vous n’avez encore battu personne à mort à coups de canne, Madame Hyde ? »

Ginger éclata de rire et secoua la tête. « Vous êtes vraiment quelqu’un, Rita.

- Parfait. Vous apporterez tellement à l’organisation. »

Même si Rita ne voyait pas en Ginger une autre occasion d’exercer son sens de la charité, elle s’était attelée à sa remise sur pied comme à une nouvelle cause à défendre. Elle avait retroussé ses manches et se consacrait corps et âme à la tâche consistant à faire franchir à Ginger cette étape critique; personne sur terre ne pourrait l’arrêter. Ginger etait émue par l’attitude de Rita-mais aussi déprimée d’avoir tant besoin de son aide.

La Mercedes s’arrêta à un carrefour, à quelques mètres de l’intersection. Taxis, camions, voitures et autobus formaient un réseau très dense. Dans la Mercedes, la cacophonie de la ville était atténuée, mais ne disparaissait pas complètement. Quand Ginger regarda par la vitre pour découvrir la source d’un bruit particulièrement irritant, elle vit une grosse moto. Le motard tourna la tête vers elle, mais elle ne distingua pas son visage. Il portait un casque avec une visière teintée qui lui descendait jusqu’au menton.

Pour la première fois depuis dix jours, les brumes de l’amnésie enveloppèrent Ginger. Cette fois-ci cela se produisit bien plus vite que lors de l’épisode des gants noirs, de l’ophtalmoscope ou de l’évier. A la vue de la visière lisse, impénétrable, son coeur fit un bond dans sa poitrine. Le souffle coupé, elle se sentit balayée par une formidable vague de terreur et s’évanouit.

 

Ginger prit d’abord conscience des klaxons. Klaxons de voitures, de camions, d’autobus. Semblables à des hurlements d’animaux ou à des grondements sauvages. Gémissements, aboiements, plaintes, râles.

Elle ouvrit les yeux. Sa vision redevint nette. Elle était toujours dans la voiture. Le carrefour était là mais les véhicules alentour n’étaient plus les mêmes. Plusieurs minutes s’étaient écoulées. La Mercedes occupait deux files à la fois, ce qui provoquait la colère des conducteurs.

Ginger s’entendit geindre.

Rita Hannaby était penchée au-dessus de l’accou-doir séparant le siège du conducteur de celui du passager. Elle serrait les mains de Ginger entre les siennes.

« Ginger ? Vous êtes là ? Ça va, Ginger ? »

Du sang. Après les klaxons furieux et la voix de Rita, Ginger prit conscience du sang qui souillait sa jupe verte et la manche de son manteau. Ses mains paraissaient gantées de sang, de même que celles de Rita.

« O mon Dieu ! dit Ginger.

-Ginger, vous êtes avec moi ? Vous êtes là, Ginger ? »

Elle avait un ongle cassé, la peau de la cuticule était arrachée et des écorchures lui barraient le dos la paume et les doigts des deux mains. Apparemment, tout ce sang était celui de Rita.

« Ginger, dites-moi quelque chose. »

Les klaxons continuaient de retentir.

Ginger vit que la coiffure de Rita était en désordre. Une griffure balafrait son visage et du sang coulait sur son menton.

« Vous voilà revenue à vous, dit Rita avec un soulagement certain.

- Qu’est-ce que j’ai fait ?

-Rien de grave. Ce ne sont que des égratignures. Vous avez pris peur, vous avez tenté de sortir de la voiture. Je vous en ai empêchée, vous auriez pu être ren-versee. »

Le conducteur d’une voiture leur lança une bordée d’injures.

« Je vous ai blessée », dit Ginger. Elle se sentit submergée de dégoût à l’idée d’avoir pu la frapper.

Les voitures continuaient de klaxonner d’impatience, mais Rita les ignora. Elle prit à nouveau les mains de Ginger, non pour la ranimer mais pour la réconforter. « Tout va bien, c’est fini maintenant. Un peu de teinture d’iode et ce ne sera plus qu’un mauvais souvenir. »

L’homme à la moto. La visière noire.

Ginger jeta un coup d’oeil par la vitre. Le motard avait disparu. Après tout, il ne s’était pas montré menaçant. Ce n’était qu’un étranger dans la rue, rien de plus.

Des gants noirs, un ophtalmoscope, un évier et, à présent, la visière sombre d’un casque de moto. Pourquoi ces objets l’avaient-ils troublée à ce point ? Qu’avaient-ils en commun ? Et d’ailleurs, avaient-ils quelque chose en commun ?

Une larme coula sur sa joue et Ginger dit: « Je suis vraiment désolée.

- Mais non, voyons, ce n’est rien, répondit Rita. Je crois que je devrais me garer un peu mieux. » Elle prit une poignée de Kleenex dans la boîte à gants et essuya le volant maculé de sang.

Quatre épisodes tragiques en cinq semaines.

Elle ne pouvait plus se contenter de laisser s’écouler le temps, d’attendre que les mornes journées d’hiver se succèdent que survienne une nouvelle crise ou qu’un psy lui explique ce qui n’allait pas.

C’était le lundi 16 décembre et Ginger se sentit soudain décidée à agir avant la cinquième crise. Elle ne savait pas ce qu’elle ferait, mais elle était persuadée de trouver une solution. Elle avait touché le fond; elle avait connu la peur, l’humiliation, le désespoir elle ne pouvait tomber plus bas. Elle ne pouvait plus que remonter, lutter jusqu’à la limite de ses forces pour quitter ce puits de ténèbres où elle s’était enfoncée.

Veille et jour de Noël

 

Laguna Beach, Californie

 

Il était huit heures du matin, le mardi 24 décembre, quand Dom Corvaisis quitta son lit et procéda à ses ablutions dans un brouillard quasi total, conséquence des nombreux comprimés de Valium et de Dalmane avalés la veille.

Pour la onzième nuit d’affilée il n’avait été dérangé ni par une crise de somnambulisme ni par le cauchemar de l’évier. La chimiothérapie faisait merveille et il préférait dépendre de médicaments plutôt que déambuler dans son sommeil.

Il ne croyait pas courir le danger d’acquérir une dépendance physique-voire psychologique-par rapport au Valium ou au Dalmane. Oui, il avait largement dépassé les doses prescrites, mais il ne s’en souciait pas pour autant. A court de comprimés, il avait demandé une nouvelle ordonnance à Cobletz et s’était justifié en racontant que sa maison avait été cambriolée et que les médicaments avaient disparu en même temps que la télé et la chaîne stéréo. Dom avait menti à son médecin et il lui arrivait de juger très mal ce qu’il avait fait mais, la plupart du temps dans le léger brouillard dans lequel il baignait en pérmanence, il s’accommodait parfaitement de la réalité.

Il n’osait pas penser à ce qui lui adviendrait en janvier si les crises de somnambulisme se poursuivaient après la fin de la chimiothérapie.

A dix heures, incapable de se concentrer sur son travail, il passa une veste en velours et sortit. La matinée était fraîche. Les plages seraient désertées jusqu’en avril.

Tandis que Dom descendait les collines dans la Firebird, en direction du centre-ville, il fut frappé de l’air lugubre de Laguna sous le ciel d’un gris sombre. Il se demanda dans quelle mesure cette couleur plombée reflétait la réalité et dans quelle mesure elle n’était pas un effet secondaire des médicaments, mais il abandonna rapidement cet inquiétant sujet de réflexion. Ayant toutefois conscience de percevoir les choses dans le brouillard et d’avoir des réflexes ralentis, il conduisait avec un soin exagéré.

Dom recevait surtout son courrier poste restante. Il était abonné à tant de revues qu’il avait loué non pas un petit coffre, mais une sorte de grand tiroir. En cette veille de Noël, ce dernier était plus qu’à moitié plein. Il prit le courrier avec l’intention de le dépouiller tranquillement devant un bon petit déjeuner.

Installé le long de la route dominant l’océan, le Cottage était un restaurant réputé depuis des décennies. A cette heure-ci, les clients matinaux étaient déjà par-tis et ceux du déjeuner pas encore arrivés. Dom s’assit près de la grande baie vitrée. Il commanda deux oeufs au bacon, des toasts, un café et un verre de jus de pam-plemousse.

Tout en mangeant, il parcourut son courrier. En plus des magazines et des factures, il y avait une lettre de Lennart Sane, l’agent littéraire suédois qui s’occupait des droits de son roman pour la Scandinavie et la Hollande, et une grosse enveloppe matelassée envoyée par Random House. Il sut de quoi il s’agissait dès qu’il vit l’étiquette portant le nom de son éditeur. Il reposa le toast qu’il grignotait, déchira l’enveloppe et en tira un exemplaire de son premier roman. Nul homme ne peut savoir ce qu’une femme éprouve en prenant pour la première fois son enfant dans ses bras, à l’exception peut-être du romancier qui a devant lui le premier exemplaire de sa toute première oeuvre.

Dom posa le livre bien à plat sur la table et sans le quitter des yeux, acheva son petit déjeuner. Ce n’est qu’une fois la dernière goutte de café bue qu’il put pen-ser à autre chose. Il détourna son attention de Crépuscule à Babylone et s’intéressa aux autres lettres. Il y avait entre autres choses une enveloppe toute blanche sans mention d’expéditeur. Elle ne contenait qu’une seule page, avec deux phrases tapées à la machine:

 

Le somnambule serait bien avisé de rechercher dans le passé la source de ses problèmes. C’est là que réside le secret.

 

Il relut les deux phrases, abasourdi. La feuille de papier se froissa dans sa main quand un picotement désagréable s’éveilla dans sa nuque.

 

Boston, Massachusetts

Ginger descendit du taxi et se retrouva devant un immeuble de six étages de style néogothique. Le vent lui cinglait le visage et les arbres dénudés de Newbury Street agitaient leurs branches dans un bruit d’osse-ments. Elle longea une grille de fer forgé et pénétra au 127, où s’était jadis dressé l’hôtel Agassiz, un des plus beaux sites historiques de la ville aujourd’hui transformé en immeuble d’habitation. Elle rendait visite à Pablo Jackson, un homme dont elle ne savait que ce qu’elle avait lu la veille dans le Boston Globe.

Elle avait quitté Baywatch peu après le départ de George pour l’hôpital et celui de Rita pour les boutiques; elle craignait en effet qu’ils ne cherchent à la retenir. Ginger leur avait laissé un mot afin de leur expliquer son geste.

Ginger fut surprise quand Pablo Jackson ouvrit la porte. Pas parce qu’il était noir et octogénaire-cela, elle l’avait appris grâce à l’article du Globe. Non, elle fut surprise de le voir si solide, si massif. Il mesurait plus d’un mètre soixante-dix et l’âge n’avait pas vraiment eu d’effet sur lui. Il se tenait très droit, comme au garde-à-vous, et était vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon noir aux plis impeccables. Ses cheveux, encore très épais, étaient devenus si blancs qu’ils semblaient irradier une lumière irréelle. D’un pas de jeune homme, il précéda Ginger jusqu’au salon.

Le séjour fut une surprise, également; il n’était pas ce qu’elle aurait attendu d’un vieux monument aussi vénérable que l’hôtel Agassiz ou de Pablo Jackson, un célibataire âgé. Murs couleur crème, canapés modernes et sièges assortis-un tapis Edwards Fields de la même nuance crème rompait la monotonie de l’ensemble par son motif de vagues en mouvement. Des coussins dans des tons de bleu, jaune, pêche et vert pastel apportaient une note colorée, ainsi que deux grandes peintures à l’huile, dont une était de Picasso. Le résul-tat était un intérieur moderne, aéré, lumineux et chaud.

Elle prit place dans l’un des deux fauteuils installés de part et d’autre d’une table basse, devant la fenêtre. Elle refusa le café qu’il lui proposa et attaqua sans préambule: « Monsieur Jackson, je crains d’être venue ici sous un faux prétexte.

-Voilà un début intéressant », dit-il. Il croisa les jam-bes et posa bien à plat les mains sur les bras du fauteuil.

« Je ne suis pas journaliste, reprit-elle.

- Vous n’êtes pas envoyée par People ? Je m’en doutais. Je l’ai su dès que je vous ai vue. De nos jours les journalistes suintent une sorte d’onctuosité huileuse et forment une engeance pleine d’arrogance. Dès que je vous ai vue à ma porte, je me suis dit: “Pablo, cette petite n’est pas une journaliste. C’est une personne véritable. “

-J’ai besoin d’aide et vous seul pouvez m’en apporter.

-Une demoiselle en détresse ? » dit-il, amusé. Il n’avait l’air ni furieux ni gêné-c’était pourtant ce à quoi elle s’était attendue.

« J’avais peur que vous refusiez de me recevoir si je vous avouais mes véritables raisons. Voyez-vous, je suis chirurgien au Memorial Hospital et j’ai su que vous pourriez m’aider dès que j’ai lu l’article du Globe vous concernant.

-Je serais ravi de vous aider même si vous n’étiez que simple vendeuse. Un vieil homme comme moi ne peut pas se permettre de repousser qui que ce soit… à moins de préférer parler aux murs. »

Ginger apprécia les efforts qu’il déployait pour la mettre à l’aise, bien qu’elle le soupçonnât d’avoir une vie sociale plus riche que la sienne propre.

« Et puis, même un vieux fossile comme moi ne voudrait pas évincer une jolie fille. Mais dites-moi à pré- sent quelle sorte d’aide je suis le seul à pouvoir vous apporter.

-Je dois d’abord savoir si tout ce qui est écrit dans l’article est exact.

- Aussi exact qu’un reportage peut l’être, fit-il en haussant les épaules. Mes parents vivaient expatriés en France, ma mère chantant dans les cafés-concerts avant et après la Première Guerre. Mon père était musicien, comme l’a dit le Globe. Et il est exact que mes parents ont connu Picasso et ont très tôt cru en son génie. Ils m’ont d’ailleurs donné son prénom. Ils lui ont acheté deux dizaines de toiles à l’époque où elles étaient bon marché, et il leur en a fait cadeau de plusieurs. C’étaient des gens de goût. Ils ne possé- daient pas une centaine d’oeuvres, comme l’a dit le journal, mais cinquante. Cette collection était néanmoins encombrante, pour des gens qui n’étaient pas riches. En la vendant peu à peu, avec les années ils ont pu améliorer leur retraite et me laisser aussi quelque chose.

- Vous avez bien été illusionniste ?

-Pendant plus de cinquante ans. » Il eut un geste de la main si élégant que Ginger n’aurait pas été éton-née de le voir faire surgir quelque colombe. « J’étais très célèbre, peut-être même le meilleur. Pas ici, bien sûr, mais en Europe, oui.

-Au cours de votre numéro, vous hypnotisiez des membres de l’assistance ?

-Oui, cela impressionne toujours.

- Et maintenant, vous rendez service à la police en hypnotisant les témoins de crimes pour qu’ils se souviennent de détails fondamentaux ?

-On n’est venu me trouver que quatre fois au cours de ces dernières années, admit-il. Disons que je suis leur dernière chance.

- Vous les avez effectivement aidés ?

- Oui. Le journal est très précis sur ce point. Par exemple, un passant assiste à un crime et voit le tueur s’enfuir en voiture, mais il ne peut se rappeler le numéro d’immatriculation. Pourtant, il suffit qu’il l’ait entrevu un dixième de seconde pour que ce numéro s’inscrive dans son inconscient. Nous n’oublions jamais vraiment ce que nous voyons. Jamais. Si un hypnotiseur endort le sujet et le fait reculer dans le temps pour qu’il revive l’assassinat et regarde bien la voiture, il dira le numéro de la plaque d’immatriculation.

- Toujours ?

- Pas toujours, mais il y a plus de succès que d’échecs.

-Je ne comprends pas pourquoi on fait appel à vous. Les psychiatres de la police pourraient employer l’hypnose, non ?

-Certainement, mais ce sont des psychiatres, pas des hypnotiseurs. L’hypnose n’est pas leur spécialité. Moi, je l’ai étudiée toute ma vie, j’ai développé mes propres techniques et j’ai souvent réussi là où les méthodes classiques échouent.

-Vous êtes donc un expert ?

-Oui, mais en quoi tout cela vous intéresse-t-il, docteur ? »

Ginger serrait son sac à main contre elle. Elle prit une profonde inspiration et raconta tout à Pablo Jackson. Quand elle eut achevé son récit, les articulations de ses doigts étaient blanches de crispation.

Le visage de Jackson passa par la surprise, l’intérêt puis l’inquiétude.

« Pauvre enfant ! s’écria-t-il. Mais c’est horrible ! Attendez-moi là un instant. »

Il s’absenta quelques secondes et revint avec deux verres de cognac. Elle voulut refuser le sien. « Merci, monsieur Jackson, je ne bois pas souvent, et certainement pas à cette heure de la matinée.

-Appelez-moi Pablo. Combien d’heures avez-vous dormi cette nuit ? Pas beaucoup, hein ? De sorte que, pour vous, ce n’est déjà plus le matin, mais l’après-midi. Et pourquoi refuser un verre l’après-midi ? »

Ils burent leur cognac en silence.

« Pablo, je veux que vous m’hypnotisiez, je veux revenir à cette matinée du 12 novembre où je me suis ren-due à la charcuterie Bernstein. Je veux que vous me questionniez sans arrêt jusqu’à ce que je sois capable de dire pourquoi ces gants noirs m’ont tant fait peur.

-Impossible, fit-il en secouant la tête, non, non.

-Je vous donnerai ce que…

- L’argent ne m’intéresse pas. Je suis magicien, pas psychiatre.

-J’ai déjà vu un psychiatre, le Dr Gudhausen, j’ai abordé le sujet avec lui, mais il a refusé.

- Il devait avoir ses raisons.

- Il dit qu’il est encore trop tôt pour opérer une régression. Il reconnaît que cette technique thérapeutique pourrait m’aider à découvrir l’origine de mes cri-ses, mais que je ne suis peut-être pas prête à affronter la vérité. Il dit qu’une confrontation prématurée avec la source de mes angoisses pourrait déboucher sur… une dépression totale.

-Vous voyez ? Il sait cela mieux que moi. Je ne veux pas m’interposer.

- Il ne sait pas mieux ! protesta Ginger, encore en colère au souvenir précis de sa dernière conversation avec le psychiatre, au cours de laquelle il s’était mon-tré fort condescendant. Peut-être qu’il sait mieux pour la plupart de ses patients, mais pas pour moi. Je ne peux pas continuer comme ça. Le temps que Gudhausen se décide pour l’hypnose-ça peut lui prendre un an-, je ne serai plus assez saine d’esprit pour en tirer profit.

-Vous devez cependant bien comprendre que je ne peux pas prendre la responsabilité…

- Attendez, l’interrompit-elle en posant son cognac. J’avais prévu cet argument. » Elle ouvrit son sac, en retira une feuille pliée avec un texte tapé à la machine et le lui tendit. « Tenez. Regardez cela. »

Il prit le papier. Pablo avait beau avoir un demi-siècle de plus qu’elle, ses mains tremblaient beaucoup moins. « Qu’est-ce que c’est ?

-Une décharge signée. J’explique que je suis venue vous consulter comme un ultime recours, et je vous absous d’avance pour tout ce qui pourrait aller de travers. »

Il ne prit pas la peine de lire le document. « Vous ne comprenez pas, ma chère jeune dame. Il ne m’importe guère d’être poursuivi en justice. Etant donné mon âge et le train d’escargot de la procédure, j’ai des chances de ne pas vivre assez vieux pour voir la conclusion du procès. Mais l’esprit est un mécanisme délicat, et si quelque chose allait de travers, si j’étais la cause d’une dépression nerveuse, j’irais sans aucun doute rôtir en enfer.

-Si vous ne m’aidez pas, s’il faut que je fasse des mois et des mois de thérapie, incertaine pour l’avenir, je ferai tout de même une dépression (le désespoir fit monter sa voix d’un ton, trahissant sa colère et sa frustration). Si vous me renvoyez, si vous me laissez aux soins bien intentionnés de mes amis, si vous m’aban-donnez à Gudhausen, je suis finie. Je vous le jure, je suis fichue. Ça ne peut pas continuer ainsi! Si vous refusez de m’aider, vous serez tout autant responsable de ma dépression nerveuse, puisque vous auriez pu l’empêcher.

- Je suis désolé.

- Je vous en supplie !

- Impossible.

- Espèce de monstre sans coeur ! » éclata-t-elle, suffoquée elle-même d’entendre sortir cette accusation de sa bouche. L’expression blessée du visage bonhomme et ridé du vieillard l’atteignit et lui fit honte. « Oh, je suis désolée… absolument désolée! » Elle porta les mains à la figure, se pencha en avant et se mit à pleurer.

Il s’approcha et se pencha sur elle. « Je vous en prie, docteur Weiss, ne pleurez pas. Ne désespérez pas. Les choses vont s’arranger.

- Non, elles ne s’arrangeront jamais. Ce ne sera plus jamais comme avant. »

Il détacha doucement ses mains de son visage puis mit l’une des siennes sous son menton et lui releva la tête jusqu’à ce qu’elle le regardât dans les yeux. Il sou-rit, cligna d’un oeil, et agita son autre main pour lui montrer qu’elle était vide. Puis, à sa surprise, il retira une pièce de monnaie de son oreille droite.

« Ne dites plus rien, maintenant, dit alors Pablo Jackson. Vous m’avez convaincu. Et je n’ai certainement pas une âme de boue, je puis être généreux. Des larmes de femme peuvent remuer ciel et terre. Je maintiens que c’est une erreur, mais je ferai ce que je pourrai. »

Au lieu de mettre un terme à ses larmes, son offre de l’aider la fit pleurer à sanglots redoublés-mais de gratitude, cette fois.

 

«… vous êtes dans un sommeil profond, profond profond, parfaitement détendue, et vous allez répon-dre à mes questions, à toutes mes questions.

-Oui.

-Vous ne pouvez refuser de répondre, vous ne pou-vez pas refuser… »

Pablo avait tiré les doubles rideaux devant la fenêtre et éteint toutes les lampes à l’exception de celle placée à côté du fauteuil de Ginger Weiss.

Il se tenait debout devant elle, le regard fixé sur son visage. Elle avait une beauté fragile, une féminité exquise, et cependant son visage dégageait une impression de force presque masculine. Le juste milieu-l’équilibre parfait, le nombre d’or-s’illustrait admirablement dans son maintien, beauté et caractère y tenant une part égale.

Ses yeux, qu’elle tenait fermés, ne se déplaçaient qu’à peine sous les paupières, indication de la profondeur de sa transe hypnotique.

Pablo regagna son propre fauteuil, croisa les jam-bes. « Ginger, pourquoi avez-vous eu peur des gants noirs ?

- Je n’en sais rien.

-Pourquoi avez-vous eu peur de l’ophtalmoscope ?

-Je n’en sais rien.

- Pourquoi avez-vous eu peur de l’évier ?

-Je n’en sais rien.

-Connaissiez-vous l’homme à la moto ?

- Non.

- Dans ce cas, pourquoi avez-vous eu peur de lui ?

-Je n’en sais rien.

-Très bien, Ginger, soupira Pablo. Nous allons entreprendre quelque chose de stupéfiant, quelque chose qui peut paraître impossible et qui pourtant, je vous l’assure, est faisable. Nous allons essayer de remonter le temps. Vous allez reculer lentement mais sûrement dans le temps. Vous allez rajeunir, Ginger. D’ailleurs, ç’a déjà commencé. Vous ne pouvez résis-ter… le temps est comme un fleuve… il coule vers l’amont… irrésistiblement… nous ne sommes déjà plus le 24 décembre. C’est aujourd’hui lundi 23 décembre et l’horloge va toujours à rebours… un peu plus vite à présent… nous sommes le 21 décembre… le 20 dé- cembre… le 19. » Il poursuivit ainsi jusqu’à ce qu’il eût ramené Ginger au 12 novembre. « Vous êtes dans la charcuterie Bernstein, Ginger, et vous attendez d’être servie. Vous sentez toutes ces bonnes odeurs ? » Elle hocha la tête. « Dites-moi ce que vous sentez. »

Un sourire se dessina sur ses lèvres. « Cela sent le pastrami et l’ail… le clou de girofle… les gâteaux au miel… » Toujours assise dans son fauteuil, les yeux clos, elle tourna la tête à droite puis à gauche, comme pour découvrir de nouveaux parfums. Le chocolat, oui, sentez-moi ce gâteau au chocolat !

- Il est vraiment superbe, dit Pablo. Maintenant, payez ce que vous devez et dirigez-vous vers la porte. Pensez à votre sac.

- Je n’arrive pas à ranger mon porte-monnaie, dit-elle en fronçant les sourcils.

- Les produits que vous avez achetés vous embarrassent.

- Il faut que je range mon porte-monnaie.

- Et voilà que vous vous heurtez à l’homme à la toque. »

Ginger sursauta.

« Il rattrape votre sac à provisions qui va tomber.

- Oh!

- Il dit qu’il s’excuse, que c’est sa faute.

- Non, c’est la mienne », dit-elle.

Pablo comprit que ce n’était pas à lui qu’elle s’adressait, mais à l’homme de la charcuterie, aussi réel aujourd’hui qu’à l’époque. Je ne regardais pas devant moi.

- Il vous rend votre sac à provisions, à présent. Vous le remerciez. » Le vieux magicien ne la quittait pas des yeux. C’est alors que vous remarquez… ses gants. »

Elle fit un bond dans son fauteuil et ouvrit tout grands les yeux. « Les gants, ô mon Dieu, les gants !

- Parlez-moi des gants, Ginger.

- Ils sont… noirs… brillants…

- Quoi d’autre ?

-Non! hurla-t-elle, sur le point de se lever.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit Pablo. Ginger, je vous ordonne de vous asseoir et de vous ressaisir. »

Elle reprit place dans le fauteuil, les poings serrés. Ses yeux étaient toujours ouverts, mais ce n’était pas Pablo qu’ils voyaient. Seuls les gants noirs la fascinaient.

Détendez-vous, à présent. Détendez-vous… là… Vous êtes avec moi, Ginger ?

-Oui. » Sa respiration redevenait peu à peu normale, mais elle était toujours tendue. Ce qui surprit Pablo. D’ordinaire, les personnes qu’il hypnotisait lui obéissaient parfaitement quand il leur suggérait de se détendre. Ne pouvant obtenir plus de sa part, il répéta: «Parlez-moi des gants, Ginger.

- O mon Dieu ! » Le visage de la jeune femme se tor-dit de douleur.

« Détendez-vous et parlez-moi de ces gants. Pourquoi vous font-ils si peur ?

- Ne… ne les laissez pas me… me toucher… »

Elle se recroquevilla dans le fauteuil.

« Ecoutez-moi, Ginger. Le temps est suspendu. L’horloge s’est arrêtée, tout s’est immobilisé, les gants ne peuvent pas vous toucher. J’ai le pouvoir de suspendre le temps, comprenez-vous ? Je l’ai arrêté, vous ne craignez rien. Vous m’entendez, Ginger ?

- Oui…

-Vous ne craignez absolument rien. » Pablo s’affli-geait de voir tant souffrir une si jeune femme. « Le temps s’est arrêté pour que vous puissiez observer les gants sans craindre de les voir vous toucher. Regardez-les bien et dites-moi ce qu’ils ont d’effrayant. »

Tremblante elle resta muette.

« Vous devez me répondre, Ginger. Pourquoi avez-vous peur de ces gants ? »

Elle émit une sorte de gémissement. Pablo eut une soudaine inspiration. « Est-ce que c’est cette paire de gants-ci qui vous fait peur ?

- Non… pas exactement…

-Les gants que porte cet homme dans la charcuterie… ils vous rappellent une autre paire de gants, quelque chose que vous avez vu il y a longtemps ?

- Oui… oui…

-Quand cet autre incident a-t-il eu lieu ? Ginger, quels sont ces autres gants dont vous vous souvenez ?

- Je n’en sais rien.

-Si, vous le savez. » Pablo se leva et s’approcha de la fenêtre pour mieux observer la jeune femme. « Très bien… les aiguilles de l’horloge tournent à nouveau. Le temps va à rebours… il recule… il recule, jusqu’au jour où vous avez été effrayée pour la première fois par une paire de gants noirs. Vous dérivez dans le temps, Gin-ger… vous dérivez… vous y êtes, à présent, à l’endroit précis, à l’instant précis où les gants noirs se manifestent à vous. »

Horrifiés, les yeux de Ginger fixaient un point de la pièce; ce n’était plus la charcuterie Bernstein qu’elle voyait, mais un autre lieu, en un autre temps. Pablo la regardait avec inquiétude. « Où êtes-vous, Ginger ? » demanda-t-il. Comme elle demeurait silencieuse il reprit: « Vous devez me dire où vous vous trouvez.

- Le visage, fit-elle d’une voix chevrotante. Le visage. Si lisse…

- Expliquez-vous, Ginger. Quel visage ? Dites-moi ce que vous voyez.

- Les gants noirs… le visage de verre fumé.

- Comme celui du motard ?

- Les gants… la visière. » Un spasme de terreur la parcourut des pieds à la tête.

« Calmez-vous, détendez-vous. Vous êtes en sécurité. En sécurité. Maintenant, où que vous soyez, voyez-vous un homme portant un casque et une visière ? Des gants noirs ?

- Hin, hin, hin, hin… » Elle ne répondit que par un gémissement effrayant qui se répéta plusieurs fois, comme une sourde incantation.

« Ginger, vous devez être parfaitement détendue. Rien ne peut vous faire de mal, vous êtes en sécurité. » Craignant de perdre bientôt tout contrôle sur elle et de devoir la sortir très vite de sa transe hypnotique, Pablo se rapprocha du fauteuil et s’agenouilla à côté de Ginger. Il lui prit la main. « Ginger, vous m’entendez ? Vous avez remonté le temps. Où êtes-vous, Gin-ger ? Quand êtes-vous ?

- Hin, hin, hiiiinnnnn. » Elle poussa un cri pathéti-que, un écho du temps passé, la réponse à une terreur refoulée depuis longtemps.

La voix de Pablo se fit plus sévère. « J’ai la maîtrise absolue de votre personne, Ginger. Vous êtes plongée dans un profond sommeil et vous êtes sous mes ordres. Ginger, j’exige que vous me répondiez. »

Un nouveau spasme l’agita, plus fort que le précé- dent.

« Je vous demande de me répondre. Où êtes-vous, Ginger ?

- Nulle part.

- Où êtes-vous ?

- Nulle… part. » Tout à coup, elle cessa de trembler et se redressa dans son fauteuil. La terreur abandonna son visage, ses traits redevinrent lisses, détendus. D’une voix blanche, lointaine, elle dit: « Morte.

- Que voulez-vous dire ? Vous n’êtes pas morte.

- Morte, insista-t-elle, morte.

- Ginger ? Dites-moi où vous vous trouvez et jusqu’où vous êtes remontée dans le temps. Il faut me parler des gants noirs, de la première paire de gants noirs, ceux que vous ont rappelés les gants de cet homme dans le magasin. Il faut absolument me le dire.

- Morte. »

Soudain, Pablo se rendit compte que sa respiration s’était ralentie. Il lui prit la main et fut étonné de la sentir si froide. Il appuya deux doigts sur son poignet: son pouls était lointain, très lointain. Affolé, il posa sa main sur la gorge de la jeune femme. Son coeur battait très doucement, très lentement.

Pour éviter de répondre à ses questions, elle semblait se retirer dans un sommeil bien plus profond que toute transe hypnotique, peut-être même dans le coma, dans un état d’oubli où elle n’entendrait plus sa voix. Il n’avait jamais assisté à semblable réaction. L’esprit opère des blocages autour des expériences traumatisantes, il le savait bien, mais à ce point… Se pouvait-il que Ginger voulût mourir pour échapper à ses questions ? Les blocages de mémoire édifiés autour d’expé- riences traumatisantes sont des choses courantes; les revues de psychologie qu’il lisait rapportaient parfois des exemples de ce genre de barrieres mentales, des barrières que l’on pouvait toutefois arriver à dé- manteler sans tuer le sujet. Aucune expérience ne pouvait être abominable au point qu’une personne pré- férât mourir que d’en réveiller le souvenir. La fuite absolue… Sous ses doigts, Pablo sentit le pouls faiblir.

« Ginger, écoutez-moi, dit-il d’une voix légèrement empreinte de panique. Vous n’avez pas à me répondre. Je ne vous poserai plus de questions. Vous pouvez revenir, je ne vous demanderai plus rien. »

Elle ne manifesta aucune réaction.

« Ginger, écoutez-moi ! Il n’y aura plus de questions, c’est fini ! » Il lui parut détecter une légère accéléra-tion du rythme cardiaque. « Je ne m’intéresse plus aux gants noirs, Ginger, je ne m’intéresse plus à rien. Je veux seulement vous ramener dans le présent. Écoutez-moi, Ginger, je vous en prie, écoutez-moi. Je ne vous interrogerai plus. »

Le pouls battit un peu plus vite, son visage se colora lentement. En moins d’une minute, elle revint au 24 décembre.

Elle cligna des yeux. « Ça n’a pas marché, hein ? Vous n’avez pas pu me transporter dans le passé ?

- Si, dit-il d’une voix hésitante, ça a marché. Trop bien, même.

- Pablo, mais vous tremblez ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Dites-moi tout ! »

Plus tard, à la porte de l’immeuble, alors que Ginger se préparait à monter dans le taxi que Pablo avait appelé, elle dit: « Je ne vois toujours pas de quoi il peut s’agir. Rien de si terrible ne m’est jamais arrivé, au point de préférer mourir plutôt que de le ré- véler.

-Votre passé recèle une expérience terriblement traumatisante, dit Pablo. Un incident impliquant un homme portant des gants noirs, un homme ayant “un visage de verre fumé”, comme vous l’avez dit vous-même. Peut-être un motard semblable à celui qui vous a effrayée. C’est un incident que vous avez enfoui très profondément… et que vous semblez déterminée à dissimuler à tout prix. Je crois sincèrement que vous devriez raconter à Gudhausen ce qui s’est passé aujourd’hui.

-Gudhausen est trop traditionnel, trop lent. C’est votre aide que je veux.

-Je ne reprendrai pas le risque de vous plonger dans une transe hypnotique et de vous questionner.

-A moins que vos recherches ne vous placent en face d’un cas similaire…

-Cela m’étonnerait. J’ai beaucoup lu depuis cinquante ans, vous savez, et je n’ai jamais entendu parler d’un cas semblable.

-Mais vous allez faire des recherches, hein ? Vous me l’avez promis.

-Je ferai de mon mieux.

- Et si vous découvrez que quelqu’un a inventé une technique vraiment efficace, vous me l’appliquerez, n’est-ce pas ?

-Vous ne croyez pas qu’il serait plus sage d’en par-ler au Dr Gudhausen ?

- Vous êtes mon seul espoir.

- Vous êtes vraiment têtue.

-Je sais ce que je veux, c’est tout. Je reviendrai jeudi.

- Non, pas jeudi, c’est trop court. Ces recherches vont prendre du temps et…

- D’accord, mais si vous ne m’avez pas appelée vendredi ou samedi, je reviendrai forcer votre porte. Souvenez-vous, vous êtes mon seul espoir.

- En attendant mieux.

-Vous vous sous-estimez, Pablo Jackson. » Elle l’embrassa sur la joue. « J’attends votre coup de fil.

- Au revoir.

-Shalom. »

En montant dans le taxi, elle se souvint de l’un des aphorismes préférés de son père, et son accès de bonne humeur ne dura pas longtemps: C’est toujours avant la nuit qu’il fait le plus clair.

Chicago, Illinois

 

Winton Tolk était un grand flic noir d’allure joviale. Il descendit de voiture de police pour acheter trois hamburgers et des Coca à la boutique du coin de la rue. Son associé, Paul Armes, resta au volant et le père Brendan Cronin ne quitta pas la banquette arrière. Brendan jeta un coup d’oeil vers la boutique, mais ne put voir à l’intérieur: sur la vitrine étaient peints des rennes et des traîneaux, des angelots, des sapins et des guirlandes. Quelques flocons de neige s’étaient mis à tomber. La météo annonçait des chutes plus importantes aux environs de minuit. Cette année, Noël serait un Noël blanc.

Tandis que Winton descendait de la voiture, Brendan se pencha en avant et dit à Paul Armes: « Ouais ? Eh bien, personne ne tape sur Going my Way, mais qu’est-ce que vous pensez de It’s a Wonderful Life ? Ça c’était un sacré film !

- Jimmy Stewart et Donna Reed, approuva Paul.

-Quelle distribution! » Ils parlaient des grands films de Noël, et Brendan était sûr que celui-ci était le meilleur. « Lionel Barrymore jouait le grippe-sou. Il y avait aussi Gloria Graham.

- Et Thomas Mitchell, ajouta Paul Armes tandis qu’à l’extérieur Winton ouvrait la porte de la boutique. Mais vous en oubliez encore un fameux. Miracle on 34th Street.

- Remarquable, c’est certain, mais je préfère tout de même celui de Capra. »

On aurait dit que les coups de feu et la brutale cas-cade de débris de verre s’étaient produits de manière absolument simultanée. Même avec les portes de la voiture fermées, le bruit du ventilateur de chauffage et les craquements et pépiements de la fréquence radio de la police, les détonations furent assez fortes pour arrêter Brendan en pleine phrase. Tandis qu’elles rompaient la trêve de Noël dans Uptown Street, la vitrine ornée de peintures de circonstance parut se dis-soudre en une explosion d’écume scintillante. De nouveaux coups de feu vinrent se superposer aux échos des précédents, accompagnés par la musique cassante et atonale du verre s’écrasant sur le toit, le capot et le coffre arrière de la grosse berline de police.

« Nom de Dieu ! » s’écria Paul Armes. Il décrocha le fusil réglementaire, libéra le cran de sûreté et ouvrit la portière. « Planque-toi ! » cria-t-il à Brendan, puis il se mit à ramper derrière la voiture.

Brendan ne put s’empêcher de regarder à l’exté- rieur, en direction de la porte de la boutique. Tout à coup, celle-ci s’ouvrit toute grande et deux hommes assez jeunes en sortirent, un Noir et un Blanc. Le Noir portait un bonnet en laine tricoté et un caban-mais surtout un fusil automatique à canon scié. Son compagnon, vêtu d’une veste de chasse, avait un revolver. Le Noir vit la voiture de police et pointa son fusil sur elle. Brendan regardait directement dans le canon. Il y eut un éclair et il fut certain d’avoir été touché, mais la vitre de la portière arrière derrière laquelle il se trouvait était intacte. En revanche, celle de l’avant explosa vers l’intérieur, et une pluie brutale de débris de verre et de balles de plomb mitrailla le tableau de bord et le siège. D’avoir été manqué d’aussi peu tira Brendan de son état d’hébétude, et il se laissa tomber sur le plancher du véhicule que sa tête heurta avec un bruit presque aussi fort que les détonations.

Le hasard avait voulu que Winton Tolk arrive en plein milieu d’un vol à main armé. Maintenant, il était probablement mort.

Couché sur le plancher de la voiture, Brendan entendit Paul Armes crier: « Lâche ton arme ! »

Deux coups de feu retentirent. Ce n’était pas un bruit de fusil. Qui avait tiré, Paul ou le type à la veste de chasse ?

Un autre coup de feu. Un cri de douleur.

Brendan aurait voulu savoir, mais il était paràlysé par la peur.

C’est à la suite d’un accord passé entre le père Wycazik et un capitaine de la police que Brendan circulait depuis cinq jours en compagnie de Paul Armes et de Winton Tolk. Vêtu d’un costume ordinaire d’une cravate et d’un manteau, il était censé être un laïc travaillant pour l’Eglise catholique et observant sur le terrain l’application des programmes sociaux. Personne ne lui avait posé de questions. Le secteur de Winton et de Paul était le plus pauvre de toute la ville le quartier des Noirs et des Indiens, mais aussi des Appalachiens et des Latino-Américains. Après cinq jours passés en leur compagnie, Brendan appréciait beaucoup les deux hommes et manifestait une grande sympathie pour les âmes honnêtes vivant et travaillant parmi ces immeubles en ruine et ces rues sordides-et livrés en pâture aux chacals qui pullulaient littéralement. Il avait appris à s’attendre au pire avec les deux flics, mais la fusillade de ce soir dépassait tout ce qu’il avait pu voir auparavant.

Une autre balle fut tirée contre la voiture.

Brendan était recroquevillé et aurait voulu prier, mais les mots ne lui venaient pas. Dieu était toujours aussi lointain et il se sentait terriblement seul.

Dans la rue, Paul Armes cria: « Rends-toi !

- Merde ! » répliqua l’autre.

 

Lorsqu’il était retourné voir le père Wycazik après une semaine à Saint-Joseph, on avait envoyé Brendan dans un autre hôpital où il avait été affecté au pavillon des malades en phase terminale, un endroit effrayant où il n’y avait pas d’enfants. Là, comme à Saint-Joseph, Brendan n’avait pas tardé à découvrir la leçon qu’il était censé apprendre. La plupart de ceux qui atteignaient le terme de leur existence voyaient arriver la mort sans crainte; elle était même la bienvenue, une bénédiction pour laquelle ils remerciaient Dieu au lieu de le maudire. Et en mourant, beaucoup d’incroyants changeaient d’attitude, tandis que ceux qui avaient perdu la foi la retrouvaient souvent. Il y avait fréquemment quelque chose de noble et de profondément émouvant dans les souffrances qui marquaient les derniers moments d’une vie, comme si chacun, pendant ces instants-là, partageait le fardeau mystique de la croix.

Cependant, cette leçon apprise, Brendan resta incapable de croire. Maintenant, les violents battements de son coeur martelaient les mots de la prière que sa bou-che, sèche comme de l’amadou, ne pouvait prononcer.

Des cris lui parvinrent de l’extérieur, mais il ne distinguait pas les paroles, soit à cause de l’incohérence de ceux qui hurlaient, soit qu’il fût temporairement sourd à cause du bruit des coups de feu.

Il n’avait pas encore pleinement compris la leçon que le père Wycazik espérait qu’il retiendrait de cette théra-pie peu orthodoxe dans les quartiers chauds de la ville. Et tout en tendant l’oreille au tapage extérieur, il sut que cette leçon, indépendamment de sa nature, serait insuffisante pour le convaincre que Dieu était aussi réel que les balles. La mort était une ignoble réalité, sanglante et puante, et face à elle, la promesse d’une récompense dans l’au-delà perdait tout son poids.

Il y eut alors plusieurs coups de feu, des bruits de pas, des fracas de verre brisé, des cris sauvages. On eût dit que la guerre civile ravageait le quartier. Puis encore un coup de feu. Un cri de douleur. Et le silence. Le silence absolu.

La portière avant de la voiture s’ouvrit brutalement.

Brendan poussa un cri de terreur.

« Reste planqué, dit Paul Armes en grimpant dans la voiture. J’en ai eu deux, mais il y en a peut-être d’autres à l’intérieur.

-Où est Winton ? » demanda Brendan.

Paul Armes ne répondit pas. Il décrocha le micro et appela le central pour demander du renfort et une ambulance.

Couché sur le côté à l’arrière du véhicule, Brendan ferma les yeux et revit avec une précision étonnante les photos que Winton Tolk transportait dans son portefeuille et montrait fièrement quand on lui parlait de sa famille-des photos de sa femme, Raynella, et de ses trois enfants.

«Les enfoirés », dit Paul Armes d’une voix tremblante.

Brendan entendit des cliquetis. Il comprit que Paul rechargeait son arme. « Winton a été tué ?

- Il y a de grandes chances.

-Il a peut-être besoin d’aide.

-Ils arrivent.

-Je veux dire… maintenant.

-On ne peut pas rentrer là-dedans, dit Paul. Il y en a peut-être un autre, ou deux, on n’en sait rien. Il faut attendre les renforts.

-Winton a peut-être besoin qu’on lui mette un gar-rot. Il risque de mourir pendant que…

-Tu ne crois pas que je le sais, non ? » lui lança Paul Armes, furieux. Il termina de recharger et se glissa hors de la voiture pour reprendre son poste.

Brendan Cronin ne cessait de penser à Winton Tolk gisant à terre et la colère montait en lui. S’il avait encore cru en Dieu, il se serait réfugié dans la prière. Mais il n’avait plus que lui-même à présent. Son coeur battait encore plus fort que tout à l’heure, quand les balles s’écrasaient contre la carrosserie. L’injustice dont avait été victime Winton le dévorait comme un acide.

Il sortit de la voiture et traversa le trottoir en direction de la boutique.

« Brendan ! cria Paul Armes. Arrête, ne fais pas de conneries ! »

Mais Brendan continua d’avancer, mû par sa rage et par la pensée que Winton avait peut-être besoin d’être secouru tout de suite.

L’homme à la veste de chasse gisait à terre. Il avait reçu une balle dans la gorge et une autre dans la poitrine. Son arme reposait à côté de lui dans la neige.

« Cronin ! hurla Paul Armes. Reviens, nom de Dieu ! »

Brendan franchit la vitrine brisée. Il faisait sombre dans la boutique. Toutes les lumières étaient éteintes. Il ne vit personne. Cela ne voulait pas dire qu’il ne risquait rien en entrant.

« Cronin ! »

Brendan vit l’homme au caban étendu sous un mon-ceau de verre. Il enjamba le corps et entra. Il n’avait pas son col romain, lequel aurait peut-être été un pré- caire sauf-conduit s’il l’avait porté. Par ailleurs, des dégénérés comme ceux-là étaient sans doute capables de tirer sur un prêtre sans plus d’hésitation et avec autant de joie que sur un flic. Dans son costume de ville, avec cravate et manteau, il était comme n’importe quel citoyen ordinaire, aussi vulnérable, mais il s’en moquait.

Au fond de la boutique, il y avait un petit comptoir, une desserte, un gril. Les cinq minuscules tables de l’établissement étaient renversées, de même que la dizaine de chaises. Le sol était jonché de vaisselle, de serviettes en papier, de pots de moutarde et de ketchup et de billets de banque. Il y avait aussi beaucoup de sang. Et Winton Tolk.

Sans prendre la moindre précaution Brendan s’avança vers Winton et s’agenouilla à côté de lui. Il avait reçu deux balles en pleine poitrine. Deux coups de revolver, très certainement. Les blessures étaient profondes, un garrot n’y aurait rien fait. La chemise de Winton était noire de sang. Une grande mare s’éta-lait autour de son torse. Il semblait flotter dessus, comme sur un étang. Il était immobile, les yeux clos, inconscient ou mort.

« Winton ? » dit Brendan.

Le flic ne répondit pas. Ses paupières ne remuaient même pas.

En proie à une fureur semblable à celle qui l’avait poussé à rejeter violemment les objets du culte, Brendan Cronin posa les deux mains sur la gorge de Winton et palpa les deux carotides, à la recherche d’un battement. Pas la moindre trace de vie. Il revit mentalement les photos de Raynella et des enfants de Tolk et se mit alors à bouillir littéralement de ressentiment contre l’indifférence de l’univers. « Il ne peut pas mourir, dit Brendan sur un ton de colère. C’est impossible ! » Soudain il crut sentir une infime pulsation, si faible qu’il douta de lui. Il déplaça les mains, à la recherche d’une confirmation, et la trouva: un pouls moins faible que le premier battement fantôme qui l’avait alerté, moins faible mais tout aussi irrégulier.

« Il est mort ? »

Brendan leva la tête et vit un homme penché au-dessus de lui, un Latino-Américain en tablier blanc. Certainement un serveur. Une femme apparut derrière le comptoir.

Des sirènes de police retentirent au loin.

Sous les mains de Brendan, les pulsations semblaient reprendre de la vigueur, mais c’était certainement une illusion. Winton avait perdu trop de sang pour se rétablir aussi rapidement. Les fonctions vitales ne cesseraient de se détériorer en attendant l’arri-vée de l’équipe de secours et de son matériel de première urgence, et même les soins les plus professionnels n’arriveraient peut-être pas à lui rendre un état stable.

Les sirènes n’étaient plus qu’à deux pâtés de maisons.

La neige entrait par la vitrine brisée.

Les employés se rapprochèrent.

Brendan posa à nouveau les mains sur la poitrine de Winton. Il sentit le sang couler entre ses doigts et sa colère céda soudain la place à un désespoir sans fin. Et il se mit à pleurer.

Winton Tolk hoqueta. Toussa. Ouvrit les yeux. Un souffle passa entre ses dents, sa gorge émit un grognement.

Stupéfait, Brendan palpa à nouveau la carotide. Les pulsations étaient très faibles, mais moins qu’auparavant et à peine irrégulières.

Criant presque pour couvrir le bruit des sirènes, tou-tes proches à présent, Brendan dit: « Winton ? Winton, tu m’entends ? »

Le flic ne parut pas reconnaître Brendan-ni même savoir où il se trouvait. Il toussa à nouveau, plus violemment cette fois-ci.

Brendan souleva rapidement la tête de Tolk d’une quinzaine de centimètres et la tourna de côté, pour permettre au sang et aux mucosités de s’évacuer plus facilement de sa bouche. La respiration du blessé s’améliora immédiatement, même si elle restait bruyante et pénible. Il était toujours dans un état critique, il avait un besoin désespéré d’assistance médicale -mais il était en vie.

En vie.

Incroyable. Tout ce sang perdu, et il vivait encore, il s’accrochait.

A l’extérieur, les hululements des trois sirènes mou-rurent les uns après les autres. Brendan appela Paul Armes. Excité par l’espoir que Winton pût vivre mais pris de panique à l’idée que les infirmiers n’arrivent trop tard, il cria aux employés: « Allez les chercher, dites-leur qu’il est en vie ! »

L’homme au tablier hésita, se dirigea vers la porte d’entrée.

Winton Tolk recracha des mucosités sanglantes et respira finalement plus librement. Brendan reposa délicatement sa tête sur le sol. Le flic continuait de respirer à petits coups, péniblement, mais avec régularité.

Cris et interpellations, portières qui claquent, bruits de pas précipités à l’extérieur de la boutique.

Les mains de Brendan étaient couvertes du sang de Tolk. Sans réfléchir, il les essuya sur son manteau-et c’est alors qu’il se rendit compte que les cercles venaient de réapparaître dans ses mains, pour la pre-mière fois depuis près de deux semaines. Un dans cha-que paume. Deux ronds jumeaux de tissus boursouflés et enflammés.

Flics et équipe médicale firent irruption par la porte d’entrée en enjambant le cadavre de l’homme en caban, et Brendan s’écarta rapidement devant eux. A reculons, il alla heurter le comptoir de service sur lequel il resta appuyé, soudain saisi d’une impression d’épuisement, regardant ses mains.

Pendant les quelques jours qui avaient suivi la pre-mière apparition des anneaux boursouflés, il avait uti-lisé la cortisone prescrite par le Dr Heeton de Saint-Joseph, mais il avait arrêté les applications de la lotion dès la disparition des marques, et il avait presque oublié l’incident. Il s’était agi d’une curiosité, certes déconcertante, mais qui ne l’avait pas inquiété outre mesure. Maintenant, tandis qu’il contemplait ces ronds étranges, il entendait les voix brouillées et comme lointaines, autour de lui.

« Seigneur, tout ce sang !

-Peut pas être vivant… deux fois dans la poitrine !

-Sors de mon chemin, bon Dieu !

- Plasma !

-Prends son groupe sanguin… Non, dans l’ambulance ! »

Finalement, Brendan releva les yeux et regarda la foule agglutinée autour de Winton Tolk.

Il vit les infirmiers soulever le blessé, l’étendre sur une civière, l’emporter hors de la boutique.

Il vit un policier tirer sans ménagement le cadavre de l’homme à la veste pour laisser passer les infirmiers.

Il vit Paul Armes accompagner la civière jusqu’à l’ambulance.

Il vit que le sang où avait baigné Tolk ne formait pas seulement une mare, mais un lac.

Il regarda ses mains. Les anneaux avaient disparu.

 

Las Vegas, Nevada

 

Le Texan au pantalon jaune fluo n’aurait certainement pas essayé de draguer Jorja Monatella s’il avait su qu’elle était prête à châtrer le premier venu.

Bien que ce fût l’après-midi du 24 décembre, Jorja n’était pas spécialement visitée par l’esprit de Noël. D’ordinaire assez calme et philosophe, elle était aujourd’hui d’une humeur massacrante.

Elle déambulait dans les allées du casino, faisant l’aller-retour entre les tables de black jack et le bar apportant aux joueurs leurs consommations.

Elle détestait son boulot. Serveuse dans un bar, ce n’était déjà pas formidable, mais dans une salle de jeu plus grande qu’un terrain de football, c’était vraiment la mort. Quand sa journée était achevée, ses pieds lui faisaient mal et elle avait les chevilles gonflées. Et puis, les horaires étaient très irréguliers-comment peut-on assurer une certaine stabilité à une gamine de sept ans quand on n’a pas des horaires normaux ?

Elle détestait aussi son costume, un petit rien du tout rouge, même pas la taille d’un maillot de bain, qui faisait ressortir le galbe des cuisses et la rondeur des seins chez la première venue et qui, chez une fille aussi bien roulée que Jorja, tournait à l’érotisme le plus torride.

Elle détestait enfin la façon dont les joueurs et les employés du casino la considéraient. Pour eux, une fille qui acceptait de porter un costume aussi provocant ne pouvait être que facile.

Elle était sûre que son nom avait également quelque chose à voir avec leur attitude: Jorja. Un nom mignon. Trop mignon. Sa mère devait avoir eu un coup dans l’aile lorsqu’elle avait décidé de réinventer Georgia. A la rigueur, si les gens n’avaient fait que l’entendre prononcer: mais elle était obligée de porter un badge-Jorja -et elle avait droit à une bonne douzaine de commentaires quotidiens sur son « mignon » prénom. Il avait quelque chose de frivole et de provocant que l’on projetait sur celle qui le portait. Elle avait envisagé d’aller devant un tribunal pour demander le rétablissement de son orthographe normale, mais elle ne voulait pas blesser sa mère. De toute façon, à la manière dont ses collègues de travail la lutinaient, il aurait fallu prendre celui de Mère Térésa pour avoir une chance de calmer certains de ces foutus salauds.

Mais se bagarrer avec les patrons n’était pas le pire.

Chaque semaine, un flambeur plein aux as-un mani-tou de Detroit, Los Angeles ou Dallas, qui jetait sur la table un gros paquet-qui en pinçait pour Jorja demandait au chef des croupiers de lui arranger un rendez-vous avec elle. Quelques-unes des serveuses jouaient à ce petit jeu-pas beaucoup, mais quelques-unes. Mais lorsque le croupier en chef posait la question à Jorja, sa réponse était invariablement: « Qu’il aille se faire foutre. Je suis une serveuse, pas une pute. » Ses refus polis n’y faisaient rien, les hommes la relançaient inlassablement, comme ç’avait été le cas une heure plus tôt. Un gros pétrolier de Houston en pantalon jaune, chemise bleue et cravate rouge-un des meilleurs clients de l’hôtel-s’était subitement amouraché d’elle et lui avait fait des avances. Son haleine était empestée par les burritos qu’il avait man-gés à midi.

Ses chefs lui en voulaient d’avoir repoussé un client si intéressant. Rainy Tarnell, le responsable du jour du black jack, lui avait dit de ne pas « faire sa mijau-rée ». Comme si se laisser culbuter par un étranger de Houston avait aussi peu d’importance que mettre des chaussures blanches le jour de la fête nationale.

Elle haïssait son boulot de serveuse mais elle ne pouvait malheureusement pas démissionner. Aucun autre travail ne rapportait autant. Divorcée, mère d’une petite fille, elle ne touchait aucune pension et allait jusqu’à payer les traites qu’Alan avait laissées à son départ-elle savait donc parfaitement ce que valait le moindre dollar. Son salaire n’était pas extraordinaire, mais les pourboires étaient très avan-tageux, surtout quand un des joueurs se mettait à gagner gros aux cartes ou aux dés.

En cette veille de Noël, le casino était aux deux tiers vide et les pourboires maigres. Les affaires ralentis-saient à cette époque à Las Vegas et il fallait attendre le 26 pour voir revenir l’affluence. Le sifflement-cliquetis-tintement des machines à sous s’était tu. Autour des tables de black jack vides, la plupart des croupiers attendaient sans rien faire.

Pas étonnant que je sois de mauvaise humeur, son-gea Jorja. Mal aux pieds, mal au dos, cette espèce d’enfoiré qui s’imagine qu’il peut m’avoir comme les apéros que je lui sers, une engueulade avec Rainy Tarnell et pas l’ombre d’un pourboire.

Lorsque se termina son service, à quatre heures, elle fila en bas jusqu’au vestiaire, pointa à l’horloge, se changea et se retrouva dans le parking des employés à une vitesse qui aurait pu lui valoir les félicitations d’un coureur de cent mètres.

La météo imprévisible du désert ne faisait rien pour l’imprégner de l’esprit de Noël. A Las Vegas, une jour-née d’hiver pouvait tout aussi bien être froide avec un vent à vous geler les os, que chaude à se mettre en short et débardeur. Cette année, Noël serait chaud.

Sa Chevette, poussiéreuse et en piteux état, partit dès le troisième coup de démarreur, ce qui aurait dû lui mettre du baume au coeur. Mais à écouter les grincements du pignon sur la couronne et les hoquets du moteur rétif le souvenir de la Buick flambant neuve avec laquelle Alan était parti quinze mois auparavant, les abandonnant, elle et la petite, lui était revenu à l’esprit.

Alan Rykoff. Plus que son travail, plus que toutes les autres choses qui l’irritaient, Alan était responsable de l’humeur exécrable de Jorja. Elle avait rejeté son nom quand leur mariage avait été défait et repris son nom de jeune fille, Monatella, mais elle ne pouvait se débarrasser aussi aisément du souvenir des ennuis qu’il leur avait causés, à elle et à Marcie.

Plus tard, alors qu’elle quittait le parking de l’hôtel, Jorja s’efforça de chasser Alan de ses pensées, mais il revenait toujours l’obséder. Avec sa petite amie du moment, une blonde décolorée surnommée Pepper, il était parti pour une semaine à Acapulco sans prendre la peine de leur envoyer un cadeau pour Noël. Qu’est-ce que vous répondez à une gamine de sept ans qui vous demande pourquoi son père ne lui a pas fait de cadeau de Noël et pourquoi il ne vient pas la voir ?

Bien qu’il fût parti en lui laissant le soin de rembour-ser une copieuse ardoise, elle avait refusé le principe de la pension alimentaire: elle éprouvait alors tant de mépris pour ce qu’il était qu’elle ne voulait pas dépen-dre de lui. Elle avait cependant demandé quelque chose pour Marcie-pour s’entendre répondre, à sa stupéfaction scandalisée, que la gamine n’était pas de lui et qu’il n’en était donc pas responsable. Le salopard. Jorja avait dix-neuf ans et Alan vingt-quatre quand elle l’avait épousé, et jamais elle ne l’avait trompé. Alan le savait parfaitement, mais conserver son mode de vie fastueux-il avait besoin du moindre centime pour ses frusques, ses voitures de sport et les femmes-était sans doute plus important à ses yeux que de ne pas entacher la réputation de sa femme ou que le bonheur de sa fille. Afin d’épargner souffrances et humiliations à Marcie, Jorja avait dégagé Alan de toute responsabilité avant qu’il pût lancer publique-ment ses ignobles accusations devant un juge.

Ainsi en avait-elle terminé avec lui. Elle pouvait le chasser de son esprit.

Mais tandis qu’elle passait le carrefour du centre commercial de Maryland Parkway et Desert Inn Road elle songeait à quel point elle était jeune lorsqu’elle avait lié son sort à celui d’Alan, trop jeune et trop naïve pour voir sous le vernis. A dix-neuf ans, elle le trouvait extrêmement raffiné et charmant. Pendant plus d’un an, elle avait vécu sur un nuage, puis elle avait peu à peu commencé à le voir comme il était: superficiel, vaniteux, paresseux, un coureur de jupons sans la moindre vergogne.

L’été de l’année précédente, alors que leurs relations étaient déjà orageuses, elle avait essayé de sauver leur mariage en l’emmenant trois semaines en vacances. Il était croupier à la table de baccara d’un hôtel, elle était employée dans un autre, et leurs heures de service étaient souvent différentes-leurs heures de sommeil aussi. Elle croyait que leurs problèmes tenaient en partie à ce qu’ils ne passaient pas assez de temps ensemble et elle avait organisé un circuit en voiture rien que pour eux trois.

Malheureusement, son plan échoua. Après les vacances, à leur retour à Las Vegas, Alan s’était montré encore plus coureur qu’auparavant. Il semblait ne plus pouvoir se détacher de tout ce qui portait jupon. Ses escapades nocturnes devinrent systématiques. Trois mois plus tard, en octobre, il abandonna Jorja et Marcie.

Les vacances n’avaient servi à rien. Le seul souvenir agréable que Jorja en gardait, c’était cette rencontre avec une jeune femme médecin qui se rendait de Stanford à Boston et passait les premières vraies vacances de sa vie. Jorja se rappelait encore son nom: Ginger Weiss. Elles ne s’étaient vues qu’une fois, pendant une heure tout au plus, mais Ginger Weiss avait sans le savoir changé la vie de Jorja. Ginger était si jeune, si frêle, si féminine qu’on avait du mal à voir en elle une représentante du corps médical, mais elle avait une assurance et une compétence hors du commun. Et Jorja s’était montrée extrêmement impressionnée par son exemple.

Cela faisait maintenant onze mois que Jorja suivait des cours de management à la UNLV. Quand elle aurait fini de payer les factures d’Alan, elle mettrait de l’argent de côté pour elle-même puis se jetterait à l’eau et ouvrirait une boutique de mode. Elle en avait déjà imaginé le moindre détail et savait qu’un jour le rêve deviendrait réalité.

Quel dommage qu’elle n’eût pas la moindre occasion de revoir le Dr Weiss. En réalité, ce n’était pas pour lui avoir rendu quelque service majeur que Ginger avait tellement impressionné Jorja, mais tout simplement pour ce qu’elle était. Bref, à vingt-sept ans, les perspectives de Jorja paraissaient plus prometteuses que ce qu’elles étaient auparavant.

Elle quitta Desert Inn Road pour Pawnee Drive, rue bordée de maisons confortables, juste derrière Mall Boulevard. Elle s’arrêta devant le domicile de Kara Persaghian et descendit de voiture. La porte de la mai-son s’ouvrit au même instant et Marcie bondit, les bras écartés: « Maman! Maman! » Et Jorja put enfin oublier son travail, son chef, ses factures. Elle s’accroupit et serra sa fille dans ses bras. Marcie était bien la seule à pouvoir lui redonner courage quand tout le reste n’allait pas.

Préjugés maternels mis à part, Jorja savait que Mar-cie était une petite fille adorable. Elle avait les cheveux bruns de sa mère, son teint mat, mais elle avait hérité les yeux bleus de son père. Et l’ensemble la rendait vraiment jolie.

Marcie écarquilla les yeux. « Hé, tu sais quel jour on est ?

- Bien sûr. C’est la veille de Noël.

-Tante Kara nous a fait des gâteaux pour qu’on les emporte à la maison. Tu sais, le Père Noël a quitté le pôle Nord et il descend déjà dans des cheminées mais c’est dans d’autres pays, là où il fait déjà nuit pas ici bien sûr. Tante Kara m’a dit que j’ai été si méchante pendant toute cette année que je n’aurai qu’un petit rien du tout tout neuf, mais je crois que c’est pour me faire enrager, hein, maman ?

-Oui, c’est pour te faire enrager, confirma Jorja.

- Pas du tout ! » s’écria Kara Persaghian en riant. Elle passa la porte et s’approcha de la mère et de la fille.

On aurait dit une grand-mère traditionnelle avec sa robe à fleurs et son tablier. Kara n’était nullement la tante de Marcie, elle s’occupait seulement d’elle après l’école, mais la petite fille l’avait tout de suite aimée et l’avait baptisée « Tante Kara » deux semaines après leur première rencontre.

Elle apportait la veste de Marcie, un gros livre de contes de Noël et une assiettée de gâteaux. Jorja mit la veste à Marcie, lui donna son livre.

« Jorja, je pourrais vous parler deux minutes ? dit Kara. Rien que nous deux.

- Bien sûr. »

Jorja envoya Marcie s’installer dans la voiture.

« C’est à propos de Marcie ? Elle a fait des bêtises ?

-Oh, non, c’est un vrai petit ange ! Elle le voudrait qu’elle n’y arriverait même pas. Voilà… aujourd’hui, elle m’a encore parlé de ce qu’elle voudrait pour Noël. Ce qui lui ferait le plus plaisir, c’est une panoplie de docteur.

-Je sais, elle m’en parle à moi aussi tous les jours. C’est la première fois qu’elle tient tant à un jouet.

-Vous comptez la lui acheter ? »

Jorja se tourna vers la voiture et s’assura que Marcie ne les entendait pas. « Le Père Noël l’a déjà dans sa hotte.

-Bon. Elle serait très triste si elle ne l’avait pas. Mais c’est vraiment bizarre ce qu’elle m’a dit aujourd’hui et je me suis demandé si elle avait déjà été gravement malade.

- Elle ? Elle n’a jamais eu un rhume !

- Elle n’est jamais allée à l’hôpital ?

- Non, pourquoi ?

- Eh bien, aujourd’hui, elle m’a reparlé de la panoplie et elle m’a dit qu’elle voulait être docteur quand elle serait grande pour se soigner toute seule quand elle serait malade. Elle a dit qu’elle ne voulait plus jamais qu’un docteur la touche parce que une fois, de vrais docteurs lui ont fait très mal. Je lui ai demandé ce qu’elle voulait dire. Elle ne m’a pas répondu tout de suite, et puis elle m’a raconté d’une drôle de voix comment des docteurs l’avaient attachée sur un lit d’hôpital pour qu’elle ne se sauve pas; ils lui avaient ensuite mis plein d’aiguilles et des lumières dans les yeux plus toutes sortes d’autres choses aussi horribles. Elle disait qu’ils lui avaient fait très mal et que c’était pour cela qu’elle serait son propre docteur.

- Elle vous a dit ça ? Mais c’est complètement faux ! fit Jorja. Je me demande pourquoi elle a inventé une histoire aussi extravagante.

-Ce n’est pas tout. Je me suis un peu étonnée que vous ne m’ayez pas prévenue, mais enfin… Je lui ai posé des questions, comme ça, et puis tout à coup, la pauvrette a éclaté en sanglots. Elle tremblait comme une feuille. J’ai essayé de la calmer, de la prendre dans mes bras, mais elle a hurlé de plus belle. Et alors, elle s’est sauvée dans le salon et s’est réfugiée derrière le canapé, comme si elle se cachait de quelqu’un.

- Seigneur…

- Il m’a fallu au moins cinq minutes, reprit Kara pour arriver à la calmer et dix de plus pour la faire sortir de sa cachette. Elle m’a fait promettre, si jamais ces docteurs revenaient, que je la laisserais se cacher encore derrière le canapé et que je ne leur dirais pas où elle était. Je veux dire, Jorja, elle était vraiment dans tous ses états.

 

Sur le chemin du retour, Jorja demanda à Marcie: « Qu’est-ce que c’est que cette histoire que tu as racon-tée à Kara cet après-midi ?

- Ce n’est pas une histoire, dit Marcie. C’est vrai !

- Mais non, voyons.

- Si, c’est vrai, dit très doucement la petite fille.

- Le seul hôpital où tu sois jamais allée, c’est celui où tu es née, et cela m’étonnerait que tu t’en souviennes, dit Jorja. Je t’ai déjà dit que ce n’était pas très beau de mentir.

- Surtout à son papa ou à sa maman, dit Marcie avec beaucoup de sérieux.

-Ou aux gens qui s’occupent bien de toi. Raconter des histoires à Kara pour lui faire peur, c’est exactement comme mentir.

-Je n’ai pas dit ça pour lui faire peur, dit Marcie.

- C’est pour te faire plaindre, alors. Tu n’es jamais allée à l’hôpital.

-si.

- Ah oui ? Et quand cela, s’il te plaît ?

-Je ne m’en souviens plus.

- Ben voyons…

- Presque plus.

- Et où il était, cet hôpital ?

- Je ne sais plus trop. Des fois… je m’en rappelle mieux que d’autres. Des fois, je m’en rappelle plus du tout et des fois, je m’en rappelle très bien… et j’ai peur.

- Maintenant, tu t’en souviens bien ?

- Non, je ne vois rien du tout, mais aujourd’hui, c’était drôlement clair… et j’ai eu peur. »

Jorja conduisit quelques instants en silence. Elle ne savait pas trop comment affronter cette situation. C’était de la folie de croire un instant que l’on comprenait son enfant. Marcie avait toujours réussi à surprendre Jorja par des agissements, des remarques, des idées, des fantaisies et des questions qui ne semblaient pas venir d’elle-même mais paraissaient avoir été soigneusement sélectionnées dans quelque livre secret de comportements inattendus connu des seuls enfants, quelque ouvrage cosmique dont le titre était peut-être Comment mettre Papa et Maman en porte-à-faux.

Comme si elle venait de consulter une nouvelle page de ce livre, Marcie demanda tout à coup: « Pourquoi tous les enfants du Père Noël sont déformés ?

- Quoi ?

- Eh bien oui, le Père Noël et sa femme ont tout un tas d’enfants, mais ce sont tous des nains.

- Les nains ne sont pas leurs enfants. Ils travaillent pour lui.

- Vraiment ? Et combien il les paie ?

- Il ne les paie pas, ma chérie.

- Mais alors, avec quoi ils achètent à manger ?

- Ils n’ont rien besoin d’acheter. Le Père Noël leur donne tout ce dont ils ont besoin. » C’était certainement le dernier Noël où Marcie croyait encore au Père Noël; déjà, presque tous ses camarades de classe manifestaient de grands doutes. Récemment, elle s’était livrée à quelques sondages. Jorja serait désolée le jour où le charme serait rompu la magie dissoute. « Les nains font partie de sa famille, ma chérie, et ils travaillent pour lui par amour, tout simplement.

-Ah bon ? Ils ont été adoptés, alors ? Le Père Noël n’a pas d’enfants à lui ? C’est triste.

- Non, parce qu’il peut aimer tous les nains.

Seigneur, je suis folle de cette enfant, se dit Jorja. Mon Dieu, je vous remercie. Merci pour cette enfant, même si pour cela il faut avoir connu Alan Rykoff. Nuages sombres bordés d’argent.

Elle s’engagea dans l’allée à deux voies qui faisait le tour des appartements Las Huevos et gara la Chevette sur le quatrième emplacement. A peine avait-elle serré le frein à main que Marcie bondissait hors de la voiture, le poster de son livre de coloriages dans une main, l’assiette de biscuits dans l’autre, et fonçait sur l’allée piétonne de leur entrée. La fillette avait habilement changé de sujet et pendant assez longtemps pour tenir jusqu’à leur arrivée, et échapper au tête-à-tête obligatoire de la voiture.

Jorja se demanda si elle devait ou non revenir sur la question. On était la veille de Noël, et elle ne voulait pas lui gâcher ses vacances. Marcie était une gamine adorable, mieux que beaucoup d’autres, et cette histoire de médecins qui lui auraient fait mal était un cas exceptionnel d’affabulation. Jorja avait fait clairement comprendre que c’était mal de mentir, et Marcie avait compris (même si elle n’était pas vraiment revenue sur son histoire de docteurs); son brusque changement de sujet de conversation était sans doute une façon de reconnaître qu’elle avait mal agi. Simple aberration, donc. Elle ne gagnerait rien à la harceler davantage, en particulier la veille de Noël.

Jorja était bien tranquille: elle n’en entendrait plus parler.

 

Laguna Beach, Californie

 

Cet après-midi-là, Dominick Corvaisis relut une bonne centaine de fois le message dactylographié:

 

Le somnambule serait bien avisé de rechercher dans le passé la source de ses problèmes. C’est là que réside le secret.

Il n’y avait ni signature ni adresse d’expéditeur. De plus, le tampon de la poste était surchargé, flou, et il ne pouvait dire si la lettre avait été envoyée depuis Laguna Beach ou d’une autre ville.

Après avoir réglé son petit déjeuner et quitté le Cottage, il s’installa en voiture et posa son roman à côté de lui. Il parcourut une demi-douzaine de fois les deux phrases mystérieuses. Très énervé, il prit un comprimé de Valium dans la poche de sa veste et le déposa sur ses lèvres, prêt à l’avaler sans eau. Mais il hésita. Pour explorer toutes les ramifications de ce message, il lui fallait avoir l’esprit clair. Pour la pre-mière fois en plusieurs semaines, il s’interdit de recourir à la chimiothérapie et replaça le comprimé dans sa poche.

L’idée lui vint subitement que l’auteur de ces mots pouvait être Parker en personne, mais il la repoussa très vite. Le machiavélisme ne faisait pas partie des traits de caractère du peintre. C’était un être foncière-ment droit et honnête.

Parker n’était certainement pas l’auteur de la lettre mais il aurait sans aucun doute des idées originales sur sa provenance. Ensemble, ils pourraient être en mesure de décider en quoi son arrivée changeait les choses et quelle stratégie il fallait adopter.

Dom n’était plus qu’à quelques minutes de son domicile quand une nouvelle idée lui traversa l’esprit. Une idée si déconcertante qu’il dut s’arrêter le long de la route. Il relut le message, en caressa le papier. Il découvrit son reflet dans le rétroviseur intérieur et ce qu’il y vit lui déplut.

Aurait-il pu écrire lui-même ce texte ?

Il aurait pu le taper sur son traitement de texte pendant qu’il dormait. D’accord. Mais de là à s’habiller, sortir dans la rue, mettre la lettre dans une boîte, revenir à la maison et repasser son pyjama, il y avait tout un monde. Non, c’était vraiment impossible. Impossible ? S’il avait fait une telle chose, c’est que son désé- quilibre mental était encore pire que tout ce qu’il croyait.

Ses mains étaient moites. Il les essuya sur son pantalon.

Trois personnes au monde étaient au courant de ses crises de somnambulisme: Parker Faine, le Dr Cobletz et lui-même. Il avait déjà éliminé Parker. Cobletz n’était vraiment pas le genre de type à agir de la sorte. Mais si Dom n’avait pas envoyé cette note, qui l’avait fait ?

Il reprit la route pour rentrer chez lui. Il se précipita dans son bureau, alluma le traitement de texte et tapa les deux phrases mystérieuses. Puis il connecta l’imprimante et tira plusieurs fois le message dans des corps et des polices de caractères différents.

Il arracha la feuille et la compara au message original. Une des polices correspondait, la New York, corps 10, mais cela ne l’avançait pas. Il y avait des dizaines de milliers d’imprimantes et encore plus de machines à écrire possédant ce caractère.

Il compara le papier. C’était le même, à première vue, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Rien, absolument rien.

Parker, Cobletz et moi, se dit-il. Plus une quatrième personne. Mais qui ?

Et puis, quel était le sens exact du message ? Quel secret était enfoui dans son passé ? Quel traumatisme gommé, quel événement oublié était à l’origine de ses crises de somnambulisme ?

Assis à son bureau, les yeux perdus dans la nuit, au-delà de la grande fenêtre, l’effort qu’il faisait pour comprendre le rendait de plus en plus tendu. Une fois de plus il eut envie de prendre un Valium, une envie violente, mais il y résista.

Le mot était un défi à sa curiosité, mais aussi à sa logique et à sa raison. Il put se concentrer sur la recherche d’une solution avec une intensité dont il n’avait pas été capable depuis bien longtemps, et c’est grâce à cela qu’il eut la force de résister à la séduction et au réconfort artificiel du tranquillisant.

Il commençait à se sentir mieux pour la première fois depuis des semaines. En dépit de l’impuissance de plus en plus grande dans laquelle il s’était débattu, il se rendait compte qu’après tout il possédait encore assez d’énergie pour orienter le cours de son existence. Il ne lui avait manqué qu’une chose: une chose comme ce mot, une chose tangible à laquelle s’accrocher.

Il déambula dans la maison jusqu’au moment où, s’approchant d’une fenêtre donnant sur la rue, il aper- çut sa boîte aux lettres et se dit qu’il n’avait pas pris le courrier.

La majeure partie des magazines et des lettres qu’il recevait arrivaient poste restante, mais il y avait tout de même quelques personnes à lui écrire à son adresse personnelle.

Il sortit de chez lui, tira une petite clef de sa poche et ouvrit la boîte en métal. Il y avait six publicités et catalogues, deux cartes de voeux… et une enveloppe blanche sans mention d’expéditeur.

Excité et paniqué tout à la fois, Dominick courut jusqu’à la maison et ouvrit si précipitamment l’enveloppe blanche qu’il faillit la déchirer. A l’intérieur, il n’y avait qu’une feuille de papier. Une feuille de papier avec deux mots:

 

La lune.

 

Rien n’aurait pu lui infliger une secousse aussi violente que ces deux mots. Il avait l’impression d’être tombé dans le terrier du Lapin blanc d’Alice et de culbuter dans un univers où logique et raison n’avaient plus cours.

La lune. C’était impossible. Nul ne savait qu’il s’était réveillé en répétant d’un air paniqué: «La lune, la lune… » Et nul ne savait qu’il avait tapé ces mêmes mots sur son ordinateur. Il n’en avait parlé ni à Parker ni à Cobletz, car ces incidents s’étaient produits après le début de son traitement médicamenteux, alors que celui-ci semblait faire effet-il n’avait pas voulu avoir l’air de régresser. De plus, bien que ces deux mots le remplissent de terreur, il ne comprenait pas leur signification. Il ne savait pas pour quelle raison ils lui donnaient la chair de poule, et il sentait instinctivement qu’il aurait été malavisé de parler de cette manifestation à quiconque tant qu’il ne l’aurait pas un peu éclaircie. Il s’était dit que Cobletz risquait d’en conclure que les drogues ne lui faisaient pas d’effet et qu’il lui fallait une psychothérapie-or Dom avait besoin des médicaments.

La lune.

Personne n’était au courant. Personne… en dehors de lui, Dominick.

Il alluma la lampe de bureau pour mieux voir le cachet de la poste. Et il découvrit que l’origine de la lettre n’avait rien de mystérieux, ce qui était le cas pour l’autre lettre, celle qu’il avait récupérée à la poste. Le tampon était très lisible: NEW YORK, N.Y. La date était celle du 18 décembre. Soit mercredi de la semaine dernière.

Il éclata d’un rire nerveux tonitruant. Il n’était pas fou. Il ne s’était pas envoyë tout seul ces messages incompréhensibles - pour la bonne raison qu’il n’avait pas quitté Laguna Beach. Cinq mille kilomètres le séparaient de la boîte où avait été déposé ce message. Celui-ci et, très certainement, l’autre lettre.

Mais qui était l’expéditeur ? Et quelles étaient ses intentions ? Qui, à New York pouvait bien savoir qu’il était somnambule… ou qu’il avait tapé sans fin la lune » sur son traitement de texte ? Mille questions assaillaient l’esprit de Dom Corvaisis et il n’avait de réponse pour aucune. Pis, pour le moment, il ne voyait même pas comment en chercher. La situation était tellement bizarre qu’il n’y avait aucune raison logique de prendre telle direction plutôt que telle autre.

Pendant deux mois, il avait cru que ses crises de somnambulisme étaient la chose la plus étrange et la plus inquiétante qui lui fût jamais arrivée-ou qui lui arriverait jamais. Mais ce qu’il y avait derrière, quoi que ce fût, devait être encore plus étrange et effrayant que ses randonnées nocturnes pendant son sommeil.

Il se souvint du tout premier message, celui qu’il avait tapé des dizaines de fois sur son traitement de texte: J’ai peur. De quoi s’était-il caché en se réfugiant dans son placard ? De qui pensait-il se protéger en se barricadant chez lui ?

Dom comprit que son somnambulisme n’était pas causé par le stress. Il n’avait pas des crises d’angoisse parce qu’il redoutait le succès ou l’échec de ses entreprises. Ce n’était pas aussi simple que cela.

C’était quelque chose d’autre. Quelque chose d’étrange, de terrible.

Que savait-il endormi, dont il ne se souvenait pas une fois éveillë ?

 

New Haven County, Connecticut

 

Le ciel s’était éclairci pendant la nuit, mais la lune ne s’était pas encore levée. Les étoiles ne déversaient guère de lumière sur la terre froide.

Adossé à un rocher, Jack Twist était assis dans la neige au sommet d’un monticule, à la limite des pins attendant l’apparition du camion blindé de la Guardmaster. Trois semaines seulement après avoir raflé plus d’un million de dollars dans l’affaire de l’ent ot de la Mafia, il préparait déjà un autre coup. Il portait des bottes, des gants et une tenue de ski blanche dont le capuchon était relevé et qu’il avait soigneusement noué sous son cou. A trois cents mètres derrière lui, au sud-ouest, les lumières d’un lotissement rompaient l’obscurité; néanmoins, Jack attendait dans des ténè- bres complètes, son haleine montant en vapeur.

Devant lui, s’étendaient vers le nord-ouest trois kilo-mètres de champs totalement noirs, un espace complè- tement ouvert si l’on exceptait quelques arbres très espacés et une poignée de buissons dépouillés de leur feuillage par l’hiver. Au-delà de ce paysage vide, on trouvait des entreprises d’électronique, puis des centres d’achat, puis des quartiers résidentiels, mais rien n’était visible de l’endroit où se tenait Jack. une lueur sur l’horizon, indiquait simplement leur présence.

De l’autre côté des champs, des phares firent leur apparition au sommet d’une faible hauteur. Prenant une paire de jumelles à infrarouges, Jack accommoda sur le véhicule engagé sur la route régionale à deux voies qui coupait les champs. En dépit de sa légère coquette-rie à l’oeil gauche, Jack bénéficiait d’une excellente vision, et avec l’aide des jumelles il eut la confirmation qu’il ne s’agissait pas du camion de la Guardmaster; sans intérêt pour lui. Il abaissa les jumelles.

Dans la solitude du monticule enneigé, lui revint le souvenir d’une autre époque et d’un endroit plus chaud, d’une nuit humide dans la jungle de l’Amérique centrale, pendant laquelle il avait également étudié un paysage aux jumelles à infrarouges. Il cherchait alors avec angoisse à repérer les troupes ennemies qui les poursuivaient et les avaient encerclés, lui et ses copains…

La patrouille de Jack Twist-vingt Rangers suren-traînés dirigés par le lieutenant Rafe Eikhorn, lui-même secondé par Jack-avait franchi illégalement la frontière et parcouru vingt-cinq kilomètres en territoire ennemi sans se faire surprendre. Leur présence aurait constitué un acte de guerre; c’est pourquoi ils étaient camouflés et ne portaient ni insignes ni quoi que ce soit qui pût permettre de les identifier.

Leur objectif était un sale petit camp de « rééducation », cyniquement baptisé « Institut de la Fraternité », où un millier d’Indiens Mosquitos avaient été emprisonnés par l’Armée populaire. Deux semaines auparavant, de courageux prêtres catholiques avaient incité plusieurs autres centaines d’Indiens à s’enfuir dans la jungle et à quitter le pays avant d’être eux aussi emprisonnés. Les prêtres avaient fait savoir que les Indiens de l’institut seraient massacrés et leurs cadavres jetés à la fosse commune si personne ne les sauvait avant la fin du mois.

Les Mosquitos étaient un peuple fier, riche d’une culture qu’il refusait de sacrifier à la philosophie anti-ethnique et collectiviste des nouveaux dirigeants du pays. La fidélité traditionnelle des Indiens à leurs traditions ne pouvait qu’entraîner leur perte, le régime en place n’hésitant pas à faire appel aux unités d’extermination pour renforcer sa position.

Cela n’était malheureusement pas suffisant pour envoyer vingt Rangers camouflés à la rescousse des Mosquitos. Tous les régimes dictatoriaux de droite et de gauche massacrent régulièrement leurs opposants dans toutes les parties du monde et les Etats-Unis ne font rien pour empêcher ces meurtres légaux. Mais dans le cas présent, onze autres personnes se trouvaient mêlées aux Indiens de l’Institut et c’était pour les libérer que l’opération avait été déclenchée.

Ces onze individus étaient d’anciens révolutionnaires qui venaient de se battre contre le dictateur de droite aujourd’hui renversé, mais qui avaient refusé de se taire quand leur révolution avait été trahie par des totalitaires de gauche. Sans aucun doute, ces onze hommes détenaient des informations de grande valeur. Leur libération était plus importante que la vie d’un millier d’Indiens-pour Washington, tout au moins.

La section de Jack arriva aux abords de l’institut de la Fraternité, à la lisière de la jungle. C’était un camp de concentration tout ce qu’il y a de plus classique, avec barbelés et miradors. Deux bâtiments se dressaient à l’extérieur du camp-une structure de béton de deux étages d’où le gouvernement administrait le district et un baraquement en piteux état abritant une soixantaine de soldats.

Peu après minuit, la section de Rangers s’établit sur ses positions et lança une attaque à la roquette sur le baraquement et la structure en béton. Le pilonnage initial fut suivi de combats rapprochés. Une demi-heure après le dernier coup de feu, les Indiens et les autres prisonniers formèrent une colonne et se dirigè- rent vers la frontière, à vingt-cinq kilomètres de là.

Deux Rangers avaient été tués, trois autres blessés.

En tant que commandant de la section, Rafe Eikhorn conduisit l’exode et assura la sécurité sur les flancs de la colonne-Jack resta derrière avec trois hommes pour veiller à ce que tous les prisonniers sortent en bon ordre. Il avait aussi pour mission de récupérer tout document ayant trait à la torture aux interrogatoires et à l’assassinat des Indiens des districts ruraux. Quand les quatre hommes quittèrent l’institut, ils se trouvaient à plus de trois kilomètres du dernier des Mosquitos.

Jack et ses compagnons ne traînèrent pas, mais ils ne firent jamais la jonction avec leur section. Ils se trouvaient encore à des kilomètres de la frontière du Honduras quand, à l’aube des hélicoptères de l’armée survolèrent les arbres et débarquèrent des soldats partout où il y avait une clairière. Les Rangers de Rafe Eikhorn et les Indiens étaient sains et saufs, mais Jack et ses hommes furent faits prisonniers et transportés vers un camp semblable à l’Institut de la Fraternité. Semblable mais pire, puisqu’il n’avait aucune existence officielle. Le nouveau gouvernement ne reconnaissait pas l’existence d’un tel cauchemar au sein du paradis des travailleurs. Dans la plus pure tradition orweilienne, les quatre étages du complexe de cellules et de salles de torture n’avaient pas de nom, ils n’existaient pas.

A l’intérieur de ces murs sans nom, de ces cellules sans numéro, Jack Twist et les trois autres Rangers furent soumis à la torture physique et psychologique, à l’humiliation et à la dégradation, à la famine et à des menaces d’exécution. Un des hommes mourut, un autre devint fou. Seul Jack et son ami le plus proche, Oscar Weston, s’accrochèrent à la vie et conservèrent leur équilibre mental durant les onze mois et demi de leur détention.

 

Et aujourd’hui, huit années plus tard, Jack était appuyé contre un rocher dressé sur un tertre en pleine campagne, dans le Connecticut, et attendait l’arrivée de la fourgonnette de transports de fonds Guardmaster.

Jack était rarement hanté par le souvenir de l’endroit sans nom. Il l’était plus par ce qui lui était arrivé après son évasion-et par ce que Jenny avait vécu pendant son absence. Ce n’étaient pas ses souffrances en Amérique centrale qui l’avaient amené à se révolter contre la société, mais des événements ulté- rieurs, plus amers encore.

Il vit des phares crever l’obscurité et prit ses jumelles. C’était bien la fourgonnette blindée.

Il consulta sa montre. Neuf heures trente-huit. Elle était parfaitement à l’heure, comme chaque soir depuis une semaine. La proximité des fêtes n’y changeait rien. La société Guardmaster était le plus fiable possible.

Un attaché-case était posé à même la terre. Jack l’entrouvrit. Les chiffres bleus d’un scanner numéri-que indiquaient la fréquence de la liaison radio reliant le véhicule au central de la société. Bien que disposant d’un équipement très sophistiqué, il lui avait fallu trois nuits pour découvrir la fréquence de la fourgonnette. Il tourna le bouton du volume de son propre récepteur. Il y eut des crachotements d’électricité statique. Puis il fut récompensé par un échange de routine entre le conducteur et le responsable du central.

« Trois-zéro-un, dit l’homme du central.

- Renne, répondit le chauffeur.

- Rodolphe, reprit le responsable.

- Ramure », conclut le chauffeur.

Puis ce furent de nouveaux bruits d’électricité statique.

Le responsable avait entamé le dialogue en donnant le numéro du véhicule; les trois autres phrases étaient une confirmation du code de la journée. Tout était en ordre.

Jack coupa le récepteur. Le cadran s’éteignit.

La fourgonnette blindée passa à moins de soixante mètres de Jack.

Il était certain de l’emploi du temps, à présent, et il ne reviendrait plus ici avant le grand soir, fixé au samedi 11 janvier. En attendant, il y avait beaucoup a faire.

D’habitude, la préparation d’un coup était aussi excitante, aussi satisfaisante que l’exécution proprement dite. Mais en quittant le tertre et en se dirigeant vers les premières maisons non loin desquelles il avait garé sa voiture, il n’éprouva pas la moindre émotion, le plus petit plaisir. Il perdait la capacité de jouir de la seule contemplation de son forfait.

Il n’était plus le même. Et il ne savait pas pourquoi.

Il se trouvait tout près des premières maisons quand il prit conscience que la nuit était moins sombre. Il leva les yeux. La lune était énorme à l’horizon, si grosse qu’elle semblait vouloir écraser la terre-illu- sion produite par les premières phases de l’ascension du satellite. Il s’arrêta sur place et rejeta la tête en arrière, les yeux fixés sur la face brillante de l’astre. Un frisson le parcourut, qui n’avait rien à voir avec la température hivernale.

« La lune », dit-il d’une voix assez forte.

Jack se surprit lui-même à parler tout haut. Une peur inexplicable s’empara de lui. Il se trouva en proie au besoin irrationnel de fuir devant la lune, de s’en cacher, comme si son éclat avait quelque chose de cor-rosif, tel un acide qui le rongerait s’il ne s’en éloignait.

L’envie de s’enfuir passa en une minute. Il ne comprit alors pas pourquoi la lune l’avait tant effrayé. Ce n’était rien de plus que la lune des poètes et des astronomes. Curieuse réaction…

Il posa la main sur la portière de sa voiture. La face de la lune le mettait encore mal à l’aise et il la contempla plusieurs fois, perplexe.

Puis il démarra, gagna New Haven et la route 95. Il ne pensait déjà plus à cet étrange incident. Son esprit n’était plus habité que par Jenny, son épouse plongée dans le coma, dont l’état le préoccupait encore plus au moment des fêtes de Noël.

Plus tard, dans son appartement, debout près de la fenêtre, une bouteille de bière à la main, il était certain d’une chose: de la 261 e Rue à Park Street de Benson-hurst à Little Neck, nul n’était plus seul que lui en cette soirée de réveillon.

 

Jour de Noël

 

Elko County, Nevada

Sandy Sarver s’éveilla peu après le lever du jour sur les hautes plaines. Elle s’étira comme un chat sous les couvertures. Elle aurait voulu que Ned ouvre les yeux qu’il l’embrasse, qu’il l’attire contre lui. Mais elle ne fit rien pour le réveiller, bien qu’elle le désirât. Ils auraient toute la journée pour faire l’amour.

Elle se glissa en silence hors du lit et gagna la salle de bains pour prendre une douche.

Pendant des années, le sexe ne l’avait pas intéressée. Elle était frigide, tout simplement. Il n’y a pas si longtemps, la vue de sa propre nudité l’embarrassait et la remplissait de honte. Et puis, elle avait changé, sans savoir pourquoi, du reste. L’été de l’année précédente le sexe lui avait soudain semblé… agréable, intéressant, oui, c’est le mot. Cela paraissait un peu bête de dire cela, maintenant. Bien sûr que la sexualité était une chose agréable. Mais avant l’été en question faire l’amour lui avait toujours été une sorte de corvéé. Son épanouissement érotique tardif était une surprise délicieuse et un inexplicable mystère.

Nue, elle revint dans la chambre, prit un jean et un pull dans le placard et s’habilla.

Dans la petite cuisine, elle commença à se verser du jus d’orange et s’arrêta subitement, en proie au désir de conduire. Elle griffonna un mot pour Ned, enfila une veste fourrée et gagna la Ford.

Faire l’amour et conduire une voiture étaient ses deux nouvelles passions, aussi dévorantes l’une que l’autre. Jusqu’à l’année dernière, jusqu’à l’été exactement, conduire était une chose qu’elle détestait et elle ne prenait la Ford que pour se rendre au motel. Maintenant, elle adorait littéralement se mettre au volant et rouler droit devant elle, sans destination précise.

Elle avait toujours su pourquoi la sexualité lui répugnait-cela n’avait rien de mystérieux. Son propre père, Horton Purney, était seul responsable de sa frigi-dité. Elle n’avait jamais connu sa mère, morte à sa naissance, mais elle n’avait que trop bien connu son père. Sandy et lui avaient vécu dans une baraque des environs de Barstow, à la limite du désert de Californie, tous les deux, rien qu’eux deux, et les plus anciens souvenirs de Sandy étaient des souvenirs de sévices sexuels. Horton Purney était un individu infect, qui n’avait vu dans sa fille qu’un objet érotique jusqu’au jour où elle s’était enfuie pour toujours, à l’âge de quatorze ans.

Ce n’est que récemment qu’elle s’était rendu compte que son aversion pour les longs trajets en voiture était également liée à son père. Horton Purney tenait un atelier de réparations de motos au rez-de-chaussée de la baraque qui lui servait d’habitation, mais cette occupation ne lui avait jamais vraiment rapporté. C’est pour cela que, deux fois par an, il mettait Sandy en voiture et l’emmenait jusqu’à Las Vegas-plus de deux heures et demie de traversée du désert-, où il connaissait un maquereau du nom de Samson Cherrick. Cherrick avait une liste de vicieux particulière-ment intéressés par les jeunes enfants et il était toujours heureux de voir Sandy. Au bout de quelques semaines, Horton Purney remettait sa fille en voiture et s’en revenait à Barstow, les poches bourrées de dollars. Pour Sandy, le voyage vers Las Vegas était un véritable cauchemar, car elle savait ce qui l’attendait une fois arrivée à destination. Le retour vers Barstow était encore pire, car ce n’était pas une fuite loin de Las Vegas mais une retombée dans la grisaille et le sordide quotidiens. Où qu’elle menât, la route allait vers l’enfer et elle avait appris à haïr le grondement de tout moteur de véhicule.

C’est pourquoi le plaisir que lui procuraient aujourd’hui l’amour et la conduite lui paraissait miraculeux. Elle ne comprenait pas d’où elle tirait la force et la volonté de prendre une revanche sur son horrible passé. Depuis l’été de l’année dernière, elle avait changé, tout simplement, et elle continuait de changer. Quel bonheur de se sentir enfin libre, libre…

Elle monta dans la Ford et lança le moteur. Leur caravane était installée sur un lot d’un demi-arpent à la lisière sud de la minuscule, quasiment inexistante ville de Beowave, le long de la nationale 21. Sandy s’éloigna de la caravane. Il semblait n’y avoir que plaines désolées, collines, chaos rocheux, herbe maigre, broussailles et lits asséchés sur des dizaines de kilomè- tres, dans quelque direction que ce fût. Le ciel matinal était d’un bleu intense.

Au bout d’une quinzaine de minutes, la nationale déboucha au sud sur une route pierreuse qui, pendant près de cent quarante kilomètres, traversait des territoires inhabités. Sandy lui préféra une piste encore plus poussiéreuse qui partait vers l’est.

Elle roulait très vite et la Ford était suivie d’un nuage de poussière. A un moment donné, elle quitta la piste pour couper en direction du nord, puis de l’ouest, vers un endroit familier-bien qu’elle n’eût pas cette destination en tête au moment de son départ. Pour des raisons qu’elle-même ignorait, son inconscient la guidait souvent vers cet endroit lors de ses promenades solitaires, rarement en ligne directe, de sorte que son arrivée ici la surprenait. Elle s’arrêta, mit le frein à main.

Elle venait ici parce qu’elle s’y sentait bien. Les pen-tes, les rochers acérés, les broussailles constituaient un décor qui lui était agréable, bien que peu différent des environs. Malgré tout, elle ressentait ici une paix sublime qu’elle ne connaissait nulle part ailleurs.

Elle coupa le moteur, descendit de la Ford, marchant en tous sens, les mains dans les poches, sans se préoccuper de la température. Son trajet fantasque l’avait ramenée vers la civilisation-la nationale 80 n’était qu’à quelques centaines de mètres, au nord. Un peu plus loin, c’était le Tranquility Motel, mais Sandy ne regarda qu’à une seule reprise dans cette direction. Elle était plus intéressée par son environnement immédiat, lequel exerçait sur elle une attirance aussi puissante que mystérieuse. Et toute tentative pour comprendre cette attirance serait aussi futile que ten-ter d’analyser la beauté d’un coucher de soleil ou l’attrait d’une fleur préférée.

En ce matin de Noël, Sandy ne savait pas encore que, le 10 décembre, Ernie Block avait été attiré en ce même lieu, comme possédé, alors qu’il revenait à toute allure d’Elko.

Des semaines s’écouleraient avant qu’elle n’apprenne que ce coin de campagne privilégié exerçait une attirance sur d’autres personnes en dehors d’elle-même-des personnes qui étaient à la fois des étrangers et des amis.

 

Chicago, Illinois

Pour le père Wycazik, ce fut la matinée de Noël la plus agitée qu’il eût jamais connue. Et au fur et à mesure que la journée se déroulait, ce fut de loin le Noël le plus important de toute sa vie.

Il célébra la deuxième messe à l’église Sainte-Bernadette, reçut pendant une heure des paroissiens qui lui firent offrande de fruits et de gâteaux maison puis alla à l’hôpital universitaire pour rendre visite à Winton Tolk, le policier qui, la veille, s’était fait tirer dessus lors d’un cambriolage. Winton Tolk avait passé plusieurs heures dans une unité de soins intensifs; le matin même, on l’avait transféré dans une chambre individuelle. Il n’était plus dans un état critique, mais devait rester sous monitoring permanent.

Quand le père Wycazik arriva, Raynella Tolk, la femme de Winton, se trouvait auprès de son mari. Elle avait beaucoup de charme avec ses cheveux coupés à la mode et ses grands yeux sombres. « Madame Tolk ? Je suis le père Stefan Wycazik.

- Mais…

-Je ne suis pas là pour lui donner l’extrême-onction, dit-il en riant.

- Tant mieux, fit Winton, parce que je n’ai pas l’intention de mourir. »

Le policier blessé était non seulement pleinement conscient, mais alerte et, apparemment, il ne souffrait pas. Bien que sa poitrine fût bandée et qu’un appareillage de télémétrie cardiaque fût suspendu à son cou, malgré aussi la perfusion plantée dans son bras gau-che qui lui apportait glucose et antibiotiques, il avait l’air étonnamment en forme pour quelqu’un ayant vécu semblable aventure.

Le père Wycazik se tenait au pied du lit et tournait nerveusement son chapeau entre ses doigts. Quand il s’en aperçut, il le posa sur une chaise.

« Monsieur Tolk, si vous le permettez, je voudrais vous poser quelques questions à propos de ce qui s’est passé hier. »

Tolk et sa femme eurent l’air surpris par la curiosité du prêtre. Il leur expliqua alors en partie-en partie seulement-pourquoi il s’intéressait tant à eux. « Le gars qui vous accompagne depuis une semaine, Brendan Cronin, travaillait pour moi. » Il voulait continuer à faire croire que Cronin était un laïc engagé par l’Eglise.

« Oh, j’aimerais beaucoup le rencontrer ! s’écria Raynella Tolk.

- Il m’a sauvé la vie, dit Tolk. Il a fait un truc com-plètement dingue, ça c’est sûr, mais je ne l’en remer-cierai jamais assez.

-M. Cronin est entré dans la boutique sans même savoir s’il n’y avait pas d’autres gangsters. Il aurait pu se faire tuer, dit Raynella.

-C’est tout à fait contraire à la procédure réglementaire, voyez-vous, mon père, dit Winton. Mais je lui dois la vie.

-Très étonnant », dit Wycazik, comme s’il venait tout juste de découvrir la bravoure de Brendan Cro-nin. En fait, il avait longuement bavardé la veille avec le supérieur de Winton Tolk, un vieil ami à lui qui avait loué le courage de Brendan Cronin et critiqué sévère-ment son inconscience. « J’ai toujours su qu’on pouvait compter sur Brendan. Il vous a prodigué les premiers soins ?

- Peut-être, fit Winton. Je n’en sais trop rien. Je me souviens que quand je suis revenu à moi… il était là… penché au-dessus de moi… il m’appelait par mon nom… Mais j’étais dans une sorte de brouillard, voyez-vous. »

Le père Wycazik hésita un instant. Il se demandait comment parvenir à découvrir ce qu’il voulait savoir sans révéler l’extraordinaire hypothèse qui motivait sa visite. «Je sais que vos souvenirs sont plutôt flous mais… est-ce que vous avez senti quelque chose de particulier quand il vous a touché ?

- Non, pourquoi ? Il a pris mon pouls, il m’a palpé pour voir d’où venait l’hémorragie…

- Ses mains, elles n’avaient rien de spécial ? Vous êtes sûr de n’avoir rien remarqué ? Un contact inhabituel, peut-être…

- Pardonnez-moi, mon père, mais je ne vous suis pas très bien.

- Ce n’est pas grave, fit le prêtre en secouant la tête. Ce qui importe, c’est que vous soyez tiré d’affaire. » Il jeta un coup d’oeil à sa montre et, fei-gnant la surprise, dit: « Seigneur, je vais être en retard. » Avant même qu’ils répondent, il prit son chapeau, leur dit au revoir et quitta la chambre, les laissant sans aucun doute très étonnés par son comportement.

Le père Wycazik s’engagea dans le couloir de l’hôpi-tal, franchit plusieurs séries de portes battantes et arriva bientôt aux soins intensifs, où le policier blessé se trouvait encore quelques heures plus tôt. Il demanda à parler au responsable, le Dr Royce Albright. Souhaitant ardemment que Dieu lui pardonne les quelques mensonges qu’il proférait pour la bonne cause, Stefan Wycazik se présenta comme le curé de la famille Tolk et fit comprendre que Raynella Tolk l’avait envoyé pour connaître toute la vérité sur l’état de son mari.

Albright ne s’occupait pas personnellement de Win-ton Tolk, mais son cas l’intéressait. « Vous pouvez assurer Mme Tolk qu’il n’y a pratiquement plus aucun danger. Il se remet merveilleusement bien. Deux balles dans la poitrine à bout portant avec un calibre 38. Jusqu’à hier, personne ici n’aurait voulu croire qu’on puisse recevoir deux balles en pleine poitrine et ne passer que quelques heures aux soins intensifs. M. Tolk a eu une chance pas croyable !

- La balle a raté le coeur, mais les autres organes vitaux ?

- Intacts, dit Albright, mais ce n’est pas tout. Les veines et les artères n’ont pratiquement pas souffert. Une balle de 38 est redoutable, mon père, elle vous réduit en bouillie, surtout à aussi courte distance. Dans le cas de Tolk, il n’y a eu qu’une veine et une artère de touchées, mais elles n’ont pas été sectionnées. Il a vraiment eu de la chance.

- C’est que les balles auront été arrêtées par les os.

- Détournées mais pas arrêtées. On les a retrouvées toutes les deux dans des tissus mous. Ce qui est étonnant aussi, c’est qu’il n’ait pas eu la moindre fracture, pas même d’esquilles. Je n’ai jamais vu ça, vous pouvez me croire.

-Quand les deux balles ont été extraites, est-ce qu’on leur a trouvé quelque chose de particulier ? Je veux dire, est-ce qu’elles étaient d’un poids normal, par exemple ? Des balles de 38 trop légères feraient dans ce cas moins de dégâts que des balles de 22.

- Je n’en sais rien, fit Albright en fronçant les sourcils. Peut-être. Il faudrait demander à la police. Ou à Sonneford. C’est le chirurgien qui a opéré votre ami.

-J’ai cru comprendre que Winton Tolk avait perdu beaucoup de sang.

- Il doit y avoir une erreur sur sa fiche, dit Albright en faisant la grimace. Je n’ai pas eu l’occasion d’en discuter avec Sonneford, il n’est pas de service aujourd’hui, mais on a inscrit sur la fiche que Tolk a reçu plus de quatre litres de sang au cours de l’opération. C’est bien entendu impossible.

- Ah ? Pourquoi ?

- Mon père, si Tolk avait vraiment perdu quatre litres avant d’arriver à l’hôpital, il n’aurait plus eu assez de sang dans les veines pour assurer une circulation minimale. Il serait mort, vous comprenez ? Mort. »

 

Las Vegas, Nevada

Mary et Pete Monatella, les parents de Jorja, arrivè- rent chez elle à six heures du matin en ce jour de Noël, les yeux bouffis, les traits tirés de ne pas avoir assez dormi, mais bien décidés à se trouver à côté du sapin quand Marcie se réveillerait. Aussi grande que Jorja, Mary avait jadis possédé des formes aussi pulpeuses que celles de sa fille aujourd’hui, mais elle était à pré- sent empâtée, presque obèse. Pete était plus petit que sa femme; sa poitrine puissante lui donnait l’air arro-gant d’un coq, mais il n’y avait en fait pas d’homme plus effacé que lui. Ils étaient arrivés chargés de cadeaux pour leur unique petite-fille.

L’esprit de Noël avait plutôt eu du mal à visiter Jorja cette année-les inévitables remarques de ses parents y étaient bien entendu pour quelque chose. Mais tout alla mieux quand, vers six heures et demie du matin, juste après qu’elle eut mis au four une superbe dinde de près de sept kilos, Marcie arriva en pyjama dans la salle de séjour.

« Est-ce que le Père Noël m’a apporté ma panoplie de docteur ?

- Il t’a apporté bien plus que cela, dit Pete. Regarde, regarde tout ce que le Père Noël a déposé pour toi ! »

Marcie se retourna, découvrit l’arbre-dressé par le Père Noël pendant la nuit-et la montagne de cadeaux. Ouah ! » fit-elle.

La joie de l’enfant se transmit instantanément à ses grands-parents et, pendant quelques instants, la mai-son fut pleine de cris et de rires.

L’atmosphère commença cependant de changer quand Marcie eut ouvert la moitié des paquets qui lui étaient destinés. D’une voix un peu geignarde, elle dit que le Père Noël n’avait pas pensé à la panoplie de docteur. Elle regarda à peine une poupée qu’elle avait pourtant beaucoup désirée, passa au paquet suivant, arracha le papier. Il y avait quelque chose dans son comportement, dans son regard aussi, qui inquiétait Jorja. Pete et Mary ne tardèrent pas à s’en rendre compte à leur tour.

Jorja n’avait pas déposé la panoplie sous le sapin-elle était cachée dans un placard afin de constituer la surprise finale. Il ne restait plus que trois paquets-cadeaux et Marcie, soudain très pâle, tremblait littéralement d’excitation.

Quand le dernier paquet eut été mis en pièces, Mar-cie s’écria d’une voix déchirante: « Le Père Noël m’a oubliée ! Il a oublié ma panoplie… »

Jorja était extrêmement gênée de voir sa fille se comporter ainsi. Ses grands-parents l’avaient gâtée comme jamais ils ne l’avaient fait, et elle se moquait bien de tout ce qu’ils avaient pu lui offrir.

Terrorisée à l’idée de voir la fête de Noël tourner au cauchemar, Jorja courut jusqu’au placard de la chambre, tira la boîte contenant la panoplie de der-rière les chaussures et revint dans la salle de séjour.

Marcie lui arracha littéralement le paquet.

« Qu’est-ce qui lui prend ? dit Mary.

-Je me demande ce que cette panoplie peut avoir de si intéressant », surenchérit Pete.

Marcie déchira le papier et se calma instantanément quand elle vit la boîte. « Ma panoplie ! Le Père Noël ne m’a pas oubliée !

-Ce n’est peut-être pas lui qui l’a apportée, dit Jorja, soulagée. Regarde un peu la petite carte… »

Marcie prit la carte, déchiffra les mots et tourna vers sa mère un visage incrédule: « C’est de papa… »

Jorja sentit ses parents la regarder, mais elle ne broncha pas. Ils savaient qu’Alan était parti à Acapulco avec sa dernière conquête, la blonde décolorée, et qu’il n’avait même pas laissé un mot pour sa fille. Sans aucun doute, ils désapprouvaient le subterfuge de Jorja.

Plus tard, dans la cuisine, tandis que Jorja, accroupie devant la cuisinière, vérifiait la cuisson de la dinde, sa mère s’inclina vers elle et lui demanda doucement: « Pourquoi as-tu mis le nom de ce saligaud sur le cadeau qu’elle voulait le plus, Jorja ?

- Je ne veux pas gâcher le Noël de Marcie simplement parce que son père est un saligaud.

- Tu n’as pas à lui cacher la vérité.

-La vérité est trop moche pour une gamine de septans.

-Plus tôt elle sera au courant, mieux cela vaudra.

-J’espère bien que cet animal sera cuit à midi. » Mais sa mère ne voulait pas laisser tomber. « Tu sais ce qu’elle fait, sa blonde ? Call-girl dans les casinos. Qu’est-ce qui se passera s’il arrive ici avec elle et qu’il dise qu’il veut emmener la petite à Acapulco où à Dis-neyland, ou la garder un moment avec eux ? »

Exaspérée, Jorja rétorqua: « Il ne veut rien savoir de Marcie justement parce que cela le met devant ses responsabilités, maman.

- Mais si.

-Bon Dieu, maman!»

Jorja n’avait pas vraiment élevé la voix; mais il y avait une telle colère rentrée dans sa réponse que l’effet sur sa mère fut immédiat. L’air blessé, elle se détourna de Jorja et alla explorer le réfrigérateur, bourré à craquer.

« Oh, des gnocchis ! dit-elle.

-Oui, et faits à la maison », répondit Jorja, la voix tremblante. Se rendant compte que ses propos pouvaient être mal interprétés, elle alla se jeter dans les bras de sa mère, qui lui rendit son étreinte.

« Je ne sais pas pourquoi je suis comme ça, dit celle-ci tout en continuant à serrer sa fille contre elle. Ma mère faisait la même chose avec moi, et je m’étais juré de ne pas me conduire ainsi avec toi.

- Je t’aime comme tu es, tu sais.

- Peut-être est-ce parce que tu es mon seul enfant. Si j’avais pu en avoir un ou deux autres…

- C’est aussi un peu ma faute, maman. Je suis assez à cran, ces temps derniers.

- Et comment ne pas l’être ? Ce salopard te laisse tomber, tu es obligée de te débrouiller toute seule avec Marcie; tu as bien le droit d’être à cran… Nous som-mes tellement fiers de toi, Jorja. Il faut du courage pour faire ce que tu fais, tu sais. »

Tout à coup, Marcie poussa un cri strident.

Qu’est-ce qu’il y a encore ? se demanda Jorja.

Elle vit Pete en train d’essayer de persuader Marcie de s’intéresser à une poupée. « Regarde, Marcie, disait le grand-père, elle pleure quand tu la bouges comme ça et elle rit quand tu la secoues comme ça !

- Je n’en veux pas, de ta poupée… et puis d’abord, elle est moche ! »

Marcie tenait une petite seringue en plastique qui faisait partie de la panoplie de docteur. « Je veux te faire une autre piqûre.

-Voyons, dit Pete, j’en ai déjà eu une vingtaine…

- Je m’en fiche. Je veux m’entraîner pour quand je serai grande et que je serai mon propre docteur. »

Pete se tourna vers Jorja, l’air exaspéré.

Mary dit: « Qu’est-ce qu’elle a tout le temps avec sa panoplie ? Ça devient bête, à la fin !

- Si je le savais… », soupira Jorja.

Marcie enfonça le piston de la seringue en plastique. Son front était couvert de sueur.

 

Boston, Massachusetts

Ginger Weiss n’avait jamais connu pire Noël de toute sa vie. Bien que juif, son père avait toujours fêté Noël parce qu’il aimait l’harmonie et l’esprit de bonne volonté qui régnaient en ce moment unique. Après sa mort, Ginger avait continué à voir dans le 25 décembre un jour consacré à la joie. Jusqu’à cette année, Noël ne l’avait jamais déprimée.

George et Rita firent tout leur possible pour que Gin-ger participe pleinement à la fête, mais elle se rendait bien compte qu’elle était une pièce rapportée. Les trois fils des Hannaby vinrent avec femmes et enfants passer plusieurs jours à Baywatch. La maison fut emplie de rires et de cris. Chacun s’efforça d’associer Ginger aux traditions familiales-batailles de pop-corn ou chants avec les voisins.

Le matin de Noël, elle vit les enfants s’attaquer aux montagnes de cadeaux et aida les plus petits à ouvrir les paquets qui leur étaient destinés. Elle joua avec eux et, pendant plusieurs heures, son désespoir fut oublié.

Au déjeuner, cependant, Ginger sentit qu’elle n’avait pas sa place ici. La plupart des conversations tournaient autour de souvenirs de famille, de gens qu’elle ne connaissait pas. Alors qu’elle ne pensait qu’à Pablo: peut-être l’appellerait-il pour lui dire qu’il s’était pen-ché plus attentivement sur son cas et qu’il était prêt à l’hypnotiser à nouveau. Si au moins il pouvait lui téléphoner… Au dessert, elle prétexta une migraine et se retira dans sa chambre.

Elle eut la surprise de découvrir deux livres sur sa table de nuit. Un roman de Tim Powers, auteur qu’elle avait déjà lu, et un exemplaire de Crépuscule à Babylone, oeuvre d’un parfait inconnu. Il en dépassait un petit morceau de papier et elle constata qu’il s’agissait d’un exemplaire destiné à la critique.

L’un des amis de Rita s’occupait de la section critique littéraire au Boston Globe et lui faisait parfois parvenir des ouvrages avant même leur diffusion en librairie. Mis au courant des goûts de Ginger pour les romans policiers et la science-fiction, il lui avait donné ces deux livres pour la jeune femme qu’elle hébergeait momentanément.

Ginger mit de côté le roman de Powers et feuilleta Crépuscule à Babylone. Elle n’avait jamais entendu parler de l’auteur, Dominick Corvaisis, mais le résumé de l’histoire l’intriguait beaucoup. Elle fut accrochée dès la première page. Toutefois, avant de poursuivre elle s’installa dans un fauteuil profond. Ce n’est que là qu’elle jeta un coup d’oeil à la photographie de l’auteur, au dos du livre.

Elle eut la respiration coupée. Un sentiment de terreur la submergea instantanément.

Elle crut un instant que cette photographie allait déclencher une nouvelle crise.

Elle savait qu’elle avait déjà vu cet homme, qu’elle l’avait rencontré quelque part-bien que ce ne fût pas dans les circonstances les plus agréables-mais elle ne savait ni où ni quand cela s’était passé. La brève biographie imprimée sur le rabat lui apprit qu’il avait vécu à Portland, dans l’Oregon, et qu’il résidait à pré- sent à Laguna Beach, en Californie. N’ayant jamais visité l’une ou l’autre de ces villes, elle ne voyait pas comment leurs chemins auraient pu se croiser. Le regard de l’auteur avait quelque chose de fascinant, mais elle ne savait pas quoi.

Elle regarda longuement la photographie de Corvaisis, espérant qu’un déclic se produirait dans sa mémoire. Puis, comme si elle sentait que la lecture de Crépuscule à Babylone allait d’une manière ou d’une autre modifier son existence, elle ouvrit le roman et se mit à lire.

 

Chicago, Illinois

Depuis l’hôpital, le père Stefan Wycazik traversa la ville en voiture pour gagner le laboratoire scientifique de la police. Celui-ci n’avait pas l’habitude de partager ses informations avec des personnes étrangères au service et au système judiciaire, mais la moitié des flics de Chicago étaient catholiques et le père Wycazik avait plus d’un ami dans la place.

C’est Murphy Aimes, de service en ce jour de Noël et avec lequel il s’était déjà entretenu au téléphone qui l’accueillit: bedonnant, parfaitement chauve, une moustache de morse sous son nez court. Ils s’installè- rent sur deux tabourets à la paillasse du labo. Sur le marbre, Aimes avait disposé une fiche et différents objets. On voyait, à son expression, que la démarche du prêtre l’intriguait.

« Je ne saisis pas très clairement ce qui vous inté- resse dans cette affaire, dit-il.

-Je ne le comprends pas très bien moi-même », fut la réponse énigmatique de Stefan.

Il n’avait pas révélé les raisons de sa curiosité aux autorités qui lui avaient ouvert l’accès au laboratoire et il n’entendait pas mettre Aimes dans la confidence. On l’aurait d’ailleurs pris pour un cinglé, s’il l’avait fait, et leur coopération s’en serait ressentie.

« Eh bien, fit Aimes, déçu de ne pas en apprendre davantage, vous vouliez voir les balles. (Il ouvrit une enveloppe de papier fort et renversa le contenu dans sa main, deux petits morceaux de plomb informes.) Voici celles que le chirurgien a retirées de la poitrine de Winton Tolk.

-Est-ce qu’elles font bien le poids de calibres 38 ?

- Si vous voulez savoir si elles se sont fragmentées à l’impact, la réponse est non. Vu leur forme elles ont dû heurter un os, et il est surprenant qu’eiles ne se soient pas au moins un peu fragmentées; en fait, elles sont intactes.

- En vérité, je voulais savoir si elles faisaient bien le poids normal, s’il n’y avait pas un défaut de fabrication, par exemple, si elles avaient les bonnes dimensions.

-Absolument.

- Et le revolver ? »

Dans une enveloppe plus grosse, Aimes prit l’arme qui avait fait feu sur Tolk. « Un Smith & Wesson 38 Special.

- Vous l’avez testé ?

- Oui, on le fait toujours.

- Et il fonctionne normalement ? Je veux dire, le canon n’aurait pas été mal usiné, si bien que la balle aurait été éjectée à une vitesse bien moins grande que prévue ?

- C’est une curieuse question, mon père. La réponse est non. C’est une arme excellente, à la hauteur de la réputation du fabricant.

- Et les cartouches ? Est-ce que leur charge de pou-dre était normale ? »

Le spécialiste cligna des yeux. « Si je comprends bien, vous vous demandez comment il se fait que deux balles de 38 dans la poitrine n’aient pas fait plus de dégâts. »

Le père Wycazik acquiesça sans offrir plus d’explications. « Restait-il des cartouches non utilisées dans le chargeur ?

- Deux. Plus des munitions de réserve dans l’une des poches du tireur. Une douzaine.

- En avez-vous ouvert une pour vérifier si la charge de poudre était normale ?

- Il n’y avait aucune raison de le faire.

- Ne pourrait-on y procéder sur l’une d’elles, maintenant ?

-C’est impossible. Mais pourquoi ? Au nom du ciel, mon père, où voulez-vous en venir ? »

Stefan poussa un soupir. « Je sais que j’exige beaucoup, monsieur Aimes, et je vous dois une explication. Mais pour l’instant c’est impossible. Comme les méde-cins et les avocats, les prêtres doivent parfois garder des choses secrètes. Mais dès l’instant où j’aurai la liberté de parler, vous serez le premier informé, promis. »

Vingt minutes plus tard, Aimes revenait en portant un plateau émaillé sur lequel il y avait deux cartouches de 38 fraîchement ouvertes. De la pointe du crayon, Aimes montra les deux petits tas de poudre grise. « C’est de la nitrocellulose. Rien qui cloche non plus là-dedans. Le tireur utilisait des munitions Remington de qualité, fiables. L’officier Tolk a juste eu beaucoup de chance, mon père, beaucoup de chance. »