New York
Jack Twist passa Noël à la clinique, dans la chambre de Jenny, son épouse depuis treize ans. Un jour de fête en sa compagnie était déprimant, mais être loin d’elle en la sachant là, toute seule, était encore plus déprimant.
Bien que Jenny Twist eût passé les deux tiers de leur mariage plongée dans le coma les années de communication perdue n’avaient en rien diminué l’amour que Jack lui portait. Plus de huit années s’étaient écoulées depuis qu’elle lui avait souri pour la dernière fois, mais le temps s’était arrêté et elle était toujours pour lui la charmante Jenny Mae Alexander, la jeune femme au sourire radieux.
Dans sa prison d’Amérique centrale, il avait tenu bon parce qu’il savait que Jenny l’attendait à la mai-son, qu’elle pensait à lui tout le temps et priait pour lui chaque soir. Il avait connu la torture et la faim, mais il s’était raccroché à l’espoir de pouvoir sentir à nouveau les bras de Jenny autour de son cou d’entendre encore son rire sonore et gai. Cet espoir lui avait permis de rester en vie et de conserver toute sa tête.
Au bout de onze mois, Jack et son ami Oscar Wenton étaient parvenus à s’échapper miraculeusement de leur prison. Pour cela, ils avaient tué, ils avaient volé, mais qu’importe, la liberté était au bout. Pendant une semaine, sans boussole et ne se fiant qu’aux étoiles ils avaient marché dans la jungle tropicale en direction du nord. La frontière était à plus de cent trente kilomè- tres. Et pendant tout ce cauchemar, Jack n’avait eu qu’une seule pensée: Jenny. Quand Oscar et lui étaient enfin arrivés en territoire ami, il avait compris que son succès était autant dû à Jenny qu’à son entraînement de Ranger.
Il avait alors cru que le pire était derrière lui. Il se trompait.
Et à présent, assis à côté du lit de sa femme tandis qu’une bande enregistrée diffusait des chants de Noël, Jack Twist se sentit soudain écrasé par la tristesse et le chagrin. Les fêtes de Noël étaient toujours pénibles parce qu’il ne pouvait s’empêcher de se rappeler à quel point l’image de Jenny l’avait aidé quand il avait passé Noël en prison-Jenny qui, en fait, était déjà dans le coma et perdue pour lui à tout jamais.
Drôles de fêtes en vérité…
Chicago, Illinois
Remontant les couloirs et les salles de l’hôpital pour enfants Saint-Joseph, Stefan Wycazik se sentait pris d’une bonne humeur de plus en plus grande; ce qui n’était pas peu dire, vu l’optimisme dans lequel il était déjà.
L’hôpital était bondé de visiteurs et les haut-parleurs diffusaient en sourdine des cantiques de Noël. Les pères, les mères, les frères, les soeurs, les grands-parents et tous les autres parents et amis des petits malades étaient là, les bras chargés de cadeaux. On parlait haut dans les couloirs, on riait fort, et nul ne semblait s’en soucier. C’était Noël et, ce jour-là, tout est permis.
Il ne pouvait cependant y avoir plus de joie et de gaieté que dans la chambre d’une petite fille de dix ans, Emmeline Halbourg. Quand le père Wycazik se présenta, il fut chaleureusement accueilli par toute la famille d’Emmeline qui, bien entendu, le prit pour l’un des aumôniers de l’hôpital.
D’après ce que lui avait dit hier Brendan Cronin, Ste-fan Wycazik s’attendait à trouver une petite fille en assez bonne condition, mais ce qu’il vit le surprit positivement: Emmy était resplendissante. Deux semaines plus tôt, toujours selon Brendan, elle était très atteinte par le mal, pour ne pas dire mourante. Mais aujourd’hui, ses yeux sombres brillaient et la pâleur maladive de sa peau avait disparu. Ses articulations n’étaient plus gonflées et elle paraissait ne plus éprouver la moindre douleur. Ce n’était plus une gamine malade luttant vaillamment pour recouvrer la santé, mais une petite fille qui semblait en parfaite santé.
Le plus étonnant, c’est qu’Emmeline n’était pas cou-chée mais marchait dans sa chambre, soutenue par deux béquilles et faisant l’admiration des membres de sa famille. Le fauteuil roulant avait été enlevé.
« Voilà, dit le père Wycazik, je voulais seulement te souhaiter un joyeux Noël de la part d’un de tes amis: Brendan Cronin.
-Bouboule! s’écria Emmy. Pourquoi ne vient-il plus nous voir ? Nous le regrettons tous !
- Je n’ai jamais rencontré ce monsieur Bouboule, dit la mère d’Emmeline, mais à la façon dont les enfants en parlent il vaut tous les docteurs.
-Il n’a travaillé ici qu’une semaine, dit Emmy, mais il revient de temps en temps. J’aurais bien voulu qu’il vienne aujourd’hui pour lui faire un gros bisou.
- Il a dû passer Noël avec sa famille, expliqua Wycazik.
-Je comprends. »
Si Stefan Wycazik avait pu rester seul avec la fillette, il lui aurait posé des questions sur l’après-midi du 11 décembre. Ce jour-là, Brendan Cronin lui avait brossé les cheveux alors qu’elle se trouvait dans son fauteuil roulant. Il l’aurait interrogée sur les mysté- rieux cercles apparus sur les mains de Brendan, ces cercles qu’elle avait été la première à remarquer, et il lui aurait demandé si elle avait ressenti quelque chose de particulier quand il l’avait touchée. Mais il y avait trop d’adultes dans cette chambre et Stefan n’était pas encore prêt à révéler les raisons de sa curiosité.
Las Vegas, Nevada
Dans l’appartement de Jorja Monatella, la fête de Noël, qui avait débuté dans une atmosphère plutôt ten-due à cause des remarques que Mary n’avait cessé de faire à sa fille, se déroulait maintenant tout à fait normalement.
Le déjeuner fut servi à midi vingt. La dinde était délicieuse. Marcie avait passé la matinée à jouer avec sa panoplie de docteur et semblait ne plus y penser. Elle mangea lentement, racontant à ses grands-parents ce qu’elle faisait à l’école, riant pour un rien. Le sapin clignotait de mille feux, la joie et la bonne humeur régnaient autour de la table. Un vrai Noël.
La crise éclata au dessert avec une fulgurance étonnante quand Pete dit à Marcie: « Je me demande comment un petit bout comme toi peut manger autant.
-Oh, grand-père !
-Je t’assure, tu as mangé plus que nous tous réu-nis. Encore une bouchée de tarte à la citrouille et tu vas exploser. Il va falloir qu’on t’emmène à l’hôpital.
- Pas à l’hôpital, dit Marcie à voix basse.
- Mais si, reprit Pete. Tu es toute gonflée et on va t’emmener à l’hôpital pour qu’ils te dégonflent.
- Pas à l’hôpital », répéta Marcie avec plus de force.
Jorja se rendit compte que la voix de sa fille avait changé, que la petite fille ne jouait plus et commençait à avoir vraiment peur de ce que son grand-père lui disait.
« Pas à l’hôpital, dit encore Marcie, les yeux brillants.
-Mais si, dit Pete qui ne s’apercevait de rien.
- Papa, fit Jorja, je crois que nous…
- Bien sûr, on ne pourra pas t’y emmener en ambulance, dit Pete en riant, tu es trop grosse pour ça. On va te mettre dans un camion et…
- Je ne veux pas aller à l’hôpital, je ne veux pas que les docteurs me touchent ! commença à crier Marcie.
- Voyons, ma chérie, fit Jorja, grand-père dit ça pour te taquiner, tu sais bien qu’il est taquin.
- Les docteurs vont me faire du mal, dit Marcie d’une voix forte, ils m’en ont déjà fait et je ne veux pas y retourner ! »
Mary se tourna vers Jorja: « Quand est-elle allée à l’hôpital ?
-Jamais, dit Jorja, je ne comprends pas pourquoi…
- Si, j’y suis allée, hurla Marcie. Ils m’ont attachée sur un lit, ils m’ont mis des aiguilles partout et j’avais peur, je ne veux plus qu’ils me touchent. »
Jorja se souvint de ce que lui avait raconté Kara Persaghian. Elle posa une main sur l’épaule de Marcie. « Mon chou, tu n’as jamais…
-Si ! hurla la petite fille en jetant sa fourchette en direction de Pete.
- Marcie ! » s’écria Jorja.
La petite fille quitta la table, livide, les yeux fous. « Quand je serai grande, je serai mon propre docteur, et personne d’autre ne me fera des piqûres… » Elle poussa un long gémissement.
Jorja s’avança vers elle, les mains tendues. « Ma ché- rie, je t’en prie… »
Marcie recula comme si ce n’était pas sa mère qu’elle avait devant elle, comme si elle redoutait d’être agressée. Elle semblait voir à travers Jorja. L’objet de sa frayeur était peut-être imaginaire mais sa terreur, elle, était bien réelle.
« Marcie, qu’est-ce que tu as ? »
La petite fille s’écroula dans un coin de la pièce en tremblant.
Jorja prit sa fille par la main. « Marcie, dis-moi quelque chose… » C’est alors qu’une odeur d’urine s’éleva dans l’air. Une tache sombre se dessina sur le pantalon de Marcie. « Marcie ! »
La fillette essayait de hurler, mais en vain.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mary. Qu’est-ce qui ne va pas ?
-Je n’en sais rien, fit Jorja, je n’en sais rien. »
Les yeux toujours braqués sur une forme ou un objet qu’elle était seule à voir, Marcie entama une lente mélopée sans paroles.