Mark TWAIN
Y a-t-il un sens à cette vie ? A quoi servent ces épreuves ? D’où venons-nous, où allons-nous ? Ces questions glacées se font écho et résonnent chaque jour, chaque nuit de solitude. Nous ne songeons qu’à découvrir la lumière splendide qui révélera enfin la signification du rêve de l ‘homme
Inventaire des peines et afflictions
On peut affirmer qu’un ami est un chef-d’oeuvre de la Nature.
Ralph Waldo EMERSON
26 décembre-11 janvier
Boston, Massachusetts
Entre le 27 décembre et le 5 janvier, Ginger Weiss se rendit à six reprises chez Pablo Jackson. Et chaque fois, il eut recours à l’hypnose pour sonder patiemment et précautionneusement le blocage d’Azraël qui interdisait l’accès à une partie de sa mémoire.
Pour le vieux magicien, elle était plus belle à chaque visite-plus intelligente, plus charmante et plus déci-dée aussi. Pablo voyait en elle le type de femme qu’il aurait aimé avoir pour fille. Ginger avait éveillé en lui un comportement et des sentiments paternels qu’il ne soupçonnait même pas.
Il lui raconta pratiquement tout ce qu’il avait appris d’Alex Christophson lors de la soirée chez les Hergensheimer. Elle ne pouvait accepter l’idée que son blocage ne se fût pas développé naturellement et qu’il eût été implanté en elle par des inconnus. a Non, c’est trop bizarre. Ce genre de chose n’arrive pas aux gens ordinaires comme moi. Je ne suis qu’une farmishteh de Brooklyn, je ne sais rien des intrigues internationales. »
La seule chose qu’il lui avait cachée, c’est que l’officier en retraite l’avait prévenu de ne pas s’occuper de ses problèmes.
Le 27 décembre, lors de leur première réunion, ils commencèrent par déjeuner ensemble. Ginger dit: « Je n’ai jamais traîné autour d’une installation militaire, je n’ai jamais été impliquée dans un programme de recherche pour la Défense, je ne me suis jamais asso-ciée à quelqu’un susceptible de jouer les espions. C’est ridicule !
- Si vous êtes tombée par hasard sur une chose que vous ne deviez pas voir, c’était dans une zone non pro-tégée. Un endroit où vous aviez parfaitement le droit de vous trouver… sauf que vous y étiez au mauvais moment.
- Mais enfin, Pablo, s’ils m’avaient fait un lavage de cerveau, cela aurait pris du temps, non ? Ils auraient dû m’enfermer dans un cachot, je ne sais pas, moi.
- J’imagine que cela doit prendre quelques jours.
- Donc, vous vous trompez. Bien sûr, je me doute qu’en me forçant à oublier ce que j’ai vu accidentellement ils doivent aussi effacer le souvenir de l’endroit. Malheureusement, il n’y a pas de blanc dans mon passé aucun jour pour lequel je n’aurais aucun souvenir de ce que j’ai vu ou fait.
- Erreur, ils peuvent implanter de faux souvenirs, et vous ne pourriez pas faire la différence.
- Seigneur, ils peuvent vraiment faire ça ?
- J’espère quant à moi pouvoir localiser ces faux souvenirs, expliqua Pablo en finissant de manger. Cela sera long, vous devrez remonter le temps semaine après semaine, mais quand je les trouverai, je les reconnaîtrai instantanément parce qu’ils n’auront pas la consistance des vrais souvenirs. Des images sans épaisseur, rien de plus. Si nous découvrons deux ou trois jours où vos souvenirs sont inconsistants, nous aurons mis le doigt sur l’origine de vos problèmes parce que ce sera à cette date que vous aurez été entre les mains des inconnus… quels qu’ils soient.
-Oui, je comprends ! fit-elle, subitement enthousiasmée. Et si quelqu’un m’a vraiment implanté ce blocage mnémonique, si tous mes symptômes - mes fugues-ne sont que la conséquence de souvenirs réprimés remontant à la surface, c’est que mon pro-blème n’a rien de psychologique. Je pourrai à nouveau pratiquer la médecine.
-Je crois qu’il y a un réel espoir, dit Pablo en lui serrant la main. Mais ce ne sera pas facile. Chaque fois que je sonde votre blocage, je risque de vous plonger dans le coma… ou pire encore. Je ferai très attention vous vous en doutez, mais le danger persiste. »
Les deux premières séances d’hypnose profonde se déroulèrent le vendredi 27 décembre et le dimanche 29 décembre; elles durèrent quatre heures chacune. Pablo la fit remonter les neuf derniers mois, jour après jour, mais ne trouva aucun faux souvenir.
Le dimanche, Ginger lui suggéra aussi de l’interroger à propos de Dominick Corvaisis, le romancier dont la photographie l’avait tant troublée. Quand Pablo l’eut hypnotisée et eut constaté qu’il parlait à son inconscient, il lui demanda si elle avait déjà rencontré Corvaisis. Après un court moment d’hésitation, elle dit: « Oui. » Pablo la questionna à nouveau, mais il n’en tira pas grand-chose. Finalement, un souvenir fugace lui échappa: « Il m’a jeté du sel au visage.
-Corvaisis vous a jeté du sel ? demanda Pablo, surpris. Pourquoi cela ?
-Je… je ne m’en souviens… pas très bien.
- Où cela s’est-il passé ? »
Le visage de la jeune femme se crispa et, voyant qu’elle risquait de retomber dans le coma, Pablo battit en retraite.
En tout cas, Ginger avait rencontré Corvaisis. Et cet événement était associé aux souvenirs dont elle avait été dépossédée.
Lors des deux séances suivantes-le lundi 30 dé- cembre et le mercredi 1r janvier-, Pablo la fit reculer de huit autres mois, jusqu’à la fin du mois de juillet, deux étés auparavant, sans mettre le doigt sur des souvenirs inconsistants, donc artificiels.
Puis le jeudi 2 janvier, Ginger lui demanda de l’interroger sur le rêve étrange qu’elle avait fait à plusieurs reprises et dont elle ne se rappelait absolument pas au réveil. Pour la quatrième fois depuis Noël, elle avait crié dans son sommeil, toujours les mêmes mots- « La lune »-, avec une telle force qu’elle avait réveillé les autres habitants de Baywatch. «Je crois que ce rêve a trait au lieu et aux heures qui m’ont été volés. Endormez-moi et nous apprendrons sûrement quelque chose. »
Mais une fois hypnotisée et ramenée au rêve des pré- cédentes nuits, elle refusa de répondre aux questions et plongea dans un sommeil bien plus profond que toute transe hypnotique. Il avait une fois de plus mis le doigt sur le « blocage d’Azraël », ce qui prouvait bien que ses rêves étaient en relation avec les souvenirs interdits.
Ils ne se virent pas le vendredi. Pablo voulait continuer de se documenter sur les blocages mnémoniques de tout type et établir la meilleure procédure possible.
De plus, il avait enregistré les cinq séances posté- rieures à Noël et il en écouta attentivement certains passages, à la recherche d’un mot particulier ou d’un changement d’intonation qui aurait pu lui échapper. Cela dura plusieurs heures, jusqu’à ce qu’il distingue une note d’angoisse dans la voix de Ginger. Sa régression temporelle l’avait alors fait remonter au 31 août de l’année précédente. Ils étaient certainement tout proches de l’événement dissimulé derrière le blocage d’Azraël.
Pablo ne fut donc pas surpris quand il toucha au but le samedi 4 janvier, au cours de la sixième séance. Comme d’habitude, Ginger était assise dans l’un des fauteuils près de la fenêtre. La neige tombait doucement. Les cheveux blond argenté de la jeune femme lui faisaient comme une auréole. Il lui fit revivre le mois de juillet de l’année précédente et constata que ses traits se tiraient, que sa voix se faisait plus tendue.
Les souvenirs de Ginger étaient des plus précis en ce qui concernait le dimanche 29 juillet, jour de son installation dans son nouvel appartement. 28, 27, 26, 25, 24 juillet… elle défaisait ses affaires et achetait des meubles… Rien de spécial les 21, 20 et 19 juillet… Le 18 juillet, la camionnette de déménagement venait de Palo Alto, en Californie, où Ginger avait consacré deux années à se spécialiser dans la chirurgie cardio-vasculaire.
Le 17 juillet, elle arrivait en voiture à Boston et prenait une chambre pour la nuit à l’hôtel Holiday Inn de Government Center, aussi près que possible de Bea-con Hill.
« En voiture ? Vous avez traversé tout le pays ?
-C’étaient mes premières vraies vacances. J’aime bien conduire. Comme ça, j’ai pu visiter un peu le pays », dit Ginger, mais sa voix était si bizarre qu’on eût dit qu’elle avait fait une excursion en enfer.
Pablo entreprit de lui faire revivre les derniers jours de ses vacances. L’itinéraire se déroula à rebours et elle se retrouva dans le Midwest, puis dans les Rocheuses, dans l’Utah et le Nevada. Elle s’arrêta au mardi 10 juillet au matin. Elle avait passé la nuit précédente dans un motel. Pablo lui en demanda le nom et elle frissonna.
« Le… le Tranquility.
- Le Tranquility Motel ? A quel endroit exactement ?
-A une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Elko, dit-elle en serrant plus fort les bras du fauteuil, sur la nationale 80. Comme à regret, elle décrivit très précisément le motel et le Tranquility Grill. Il y avait quelque chose dans cet endroit qui la terrorisait. Cha-que muscle de son corps était bandé.
Pablo dit: « Ainsi, vous avez passé la nuit dans ce motel. Nous sommes donc le lundi 9 juillet. Vous venez d’arriver au motel. Quelle heure est-il ? »
Elle resta muette, mais le tremblement qui commen- çait à l’agiter se fit plus violent. Il lui reposa la question et elle répondit: « Je ne suis pas arrivée le lundi… C’était un vendredi.
- Le vendredi précédent ? fit Pablo, étonné. Vous avez passé quatre nuits là-bas, du vendredi 6 juillet au mardi 10 ? Pourquoi ?
-C’était un endroit paisible, dit-elle d’une voix quelque peu pâteuse. J’étais en vacances. J’avais besoin de me reposer, c’était vraiment l’endroit idéal. »
Le vieux magicien réfléchit à la question suivante. « Vous m’avez dit qu’il n’y avait pas de piscine et que les chambres n’avaient rien de luxueux. Ginger, répondez-moi, qu’est-ce que vous avez bien pu faire pendant quatre jours dans ce trou perdu ?
-Je me suis relaxée, j’ai dormi. J’ai lu quelques livres, j’ai regardé la télévision. Ils ne devaient pas avoir une bonne réception, mais ils avaient posé une antenne parabolique sur le toit. » Son élocution n’était plus du tout la même et elle donnait l’impression de lire un texte écrit pour la circonstance. « Après deux ans passés à Stanford, j’avais besoin de décompresser pendant quelques jours.
-Quels livres avez-vous lus ?
-Je… je ne m’en souviens pas. » Elle serrait les poings et des gouttelettes de sueur coulaient sur ses tempes.
« Ginger vous êtes dans votre chambre et vous êtes en train de lire, d’accord ? Regardez la couverture de votre livre et dites-moi quel en est le titre.
-Je… il… il n’y en a pas.
-Tous les livres ont un titre.
- Il n’y en a pas.
-Parce que ce livre n’existe pas vraiment, hein, c’est cela ? dit-il.
-Oui. Je me suis reposée, c’est tout. J’ai dormi. J’ai lu quelques livres. J’ai regardé la télévision, dit-elle d’une voix plate. Ils ne devaient pas avoir une bonne réception, mais ils avaient posé une antenne parabolique sur le toit.
-Quelles émissions avez-vous regardées ? demanda Pablo.
- Les actualités. Des films.
- Quels films ?
-Je… je ne m’en souviens pas.
-Où dîniez-vous le soir ?
- Au Tranquility Grill. C’est un petit restaurant, il n’y a pas de vrai menu mais on y mange assez bien. » A nouveau, sa réponse ressemblait à la lecture d’un communiqué.
« Qu’avez-vous mangé au Tranquility Grill ? demanda Pablo.
-Je… je ne m’en souviens pas.
- Vous m’avez dit qu’on y mangeait bien. Comment pouvez-vous affirmer cela si vous ne vous rappelez pas ce que vous y avez mangé ?
- Euh… C’est un petit restaurant, il n’y a pas de vrai menu mais on y mange assez bien. »
Plus il insistait pour connaître des détails, plus elle se tendait. D’une voix égale, elle débitait des réponses programmées, mais son visage était déformé par l’angoisse.
Pablo aurait pu lui dire que ses souvenirs apparents des quatre journées passées au motel étaient faux, mais il était encore trop tôt pour cela. Il préféra la ramener au vendredi 6 juillet et il lui demanda à quelle heure exacte elle avait signé le registre du motel.
« Peu après huit heures du soir. » Sa voix était redevenue normale, parce qu’il s’agissait de vrais souvenirs. « Le soleil ne devait se coucher qu’une heure plus tard, mais j’étais très fatiguée. Tout ce que je demandais, c’était de manger, prendre une douche et aller me coucher. » Elle décrivit l’homme et la femme der-rière le comptoir. Elle se souvenait même de leurs noms, Ernie et Faye.
Vous avez signé le registre et vous êtes allée dîner au Tranquility Grill. Décrivez-moi cet endroit. »
Ce qu’elle fit, de manière très convaincante.
« Racontez-moi ce qui s’est passé dès l’instant où vous êtes entrée dans le restaurant, minute après minute. »
Ginger se redressa. Ses paupières étaient toujours closes, mais ses yeux bougeaient de droite à gauche, comme si elle regardait autour d’elle. Elle était parfaitement calme.
« Mmmm… ça sent bon… les =oignons, les frites… Ies épices aussi.
- Il y a combien de personnes présentes ?
- Il y a un cuisinier et une serveuse, dit-elle en tournant la tête de tous côtés. Trois hommes… des routiers, certainement… assis sur des tabourets au comptoir… Trois autres à table… Un prêtre un peu obèse… Un homme seul à une table… Cela fait onze avec moi, je crois.
-Parfait, dit Pablo. A présent, installez-vous et…
- Oh ! fit-elle en se protégeant le visage.
-Qu’est-ce qui se passe, Ginger, qu’est-ce qu’il y a ? »
Elle cligna des yeux avant de sourire et de parler à l’un des convives du Tranquility Grill: « Non, ça va, je l’ai déjà enlevé. » Elle s’essuya les joues du revers de la main. « Mais enfin, quand vous jetez du sel pardessus votre épaule, n’en prenez pas une poignée.
-Attendez, Ginger, l’homme qui a jeté du sel, décrivez-le.
- Jeune, fit-elle. Trente-deux ou trente-trois ans. Grand, mince, brun, les yeux sombres. Pas mal. Un peu timide, semble-t-il. »
Dominick Corvaisis, se dit Pablo, pas le moindre doute possible.
Elle se tourna vers la fenêtre pour admirer le paysage du Nevada au couchant. Pablo l’écouta passer commande d’une bière à la serveuse. On lui servit sa bière et Ginger la but lentement. Plusieurs minutes s’écoulèrent, mais Pablo ne voulait pas accélérer le processus parce qu’il savait qu’il approchait du moment crucial, celui où les vrais souvenirs allaient être remplacés par des souvenirs artificiels. L’événe-ment-cette chose qu’elle avait vue et n’aurait pas dû voir-allait bientôt se produire et Pablo voulait tout savoir des minutes précédentes.
Ce fut le crépuscule.
La serveuse revint et Ginger commanda un potage maison et un cheeseburger garni.
La nuit tombait sur le Nevada.
Tout à coup, avant que son repas lui fût servi, Ginger fronça les sourcils et dit: « Qu’est-ce qui se passe ? » Elle regarda par la fenêtre imaginaire.
« Que voyez-vous ? » lui demanda Pablo.
Elle eut l’air soucieux et se leva. « Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? » Elle se tourna vers les autres convives et leur parla: Je n’en sais rien. Je ne sais pas ce que c’est. » Elle vacilla et faillit tomber à la renverse. « Gevalt!» Elle se raccrocha au bord de la table. « Ça bouge. Pourquoi est-ce que tout bouge ? Ma bière s’est renversée. C’est un tremblement de terre ou quoi ? Et ce bruit ? » Elle tituba à nouveau, effrayée à présent. « La porte ! La porte ! s’écria-t-elle en tombant sur les genoux.
- Ginger, qu’est-ce qui se passe ?
- Rien. » Elle avait changé en un instant.
« Quel est ce bruit ?
-Quel bruit ? dit-elle d’une voix mécanique.
-Ginger, bon sang, répondez-moi ! Qu’est-ce qui se passe au Tranquility Grill ? »
Le visage crispé, mais la voix calme, elle dit: « Je suis en train de dîner.
- C’est un faux souvenir !
-Je suis en train de dîner », répéta-t-elle.
Enfin, il touchait au but. Enfin il savait que le soir du vendredi 6 juillet de cette année-là, Ginger avait vu quelque chose qu’elle n’aurait pas dû voir. Après quoi, elle avait certainement été retenue dans sa chambre de motel par des individus qui avaient employé avec elle des techniques de lavage de cerveau sophistiquées pour lui ôter tout souvenir de cet événement et, par là même, l’empêcher de le raconter à quiconque. Trois jours durant, du samedi au lundi, ils avaient travaillé sur son esprit et l’avaient libérée, avec des souvenirs artificiels, le mardi.
Mais, pour l’amour du ciel, qui pouvaient bien être ces étrangers tout-puissants et qu’avait-elle donc vu de si terrible ?
Portland, Oregon
Le dimanche 5 janvier, Dominick Corvaisis prit l’avion pour Portland et choisit un hôtel tout proche de l’appartement où il avait jadis habité. La pluie tombait dru et il faisait froid.
Il n’en sortit que pour dîner. Le reste du temps, il étudia la carte routière et reconstitua le périple qu’il avait entrepris l’été de l’année dernière-et qu’il referait dès le lendemain matin.
Deux jours plus tôt, il avait reçu une troisième enveloppe sans nom d’expéditeur. Elle avait été postée à New York. Il n’y avait pas de message, cette fois-ci, rien que deux photographies prises au Polaroïd.
La première photo le surprit sans vraiment l’affecter. Après tout, elle représentait quelqu’un qu’il ne connaissait pas, un jeune prêtre un peu obèse, aux yeux verts et aux cheveux auburn. Il faisait face à l’objectif. Il était assis sur une chaise tout près d’un bureau, une valise posée à terre à côté de lui. Il se tenait très raide, les épaules carrées, les genoux ser-rés. Ce cliché étonna Dom parce que l’expression du visage du prêtre n’était pas loin de celle d’un cadavre. L’homme était cependant vivant, il se tenait trop droit, mais son regard semblait vide, glacé.
La seconde photographie lui fit beaucoup plus d’effet. Elle montrait une jeune femme qui, d’une certaine façon, ne lui était pas étrangère. Bien que Dom ne pût se rappeler où il l’avait rencontrée, il était persuadé qu’ils se connaissaient. Elle avait près de trente ans. Des yeux bleus, des cheveux blond argenté. Un visage agréablement proportionné. Elle aurait été exceptionnellement belle si elle n’avait eu la même expression que le prêtre: le regard vide, comme mort. On ne la voyait que jusqu’à la taille. Elle était couchée sur un lit et les draps remontaient pudiquement jusqu’à son cou. Des courroies la maintenaient. Un bras était partiellement dénudé et une aiguille enfon-cée dans la veine du poignet.
Cette photographie lui rappela instantanément le cauchemar où des hommes qu’il ne pouvait voir lui criaient après et lui enfonçaient la tête dans une cuvette de lavabo. A plusieurs reprises, le rêve n’avait pas commencé par l’épisode du lavabo mais dans un lit, dans une chambre étrange, où sa vision était trou-blée par une brume couleur safran. En observant la jeune femme, Dom fut convaincu qu’il existait quelque part une photo de lui prise dans des circonstances semblables: attaché sur un lit, une aiguille dans le bras, les yeux morts.
Quand, le vendredi, il eut montré les deux clichés à son ami Parker Faine, le peintre arriva à la même conclusion que lui: « Si je me trompe, que j’aille rôtir en enfer et que je serve à faire des sandwiches au dia-ble, mais je jurerais que c’est là la photo d’une femme qu’on a droguée et à qui on a fait subir le même lavage de cerveau qu’à toi. Seigneur, cela devient de plus en plus dingue de jour en jour ! Normalement, tu devrais tout raconter aux flics-mais c’est impossible, parce qu’on ne sait pas avec qui ils sont. Malgré toi, tu t’es peut-être fourré dans les affaires d’une agence gouvernementale. En tout cas, tu n’es pas le seul à être dans de beaux draps. Le prêtre et la jeune femme y sont aussi. Le coup est encore plus gros que je ne l’imaginais. »
A présent, assis dans sa chambre d’hôtel, Dom tenait une photo dans chaque main et contemplait alternati-vement le prêtre et la jeune femme. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il tout haut. Comment vous appelez-vous ? Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »
Un peu plus tard, Dom s’attacha au lit avec une de ces cordes dont les montagnards se servent pour escalader des parois à pic. Il entoura d’abord son poignet de gaze qu’il fixa à l’aide d’adhésif, puis il noua la corde qui, avec ses six ou sept millimètres de diamètre, devait résister à une traction de plus de mille deux cents kilos.
Une corde aussi robuste n’avait rien d’inutile. La nuit du 28 décembre, il avait sectionné la première corde en la mâchonnant et en la tranchant brin après brin. La corde de montagne n’avait donc rien d’exagéré.
Cette nuit-là, à Portland, il s’éveilla à trois reprises, luttant furieusement pour se débarrasser du lien qui le retenait prisonnier, transpirant, haletant, le coeur battant la chamade et répétant inlassablement: « La lune ! La lune ! La lune ! »
Las Vegas, Nevada
Le lendemain de Noël, Jorja Monatella conduisit Marcie chez le Dr Louis Besancourt. L’examen tourna à l’épreuve de force, ce qui réussit à la fois à frustrer le praticien, à effrayer Jorja et à les gêner tous les deux. Dès l’instant où Jorja la fit entrer dans la salle d’attente, la petite fille se mit à pousser des hurlements stridents et à sangloter. « Non, pas de docteurs, ils vont me faire du mal ! »
Sa terreur connut son apogée quand le médecin vou-lut lui examiner les yeux à l’aide d’un ophtalmoscope. Elle urina sous elle comme elle l’avait fait la veille.
Cette miction soudaine fut accompagnée d’une brusque modification de comportement. Marcie se renferma tout à coup sur elle-même, ainsi qu’elle l’avait fait brièvement la veille. Elle était extraordinairement pâle et tremblait sans pouvoir s’arrêter. Elle affichait cette sorte de curieux détachement qui, pour Jorja, évoquait l’autisme.
Le Dr Besancourt n’avait aucun diagnostic simple à proposer à Jorja. Il parla de troubles neurologiques ou cérébraux, de maladie de nature psychologique. Il voulait que Marcie passe quelques jours au Sunrise Hospital pour y subir un certain nombre d’examens.
Ce qui survint dans le cabinet du Dr Besancourt ne fut rien à côté de ce qui arriva à l’hôpital. La simple vue des médecins et des infirmières déclenchait chez Marcie une panique démesurée, laquelle se transformait bientôt en hystérie pure et simple et finissait par laisser la pauvre enfant dans un état de transe quasi catatonique dont il lui fallait plusieurs heures pour se remettre.
Jorja se fit mettre en arrêt de travail pour une semaine et séjourna pratiquement quatre jours entiers au Sunrise Hospital, dormant dans un lit d’appoint installé dans la chambre de Marcie. Elle ne se reposa pas vraiment. Même plongée dans le sommeil artificiel le plus profond, la fillette se tordait en tous sens, donnait des coups de pied et de poing et hurlait: « La lune, la lune… » De telle sorte que la quatrième nuit, celle du dimanche 29 décembre, ce fut Jorja qui eut besoin du secours des médecins.
Le lundi matin, les frayeurs irrationnelles de Marcie disparurent comme par enchantement. Elle n’aimait pas l’hôpital et demandait sans cesse à rentrer chez elle, mais elle ne semblait plus redouter que les murs se referment sur elle pour la broyer. La compagnie des médecins et des infirmières ne lui plaisait pas, mais elle ne reculait pas, horrifiée, devant eux et n’essayait pas de les frapper quand ils voulaient la toucher. Elle était toujours pâle, nerveuse, tendue, mais, pour la première fois en plusieurs jours, son appétit fut nor-mal et elle mangea tout ce qu’on lui apporta pour le petit déjeuner.
Un peu plus tard ce même jour, après que le dernier examen eut été effectué et alors que Marcie déjeunait au lit, le Dr Besancourt parla à Jorja. Il avait une tête de bon gros chien, avec des yeux humides et sympathiques. « Négatifs, Jorja, tous les tests sont négatifs. Pas de tumeur, pas de lésion cérébrale, pas le moindre dysfonctionnement neurologique.
- Merci, mon Dieu, dit Jorja qui faillit fondre en larmes.
-Je vais envoyer Marcie chez un confrère, dit Besancourt. Ted Coverly. C’est un pédopsychiatre très qualifié. Je suis certain qu’il trouvera la cause de tout cela. Curieusement… j’ai l’impression que nous avons peut-être guéri Marcie sans même le savoir.
-Guéri ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
- Rétrospectivement, il m’apparaît que son comportement avait toutes les caractéristiques d’une pho-bie. Peur irrationnelle, crises de panique… Je suppose qu’elle s’est mise à développer une grave aversion pho-bique à l’égard de tout ce qui concerne la médecine. Il y a un traitement qui porte le nom de « flooding » dans lequel le patient atteint de phobie est volontairement, je dirais même impitoyablement, exposé aux choses qu’il redoute. Une sorte d’immersion totale pendant des heures, disons. C’est peut-être ce à quoi nous avons soumis Marcie en la faisant hospitaliser.
-Pourquoi aurait-elle une telle phobie ? demanda Jorja. D’où viendrait-elle ? Elle n’a jamais eu d’expé- rience traumatisante avec un docteur, elle n’a jamais été vraiment malade. »
Le Dr Besancourt s’écarta pour laisser passer un opéré. « Nous ignorons ce qui provoque les phobies. Il n’est pas nécessaire d’avoir eu un accident d’avion pour avoir peur de tout ce qui vole. Les phobies apparaissent comme ça spontanément. Même si nous l’avons guérie accidentellement, il y aura toujours une appréhension résiduelle que Ted Coverly pourra identifier. Allez, Jorja, ne vous en faites pas. »
Marcie sortit de l’hôpital le lundi 30 décembre dans l’après-midi. Dans la voiture qui la ramenait chez elle, elle était pratiquement redevenue elle-même et devinait des formes d’animaux dissimulés dans les nuages.
Les trois nuits suivantes Marcie dormit dans le lit de Jorja au cas où elle aurait des crises d’angoisse. Les cauchemars furent moins fréquents, moins forts aussi qu’auparavant. Marcie parla dans son sommeil, mais cela ne réveilla Jorja que trois fois en deux nuits. « La lune, la lune, la lune ! » Mais cette fois-ci, c’était plus un appel désespéré qu’un cri.
Ce fut un jeudi que Marcie vit pour la première fois le Dr Coverly. Il lui fit bonne impression. Si elle avait encore une peur irraisonnée des médecins, elle le cachait bien.
Cette nuit-là, Marcie coucha dans son propre lit avec pour seule compagnie un ours en peluche nommé Chocolat. Jorja se leva trois fois entre minuit et l’aube pour aller voir sa fille. Une fois, elle entendit la litanie désormais familière-« la lune, la lune, la lune »-, murmurée de telle façon que ce curieux mélange de peur et de plaisir la fit frissonner.
Le vendredi, alors que Marcie avait encore trois jours de vacances scolaires devant elle, sa mère la mena chez Kara Persaghian afin de retourner travailler au casino. Ce fut pour elle presque un soulagement que de retrouver le tumulte et la fumée des tables de jeu. Les cigarettes, l’odeur de la bière et la mauvaise haleine des parieurs lui parurent agréables à côté des vapeurs d’éther planant en permanence sur les couloirs de l’hôpital.
Le soir, elle reprit Marcie chez Kara. Pendant le tra-jet, la petite fille lui montra, tout excitée, ce qu’elle avait dessiné pendant la journée: des dizaines de lunes de toutes les couleurs possibles.
Le dimanche 5 janvier au matin, Jorja se leva pour préparer le café et trouva Marcie installée à la table de la salle à manger. Elle ôtait toutes les photographies de l’album de famille et les empilait sur la table.
« Je vais les ranger dans un carton à chaussures parce que j’ai besoin de l’album, dit-elle avec infiniment de sérieux. Il me le faut pour ma collection de lunes. » Elle lui montra une image découpée dans un magazine. « Je vais avoir une super-collection. »
C’est ainsi que la phobie des docteurs a commencé, se dit Jorja avec une certaine appréhension. Tout doucement, innocemment. Est-ce que Marcie aurait tro-qué une phobie contre une autre ?
Elle observa sa fille pendant quelques instants et se dit qu’elle se faisait des idées. Marcie n’avait pas modi-fié l’objet de sa phobie. Elle n’avait pas peur de la lune. Ce n’était rien de plus qu’une fascination, un enthousiasme temporaire. Tous les parents d’enfants du même âge ont eu à subir ces marottes qui disparaissent aussi vite qu’elles apparaissent.
Malgré tout, elle en parlerait au Dr Coverly lors de leur deuxième rendez-vous, mardi prochain.
A minuit vingt, juste avant d’aller se coucher, Jorja alla voir si Marcie dormait paisiblement. La petite fille n’était pas dans son lit. La chambre était plongée dans l’obscurité. Marcie avait tiré une chaise près de la fenêtre et regardait au-dehors.
« Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ?
- Rien, maman. Viens voir. » Elle avait une voix très douce, comme si elle parlait dans un rêve.
Jorja s’approcha de sa fille « Qu’est-ce que tu veux me montrer ?
- La lune », dit Marcie. Un croissant argenté se découpait sur un ciel d’un noir très profond. « La lune. »
Boston, Massachusetts
Le lundi 6 janvier, un vent froid et mordant souffla en permanence de l’Atlantique. Il était tombé de la neige fondue la nuit précédente. Les arbres dénudés étaient recouverts d’une couche blanchâtre; parfois, des branches noirâtres pointaient sous le givre comme des doigts.
Herbert, le majordome qui régentait tout dans la maison des Hannaby, emmena Ginger Weiss à son sep-tième rendez-vous avec Pablo Jackson. Le mauvais temps avait coupé des lignes électriques et la moitié des feux ne fonctionnaient plus. On roulait très mal dans les rues et ils arrivèrent dans Newbury Street à onze heures cinq, c’est-à-dire avec cinq minutes de retard.
De grands progrès avaient été effectués lors de la précédente séance et Ginger voulait entrer en contact avec les hôtes du Tranquility Motel. Si eux aussi avaient été soumis à un lavage de cerveau, peut-être connaissaient-ils le même type d’angoisses irraisonnées.
Pablo était fermement opposé à une confrontation immédiate. Pour lui les risques étaient trop importants. Qu’est-ce qui se passerait si les propriétaires du motel n’étaient pas des victimes mais des complices ? « Il faut que vous ayez de la patience. Avant de les approcher, réunissez sur eux le maximum d’informations possible. »
Ginger avait donc accepté de poursuivre le programme proposé par Pablo. Il voulait être seul dimanche pour étudier la dernière bande magnétique; il lui avait aussi dit qu’il ne pourrait pas la recevoir avant une heure de l’après-midi, il lui fallait en effet voir un ami à l’hôpital dans la matinée.
Le matin, il l’avait appelée pour dire que son ami était sorti bien plus tôt que prévu et qu’ils pourraient travailler ensemble à partir de onze heures. « Comme ça, vous m’aiderez à préparer le déjeuner. »
Ginger sortit de l’ascenseur et s’engagea dans le couloir menant à l’appartement de Pablo. Elle décida de maîtriser son impatience naturelle et de progresser en douceur, « en pantoufles », comme aimait le répéter le vieux magicien.
La porte était entrebâillée. Pensant que c’était volontaire, elle entra et referma la porte. « Pablo ? »
Quelqu’un émit un grognement dans une autre pièce. Il y eut un bruit de chute.
« Pablo ? appela-t-elle en arrivant dans la salle de séjour. Pablo ? »
Pas de réponse.
Un des battants de la porte de la bibliothèque était ouvert. La lumière était allumée. Ginger avança. Pablo était couché à terre le visage sur le tapis, tout près de son bureau. Il n’avait pas eu le temps d’ôter ses après-skis et son manteau.
Elle se précipita vers lui, envisageant déjà toutes les possibilités - hémorragie cérébrale, thrombose, embolie, infarctus, etc. Elle le retourna sur le dos et constata avec stupéfaction que Pablo avait reçu une balle en pleine poitrine et qu’un sang rouge foncé s’écoulait par la blessure.
Il cligna des yeux et sembla la reconnaître. Il y avait du sang sur sa lèvre inférieure. Il ne prononça qu’un seul mot, à voix basse: « Partez. »
Ginger se rendit compte qu’elle n’avait pas entendu de coup de feu. Son assaillant n’avait rien d’un cambrioleur ordinaire puisque son arme était équipée d’un silencieux. Il était donc très dangereux. Toutes ces considérations ne lui prirent pas un dixième de seconde.
Le coeur battant, elle se releva et se retourna vers la porte. Grand, large d’épaules, vêtu d’une veste de cuir serrée à la taille, l’agresseur se tenait dans l’encadrement de la porte, revolver à silencieux à la main. Malgré sa carrure, il avait l’air moins menaçant qu’elle ne l’avait redouté. Il avait à peu près son âge, ses yeux étaient bleu clair et son visage n’avait rien de dur.
Quand il parla, la disparité entre son allure et le geste qu’il venait de commettre fut encore plus grande car ses premières paroles furent une sorte de balbutiement d’excuse. « Je ne voulais pas ça… Je vous le jure, je ne voulais pas ça, j’étais seulement venu copier les bandes sur un magnéto à grande vitesse. C’est tout ce que je voulais, un double des bandes… »
Il désigna le bureau et Ginger vit un attaché-case ouvert. A l’intérieur, une double platine-cassette et des manettes. Des bandes magnétiques étaient posées à côté et Ginger comprit tout de suite ce qu’elles contenaient.
« Il faut appeler une ambulance », dit-elle. Elle se dirigea vers le téléphone, mais il l’arrêta en brandis-sant vers elle son revolver.
« Je voulais seulement faire des doubles, répéta-t-il, au bord des larmes. J’aurais pu recopier vos six séan-ces et filer. Il ne devait pas rentrer avant au moins une heure ! »
Ginger prit un coussin et le mit sous la tête de Pablo pour qu’il ne s’étouffe pas avec son propre sang.
Visiblement choqué par ce qui venait de se passer l’homme dit: « Il est rentré sans faire de bruit, comme un fantôme… »
Ginger se souvint des gestes élégants du vieux magicien, comme si chacun d’eux était le prélude à un tour de prestidigitation.
Pablo toussa, ferma les yeux. Il n’y avait pas beaucoup de solutions en dehors d’une intervention chirur-gicale immédiate, mais Ginger ne pouvait que lui poser la main sur l’épaule pour le réconforter.
Elle leva les yeux d’un air suppliant, mais l’homme ne put que dire: « Franchement, qu’est-ce qu’il faisait avec une arme, un type de son âge… comme s’il savait s’en servir… »
C’est alors que Ginger remarqua le pistolet sur le tapis à moins d’un mètre de la main de Pablo. Elle frissonna et comprit que Pablo avait toujours su qu’il risquait beaucoup en essayant de la secourir.
Ils la surveillaient. Dès la minute où elle l’avait contacté pour la première fois, elle lui avait fait courir un grand danger. Et lui-même le savait puisqu’il s’était armé. Ginger se sentait responsable.
« Pour l’amour du ciel, dit Ginger, laissez-moi appeler une ambulance. Vous dites que vous ne vouliez pas lui faire du mal, alors prouvez-le.
- Il est mort je crois. »
Elle chercha le pouls du vieil homme, ne le trouva pas. Ses doigts montèrent jusqu’à la carotide. Rien. « Oh ! non, fit-elle, non… » Elle toucha Pablo au front, non pas d’un geste exploratoire de médecin, mais avec tendresse et amour. Elle avait le coeur tellement serré par le chagrin qu’il était difficile de croire qu’elle ne le connaissait que depuis quinze jours. Comme son père, elle aimait tout de suite les gens, et Pablo étant l’homme qu’il était, ce don d’affection et d’amour s’était fait avec encore plus de facilité que d’habitude.
« Je suis désolé, fit l’inconnu. Sincèrement. S’il n’avait pas tenté de m’empêcher de partir, je serais sorti sans problème. Et maintenant, j’ai tué quelqu’un… Et vous, vous avez vu mon visage. »
Refoulant ses larmes parce que se rendant compte que ce n’était pas le moment de céder au chagrin, Gin-ger se redressa lentement et lui fit face.
Comme s’il pensait tout haut, l’autre dit: « Il va aussi falloir que je m’occupe de vous. Je vais devoir renverser des meubles ouvrir des tiroirs, emporter quelques objets de valeur, comme si vous étiez rentrés tous les deux ensemble et aviez surpris un cambrioleur. D’ailleur, au lieu de copier les bandes, je vais les prendre avec moi, elles ne seront plus là pour éveiller les soup- çons. » Il s’avança vers Ginger. «Je devrais peut-être aussi vous violer. Je veux dire, est-ce qu’un cambrioleur se contenterait d’assommer une fille comme vous ? Si je vous violais, cela ferait peut-être plus vrai. » Il s’approcha un peu plus et elle recula. « Bon sang, cela m’étonnerait que j’arrive à… à bander… surtout s’il faut que je vous descende après. » Elle se colla à la bibliothè- que. « Toute cette histoire ne me plaît pas, croyez-moi, les choses ont vraiment mal tourné, mais maintenant… »
Son apitoiement, apparemment authentique, ses excuses, qu’il ne cessait de répéter, et ses récrimina-tions justificatives impressionnaient Ginger plus que tout. Elle aurait eu moins peur s’il s’était montré impitoyable et sanguinaire. Le fait qu’il éprouvât des scru-pules n’empêchait pas qu’il allait avoir deux meurtres et un viol à son actif sous peu. Il n’en était que plus monstrueux.
Il s’arrêta à deux mètres d’elle et dit: « Enlevez votre manteau, s’il vous plaît. »
Il était inutile d’implorer, mais elle espérait le met-tre en confiance. « Je ferai de vous une fausse description. Je vous le jure. Je vous en prie, laissez-moi partir.
-Je ne demanderais pas mieux. (Il eut une expression de remords.) Enlevez votre manteau. »
Ginger commença à déboutonner le vêtement avec lenteur. Ses mains tremblaient, mais elle exagéra sa peur en se montrant maladroite. Finalement, d’un coup d’épaules, elle fit tomber le manteau au sol.
Il approcha d’un pas. Le pistolet était à quelques centimètres de sa poitrine. Il était moins tendu, moins crispé sur l’arme et la pointait moins agressivement, sans toutefois se montrer désinvolte.
« Je vous en prie, ne me faites pas de mal ! » Elle continua de le supplier car, s’il la croyait paralysée par une terreur abjecte, elle aurait davantage de chances de le rendre moins attentif et de créer une occasion de fuir.
« Je n’ai aucune envie de vous faire du mal, dit-il comme s’il n’avait aucun choix et se sentait offensé par sa prière. Je ne voulais pas lui faire de mal, non plus. C’est ce vieux fou qui est responsable de ce qui est arrivé. Pas moi. Écoutez, je ferai tout pour vous faire le moins de mal possible. Promis. »
L’arme dans la main droite, il se servit de sa main gauche pour caresser la poitrine de Ginger à travers son sweater. Elle ne réagit pas. Peut-être serait-il moins dangereux une fois excité. Ginger était certaine qu’il arriverait à ses fins malgré les doutes qu’il avait. Sa voix était câline, mais la violence transparaissait derrière chacune de ses paroles.
« Très mignonne, oui, très mignonne, bien roulée surtout… » dit-il. Il passa la main sous le sweater sai-sit une bretelle du soutien-gorge, tira dessus. Elle se brisa. L’attache métallique entra dans le dos de Gin-ger. Elle grimaça. « Je vous ai fait mal ? Excusez-moi. Je devrais être plus doux. » Il repoussa les bonnets et posa la main sur ses seins nus.
Emplie d’horreur et de terreur, Ginger se plaqua encore plus fort contre la bibliothèque. L’homme n’était plus qu’à une vingtaine de centimètres d’elle. Seule son arme les séparait. Il la gardait pointée sur son ventre. Ginger ne pouvait faire le moindre geste, sous peine de recevoir une balle.
Tout en la caressant, il continua à dire à quel point il était désolé de devoir la violer avant de la tuer. Elle secoua la tête comme pour nier la réalité de l’agression qu’elle subissait.
Les sens éveillés par la détresse de la jeune femme, il la caressa avec plus de vigueur. « Je vais y arriver, tu vas voir. Oui, je vais y arriver, tu ne me sens pas contre toi ? »
Il éloigna l’arme, s’écrasa sur elle et elle sentit son sexe dur contre son ventre.
Lorsqu’il se pressa et se frotta contre elle, il dut écarter son arme. Emporté par sa propre excitation, convaincu que Ginger était réduite à l’impuissance la plus totale, il laissa le pistolet pendre, pointé vers le plancher. La terreur que Ginger éprouvait n’était dépassée que par son mépris et sa rage, et dès que l’arme ne la menaça plus, elle passa à l’action. Tournant la tête de côté, elle commença à s’affaisser contre lui comme si elle était sur le point de s’évanouir ou se trouvait prise malgré elle d’excitation, ce qui mit sa bouche à la hauteur de la gorge de l’homme. Presque en même temps, elle le mordit violemment à la pomme d’Adam, lui envoya son genou dans le bas-ventre et écarta la main qui tenait l’arme.
Il para à demi le coup au bas-ventre, mais ne put rien contre la terrible morsure. Poussant un hurlement de douleur, il la repoussa sur le côté et recula de deux pas.
Ginger avait du sang plein la bouche, mais elle ne céda pas au dégoût et se jeta sur le bras droit de son agresseur pour lui enfoncer les dents dans le poignet.
Il lâcha le revolver, mais eut le réflexe de lui administrer un solide coup de poing dans le dos. Elle tomba à genoux et crut un instant qu’il lui avait brisé une ver-tèbre. Sa vision se troubla. Elle le vit se pencher pour ramasser son revolver et bondit sur lui sans hésiter.
Il fit un pas pour l’éviter, perdit l’équilibre et s’écroula sur le cadavre de Pablo Jackson.
Le souffle court, le regard fixe, ils restèrent un instant tous deux pétrifiés, chacun à un bout de la pièce, recroquevillés sur eux-mêmes.
Ginger vit les yeux ronds de l’homme; elle sut qu’il se croyait sur le point de mourir. La morsure ne le tuerait cependant pas. Elle n’avait tranché ni la carotide ni la jugulaire, elle n’avait fait que percer le cartilage thyroïdien, broyant des tissus et sectionnant quelques vaisseaux mineurs. Il n’était cependant pas difficile de comprendre pourquoi il se croyait blessé à mort: la douleur était fulgurante. Il posa sa main intacte sur sa gorge, l’enleva et contempla, horrifié, son propre sang.
L’arme gisait à terre, un peu plus près de l’agresseur que de Ginger. Il se mit à ramper sur le tapis. Ginger n’avait pas le choix, il lui fallait s’enfuir à toute allure.
Elle s’élança dans la salle de séjour malgré la douleur qui lui ravageait le dos. Elle voulait quitter l’appartement par l’entrée principale mais elle comprit que cela lui était impossible. Elle ne pouvait se permettre d’attendre l’ascenseur et la cage d’escalier pouvait se révéler un piège fatal.
Courbée en deux par la souffrance, elle s’engagea dans un long couloir et entra dans la cuisine, refermant derrière elle la porte battante. Des ustensiles étaient accrochés au mur à côté de la cuisinière et elle prit un grand couteau de boucher.
Sans bruit, elle alla se poster derrière la porte. Son dos lui faisait encore mal, mais c’était à présent assez supportable. Ses doigts étaient crispés sur le couteau, prêts à frapper.
Cinq secondes s’écoulèrent. Dix. Vingt.
Que pouvait-il bien faire ?
Ginger hésita, retint son souffle, tendit l’oreille.
Le silence.
Le manche du couteau était trempé de sueur. Elle entrouvrit la porte battante jeta un coup d’oeil. L’homme n’était pas là, comme elle l’avait craint, mais tout au bout du couloir, à la hauteur de l’entrée. Il l’avait cherchée dans l’ascenseur et la cage d’escalier et, ne l’ayant pas trouvée, il avait fait demi-tour. A la façon dont il fermait la porte et mettait la chaîne, il était évident qu’il était persuadé qu’elle se trouvait à l’intérieur de l’appartement.
Il tenait sa main blessée sur sa gorge. Elle pouvait l’entendre respirer bruyamment. Il n’était plus affolé. Il souffrait beaucoup, certainement, mais il savait qu’il survivrait.
Une fois dans l’entrée, il regarda en direction de la salle de séjour, puis de la chambre. Quand il aurait fini de fouiller les placards de la chambre, il aurait recouvré tout son sang-froid et ne se laisserait plus surprendre.
Il fallait qu’elle quitte l’appartement. Au plus vite.
Elle n’avait aucun espoir d’atteindre la porte. Peut- être en avait-il déjà terminé avec la chambre et revenait-il dans l’entrée.
Ginger posa le couteau. Son soutien-gorge la gênait, elle l’ôta rapidement. En silence, elle fit le tour de la table de la cuisine écarta les rideaux et regarda l’escalier de secours. Elle débloqua le verrou, souleva le panneau supérieur de la fenêtre à guillotine. Le bois grinça, puis céda avec un bruit sourd. Elle sut que l’homme l’avait entendue. Et qu’il arrivait dans le couloir.
Elle enjamba la fenêtre, posa le pied sur la plate-forme métallique et descendit les premières marches. Le vent la fouetta au visage et le froid la pénétra aussi-tôt jusqu’à l’os. Les marches de métal étaient couvertes de glace. Mettre le pied dessus relevait de l’exploit, mais elle devait descendre à toute allure pour ne pas prendre une balle en pleine tête. A plusieurs reprises, elle dérapa, mais se rattrapa à la rampe, s’arrachant la peau des doigts sur le métal glacé.
Elle n’était plus qu’à quatre marches du palier infé- rieur quand elle entendit jurer au-dessus d’elle. L’assassin de Pablo Jackson avait à son tour enjambé la fenêtre de la cuisine.
Ginger voulut aller trop vite. L’escalier se déroba et elle dévala les trois dernières marches pour atterrir lourdement sur le dos. Des étincelles jaillirent de la rambarde et elle comprit que l’homme venait de tirer. Il l’avait manquée de peu. Elle leva les yeux pour le voir la viser à nouveau-et tomber à son tour dans l’escalier, dévaler plusieurs marches et finir sur le dos tout près d’elle, une jambe et un bras dans le vide.
Ginger se releva pour s’enfuir le plus vite possible. Mais en jetant un furtif coup d’oeil au tueur, elle fut arrêtée par les boutons de sa veste de cuir, seuls objets de couleur dans la grisaille. Des boutons de cuivre bien astiqués, décorés chacun d’un lion passant, symbole revenant souvent dans l’héraldique anglaise. Ils n’avaient rien de bien original-des milliers de vestes de sport ou de manteaux étaient ornés de ce genre de boutons. Mais les yeux de Ginger ne pouvaient plus s’en détacher et tout le reste devenait flou, disparaissait. Comme si seuls ces boutons étaient réels. Même le vent glacial ne put la ramener à la conscience. Les boutons. Eux seuls retenaient son attention, engen-drant chez elle une terreur bien supérieure à la crainte qu’elle avait eue de son agresseur.
« Non », fit-elle, niant inutilement ce qui lui arrivait. les boutons. « Oh, non ! » Les boutons. Elle n’aurait pu perdre les pédales à un plus mauvais moment. Les boutons.
Elle ne put rien faire contre la montée de la crise. Pour la première fois depuis trois semaines, elle fut submergée par une terreur panique irrationnelle. Elle se sentait devenir minuscule, elle se savait condamnée. Elle se trouvait plongée dans une sorte de paysage intérieur de ténèbres dans lequel elle ne pouvait que courir à l’aveuglette.
Se détournant des boutons elle fonça dans l’escalier de secours et tandis que les ténèbres descendaient sur ses yeux, elle comprit que sa fuite éperdue ne pourrait se terminer que par la fracture d’une jambe, voire de la colonne vertébrale. Et, tandis qu’elle serait gisante, paralysée, le tueur viendrait, appuierait le canon con-tre sa tempe et lui ferait sauter la cervelle.
Obscurité.
Le froid.
Quand elle revint à elle, Ginger était accroupie dans la neige et les feuilles mortes, à côté d’un petit escalier menant au sous-sol d’un bâtiment communal, à une distance indéterminée de la maison de Pablo Jackson. Son dos lui faisait très mal, de même que son côté droit. La paume de sa main gauche la brûlait. Mais le pire était le froid qui la pénétrait et la glaçait jusqu’aux entrailles.
Ginger se releva lentement. La petite cour était déserte, de même que les cours des maisons voisines. De la neige verglacée. Quelques arbres dénudés. Rien de menaçant. Toute tremblante, elle essuya ses yeux humides et chercha à sortir de la cour.
Elle voulait regagner Newbury Street, trouver un téléphone pour appeler la police mais, alors qu’elle atteignait la grille du bâtiment communal, ses projets tombèrent soudain à l’eau. De part et d’autre de la grille était accrochée une vieille lampe de fiacre aux plaques de verre couleur d’ambre. Une petite ampoule émettait une lueur vacillante, semblable à celle d’une bougie. Cette lueur jaunâtre, sautillante, plongea instantanément Ginger dans une panique irraisonnée.
« Non ! Assez ! »
Et à nouveau, ce fut le brouillard, puis les ténèbres.
Le néant.
Plus froid encore.
Ses pieds et ses mains étaient comme paralysés.
Visiblement, elle se trouvait dans Newbury Street. Elle s’était glissée sous un camion en stationnement.
« Mademoiselle ? Hé mademoiselle ? »
Ginger cligna des yeux. La voix venait de l’arrière du camion.
Elle vit un homme à quatre pattes et crut un instant que c’était le tueur.
« Dites, ça ne va pas, mademoiselle ? »
Ce n’était pas lui. Il avait dû abandonner et préférer prendre la fuite. Non, c’était quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Pour une fois, le visage d’un étranger était le bienvenu.
« Qu’est-ce que vous fichez là-dessous ? »
Elle rampa jusqu’à lui, accepta la main gantée qu’il lui tendait et sortit de dessous le camion.
« Vous étiez cachée ? Y a quelqu’un qui vous voulait du mal ? »
C’est alors qu’elle aperçut un policier réglant la circulation au carrefour. Sans prendre la peine de répon-dre au camionneur, elle courut vers lui. Tout son corps lui faisait mal, mais cela n’avait pas d’importance. Évi-tant les quelques voitures qui roulaient à cette heure, Ginger cria pour attirer l’attention du policier: « Vite, un homme a été assassiné, il faut que vous veniez ! » L’agent de la circulation se tourna lentement vers elle et elle découvrit les boutons en cuivre de son uniforme. Ils n’étaient pas tout à fait semblables à ceux de la veste en cuir de l’assassin ils n’étaient pas déco-rés d’un lion passant. Mais cela suffit pour lui faire penser aux boutons qu’elle avait vus au Tranquility Motel. Des souvenirs interdits voulurent crever la surface. Assez pour activer le blocage d’Azraël.
Dans un cri de désespoir, elle perdit à nouveau conscience et sombra dans le néant.
Plus froid encore.
Cette fois-ci, elle s’était réfugiée dans l’espace très restreint qui séparait des haies artistement taillées du mur de brique d’une belle bâtisse. L’ancien hôtel Agassiz. L’immeuble même de Pablo, là où il avait été tué. La boucle était bouclée.
Elle entendit quelqu’un s’approcher.
Les bottes du policier firent crisser la neige. Il s’arrêta devant elle et écarta les haies. « Mademoiselle ? Ça ne va pas ? Vous disiez que quelqu’un s’était fait assassiner. »
Peut-être ferait-elle une nouvelle fugue, peut-être n’en sortirait-elle jamais ?
Le policier tendit la main vers elle et dit doucement: « Qu’est-ce qui se passe ? Dites-le-moi, je ne peux pas VOUS aider Si VOUS ne me dites rien. »
Elle ouvrit les yeux, vit le bouton supérieur de sa veste. Il ne se passa rien. Mais cela ne voulait pas dire grand-chose: l’ophtalmoscope, les gants noirs et les autres objets l’avaient laissée parfaitement indiffé- rente quand elle s’était forcée à les regarder bien en face.
Le policier l’aida à sortir de la haie.
Elle dit: « Ils ont tué Pablo, il a été assassiné. »
Et au moment même où elle prononça ces paroles, elle se sentit submergée par le remords. Le 6 janvier serait à tout jamais un jour maudit. Pablo était mort. Parce qu’il avait voulu la secourir.
Sur la route
Le lundi 6 janvier au matin, Dom Corvaisis parcourut les faubourgs de Portland dans sa Chevrolet de louage. La pluie, la plus drue qu’il eût jamais vue, avait cessé avant l’aube. Mais le ciel était encore nuageux, de la teinte grisâtre d’un champ incendié, comme si un incendie allumé derrière les nuages en avait extirpé toute l’humidité. Il traversa le campus universitaire, s’arrêtant de temps à autre pour se replonger dans le passé. Il se gara en face de l’appartement où il avait vécu et, les yeux levés vers les fenêtres, tenta de se souvenir de l’homme qu’il avait été.
Il était persuadé d’avoir vu quelque chose de terrible sur la route, l’été de l’année dernière, et aussi qu’on lui avait fait subir quelque chose de monstrueux. Mais cette conviction engendrait à la fois un mystère et une contradiction. Le mystère, c’est que cet événement avait suscité en lui un changement indéniablement positif. La contradiction, que l’événement en question avait peuplé ses rêves de cauchemars tout en faisant s’épanouir sa personnalité. Comment la même chose pouvait-elle être à la fois terrifiante et positive, horrible et enthousiasmante ?
La réponse, si réponse il y avait, ne résidait pas ici à Portland, mais quelque part sur la route. Il lança le moteur, passa une vitesse et s’éloigna de l’immeuble qu’il avait jadis habité.
Pour se rendre de Portland à Mountainview, la route la plus directe était la nationale 80, en direction du nord. Mais, ainsi qu’il l’avait fait dix-huit mois plus tôt Dom préféra faire un détour par le sud en choisissant la nationale 5. Et comme il l’avait déjà fait, il s’arrêta pour déjeuner à Eugene.
Dans l’espoir de découvrir un élément qui réveillerait sa mémoire et lui fournirait un lien avec le mysté- rieux événement, Dom observa attentivement toutes les petites villes qu’il traversa. Il ne vit cependant rien qui le mît mal à l’aise et arriva comme prévu peu avant six heures du soir à Grants Pass.
Il séjourna dans le même motel qu’un an et demi auparavant. Il se souvint du numéro de la chambre-la 10-parce qu’elle se trouvait juste à côté du distri-buteur de boissons et que le moteur de la machine l’avait indisposé toute la nuit. Elle était inoccupée et il la prit, expliquant à l’employé qu’il y avait laissé de charmants souvenirs.
Il dîna au même restaurant, de l’autre côté de la route.
Toute la journée, il avait surveillé son rétroviseur. Et maintenant, il dévisageait tous les autres clients de l’établissement. S’il était suivi, ce devait être par un homme invisible.
A neuf heures du soir, au lieu d’utiliser le poste de sa chambre, il se rendit dans une cabine publique, se servit de sa carte de crédit et appela une cabine de Laguna Beach. De la prudence avant tout. Parker Faine attendait son coup de fil et lui fit la description du courrier reçu dans la journée.
« Des factures, dit Parker, des publicités. Ni messages ni photos. Ça va de ton côté ?
- Oui. Toujours rien. J’ai mal dormi cette nuit. J’ai fait un cauchemar. La lune, une fois de plus. On a l’air de deux cinglés.
-Au fond, ça m’amuse, avoua Parker. Les gendar-mes et les voleurs… J’adorais ce genre de jeux quand j’étais môme. Tu sais que tu peux m’appeler si tu as besoin d’aide, je te rejoindrai le plus rapidement possible.
- Je sais », dit Dom.
Il rentra au motel. Cette nuit-là, il se réveilla trois fois d’un cauchemar dont il ne se souvint pas, criant toujours: « La lune, la lune, la lune… »
Mardi 7 janvier. Dom se leva tôt et partit pour Sacramento, puis emprunta la nationale 80 en direction de Reno. La pluie tomba, glacée, pendant la quasi-totalité du parcours. Il se mit à neiger quand il parvint au pied des Sierras. Il s’arrêta dans une station-service acheta des chaînes et les fixa aux roues de la Chevrolét avant de s’engager dans la montagne.
L’été de l’année dernière, il lui avait fallu plus de dix heures pour relier Grants Pass à Reno: cette fois-ci, il lui fallut encore plus de temps. Quand il fut enfin arrivé au Harrah’s Hotel où il avait déjà séjourné, eut appelé Parker d’une cabine et dîné sur le pouce à la cafétéria, il était trop fatigué pour faire quoi que ce soit et prit un exemplaire du journal de Reno pour le feuilleter dans sa chambre. C’est ainsi qu’à huit heures et demie du soir, allongé sur son lit, il découvrit l’histoire de Zeb Lomack.
LE FOU DE LUNE
UN HERITAGE D’UN DEMI-MILLION DE DOLLARS
« RENO-Zebediah Harold Lomack, 50 ans, dont le suicide le jour de Noël a révélé une étrange fascination pour la lune, a laissé des biens estimés à plus de 500000 dollars. Selon des documents confiés à un notaire par Eleanor Wolsey, soeur du défunt et son exécutrice testamentaire, la majeure partie de cette somme a été déposée sur divers comptes d’épargne ou transformée en obligations au porteur. La modeste maison du 1420 Wass Valley Road où vivait Lomack n’a qu’une valeur estimée à 35000 dollars.
»Joueur professionnel, Lomack aurait gagné toute cette fortune au poker. “C’est l’un des meilleurs joueurs que j’aie connus, nous a déclaré Sidney Garfork, autre joueur professionnel et vainqueur du cham-pionnat mondial de poker qui s’est déroulé l’année dernière au Horseshoe Casino de Las Vegas. Il s’est mis aux cartes quand il était encore tout gosse, il avait un don pour ça comme d’autres pour la physique ou le base-ball.” Selon Garfork et d’autres amis de Lomack ses revenus auraient été encore plus élevés s’il n’avait eu une faiblesse pour les dés. “Il y perdait plus de la moitié de ses gains, sans parler des impôts qui lui en piquaient une bonne partie”, a ajouté Garfork.
» La nuit de Noël, suite à l’appel d’un voisin ayant entendu un coup de feu, les policiers ont découvert le corps de Lomack gisant dans sa cuisine. La pièce était jonchée d’ordures. En visitant le reste de la maison, ils eurent la surprise de trouver des milliers de photographies de la lune collées sur les murs, les plafonds et les meubles. »
Cet accident, vieux d’une quinzaine de jours, avait visiblement suscité l’émotion de la population locale. Dom lut l’article avec une fascination mêlée de gêne. Il reposa le journal, le reprit, relut plusieurs fois l’article. Et à neuf heures et quart, il décida d’aller jeter un coup d’oeil à la maison de Lomack.
Il demanda à un employé du motel comment gagner Wass Valley Road et prit sa voiture. La route était sèche, Reno ayant été épargné par la neige. Dom s’arrêta dans un drugstore ouvert toute la nuit pour acheter une torche électrique. Il arriva au 1420 Wass Valley Road peu après dix heures et demie et se gara de l’autre côté de la rue.
En fait, la maison était un bungalow modeste entouré de porches, exactement comme l’avait décrit le journal. Il restait de la neige, par plaques, sur le toit et le bout de terrain qui l’entourait; elle faisait ployer les branches de quelques sapins. Les fenêtres étaient noires.
D’après l’article du journal, la soeur de Lomack venue de Floride en avion à l’annonce de sa mort, était restée sur place pour procéder à la vente de la maison mais n’y habitait pas, la trouvant trop déprimante.
Dom était un citoyen respectueux des lois; la perspective d’entrer ici par effraction ne l’enchantait pas. Mais il n’avait pas le choix; il ne voyait pas comment demander l’autorisation de la soeur de Lomack, qui se disait écoeurée par la curiosité malsaine des gens.
Cinq minutes plus tard, sur la terrasse de la maison, il se rendit compte que la serrure de la porte était trop compliquée pour être forcée. Il essaya les fenêtres. Celle donnant sur la paillasse de la cuisine n’était pas bloquée. Il l’ouvrit facilement et se glissa à l’intérieur.
Masquant d’une main le faisceau lumineux pour ne pas être vu de l’extérieur, il balaya de sa torche la cuisine, laquelle n’était plus dans l’état lamentable dans lequel l’avait découverte la police de Reno. La soeur de Lomack avait entrepris de remettre la maison en état dans le but de la vendre. Visiblement, elle avait commencé par la cuisine. Tout était immaculé. Dans l’air régnait une odeur de désinfectant. De la poudre contre les insectes était répandue le long des murs. Un unique cafard se réfugia derrière le réfrigérateur. Il n’y avait pas la moindre photographie de la lune.
Dom se dit que toutes les traces de l’obsession de Zeb Lomack avaient peut-être déjà disparu, mais il fut rassuré en entrant dans la salle de séjour et quand le faisceau de la lampe éclaira les murs. La pièce tout entière était tapissée de posters de la lune. Dom eut l’impression de se trouver dans l’espace, quelque part entre Mars et Jupiter, entouré de centaines d’astéroi-des se ressemblant tous par leurs surfaces criblées de cratères. Ce spectacle troublant le mit mal à l’aise.
Il quitta la salle de séjour pour un couloir aux murs recouverts de photos de la lune, en noir et blanc ou en couleurs scotchées collées ou agrafées aux murs. Les chambres à coucher étaient pareillement décorées et les lunes omniprésentes ressemblaient à de gros champignons qui auraient envahi le moindre recoin de la maison.
Selon les journaux, les voisins disaient que le joueur s’était rapidement changé de noctambule en reclus. Apparemment, sa fascination pour la lune avait débuté l’été de l’année dernière.
L’été de l’année dernière… Les changements survenus dans la vie de Dom coincidaient mystérieusement. Il se sentit de plus en plus mal à l’aise. Les lunes ne l’hypnotisaient pas, ainsi qu’elles l’avaient fait avec Lomack, mais il ressentit une sorte de picotement dans la nuque. En les contemplant, il comprit que ce qui avait poussé Lomack a tapisser sa maison de clichés de la lune était cette même chose qui l’avait contraint, lui, Dom, à rêver à l’astre des nuits.
Lomack et lui avaient partagé une même expérience dans laquelle la lune tenait une part importante ou dont elle était le symbole parfait. L’été de l’année dernière, ils s’étaient trouvés au même moment au même endroit.
Lomack avait été rendu fou par la pression des souvenirs réprimés.
Et moi, vais-je aussi devenir fou ? se demanda Dom qui, debout au milieu de la chambre principale, tournait sur lui-même, les yeux rivés au plafond.
Une pensée nouvelle et sinistre s’imposa à lui. Supposons que Lomack ne se soit pas tué par désespoir de ne pouvoir se débarrasser de son obsession. Supposons qu’il ait mis le canon de l’arme dans sa bouche pour s’être enfin souvenu de ce qui lui était arrivé l ‘été de l’année dernière. Peut-être le souvenir était-il bien pire que le mystère. Peut-être, si la vérité lui était révé- lée, les crises de somnambulisme et les cauchemars lui paraîtraient-ils moins terrifiants que ce qui était advenu sur la route, quelque part entre Portland et Mountainview.
La lune… la lune… la lune… L’oppression de ces for-mes flottant aux murs augmentait de seconde en seconde. La décoration murale rendait Dom claustrophobe. Les lunes semblaient être le signe encore incompréhensible du terrible destin qui l’attendait. N’en pouvant plus, il quitta la chambre en titubant.
Il courut dans le couloir pour rejoindre la salle de séjour, trébucha sur une pile de livres, tomba à terre. Il ne lui fallut que quelques secondes pour recouvrer ses esprits. Et là, il découvrit le prénom « Dominick » écrit au marqueur sur un poster. Il ne l’avait pas remarqué en sortant de la cuisine mais, à présent, sa torche était pointée directement dessus.
Dom frissonna. Les journaux n’en avaient pas parlé, mais il s’agissait certainement de l’écriture de Lomack. Il était certain de ne pas connaître le joueur, mais ce serait une formidable coïncidence s’il s’agissait d’un autre Dominick que lui-même.
Il se releva, dirigea sa torche vers les autres posters. Des prénoms étaient écrits sur trois autres affiches: GINGER, FAYE, ERNIE. Si son nom était là parce qu’il avait partagé une expérience oubliée avec Lomack, il devait en être de même pour les trois autres personnes.
Il pensa au prêtre sur la photo qu’il avait reçue. Etait-ce lui, Ernie ?
Et la jeune femme couchée sur le lit, était-ce Ginger ou Faye ?
Un souvenir terrible frémit en lui, mais trop profondément, au plus secret de son inconscient, comme une créature marine vivant dans la vase et que ne révèlent que quelques bulles venues crever à la surface.
Dès l’instant où il avait pénétré dans la maison de Lomack, une peur sourde s’était emparée de Dom; mais la frustration était maintenant plus forte qu’elle. Il cria dans la maison vide, et l’écho de sa voix se répercuta, froid et sec, sur les murs couverts de lunes en papier. «Pourquoi ne puis-je rien me rappeler?» Il savait pourquoi, évidemment: quelqu’un avait tripoté son esprit, en avait arraché certains souvenirs. Mais il cria tout de même, terrifié et furieux à la fois: « Pourquoi ne puis-je rien me rappeler ? Il faut que la mémoire me revienne ! » Il tendit la main vers le poster qui portait son nom, comme pour en arracher le souvenir qui se trouvait dans l’esprit de Lomack lorsque ce dernier avait griffonné « Dominick ». Son coeur cognait. Il rugit, fou de rage: « Bande d’enfoirés, qui que vous soyez, je finirai par me souvenir. Je me souviendrai de vous, salopards. Je m’en souviendrai ! »
Et tout à coup, bien qu’il ne le touchât pas, bien que sa main en fût éloignée de plus d’un mètre, le poster portant son nom se détacha du mur. Il était fixé par quatre morceaux de ruban adhésif, mais ceux-ci se déchirèrent avec un bruit de fermeture à glissière et le poster bondit littéralement loin du mur, comme si une saute de vent soudaine avait traversé la brique et le plâtre.
La lampe tremblait dans sa main; dans la lumière hésitante, il vit que le poster s’était immobilisé à quelques pieds de lui. Il restait suspendu à la hauteur des yeux, posé sur le vide, ondulant légèrement de bas en haut. Tandis que gonflait la surface grêlée de la lune, son nom écrit à la main se tordait comme la devise d’une bannière agitée par le vent.
Lentement, il retomba en ondulant comme un tapis volant.
Une hallucination, se dit-il, il ne manquait plus que ça.
Mais c’était bel et bien la réalité. Et il le savait.
Sa main se mit à trembler. La lampe vacillait, son faisceau éclairant par saccades les lunes innombra-bles.
Puis après un instant infini, d’autres bruits retentirent à chaque coin de la pièce. Le son bien reconnaissable d’un morceau de ruban adhésif qu’on arrache. Les autres posters se dégageaient à leur tour des murs, du plafond, des fenêtres. Et une cinquantaine d’affiches foncèrent en même temps vers Dom, qui poussa un cri de surprise et de frayeur.
Elles s’immobilisèrent alors à près d’un mètre du sol, toutes frissonnantes, avant de commencer à tournoyer dans la pièce comme les chevaux d’un manège.
Curieusement, Dom ne s’affola pas. Émerveillé, il contempla l’étrange spectacle de ces cinquante lunes virevoltant avec grâce dans la salle de séjour. Et comme il commençait à y trouver un certain plaisir, le manège s’immobilisa. Dans une cacophonie de battements d’ailes, les posters s’élancèrent à nouveau vers Dom comme des chauves-souris géantes, effleurant son visage, se prenant à ses cheveux, frappant son dos.
Dom tomba à quatre pattes et chercha à fuir cet enfer, mais toute issue lui était interdite. Il ne voyait plus ni portes ni fenêtres, rien que des formes mouvantes qui se jetaient sur lui.
Le vacarme empira lorsque, dans les autres pièces et dans le couloir, des milliers de formes lunaires se détachèrent des murs, déchiquetant les bandes adhési-ves, faisant sauter les agrafes, arrachant le plâtre. Elles s’introduisirent en file dans la cuisine et se joi-gnirent au manège infernal, se mettant en orbite autour de Dom, sifflant et grondant comme les flammes d’un brasier.
Dom se boucha les oreilles, ferma les yeux. « Assez ! Assez ! » Son coeur battait à tout rompre. « Assez ! » Ses cris lui déchiraient la gorge. « Assez je vous en supplie ! »
Le tumulte cessa d’un seul coup comme si les milliers de photos de la lune lui avaient obéi.
Il dégagea ses oreilles, ouvrit les yeux.
Une galaxie de lunes tournait toujours autour de sa tête, dans le silence le plus absolu.
« Comment faites-vous ? dit-il, comme si les lunes capables de l’éviter pouvaient aussi lui répondre. Comment faites-vous ? Comment ? Pourquoi ? »
Les lunes s’affalèrent toutes ensemble comme si un charme venait de se rompre. Les bottes de Dom furent recouvertes d’un tas de papiers inertes.
Abasourdi, il se traîna vers la porte donnant sur le couloir. Sous ses pas, les lunes crissaient comme des feuilles mortes. Il ne restait plus une seule photo au mur.
Faisant demi-tour, il revint dans la salle de séjour et s’agenouilla parmi les débris. Il posa sa lampe et prit des feuilles de papier entre ses doigts, cherchant à comprendre ce qui avait pu se passer.
La peur et l’émerveillement, la terreur et l’étonnement s’emparaient tour à tour de son esprit. Mais en vérité, il ne savait quel sentiment éprouver car ce qu’il venait de vivre n’avait aucun précédent.
A un moment donné, il se sentait pris d’un fou rire incontrôlable, l’instant suivant une vague glaciale d’horreur venait l’arrêter abruptement. Il avait l’impression de se trouver en présence de quelque chose d’indiciblement mauvais, puis de quelque chose de bon et de pur, avec tout autant de conviction. Le mal. Le bien. Peut-être les deux… ou aucun des deux. Simplement… quelque chose. Quelque chose de mysté- rieux échappant au pouvoir descriptif limité des mots.
Il ne savait qu’une chose: ce qui s’était passé l’été de l’année dernière était encore plus étrange que tout ce qu’il avait pu imaginer jusqu’ici.
Il continua pendant plusieurs minutes de froisser des photos de la lune. Jusqu’au moment où il remarqua quelque chose de curieux quand les paumes de ses mains entrèrent par hasard dans le faisceau lumineux. Des cercles. Au beau milieu de chaque paume, se dessinait un cercle de chair rouge, gonflée, aussi parfait que s’il avait été dessiné au compas.
Et sous ses yeux, les stigmates disparurent quasi instantanément.
C’était le mardi 7 janvier.
Chicago, Illinois
Dans sa chambre au deuxième étage du rectorat Sainte-Bernadette, le père Stefan Wycazik fut tiré de son sommeil par un rythme martelé, des notes aussi basses que celles d’une grosse caisse, aussi sonores que celles de timbales. On aurait dit les pulsations d’un gigantesque coeur, bien que le rythme martelé ici fût à trois temps: LEUB-DEUB-deuh… LEUB-DEUB- deuh… LEUB-DEUB-deuh…
Étonné, mal réveillé, Wycazik alluma sa lampe de chevet, cligna des yeux et regarda l’heure. Deux heures sept du matin. Pas vraiment l’heure pour organiser une parade dans la rue. LEUB-DEUB-deuh… LEUB-DEUB-deuh…
Après chaque groupe de trois notes, il y avait trois secondes de silence, puis à nouveau les trois notes et ainsi de suite. L’extrême précision du rythme faisait moins penser à l’oeuvre d’un percussionniste qu’au laborieux travail des pistons d’une énorme machine.
Le père Wycazik rejeta ses couvertures et marcha pieds nus vers la fenêtre donnant sur la cour séparant le rectorat de l’église. Il ne vit que la neige et les arbres dénudés qu’éclairait faiblement la lampe allumée en permanence au-dessus de la porte de la sacristie.
Les coups frappés se firent plus sourds, l’intervalle de silence se réduisit à deux secondes. Le prêtre enfila une robe de chambre sur son pyjama. Le martèlement était si bruyant à présent que ce n’était plus ni une curiosité ni une nuisance. Wycazik commençait à avoir peur. Chaque coup secouait les portes et faisait vibrer les fenêtres.
Il sortit dans le couloir, chercha l’interrupteur à tâtons. Un peu plus loin, une autre porte s’ouvrit et le père Michael Gerrano, l’autre curé de Sainte-Bernadette, se précipita hors de sa chambre. « Qu’est-ce qui se passe ?
-Je n’en sais rien », dit Stefan.
Les trois coups suivants furent deux fois plus forts que les précédents et toute la maison trembla comme sous l’effet d’un marteau-pilon. Les lumières vacillè- rent. Il n’y avait maintenant plus qu’une seconde de silence entre chaque groupe de trois notes, pas assez pour que s’évanouisse l’écho des coups précédents. Et chaque fois, la maison frémissait et les lumières mena- çaient de s’éteindre.
Les pères Wycazik et Gerrano identifièrent simultanément l’origine du vacarme: la chambre de Brendan Cronin. Ils ouvrirent la porte.
Brendan Cronin dormait à poings fermés. Malgré les formidables explosions qui rappelaient au père Wycazik le bruit des mortiers pendant la guerre du Viêt-nam, Brendan était profondément endormi. Mieux encore, il souriait dans son sommeil.
Stefan s’approcha du lit, se pencha sur le prêtre et l’appela par son nom. Voyant que cela ne servait à rien, il le saisit par les épaules et le secoua sans ménagement.
Brendan cligna des yeux, les ouvrit.
Le bruit cessa instantanément.
Ce silence brutal fit sursauter le père Wycazik, qui regarda tout autour de lui, incrédule.
« J’étais si près, dit Brendan d’une voix lointaine. Quel dommage que vous m’ayez réveillé, j’étais si près. »
Stefan rejeta les couvertures, prit les mains de Brendan, les retourna paumes en l’air. Des cercles rouges. Stefan les regarda avec fascination car c’était la pre-mière fois qu’il contemplait lui-même les stigmates.
Seigneur, qu’est-ce que tout cela veut dire ? se demanda-t-il.
Le souffle court, le père Gerrano s’approcha à son tour du lit. Découvrant les cercles, il dit: « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Ignorant la question, le père Wycazik questionna Brendan: « Qu’est-ce que c’était que ce bruit ? D’où venait-il ?
-On m’appelait dit Brendan d’une voix ensom-meillée bien que teintée de plaisir. On m’appelait.
-Qui vous appelait ? » demanda Wycazik.
Brendan s’assit dans le lit, cligna des yeux et vit distinctement le père Wycazik. «Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez entendu, vous aussi ?
- Oui, cela ébranlait toute la maison. Qu’est-ce que c’était, Brendan ?
-Un appel. On m’appelait et je répondais à cet appel. J’étais si près… La prochaine fois, peut-être, j’en saurai plus…
- Vous croyez qu’on vous appellera à nouveau ? demanda Wycazik.
-Oui, dit Brendan, j’en suis sûr. »
C’était le jeudi 9 janvier.
Las Vegas, Nevada
Le vendredi après-midi, Jorja travaillait au casino quand elle apprit le suicide de son ex-mari, Alan Rykoff.
Elle s’occupait des joueurs d’une table de black jack quand elle recut un coup de fil de Pepper, la blonde avec qui Alan était parti. La nouvelle de la mort d’Alan lui causa un grand choc, mais elle ne se sentit pas triste. Alan s’était montré si égoïste, si cruel qu’elle n’avait aucune raison de le pleurer. Elle éprouvait de la pitié c’est tout.
« Il s’est tué ce matin, il y a deux heures, expliqua Pepper. La police est ici. Il faut que vous veniez.
- La police veut me voir ? Pourquoi ?
- Non ce n’est pas cela, je veux que vous veniez reprendre ses affaires. Le plus vite possible.
- Mais je n’en veux pas, de ses affaires !
- Cela vous regarde pourtant, que vous le vouliez ou non.
-Ce fut un divorce pénible, miss Carrafield. Je ne tiens pas…
- Il a écrit un testament, la semaine dernière. Vous en êtes l’exécutrice. Il faut donc venir. Je veux me débarrasser de ses affaires tout de suite. Ça vous regarde, si. »
Alan avait vécu avec Pepper Carrafield dans un buil-ding de Flamingo Road, le Pinnacle, où la call-girl pos-sédait son propre appartement.
Deux voitures de police et une ambulance étaient garées devant l’immeuble, mais il n’y avait pas un seul policier dans le hall, rien qu’une jeune femme assise sur un canapé mauve près des ascenseurs et, à côté de la porte, un homme en costume gris, le concierge de l’immeuble sans aucun doute. Le dallage de marbre, les chandeliers de cristal, les meubles précieux et les poignées de porte en cuivre étaient là pour donner de la classe à cet endroit, et y arrivaient à peu près.
Jorja demandait au concierge de l’annoncer quand la jeune femme se leva et dit: « Madame Rykoff ? Je suis Pepper Carrafield. »
Comme l’immeuble qu’elle habitait, Pepper prenait des airs de grande dame, mais ses efforts étaient moins couronnés de succès que ceux des décorateurs du Pinnacle. Elle portait un chemisier de soie un peu trop ouvert, un pantalon de flanelle grise un peu trop serré, une montre en or ornée de trop de brillants.
« Je ne supportais plus de rester à l’appartement, dit Pepper en invitant Jorja à s’asseoir à côté d’elle. Je n’y remonterai pas tant qu’ils n’auront pas enlevé le corps. Nous pouvons bavarder ici.
-Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Jorja. Je n’aurais jamais cru Alan capable de se… de se supprimer. »
Après avoir jeté un coup d’oeil en direction du concierge pour s’assurer qu’il ne les écoutait pas, Pepper dit: « Moi non plus, voyez-vous. Ce n’était vraiment pas le genre, c’était plutôt un macho. C’est pour ça que je voulais qu’il se mette en ménage avec moi, pour me protéger, quoi. C’était un type solide. D’accord, il a eu quelques problèmes et il s’est comporté plutôt bizarrement il y a quelques mois. Au point que je me suis demandé si je n’allais pas changer d’ami.
- Est-ce que je dois comprendre qu’Alan était aussi votre… protecteur ? demanda Jorja.
- Je n’en ai pas besoin, figurez-vous, dit Pepper en fronçant les sourcils. Je travaille toute seule, moi, je ne suis pas du genre à avoir dix ou quinze types dans la journée. Je ne sors qu’avec des messieurs, ils m’emmènent au restaurant, ils passent toute la nuit avec moi et ils me laissent parfois plusieurs centaines de dollars. Ça vous en bouche un coin, hein ? Et tout cet argent, je l’investis dans des affaires. Alan était mon conseiller fiscal, comme qui dirait-pas mon mac.
- Il ne vous prenait même pas un petit pourcentage ? dit Jorja, une pointe d’ironie dans la voix.
-Non, on s’était arrangés comme ça dès le début. Tout son argent, il le gagnait aux cartes. Et puis, ça lui faisait des contacts, des gens qu’il pouvait m’adresser. Le fric, ça ne l’intéressait pas. Il ne pensait qu’à une chose, s’envoyer en l’air, c’était devenu une véritable obsession ces derniers mois, il n’aurait pas arrêté de me grimper dessus… »
Jorja détourna la tête. Elle en voulut subitement à Alan d’avoir fait d’elle son exécutrice testamentaire, ce qui l’obligeait à rencontrer cette fille et à l’entendre déballer ses turpitudes sans la moindre pudeur.
Les portes d’un des ascenseurs s’ouvrirent. Des policiers en sortirent, ainsi que des ambulanciers transportant un grand sac en plastique. Ils le déposèrent sur un chariot et le roulèrent jusqu’à l’ambulance.
« Allons chez moi », dit Pepper.
Les deux femmes montèrent jusqu’au quatorzième étage et s’engagèrent dans un interminable couloir. Pendant tout ce temps, Pepper ne cessa de raconter par le menu les obsessions sexuelles du défunt, ses visites chez les prostituées, ses achats de matériel por-nographique dans des boutiques spécialisées.
« Ça suffit ! s’écria Jorja. Il est mort, tout de même, un peu de respect !
-Je croyais que vous voudriez savoir où était passé son argent. C’est vous son exécutrice testamentaire, après tout… »
Les dernières volontés et le testament d’Alan Rykoff tenaient en une seule et unique page, un de ces formulaires qu’on peut se procurer dans toutes les papeteries.
Le plus étonnant n’était pas qu’Alan eût fait de Jorja son exécutrice, mais qu’il eût légué tous ses biens à Marcie, dont il était pratiquement prêt à renier la paternité.
Jorja remarqua qu’Alan avait fait officialiser son acte devant notaire quatre jours plus tôt. « Il devait déjà penser au suicide, fit Jorja en frissonnant.
- Sûrement, oui.
-Vous ne vous êtes rendu compte de rien ? Vous n’avez pas vu qu’il était sur le point de craquer ?
-Je vous ai déjà dit qu’il était bizarre depuis plusieurs mois… Et puis, zut ! Je ne suis pas psychologue, moi. Ses affaires sont dans la chambre. »
La déchéance morale dans laquelle Alan s’était enfoncé rendait Jorja malade mais en plus elle se sentait coupable de sa mort. N’aurait-elle pas pu faire quelque chose pour lui venir en aide ? En laissant ses quelques biens à Marcie et en la désignant comme exé- cutrice testamentaire, il semblait avoir voulu se tourner vers elles, en ses derniers jours; avec ce qu’il avait à la fois de pathétique et de dérisoire, le geste touchait la jeune femme. Elle essaya de se souvenir de son tim-bre de voix au téléphone, avant la Noël, la dernière fois qu’elle lui avait parlé. Elle se rappela sa froideur, son arrogance et son égoïsme; mais peut-être y avait-il eu d’autres choses plus subtiles sous ce vernis de cruauté et de bravade, de la détresse, de la confusion, de la déréliction, de la peur.
Songeant à cela, elle suivit Pepper vers la chambre. La tâche à accomplir lui faisait horreur, mais elle ne pouvait s’y soustraire.
A mi-chemin, dans le couloir, Pepper s’arrêta à une porte qu’elle poussa. « Oh merde ! Regardez l’état dans lequel ces foutus flics ont laissé ça ! »
Jorja avait commencé à jeter un coup d’oeil dans la pièce avant de comprendre qu’il s’agissait de la salle de bains dans laquelle Alan s’était tué. Le sol, en carreaux couleur crème, était couvert de sang, comme la porte vitrée de la douche, l’évier, les toilettes, les serviettes et la poubelle. Une tache de sang séché, der-rière les toilettes, évoquait une macabre planche d’un test de Rorschach, comme si quelque psychologue de talent eût pu comprendre l’état d’esprit d’Alan et les raisons de son geste.
« Il a tiré deux fois, reprit Pepper qui abreuvait Jorja de détails qu’elle aurait préféré ne pas connaître. Une fois entre les jambes. Bizarre, non ? Puis il a mis le canon dans sa bouche et a appuyé sur la détente. »
L’odeur cuivrée du sang parvenait faiblement à Jorja.
« Ces imbéciles de flics auraient pu au moins nettoyer le plus gros », continua Pepper, comme si la police eût dû être dotée non seulement d’armes mais de balais et de serpillières.
Jorja rompit la fascination hypnotique que produisait sur elle la salle de bains et recula de quelques pas en titubant dans le couloir.
« Hé, dit Pepper, ça va pas ? »
Jorja hoqueta, serra les dents et alla s’appuyer un peu plus loin au chambranle d’une autre porte.
« Dis donc, mon chou, t’en pinçais encore pour lui, hein ?
- Non », répondit Jorja d’une voix faible.
Pepper se rapprocha, trop près, même, et posa une main sur l’épaule de la jeune femme, d’un geste qui répugna à Jorja. « Sûr, que vous en pinciez encore pour lui. Seigneur, je suis désolée. » Pepper dégoulinait de sympathie onctueuse, et Jorja se demanda si la call-girl était capable d’une émotion authentique n’ayant pas sa source dans son intérêt bien compris. « Vous avez dit que c’était fini, entre vous, mais j’aurais dû me douter de quelque chose. »
Jorja avait envie de hurler: Espèce de foutue salope, ce n’est pas que j’en pinçais pour lui, mais c’était tout de même un être humain, au nom du ciel ! Comment peut-on être aussi insensible ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez toi ? Il te manque une case, ou quoi ?
Mais elle dit simplement: « Je vais très bien. Très bien. Où sont ses affaires ? Je veux trier tout ça et ficher le camp d’ici. »
Pepper fit passer Jorja dans la pièce à l’entrée de laquelle elle se tenait. « Il avait les tiroirs du bas de la commode, plus le côté gauche de la penderie et la moitié du placard.
Jorja eut soudain l’impression que cette chambre était aussi étrange, aussi irréelle qu’un décor onirique. La peur s’empara d’elle, son coeur se mit à battre très fort et elle fit le tour du lit pour découvrir le contenu du tiroir. Des livres. Une demi-douzaine de livres y étaient rangés. Le mot « lune » s’inscrivait sur la tran-che de chacun d’eux. C’étaient tous des ouvrages d’astronomie.
« Ça ne va pas ? » demanda Pepper.
Jorja ouvrit la porte de l’armoire et trouva un globe de la taille d’un ballon de basket. Elle tira sur une cor-delette et le globe s’alluma. Il ne représentait pas la terre mais la lune, avec toutes ses caractéristiques géologiques-ses cratères, ses montagnes, ses plaines immenses.
Elle vit alors un télescope sur son trépied, tout près de la fenêtre.
« Il s’intéressait à l’astronomie ? s’enquit Jorja. Depuis quand ?
-Cela faisait plusieurs mois. » L’évolution parallèle d’Alan et de Marcie jeta le trouble dans l’esprit de Jorja. Elle se souvint des cauchemars de la petite fille, cauchemars où la lune revenait sans cesse.
« Vous savez s’il faisait des rêves bizarres ? Est-ce qu’il rêvait de la lune ? demanda-t-elle.
-Comment vous l’avez deviné ? Oui, il rêvait de drôles de trucs, mais il ne s’en souvenait pas le lendemain. Ça a dû commencer vers la fin octobre, oui, quelque chose comme cela. Pourquoi, c’est important ?
-Ses rêves, c’étaient des cauchemars, n’est-ce pas ?
-Pas exactement, fit Pepper en secouant la tête. Je l’ai entendu parler dans son sommeil. Des fois, il avait l’air d’avoir peur, mais le plus souvent, il souriait. »
Jorja se sentait glacée jusqu’aux os. Elle se tourna vers le globe lumineux.
Un rêve commun ? Etait-ce possible ? Mais comment ? Pourquoi ?
Derrière elle, Pepper dit doucement: « Ça va, Jorja ? »
Quelque chose avait poussé Alan au suicide.
Qu’allait-il arriver à Marcie ?
Samedi 11 janvier
Boston, Massachusetts
Le service funèbre de Pablo Jackson eut lieu à onze heures du matin dans une petite chapelle érigée dans le cimetière où il devait être inhumé. Le coroner et les médecins légistes n’achevèrent leur travail que le jeudi, de sorte que cinq jours s’écoulèrent entre la mort de Pablo et son enterrement.
Ginger pleura pendant l’éloge funèbre puis sur le trajet menant de la chapelle à la sépulture, mais jamais elle ne s’écroula. Elle était bien décidée à ne pas se donner en spectacle et à offrir sa dignité en cadeau d’adieu à Pablo.
Et puis, elle se trouvait également là pour entrer en contact avec un homme qui, elle en était persuadée ne manquerait pas de venir: Alexander Christophson ancien ambassadeur en Grande-Bretagne, ancien séna-teur des États-Unis et, surtout, ancien directeur de la CIA. C’était à Christophson que Pablo avait parlé le soir de Noël, et c’était Christophson qui lui avait révélé ce qu’était le blocage d’Azraël. Elle avait une question très importante à poser à cet homme-bien qu’elle en redoutât par avance la réponse.
Christophson était effectivement là. Elle le reconnut pour l’avoir souvent vu à la télévision ou en photo, dans le journal. Ils se tenaient à présent de part et d’autre de la fosse. Seul le cercueil recouvert du drapeau les séparait.
Le ministre du culte prononça une dernière prière. La cérémonie était terminée. Certaines personnes se mirent à bavarder entre elles; d’autres, comme Christophson, se dirigèrent vers le parking.
Ginger rattrapa Christophson au pied d’un immense chêne dont l’écorce d’un noir profond était constellée de neige. Elle l’appela par son nom et il se retourna. Il avait des yeux gris perçants, qui s’ouvrirent tout grands quand elle se présenta.
« Je ne peux rien pour vous », dit-il en s’éloignant.
Elle marcha derrière lui.
« Monsieur Christophson pour l’amour du ciel… »
Le vieillard parcourut dés yeux la foule qui se dis-persait lentement, et Ginger comprit qu’il avait peur d’être observé en train de lui parler. Elle prit pour de la nervosité les tressaillements qui agitaient son visage, puis comprit soudain que ces légers tremblements étaient dus à la maladie de Parkinson. « Si c’est quelque chose comme une absolution que vous cher-chez, docteur Weiss, je peux tout à fait vous la donner. Pablo connaissait les risques et les avait acceptés en pleine connaissance de cause. Je l’avais moi-même mis en garde.
- Mis en garde ? Et contre quoi ?
-Je l’ignore. Mais quand on mesure les énormes efforts déployés pour bricoler vos souvenirs, vous avez dû voir quelque chose d’une importance cruciale. J’ai donc dit à Pablo qu’il ne s’agissait pas d’un travail d’amateur, et que ceux qui l’avaient fait pourraient s’en prendre à vous et à lui s’ils se rendaient compte d’une tentative pour rompre le blocage d’Azraël. (Christophson l’observa quelques instants de ses yeux gris et poussa un soupir.) Vous a-t-il parlé de notre conversation ?
- Il m’a parlé de tout, sauf justement de cette conversation. (Ses yeux se remplirent de larmes.) Il n’en a pas soufflé mot. C’était un homme tellement gentil et charmant…
-C’est vrai, répondit l’ancien diplomate. Et je commence à comprendre pourquoi il a pris de tels risques pour vous. Il m’a dit que vous étiez une jeune femme absolument délicieuse, et je constate que son jugement était toujours aussi bon et juste. »
Ginger se tamponna les yeux avec le mouchoir de pochette que venait de lui tendre Christophson. Elle avait encore le coeur douloureusement serré, mais commençait à espérer que la culpabilité finirait par laisser la place au seul chagrin. « Merci, dit-elle. Et maintenant ? Que vais-je faire ?
-Je ne suis pas en mesure de vous aider, répondit-il aussitôt. Cela fait des années que je ne suis plus dans les services de renseignements. Je n’ai aucune idée sur ceux qui sont derrière votre blocage de mémoire, ni sur les raisons de leur intervention.
-Oh, je ne voulais rien vous demander. Je ne veux plus risquer de vies innocentes.
-Allez voir la police. C’est leur travail d’aider les gens. »
Ginger secoua la tête. « Non. Ils sont lents, trop lents. Et surtout, je ne leur fais pas confiance. Les enregistrements de mes séances avec Pablo avaient disparu lorsque je suis revenue dans l’appartement avec la police. Je n’ai parlé de rien, je les ai laissé croire à un simple cambriolage par un personnage déséquilibré.
-Alors trouvez un autre hypnotiseur.
-Non, je vous l’ai dit, pas question de risquer d’autres vies innocentes.
- Je comprends. Mais c’est les seules suggestions que j’aie à vous offrir. Je suis désolé.
-Oh, vous n’y pouvez rien. »
Il commença à s’éloigner, hésita, soupira. « Comprenez-moi bien, docteur. J’ai fait la guerre, la Grande Guerre, et je m’y suis distingué. Plus tard, j’ai été un bon ambassadeur. En tant que sénateur et directeur de la CIA, j’ai pris de nombreuses décisions très délicates, parfois même au péril de ma vie. Je n’ai jamais reculé devant le risque. Mais aujourd’hui, j’ai soixante-seize ans et je me sens encore plus vieux. Une maladie de Parkinson, un coeur défaillant, de l’hypertension. J’ai une femme que j’aime beaucoup et elle restera seule s’il m’arrive quelque chose.
-Vous n’avez pas besoin de vous justifier», dit Ginger. Elle se rendit compte à quel point les rôles s’étaient inversés en si peu de temps. Au début, il s’était montré plein d’assurance et c’était maintenant elle qui, pour ainsi dire, devait le comprendre. Jacob lui avait souvent dit que la pitié était la plus grande vertu de l’homme et qu’il se formait un lien indissoluble entre celui qui accordait sa pitié et celui à qui elle s’adressait.
Ce lien, Christophson le sentit apparemment et il se laissa aller à des confidences d’ordre plus intime. « Je vais vous parler en toute franchise, docteur. Si je ne veux pas être impliqué dans cette histoire, ce n’est pas que je trouve la vie précieuse mais parce que j’ai de plus en plus peur de la mort. » Tout en parlant, il sortit un bloc et un crayon de la poche de son manteau. « Ma vie durant, j’ai fait beaucoup de choses dont je ne suis pas particulièrement fier. » Il se mit à écrire. « Certes, la plupart de ces actes étaient commandés par la rai-son d’Etat. Le gouvernement et l’espionnage sont nécessaires, mais ni l’un ni l’autre ne sont très propres. A cette époque, je ne croyais ni en Dieu ni à la vie après la mort. Aujourd’hui, je m’interroge… je ne cesse de m’interroger. » Il arracha une page du carnet. « J’ai peur de ce qui peut m’attendre après la mort, voyez-vous. C’est pour ça que je m’accroche le plus possible à la vie. Voilà aussi, docteur, pourquoi je suis devenu un lâche. »
Christophson plia en quatre la feuille de papier et la lui tendit.
Ginger remarqua alors qu’il s’était arrangé pour tourner le dos aux autres invités.
Il dit: « Je vous ai seulement communiqué le numéro de téléphone d’un magasin d’antiquités de Greenwich, dans le Connecticut. C’est mon frère Philip qui le tient. Vous ne pouvez pas m’appeler chez moi, nous sommes peut-être surveillés et il se peut que mon téléphone soit sur écoute. Je ne veux pas prendre le risque de m’associer avec vous, docteur Weiss. Cependant, j’ai une grande expérience de ce genre de choses et elle vous servira peut-être en temps utile. Je pourrais vous conseiller utilement. Appelez Philip et laissez-lui votre numéro. Il me contactera immédiatement à mon domicile selon un code préétabli. Je me rendrai ensuite dans une cabine publique, le rappellerai, noterai votre numéro et vous joindrai le plus rapidement possible. Mon expérience est tout ce que je puis vous offrir, docteur.
-C’est déjà beaucoup. Après tout, rien ne vous oblige à m’aider.
-Bonne chance. » Il s’éloigna rapidement dans la neige.
Ginger revint vers la fosse. Elle s’inclina devant le cercueil de Pablo, lança une fleur dans le trou béant. « Alav ha-sholem. Puisse ce sommeil n’être qu’un peu de rêve entre ce monde et quelque chose de meilleur. Baruch ha-shem. »
Les fossoyeurs jetèrent les premières pelletées de terre.
Elko County, Nevada
Le jeudi, le Dr Fontelaine fut satisfait de voir Ernie Block débarrassé de sa nyctaphobie. « Je n’ai jamais constaté de guérison aussi rapide, fit-il. Les Marines ne sont décidément pas des hommes comme les autres. »
Le samedi 11 janvier, après seulement quatre semaines passées à Milwaukee, Ernie et Faye regagnèrent leur domicile. Ils prirent deux avions et arrivèrent à Elko à onze heures vingt-sept du matin.
Sandy Sarver vint les accueillir à l’aéroport. Ernie ne la reconnut pas tout de suite. Elle n’avait plus ce visage triste et ces épaules voûtées qu’il lui avait toujours connus. Pour la première fois, Sandy avait mis un peu d’ombre à paupières et de rouge à lèvres. Elle ne se rongeait plus les ongles. Ses cheveux, toujours ternes dans le passé, étaient à présent brillants et gon-flés. Elle avait pris quatre ou cinq kilos. Elle qui avait toujours eu l’air plus vieille que son âge faisait aujourd’hui plus jeune.
Elle rougit quand Ernie et Faye la plaisantèrent sur sa « métamorphose ». Elle dit que ce n’était rien, mais apprécia tout de même les compliments qu’ils lui prodiguèrent.
Le changement ne s’arrêtait pas là. Elle qui avait toujours été timide et réservée, voici qu’elle posait tou-tes sortes de questions à propos de Lucy, de Frank et des petits-enfants. Elle s’installa au volant de la camionnette. Sur la route qui les menait vers Elko et la nationale, Sandy parla abondamment des fêtes et du travail au Tranquility Grill.
Ce fut surtout la façon de conduire de Sandy qui surprit Ernie. Il lui connaissait une véritable aversion pour les 4 x 4, mais elle roulait maintenant à vive allure, maniant le véhicule avec grâce et audace.
Survint alors un incident.
A un kilomètre du motel, l’intérêt d’Ernie pour la métamorphose de Sandy fut soudain remplacé par l’étrange sensation qui, le 10 décembre, lors de son retour d’Elko, s’était emparée de lui pour la première fois: la sensation d’être appelé par une parcelle de terrain située très précisément à huit cents mètres de là. Le sentiment que quelque chose d’étrange était arrivé à cet endroit.
Faye était en train de raconter à Sandy comment la matinée de Noël s’était déroulée en compagnie des petits-enfants et Sandy riait beaucoup, mais pour Ernie, les rires et les paroles n’existaient plus. Ils se rapprochaient du lieu qui exerçait une véritable attraction sur lui. Il jeta un coup d’oeil rapide à travers le pare-brise éclaboussé de soleil. Un événement d’une importance phénoménale allait survenir et il était empli à la fois d’émerveillement et d’effroi.
Sandy ne roulait plus qu’à quarante à l’heure alors qu’elle avait toujours tenu les quatre-vingts depuis Elko. La camionnette reprit de la vitesse au moment même où Ernie se rendit compte qu’ils avaient ralenti. Il se tourna vers Sandy, trop tard pour être vraiment certain qu’elle aussi avait été momentanément envoû- tée par le paysage. A nouveau, elle riait en écoutant les bavardages de Faye. Il lui trouva un regard étrange, se demandant comment elle pouvait partager avec lui cette fascination mystérieuse, irrationnelle, pour un bout de terrain sans caractéristique particulière.
« C’est bon de rentrer chez soi », dit Faye quand Sandy prit la bretelle de sortie.
Ernie regarda sa montre. Non qu’il voulût connaître l’heure mais pour savoir combien de temps il restait avant le coucher du soleil. Cinq heures environ.
Et si ce n’était pas la nuit en général qu’il redoutait, mais une nuit bien spécifique ? Peut-être s’était-il rapidement débarrassé de sa phobie à Milwaukee parce que la nuit là-bas ne lui causait aucune frayeur. Peut- être sa véritable peur, sa terreur profonde, n’avait-elle pour objet que la nuit sur les plaines du Nevada. Une phobie pouvait-elle être localisée avec autant de préci-sion ?
Certainement pas. Il jeta pourtant un nouveau coup d’oeil à sa montre.
Sandy se gara devant la réception du motel. Quand ils furent descendus, elle les serra dans ses bras. « Je suis bien contente de vous revoir. Vous me manquiez, vous savez. Mais il faut que j’aille aider Ned à préparer le déjeuner. Il va être l’heure. »
Ernie et Faye la suivirent du regard et Faye dit: « Je me demande ce qui a bien pu lui arriver.
- Si je le savais…
- Dans un premier temps, je me suis demandé si elle n’était pas enceinte, mais je ne le pense pas, non. Elle nous l’aurait certainement dit. Je crois que c’est… autre chose. »
Ernie tira les deux grosses valises de l’arrière du véhicule et en profita pour consulter une nouvelle fois sa montre. Cinq minutes de jour en moins.
Faye soupira: « En tout cas, je suis contente pour elle.
-Moi aussi, dit Ernie en sortant les deux sacs de voyage.
- Moi aussi, fit-elle sur le même ton. Tu ne me la feras pas à moi. Je sais, tu t’en fais pour elle presque autant que pour Lucy. Je t’ai observé à l’aéroport quand tu as vu Sandy, j’ai cru que ton coeur allait fondre.
- Tu ne crois pas qu’il y a un terme médical pour cela ?
-Oui, la cardioliquéfaction », dit-elle en riant.
Il rit lui aussi malgré la tension qui lui nouait l’estomac. Faye parvenait toujours à le faire rire-surtout quand il en avait le plus besoin.
Elle déposa les deux sacs près de la porte, chercha ses clefs.
Dès qu’ils avaient été certains qu’Ernie guérirait rapidement, Faye avait décidé de ne pas prendre de gérant et de laisser le motel fermé. Il fallait maintenant aérer les pièces, dépoussiérer, remettre le thermostat en marche.
Ernie se tenait derrière Faye quand elle ouvrit la porte. Elle ne le vit pas sursauter quand le jour s’assombrit brusquement. Un énorme nuage venait de passer devant le soleil et la luminosité avait diminué de plus de vingt pour cent. Cela suffisait toutefois à le rendre nerveux.
Un nouveau coup d’oeil à sa montre.
Il se tourna vers l’est, d’où surgirait la nuit.
Tout va bien, se dit-il. Je suis guéri.
Sur la route, de Reno à Elko County
Après la curieuse expérience qu’il avait vécue dans la maison de Lomack, expérience au cours de laquelle des milliers de lunes en papier s’étaient mises à tournoyer autour de lui, Dominick Corvaisis resta quelques jours à Reno. Lors de son précédent voyage, il y avait séjourné quelque temps pour se documenter sur les jeux de cartes et de dés. Recréant son itinéraire, il passa donc le mercredi, le jeudi et le vendredi dans « la plus grande petite ville du monde », comme l’affir-ment les dépliants publicitaires.
Dom alla de casino en casino et observa les joueurs. Il y avait là des jeunes couples, des retraités, des jeunes femmes charmantes, des femmes plus mûres en pantalon serré et cardigan, des cow-boys au visage buriné, des secrétaires et des camionneurs, des cadres dynamiques et des médecins, d’anciens taulards et des flics, des représentants de toutes les classes sociales attirés ici par les jeux de hasard qui sont, somme toute, l’industrie la plus démocratique qui soit sur terre.
Comme lors de sa précédente visite, Dom paria juste ce qu’il faut pour participer. Après la sarabande des lunes en papier, il avait des raisons de croire que c’était à Reno que sa vie avait été bouleversée à tout jamais et qu’il y découvrirait la clef qui libérerait ses souvenirs captifs. Autour de lui, on riait, on poussait des cris, on lançait les dés, on retournait des cartes, mais Dom resta sur le quivive à l’écart de l’agitation et à l’affût de tout indice révélateur. Mais aucun indice ne lui fut révélé.
Chaque soir, il appela Parker Faine à Laguna Beach, espérant que son mystérieux correspondant lui aurait envoyé un nouveau message.
Rien.
Chaque soir avant que ne vînt le sommeil, il tenta de trouver une explication à l’extraordinaire danse des lunes. Une explication aussi aux anneaux de chair qui étaient apparus dans ses paumes et qui avaient disparu sous ses yeux. Mais il n’en trouva pas la moindre.
Jour après jour, ses besoins en Valium et en Dalmane diminuaient, mais les cauchemars qu’il ne se rappelait pas allaient en empirant. Chaque nuit, il lut-tait pour se débarrasser du lien qui le maintenait au lit.
Le samedi, Dom croyait toujours que la réponse à ses terreurs nocturnes et à ses crises de somnambulisme résidait à Reno. Mais il décida de ne rien changer à ses plans et de gagner Mountainview. Si son périple s’achevait sans qu’il eût la moindre révélation, il pourrait toujours revenir à Reno.
L’été de l’année dernière, il était parti à dix heures et demie du matin, le vendredi 6 juillet, après un petit déjeuner rapide. En ce samedi 11 janvier, fidèle à son emploi du temps, il s’engagea sur la nationale 80 à onze heures moins vingt et prit la direction du nord-est, roulant au milieu des paysage désolés du Nevada vers la lointaine ville de Winnemucca où, en d’autres temps, Butch Cassidy et le Kid avaient pillé une banque.
Ces territoires immenses, pratiquement sans aucune population, étaient quasiment les mêmes depuis des millénaires. Les routes goudronnées et les câbles électriques étaient bien souvent les seules marques de la civilisation, tout au long de ce qui, à l’époque de la con-quête de l’Ouest, s’appelait la piste Humboldt. Dom traversa des plaines nues bordées de collines recouvertes d’une végétation chétive, il longea des lacs asséchés et des coulées de lave durcie, aperçut au loin des colonnes de cristal et des montagnes aux crêtes acérées. Des monolithes de soufre et de sel se dressaient parfois, ainsi que des buttes rocheuses grisâtres, ocre ou couleur d’ambre. Et puis le paysage changea, et le désert fut remplacé par des vallées fertiles à la végétation luxuriante, mais pas à profusion. Suffisamment d’eau se traduisait par l’existence de communautés agricoles, mais même dans les vallées les plus hospitalières les implantations restaient petites, l’emprise de la civilisation, ténue.
Comme toujours, Dom se sentait écrasé par la majesté de l’Ouest mais, cette fois-ci, les paysages suscitaient en lui de nouveaux sentiments: l’étrange conscience de possibilités illimitées. Dans un monde aussi irréel, il n’était pas difficile de croire que quelque chose d’effrayant avait pu se produire.
A trois heures moins le quart, il fit une halte pour prendre de l’essence et manger un sandwich à Winnemucca, petite ville de cinq mille âmes, la plus grande de toute la région pourtant. Puis la nationale 80 bifurqua vers l’est. La route grimpa vers la bordure du Grand Bassin. A l’horizon, s’élevaient des cimes ennei-gées.
Au crépuscule, Dom quitta la nationale pour s’engager sur la bretelle conduisant au Tranquility Motel. Il se gara près de la réception, sortit de voiture et fut surpris par la fraîcheur du vent. La traversée du désert avait été si longue qu’il était psychologiquement préparé à la chaleur, bien qu’il sût que l’hiver régnait en maître sur les hautes plaines. Il ouvrit la portière, prit une veste de daim fourrée qu’il enfila et se dirigea vers le motel. Il s’arrêta subitement, plein d’appréhension.
C’était là.
Il ne savait pas comment il pouvait en être si sûr. Il le savait, c’est tout.
C’était là que quelque chose d’étrange était survenu.
Il avait fait étape ici, le vendredi 6 juillet, l’été de l’année dernière. Cet établissement perdu dans un paysage aussi magnifique lui avait immédiatement plu. Il s’était dit qu’un tel environnement ne pourrait que l’inspirer et il avait décidé de passer plusieurs jours ici afin de se familiariser avec le lieu et de recueillir des anecdotes propres à étayer un texte littéraire. Il n’était parti pour Mountainview que le 10 juillet au matin.
Pivotant lentement sur lui-même, il observa attentivement le paysage dans l’espoir de réveiller ses souvenirs. Et, ce faisant, il fut convaincu que ce qui lui était arrivé était infiniment plus important que tout ce qu’il pourrait jamais connaître, dût-il vivre cinq cents ans.
Le petit restaurant, avec ses grandes fenêtres et ses néons bleus, se situait à l’extrémité occidentale du complexe, un peu à l’écart du motel, au milieu d’un vaste parking où stationnaient trois semi-remorques. L’aile ouest du motel comportait dix chambres aux portes peintes en vert. Elle était séparée de l’aile est par un bâtiment abritant la réception et les appartements des propriétaires du lieu. L’aile est n’était pas rectiligne, elle avait la forme d’un L majuscule, avec six chambres d’un côté et quatre de l’autre. Dom vit le ciel sombre à l’est, la nationale qui se fondait dans les ténèbres, le paysage immense et inhabité au sud. Des nuages écarlates flottaient à l’ouest au-dessus des plaines et des montagnes.
L’appréhension de Dom s’accrut de seconde en seconde jusqu’à ce qu’il eût achevé le tour complet sur lui-même. Il se retrouva face au Tranquility Grill. Comme dans un rêve, il marcha vers le petit restaurant. Son coeur battait à tout rompre quand il poussa la porte. Il aurait voulu fuir à toutes jambes.
Prenant sur lui, il entra.
C’était un endroit agréable, chaud et bien éclairé. Une bonne odeur de cuisine flottait dans l’air. Des sau-cisses frémissaient sur le gril.
Il traversa la salle, s’installa à une petite table. Une bouteille de ketchup, un pot de moutarde, un sucrier, une salière et une poivrière étaient rassemblés au cen-tre de la table. Il s’empara de la salière, sans même savoir pourquoi.
Et soudain, il se rappela s’être assis à cette même table l’été de l’année dernière, le soir de son arrivée au Tranquility Motel. Il avait renversé la salière sur la table et, par réflexe, jeté une pincée de sel pardessus son épaule. Une jeune femme en avait reçu au visage.
Son coeur s’accéléra un peu plus. La terrible révéla-tion n’était plus très loin.
Il reposa la salière. Toujours comme dans un rêve, il se leva et s’approcha de la table près de la fenêtre. Elle était inoccupée. Dom était certain que, cet autre soir, c’était là que la jeune femme avait pris place après avoir ôté le sel de son visage.
« Bonsoir, vous désirez ? »
Dom savait qu’une serveuse en pull-over jaune se tenait à côté de lui, qu’elle lui avait parlé, mais il était toujours paralysé par le souvenir formidable qui remontait à la surface de son esprit. Il était encore insaisissable, certes, mais il était là, à portée de la main.
« Ça ne va pas, monsieur ? »
Comme s’il refusait brusquement de se rappeler Dom poussa un cri inarticulé, bouscula la serveuse et partit en courant. Il avait bien conscience que tout le monde le regardait, mais il s’en moquait éperdument. Tout ce qu’il voulait, c’était sortir d’ici. Il ouvrit toute grande la porte et se retrouva dehors sous un ciel allant du pourpre au noir le plus profond en passant par l’écarlate.
Il avait peur. Peur de son passé. Peur de son avenir. Peur surtout de ne pas savoir pourquoi il avait peur.
Chicago, Illinois
Brendan Cronin avait décidé d’annoncer la grande nouvelle après dîner, quand Stefan Wycazik, le ventre plein et un verre de brandy à la main, serait d’excellente humeur. En attendant, il prit son repas en compagnie des pères Wycazik et Gerrano, prenant deux fois du jambon et des légumes et mangeant à lui seul un tiers de la miche de pain maison.
Il avait retrouvé l’appétit, mais pas la foi. Il ne connaissait cependant plus le désespoir, et le vide qui s’était installé en lui se comblait peu à peu. Il commen- çait à se dire qu’un jour il mènerait une vie pleine de sens qui n’aurait rien à voir avec l’Église. Pour Brendan, pour qui aucun plaisir matériel n’avait pu égaler le bonheur spirituel de dire la messe, le simple fait d’envisager de mener une existence séculière était déjà une révolution.
Le père Gerrano gagna sa chambre tout de suite après dîner. Wycazik et Brendan Cronin s’installèrent dans des fauteuils après que le recteur eut versé les alcools.
Brendan but un peu de schnaps et dit sans ambages: « Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, mon père, j’aimerais partir lundi prochain. Pour le Nevada.
- Pour le Nevada ? » s’écria Wycazik. Ce n’aurait pas été pire si Brendan avait parlé de Bangkok ou de Tombouctou. « Mais pourquoi donc ?
-C’est là que je suis appelé. La nuit dernière, dans mon rêve, je n’ai vu qu’une lumière très vive, mais j’ai su tout à coup où je me trouvais. A Elko County, dans le Nevada. J’ai su aussi que je devais y retourner pour y trouver l’explication de la guérison d’Emmy et de la résurrection de Winton Tolk.
- Y retourner ? Vous y êtes donc déjà allé ?
-Oui, l’été de l’année dernière, avant d’arriver ici, à Sainte-Bernadette. »
Après son assignation auprès de Mgr Orbella, à Rome, Brendan avait pris l’avion pour San Francisco. Il avait passé deux semaines aux côtés de l’évêque John Santefiore, vieil ami d’Orbella. Santefiore écrivait un livre sur l’histoire des élections papales et Brendan lui avait apporté des documents collectés dans la Ville Sainte.
Brendan devait ensuite se mettre à la disposition de ses supérieurs, à Chicago. C’était sa ville natale et il devait y être nommé curé. Comme il disposait encore de deux semaines, il avait passé quelques jours près de Monterey puis décidé de faire un peu de tourisme, loué une voiture et pris la direction de l’est.
Le père Wycazik entourait son verre de brandy de ses deux mains. « Je me souviens de votre séjour chez l’évêque Santefiore, mais je ne me rappelais plus que vous aviez traversé le pays en voiture. Vous êtes donc passé par Elko County ?
-Oui, j’ai séjourné dans un motel perdu en pleine nature, le Tranquility Motel. Je ne voulais y passer qu’une nuit, mais c’était un endroit si agréable que j’y suis resté plusieurs jours. Il faut maintenant que j’y retourne.
-Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé là-bas ?
- Rien, fit Brendan en haussant les épaules. Je me suis reposé, c’est tout. J’ai dormi. J’ai lu quelques livres. J’ai regardé la télévision. Ils ne devaient pas avoir une bonne réception, mais ils avaient posé une antenne parabolique sur le toit.
-Qu’est-ce qu’il y a ? fit Wycazik. Vous paraissez bizarre. On dirait que vous… que vous répétez une leçon bien apprise.
-Je vous explique seulement ce que j’y ai fait.
-Pourquoi cet endroit est-il si important s’il ne vous y est rien arrivé ? Qu’est-ce qui se passera quand vous y reviendrez ?
-Je n’en suis pas certain, mais ce sera quelque chose… d’incroyable. »
Ne pouvant plus dissimuler sa frustration devant l’entêtement de son curé le père Wycazik lui posa la question qui lui brûlait les lèvres: « Est-ce Dieu qui vous appelle ?
- Je ne le pense pas. Mais c’est possible. A moins que ce ne soit le Malin. Mon père, je veux votre permission d’y aller. Mais je vous préviens, je partirai même si vous ne me donnez pas votre bénédiction. »
Elko County, Nevada
Après sa sortie précipitée du Tranquility Grill, Dom se rendit directement à la réception du motel. Quand il eut poussé la porte, il arriva au beau milieu d’une scène qu’il prit tout d’abord pour une querelle de ménage, mais qui lui parut rapidement bien plus étrange que cela.
Un homme à la charpente robuste, portant pantalon et pull-over, se tenait derrière le comptoir. Il ne mesurait que quatre ou cinq centimètres de plus que Dom mais était bien plus large que lui. Il paraissait taillé dans du chêne. Ses cheveux grisonnants coupés très court et les rides de son visage indiquaient qu’il avait la cinquantaine, bien qu’une certaine vigueur se déga-geât de toute sa personne.
L’homme tremblait de fureur. A ses côtés, une femme le regardait d’un air inquiet. Blonde aux yeux bleus, elle était plus jeune que lui, bien que son âge fût incertain. Le visage livide de l’homme était inondé de sueur. Dom franchit le seuil et comprit que sa pre-mière impression était fausse: l’homme n’était pas furieux, mais terrorisé.
« Détends-toi, dit la femme, essaie de contrôler ta respiration. »
L’homme haletait. Les épaules voûtées, la tête baissée, les yeux rivés au sol, il respirait bruyamment, par saccades, en proie à une peur panique crois-sante.
« Respire bien à fond, dit la femme. Souviens-toi de ce que t’a dit le Dr Fontelaine. Quand tu seras calmé, nous irons faire un tour.
- Non ! s’écria l’homme en secouant la tête.
- Mais si, Ernie, dit-elle en lui posant la main sur l’épaule. Nous irons faire un tour et tu verras que la nuit n’est pas plus terrible ici qu’à Milwaukee. »
Ernie. Le nom frappa Dom et lui rappela instantané- ment les posters de la lune qu’il avait vus dans la mai-son de Zebediah Lomack, à Reno.
La femme aperçut Dom, qui dit: « Je voudrais une chambre.
-C’est complet, répondit-elle.
- L’enseigne est allumée.
-Bon, fit-elle, mais pas tout de suite. Plus tard. Allez vous balader, aller dîner, faites ce que vous vou-lez mais revenez plus tard. Dans une demi-heure. Je vous en prie. »
Avant cette brève conversation, Ernie n’avait pas eu conscience de la présence de Dom. Il releva la tête et poussa un gémissement désespéré. « La porte. Fermez-la vite, ne laissez pas entrer la nuit !
- Mais non, lui dit la femme, la nuit ne viendra pas. Tu ne risques rien.
-Si, elle va venir ici », insista-t-il misérablement.
Dom se rendit compte que l’éclairage de la réception était extraordinairement puissant. Appliques, lampes de chevet, lampadaires, toutes les lampes de la pièce étaient allumées.
La femme s’adressa à nouveau à Dom: « Pour l’amour du ciel, fermez la porte ! »
Il obtempéra.
Le visage d’Ernie exprimait à la fois la peur et la honte. Ses yeux allaient de Dom à la fenêtre. « Elle est là, collée aux carreaux, elle veut entrer… » Il coula un regard misérable à Dom puis se mit à trembler et ferma les yeux.
Dom était abasourdi. La peur irrationnelle d’Ernie était très proche de ce qui avait poussé Dom à marcher en dormant et à trouver refuge dans un placard.
Luttant pour ne pas pleurer, la femme dit avec plus de véhémence: « Pourquoi vous ne partez pas ? Il est nyctaphobe, il a peur de la nuit parfois, et quand il a une crise, il faut que nous restions seuls. »
Dom se souvint des prénoms écrits sur les posters de Lomack-Ginger, Faye-et il en choisit un par instinct. « Ne vous inquiétez pas, Faye, je crois que je comprends ce qui arrive à votre mari.
- Est-ce que je vous connais ? fit-elle, étonnée.
- Je m’appelle Dominick Corvaisis.
-Ça ne me dit rien. »
Sans ouvrir les yeux, l’homme voulut s’éloigner. « Je vais monter, tirer les rideaux, empêcher la nuit d’entrer…
- Non, Ernie, ne fuis pas, tu dois l’affronter. »
Dom s’interposa alors entre le mari et la femme et, posant une main sur la poitrine d’Ernie, il dit: « Vous faites des cauchemars. Quand vous vous réveillez, vous ne vous souvenez de rien, sinon qu’ils ont trait à la lune. »
Faye poussa un cri de surprise et Ernie ouvrit tout grands les yeux. « Comment vous savez cela ?
-Moi aussi, j’ai des cauchemars depuis plus d’un mois, dit Dom. Toutes les nuits. Et je connais un homme qui a fini par se suicider. »
Le couple était muet d’étonnement.
« Il vaut mieux monter, vous pourrez tirer les rideaux, dit Dom. Je vous raconterai tout ce que je sais. Ce qui est important, c’est que vous n’êtes pas seuls. Vous n’êtes plus seuls, comprenez-vous ? Et grâce à Dieu, moi non plus, je ne suis plus seul. »
New Haven County, Connecticut
Une précision d’horloge. Les coups montés par Jack Twist avaient toujours une précision d’horloge. Et celui contre la fourgonnette blindée ne faisait pas exception à la règle.
La nuit était profonde, le ciel très sombre, sans lune ni étoiles. Il ne neigeait pas. Un vent humide soufflait du sud-ouest.
La fourgonnette roulait dans la campagne, elle venait du nord-est et se dirigeait vers le tertre que Jack Twist avait repéré la veille de Noël. Ses phares crevaient de minces couches de brouillard. La route ressemblait à un ruban de satin noir déroulé dans la neige.
Vêtu d’une combinaison de ski à capuche, Jack était couché dans la neige au sud du tertre. De l’autre côté de la route, se trouvait le deuxième membre de l’équipe, Chad Zepp.
Le troisième homme, Branch Pollard, était un peu plus bas avec un Heckler et un gros fusil d’assaut Koch HK91 .
La fourgonnette était à deux cents mètres. Soudain, la gueule du HK91 cracha. Une détonation retentit, couvrant le bruit du moteur.
Le HK91, peut-être le plus beau fusil d’assaut jamais conçu, pouvait tirer des centaines de balles sans bou-ger d’un cheveu. Extrêmement précis, efficace à un kilomètre de distance, il pouvait, avec une cartouche Nato de calibre 7,62, perforer un arbre ou un mur de béton et avoir encore assez de puissance pour tuer quelqu’un de l’autre côté.
Les trois hommes n’avaient toutefois pas l’intention de tuer qui que ce soit. Équipé d’un viseur télescopique à infrarouges, Pollard plaça la première balle à l’endroit désiré, faisant éclater le pneu avant droit de la fourgonnette Guardmaster.
Le véhicule fit un écart. Il rencontra une plaque de verglas et commença à déraper.
Aussitôt, Jack Twist se mit à courir, franchissant un fossé et sautant sur la route devant la fourgonnette qui fonçait sur lui comme un tank. Au tout dernier instant, le chauffeur freina à mort, évita le bas-côté et s’arrêta à moins de dix mètres de Jack.
Il vit l’un des convoyeurs l’oreille collée à un émetteur-récepteur. Sa demande d’assistance était inutile. A la seconde même où Pollard avait fait usage de son arme, Chad Zepp, toujours caché dans la neige au nord de la route, avait branché un émetteur portatif qui brouillait irrémédiablement la radio du véhicule.
Le vent se leva, des nappes de brouillard se déchirè- rent. Jack Twist était debout au beau milieu de la route, dans la lumière des phares, et il prit tout son temps pour viser la calandre avec son fusil à gaz lacrymogène. C’était une arme de facture britannique, très prisée des brigades antiterroristes. Les autres armes du même type tiraient des grenades qui explosaient au contact du métal, diffusant leurs vapeurs toxiques et obligeant les tireurs à viser les vitres. Ce fusil que Jack s’était procuré chez un trafiquant de Miami pouvait balancer des cartouches lacrymogènes blindées hyper-rapides, capables de pénétrer dans leurs objectifs avant d’y libérer le gaz asphyxiant. Quand Jack tira, la balle déchiqueta la grille de la calandre et se ficha dans le moteur. Grâce au système de ventilation, une vapeur jaune nocive s’éleva presque aussitôt dans la cabine.
Les gardes savaient qu’ils ne devaient pas quitter le fourgon en cas d’attaque-surprise. A l’intérieur, ils ne risquaient absolument rien. En théorie. Car là, ils se trouvaient bel et bien prisonniers. Ils ouvrirent précipitamment les portières et sortirent dans le froid et la nuit, toussant et éternuant comme des malheureux.
Malgré le gaz qui le suffoquait et l’aveuglait, le chauffeur avait saisi son revolver. Tombé à genoux, il cherchait désespérément sur qui tirer.
Jack fit voler l’arme d’un coup de pied, releva l’homme et l’attacha prestement au pare-chocs avec des menottes.
Branch Pollard avait abandonné sa planque tout de suite après que le coup de feu eut déséquilibré le véhi-cule. Il se jeta sur l’autre convoyeur et l’immobilisa également avec des menottes.
Les deux hommes enchaînés faisaient des efforts désespérés pour entrevoir le visage de leurs agresseurs, mais ces derniers portaient des lunettes de ski.
Jack et Pollard se dirigèrent en toute hâte vers l’arrière du fourgon, sans craindre toutefois d’être dérangés dans leur besogne. Aucune voiture n’emprunterait cette route. Dès l’instant où le fourgon s’était engagé dans la campagne, les deux derniers membres de l’équipe, Hart et Dodd, avaient bouclé la route avec des véhicules volés, repeints et équipés de panneaux routiers. Des batteries de projecteurs et des chevaux de frise avaient été placés sur la route, dissua-dant qui que ce soit de passer. Dodd et Hart expliqueraient aux éventuels conducteurs qu’un camion-citerne s’était renversé.
Une précision d’horloge.
Chad Zepp fixa un projecteur aimanté sur la paroi du véhicule et entreprit de dévisser la plaque dissimulant le mécanisme de blocage des portes.
Ils avaient apporté des explosifs mais, quand on essaie d’ouvrir un fourgon aussi bien conçu que le Guardmaster, ceux-ci risquent de faire fondre les piè- ces de métal au lieu de les disloquer. Il valait mieux démonter la serrure et n’utiliser les explosifs qu’en dernier ressort.
Les véhicules blindés de la génération précédente possédaient des serrures qu’on ouvrait avec une ou deux clefs; d’autres avaient des cadrans à combinaison, mais on avait affaire ici à un engin ultramoderne, du dernier cri en matière de technologie. La serrure fonctionnait quand on composait un nombre sur un cadran à touches semblable à ceux des télépho-nes. Pour activer la serrure, les gardes fermaient les portes et appuyaient sur le chiffre du milieu d’un nom-bre en comportant trois. Pour l’ouvrir, il fallait composer les trois chiffres dans le bon ordre. Le numéro de code changeait tous les matins et, des deux hommes à bord de la fourgonnette, seul le chauffeur le connaissait.
Il y avait donc mille combinaisons possibles. Étant donné qu’il leur faudrait bien quatre ou cinq secondes pour taper une seule combinaison et pour qu’elle soit acceptée ou rejetée, ils mettraient au moins une heure et quart pour trouver le nombre correct. C’était bien trop long, bien trop risqué aussi.
Chad Zepp termina de dévisser la plaque de protection. Les touches des chiffres tenaient toujours, mais il était désormais possible de voir une partie du mécanisme secret.
Zepp portait à l’épaule un sac de cuir contenant un ordinateur fonctionnant sur piles, capable de déchiffrer et de court-circuiter les circuits des alarmes et des serrures électroniques. Cet appareil, portant le nom de Dimess (dispositif d’intervention et de mise en échec des systèmes de sécurité), était utilisé par l’armée et les services d’espionnage; le grand public ne pouvait se le procurer et sa détention, illégale, était réprimée par les lois sur la Défense nationale. Pour s’offrir un Dimess, Jack Twist était allé à Mexico et avait déboursé quelque vingt-cinq mille dollars à un trafiquant ayant un contact à l’intérieur même de la firme fabriquant cette petite merveille.
Zepp posa l’ordinateur à terre, de sorte que Jack et Pollard purent voir le petit moniteur vidéo d’une dizaine de centimètres carrés de surface. L’écran était noir. Trois sondes mobiles étaient fixées au Dimess. Jack en tira une de sa niche. Elle ressemblait à un ther-momètre à extrémité de cuivre relié à un cordon ombi-lical d’une soixantaine de centimètres de long. Jack étudia attentivement les entrailles de la serrure électronique et plaça délicatement la sonde entre les deux premières touches. Il effleura la base du 1. L’écran resta noir. Il déplaça la sonde vers le 2, puis le 3. Toujours rien. Mais quand il effleura le 4, un mot s’inscri-vit en vert pâle sur l’écran-CONTACT-ainsi que des chiffres mesurant le flux électrique.
Cela signifiait que le chiffre du milieu du code était un 4. Après avoir chargé les sacs bourrés de billets et de chèques dans la soute de la fourgonnette, le chauffeur avait pressé la touche 4 pour activer la serrure.
Seuls deux chiffres étaient encore inconnus; il ne restait donc plus que cent combinaisons.
Sans s’occuper du vent qui commençait à souffler en rafales, Jack sortit un autre cordon dont l’extré- mité, semblable à celle d’un pinceau très fin, se carac-térisait par un point lumineux. Jack inséra le cordon entre les touches entra en contact avec le 1. Il n’y eut pas de résultat. Il alla de touche en touche jusqu’à ce que l’écran de contrôle révèle le schéma partiel d’un circuit imprimé.
Le cordon était en réalité la fibre optique d’un laser, cousin lointain des appareils couplés aux caisses enre-gistreuses des supermarchés et capables de déchiffrer les codes-barres des denrées alimentaires. Le Dimess n’était pas programmé pour lire des codes-barres, mais pour reconnaître les circuits électroniques et en afficher l’image sur un écran.
Jack mit l’image partielle en mémoire, continua de déplacer la fibre et obtint bientôt les trois éléments constituant l’image intégrale du circuit imprimé.
L’ordinateur entoura deux parties du diagramme afin d’indiquer les points d’entrée du circuit. Il y superposa alors l’image du cadran à touches afin de montrer la relation existant entre les points faibles et la partie du mécanisme de fermeture accessible à Jack.
« On peut intervenir sous le 4, dit Jack.
-Tu veux que je fraise ? demanda Pollard.
-Ce ne sera pas la peine. »
Jack rangea la fibre optique et prit un troisième cor-donnet, terminé celui-ci par une tête d’allure spon-gieuse. Il l’inséra dans le trou minuscule à la base de la touche 4, le bougea doucement de haut en bas et de droite à gauche, jusqu’à ce que l’ordinateur affiche le mot INTERVENTION.
Jack maintint la sonde bien en place et Chad Zepp redressa le Dimess, ce qui permit à Pollard d’utiliser le petit clavier de programmation de l’ordinateur pour taper des instructions. Le mot INTERVENTION disparut et fut remplacé sur l’écran par SYSTEME DE CONTROOLE ETABLI. L’ordinateur pouvait maintenant adresser directement des commandes à la micropuce traitant les codes de la serrure et déverrouillant la porte.
Pollard enfonça deux touches et le Dimess se mit à envoyer des séquences de trois chiffres à la micropuce à raison d’une combinaison tous les six centièmes de seconde. Chacune d’elles comportait le chiffre 4 en deuxième position. Il ne fallut que quelques secondes au Dimess pour trouver la solution, le nombre 545.
Les verrous se débloquèrent instantanément.
Jack rangea la sonde et éteignit l’ordinateur. Il ne s’était écoulé que quatre minutes depuis que le coup de fusil avait crevé la calandre du fourgon.
Une précision d’horloge.
Zepp remit l’ordinateur dans sa housse et Pollard ouvrit les portes arrière de la fourgonnette. L’argent était là, qui les attendait.
Zepp poussa un petit cri de plaisir. Pollard rit aux éclats et sauta dans le véhicule avant de pousser les sacs de toile vers l’extérieur.
Jack n’éprouva aucun plaisir à un tel spectacle.
Elko County, Nevada
Faye Block avait éteint l’enseigne lumineuse CHAM BRES A LOUER pour qu’ils ne soient pas dérangés.
Assis autour de la table de la cuisine, les volets bien clos pour les protéger de la nuit, les Block buvaient du café en écoutant, fascinés, Dom leur raconter son histoire.
Ils firent d’abord preuve d’une certaine incrédulité quand il évoqua devant eux l’incroyable danse des lunes en papier dans la maison de Zebediah Lomack. Mais il relata cet épisode avec tant de réalisme qu’il en eut lui-même la chair de poule et que son étonnement doublé d’effroi se communiqua à Faye et à Ernie.
Ils parurent surtout impressionnés quand il exhiba les deux photographies arrivées par la poste deux jours avant son départ pour Portland. Ils observèrent attentivement le cliché sur lequel un prêtre était installé à un bureau et furent certains qu’il avait été fait dans une des chambres du motel. La photo de la femme blonde avec une aiguille enfoncée dans le poignet était prise de si près qu’on ne voyait pas l’ameu-blement, mais ils reconnurent tout de même les motifs du papier mural, celui qui décorait certaines chambres et avait été changé dix mois plus tôt.
Dom fut surpris d’apprendre qu’ils possédaient également une photo prise au Polaroïd. Ernie se souvint de l’avoir reçue le 10 décembre, soit cinq jours avant leur départ pour Milwaukee. Faye alla la chercher dans le tiroir du bureau, au rez-de-chaussée. Elle représentait trois personnes-un homme, une femme et une petite fille-plissant un peu les yeux à cause du soleil devant la chambre numéro 9. Les trois personnages portaient des tee-shirts, des shorts et des sandales.
« Vous les reconnaissez ? dit Dom.
- Non, répondit Faye.
- Moi, j’ai l’impression que je devrais m’en souvenir, dit Ernie.
-Des vêtements légers, dit Dom, le soleil… nous sommes pratiquement sûrs que cette photo date de l’été de l’année dernière, pendant le week-end, entre le vendredi 6 juillet et le mardi suivant. Ces trois personnes ont participé à l’événement, quel qu’il soit. Ce sont peut-être des victimes innocentes comme nous. Et notre mystérieux correspondant veut que nous pensions à elles, que nous nous les rappelions.
-Celui qui envoie les photos doit être l’un de ceux qui nous ont gommé la mémoire, dit Faye. Je ne vois pas pourquoi il veut nous intriguer maintenant, après tout le mal qu’ils se sont donné à l’époque.
-Il n’était peut-être pas d’accord avec les autres. Sa conscience lui a peut-être dicté de réagir. En tout cas, il a peur de nous contacter directement, c’est évi-dent.
- J’y pense, s’écria Faye en se levant brusquement, nous n’avons pas dépouillé le courrier. Il doit y en avoir une belle pile depuis cinq semaines. »
Elle s’absenta pour revenir quelques minutes plus tard avec deux enveloppes blanches. Ils ouvrirent la première, qui contenait une photo, prise au Polaroid, d’un homme couché dans un lit, une aiguille dans le bras. Il avait une cinquantaine d’années, des cheveux sombres et clairsemés, un visage jovial à la W.C. Fields. Mais c’étaient des yeux sans vie qu’il présentait à l’objectif.
« Bon sang, c’est Calvin ! s’écria Faye.
- Mais oui, c’est bien lui ! reprit Ernie. Cal Sharkle. C’est un routier qui fait Chicago-San Francisco.
- Il s’arrête au restaurant toutes les fois qu’il vient dans le coin. Des fois, il est tellement fatigué qu’il prend une chambre. C’est un brave type, vous savez.
- Pour qui travaille-t-il ? demanda Dom.
- Il est indépendant, fit Ernie, il est son propre patron.
- Vous pourriez entrer en contact avec lui ?
- Normalement, oui, dit Ernie. Il signe le registre toutes les fois qu’il couche ici. Il y a son adresse. C’est quelque part aux environs de Chicago, je crois.
- Nous vérifierons plus tard. L’autre enveloppe… »
Faye la décacheta et en sortit un autre Polaroid. C’était encore une fois l’image d’un homme couché sur un lit, une aiguille dans le poignet. Comme celui de tous les autres, son visage n’affichait pas la moindre expression. Ses yeux sans âme rappelaient ceux des morts vivants dans les films d’épouvante.
Il était cependant parfaitement reconnaissable.
C’était Dom.
Las Vegas, Nevada
Il allait être l’heure d’aller au lit. Marcie était assise à son petit bureau, occupée à feuilleter sa collection de lunes.
Jorja la regardait depuis la porte. La fillette était si profondément absorbée qu’elle ne remarqua même pas la présence de sa mère.
Une boîte de crayons de couleur était posée à côté de l’album. Marcie coloriait soigneusement une des photos de la lune. C’était un fait nouveau et Jorja se demandait ce que cela pouvait bien signifier.
Elle était inquiète parce que Alan s’était suicidé la veille et qu’elle n’en avait encore rien dit à Marcie. En sortant de l’appaFtement de Pepper, elle avait appelé Coverly, le psychologue qui s’occupait de Marcie, afin de prendre conseil. Il fut étonné d’apprendre qu’Alan rêvait également de la lune et qu’il avait développé en toute indépendance sa propre fascination pour l’astre des nuits. Cela méritait réflexion mais, en attendant, Coverly dit qu’il lui semblait plus sage de ne pas annoncer la mauvaise nouvelle avant lundi. « Venez avec elle au rendez-vous, nous la lui annoncerons ensemble. » Jorja avait peur que Marcie fût terriblement ébranlée par la mort de son père, en dépit du peu d’intérêt qu’il lui portait.
Elle la regarda crayonner encore quelques instants, puis dit: « Chérie, il est temps que tu te mettes en pyjama et que tu te brosses les dents. » Sa voix tremblait un peu-elle n’y pouvait rien.
La petite fille parut affolée comme si elle ne savait plus où elle était, puis elle vit sa mère et sourit. « Je suis en train de colorier des lunes.
- Il est l’heure d’aller au lit.
- Encore un petit peu, s’il te plaît. » Marcie paraissait très calme, mais ses doigts se crispaient nerveusement sur le crayon. «Je veux en colorier encore quelques-unes. »
Jorja aurait voulu détruire cet album qu’elle détestait, mais le Dr Coverly lui avait expliqué que toute discussion à propos de la lune ou toute interdiction de réunir des photographies ne pourrait que renforcer l’obsession de Marcie.
« Tu auras tout le temps demain, tu sais. »
A regret, Marcie referma son album, rangea les crayons et se rendit dans la salle de bains.
Jorja s’appuya au petit bureau, accablée de fatigue. En plus de sa journée de travail, elle avait dû contacter les pompes funèbres, commander des fleurs et régler les ultimes détails avec le cimetière pour le convoi d’Alan. Elle avait aussi appelé le père d’Alan à Miami pour lui apprendre la mauvaise nouvelle. Elle était épuisée. Machinalement, elle ouvrit l’album.
En rouge. Marcie coloriait toutes les lunes en rouge, celles qu’elle dessinait elle-même et celles qu’elle découpait dans les magazines. Elle en avait déjà rougi une cinquantaine.
L’utilisation de la couleur rouge-de la seule couleur rouge-troubla profondément Jorja. Comme si Marcie entrevoyait déjà un avenir de terreur. Comme si elle avait la prémonition du sang.
Elko County, Nevada
Faye Block alla chercher le registre correspondant à l’été de l’année dernière, le déposa sur la table de la cuisine et l’ouvrit à la page du vendredi 6 juillet.
« C’est bien ce que je pensais, dit-elle. C’est ce jour-là qu’ils ont barré la nationale à la suite d’une fuite de produits toxiques. Une colonne de camions se dirigeait vers Shenkfield, une base militaire à une trentaine de kilomètres au sud-ouest. Il a fallu fermer le motel jusqu’au mardi, le temps qu’ils reprennent la situation en main.
-Shenkfield sert de terrain d’essais aux armes chimiques et biologiques, ajouta Ernie. Les produits transportés devaient être terriblement dangereux. »
Faye poursuivit, d’une voix étrangement mécanique, comme si elle récitait une leçon: « Ils ont dressé des barrages et nous ont fait évacuer la zone sensible. Les clients sont partis dans leurs propres véhicules. » Son visage était inexpressif. « Ned et Sandy Sarver ont eu le droit de rejoindre leur caravane près de Beowave parce qu’elle était située en dehors de la zone interdite.
- Impossible, fit Dom. Je ne me rappelle pas la moindre évacuation. J’étais là. Je me souviens d’avoir lu, d’avoir fait des recherches en vue d’écrire des nouvelles… mais ces souvenirs sont si ténus que je doute de leur réalité. Ils n’ont pas d’épaisseur. Pourtant, j’étais ici, et nulle part ailleurs, et il m’est arrivé quelque chose d’étrange. Cette photo de moi en est la preuve. »
Dom trouva alors un air étrange à Faye. Elle avait les yeux fixes et se tenait plus raide que d’ordinaire. « Tant que la route n’a pas été déblayée, Ernie et moi sommes restés chez des amis qui ont un petit ranch dans la montagne, à une quinzaine de kilomètres d’ici. Elroy et Nancy Jamison, qu’ils s’appellent. Les travaux sur la route ont été très longs, l’armée avait besoin de plus de trois jours. Ils ne nous ont laissés rentrer que mardi matin.
-Qu’est-ce que vous avez, Faye ?
-Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
-On dirait que vous avez été… programmée pour me réciter ce petit discours.
- Mais enfin, de quoi parlez-vous ? dit-elle, surprise.
- C’est vrai, Faye, ta voix était… plate, ajouta Ernie, l’air soucieux.
- Je n’ai fait qu’expliquer ce qui s’est passé. » Elle posa un doigt sur la page réservée au vendredi 6 juillet. « Tenez, nous avions loué onze chambres avant qu’ils ne ferment la nationale. Mais personne n’a réglé sa note. Tout le monde a été évacué avant.
- Voici votre nom, dit Ernie. Vous êtes le sep-tième. »
Dom regarda sa signature, l’adresse de Mountainview qu’il avait donnée. Il se rappelait bien son arrivée au motel, mais il n’avait pas le moindre souvenir d’un départ précipité en pleine nuit. « Vous avez vu l’accident, la citerne renversée ?
- Non, ça s’est passé à plusieurs kilomètres d’ici, dit Ernie du même ton mécanique que Faye. Les experts de l’armée de la base de Shenkfield craignaient que les produits chimiques ne soient dispersés par le vent et ils ont délimité très largement la zone interdite. »
Dom se tourna vers Faye et constata qu’elle aussi était étonnée par le ton inhabituel de son mari. « C’est comme ça que vous parliez il y a un instant, Faye dit Dom. Vous aussi, Ernie, vous avez été programmé.
-Vous voulez peut-être dire que l’accident n’a jamais eu lieu ? fit remarquer Faye.
-La citerne s’est bel et bien renversée, reprit Ernie. Pendant un certain temps, nous avons conservé les articles du journal local, le Sentinel. Nous avons dû les jeter depuis. En tout cas, les gens d’ici se demandent toujours ce qui leur serait arrivé si cette saloperie s’était répandue dans l’air avant l’ordre d’évacuation. Non, Faye et moi n’avons pas rêvé.
- Vous pouvez demander à Elroy et à Nancy Jamison, surenchérit Faye. Ils étaient ici, en visite, et quand l’ordre est tombé, ils nous ont tout de suite offert l’hos-pitalité. »
Dom eut un sourire désabusé. « Je ne ferais pas très confiance à leurs témoignages. S’ils étaient ici, ils ont vu ce que nous avons tous vu et ce souvenir-a été gommé de leur esprit. Ils se souviennent de vous avoir emmenés chez eux parce que c’est ce qu’on leur a dit de se rappeler. En fait, ils ont dû rester ici et subir un lavage de cerveau, comme tout le monde.
- Mais bon sang, cette fuite de gaz toxiques a bien eu lieu, tout de même! dit Ernie. C’était dans le journal ! »
Les cheveux de Dom se hérissèrent à l’explication qui lui vint à l’esprit. « Et si tout le monde, dans le motel, avait été contaminé par une arme chimique ou biologique pendant son convoiement vers Shenkfield ? Et si le gouvernement et l’armée avaient couvert l’affaire pour éviter le scandale, la révélation de recherches classées top secret, et d’avoir à payer des millions de dollars en réparations ? Peut-être n’avons-nous pas été évacués à temps, contrairement à ce qui a été dit. Ils se seraient alors servis du motel comme centre de décontamination, pour chasser les souvenirs de notre mémoire et nous en implanter de faux. »
Ils se regardèrent quelques instants, éberlués. Ce scénario était loin d’être entièrement convaincant mais c’était le premier qui expliquait à peu près les problèmes psychologiques qui les avaient assaillis et les photos où on les voyait soumis à des drogues.
Ernie fut le premier à soulever des objections. « Mais dans ce cas, ils auraient dû implanter exactement les mêmes souvenirs chez chacun de nous. Ce qu’ils ont fait pour moi, les Jamison, et Ned et Sandy Sarver. Pourquoi n’avez-vous pas les mêmes ? Pourquoi vos souvenirs n’ont-ils rien à voir avec l’évacuation ? C’est absurde et risqué. Je veux dire simplement que le seul fait que nous n’ayons pas les mêmes souvenirs est la preuve flagrante que vous-ou moi, ou nous tous-avons subi un lavage de cerveau.
- Incompréhensible, murmura Dom. Encore un mystère à percer.
- Et cette théorie a un autre point faible, poursuivit Ernie. Si nous avions été contaminés par une arme biologique, on ne nous aurait pas laissé partir au bout de trois jours. Ils auraient eu trop peur de la contagion, d’une épidémie.
- Très juste, admit Dom. Il s’agissait donc d’un agent chimique, pas d’un virus ou d’une bactérie. Quelque chose qu’ils pouvaient éliminer de nos organismes.
- Mais ça aussi, c’est absurde, intervint Faye. Les trucs que l’on teste à Shenkfield sont en principe mortels. Des gaz, d’abominables cochonneries. Si nous avions été pris dans un nuage comme ça, soit on serait morts, soit réduits à l’état de légumes.
- A moins que ce ne soit un agent à action lente, sug-géra Dom. Quelque chose qui provoque des tumeurs, une maladie qui ne se déclarera que dans quelques années. »
Mais Ernie n’était pas d’accord.
« Peut-être que nous sommes contaminés et que nous pourrissons tous déjà à l’intérieur de nous-mêmes, mais je ne le crois pas. Après tout, ils testent des armes potentielles à Shenkfield. Et à quoi serviraient des armes incapables de tuer ceux qui sont en contact avec elles depuis des années ?
- Pratiquement à rien, dut reconnaître Dom.
- Et puis, poursuivit Ernie, comment une contamination chimique pourrait-elle expliquer l’expérience étrange que vous avez vécue dans la maison de Lomack, à Reno ?
-Je n’en ai pas la moindre idée. Maintenant que nous savons que cette région a été bouclée à la suite d’un accident-réel ou inventé-, la théorie du lavage de cerveau est un peu plus crédible. Parce que avant, je ne comprenais pas comment on aurait pu nous retenir assez longtemps pour nous faire oublier ce que nous avions vu. Le délai de quarantaine leur a ainsi donné tout le temps nécessaire, tout en éloignant les curieux. Nous avons à présent une petite idée de ce à quoi nous nous heurtons. L’armée, peut-être seule, peut-être en intelligence avec le gouvernement, a voulu cacher quelque chose, je ne sais pas, moi, une opération qu’elle a montée sans autorisation, par exemple. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais l’idée d’affronter un ennemi aussi redoutable m’emplit d’effroi.
- En tant que Marine, je connais la puissance de l’armée, dit Ernie, mais ce ne sont pas des sauvages. Nous ne pouvons pas conclure de tout ça que nous sommes victimes d’une odieuse conspiration montée par l’extrême droite. Ce genre de délire, c’est bon pour les romanciers paranoïaques et les scénaristes de Holly-wood, mais dans la réalité, le mal est plus subtil, il est moins facile à identifier. Si l’armée et le gouvernement sont derrière cette histoire, leurs mobiles ne sont pas nécessairement immoraux. Ils pensent probablement avoir fait ce qui convenait en pareilles circonstances.
- En tout cas, nous devons en savoir plus, l’interrompit Faye. Sinon, la nyctaphobie d’Ernie ne fera qu’empirer. De même que vos crises de somnambulisme. Quant aux autres… »
Ils savaient tous ce que ce « quant aux autres » signifiait déjà. Un canon de fusil dans la bouche pour Zebediah Lomack, par exemple.
Dom se pencha sur le registre. Quatre lignes au-dessus de son propre nom, il lut une inscription qui le fit sursauter. Dr Ginger Weiss. Boston.
« Ginger, dit-il. Le quatrième nom sur les posters. »
De plus, Cal Sharkle, l’ami camionneur des Block celui qui ressemblait à un zombie sur la photo, était arrivé au motel juste avant Ginger Weiss. Les premiers clients de ce jour-là étaient M. et Mme Alan Rykoff de Las Vegas, accompagnés de leur fille. Dom aurait parié que c’étaient les trois personnes photographiées devant la chambre numéro 9. Le nom de Zeb Lomack ne figurait pas sur le registre. Il avait seulement dû s’arrêter dîner au Tranquility Grill. Un des autres noms était peut-être celui du prêtre. Si oui, il n’avait pas fait mention de son état.
« Nous allons devoir rencontrer tous ces gens, dit Dom, très excité. Nous les appellerons dès demain matin et nous verrons bien de quoi ils se souviennent. »
Chicago, Illinois
C’est en se montrant parfaitement résolu et en ne laissant aucune équivoque planer sur son projet que Brendan Cronin parvint à obtenir du père Wycazik l’autorisation de quitter la paroisse pour le Nevada.
Il était environ dix heures du soir. Couché sur le côté dans la pénombre, il avait les yeux tournés vers la fenêtre. La couche de givre brillait d’une lueur pâle. La fenêtre donnait sur la cour où aucune lampe n’était allumée à cette heure et Brendan savait que ce qu’il voyait n’était rien d’autre que les rayons de lune emprisonnés dans les cristaux de givre.
Le sommeil ne venait pas. Il ne pouvait détacher son regard du jeu subtil des cristaux, dans lesquels chaque rai de lumière se diffusait et se multipliait.
« La lune, murmura-t-il, surpris par sa propre voix. La lune. »
Peu à peu, Brendan comprit qu’il se déroulait quelque chose d’inhabituel.
Dans un premier temps, il ne fut que fasciné par l’harmonieuse interaction du givre et de la lumière lunaire; puis cette fascination se changea en une attirance autrement plus intense. Il ne pouvait détacher ses yeux de la fenêtre nacrée. Elle lui apportait une promesse indéfinissable et il se sentait attiré par elle comme un marin par le chant des sirènes. Sans même savoir ce qu’il allait faire, il sortit un bras de sous les couvertures et tendit la main vers la fenêtre, bien que celle-ci fût éloignée de plus de trois mètres.
« La lune », répéta-t-il, étonné à nouveau de s’entendre.
Son coeur s’accéléra. Il se mit à trembler.
Soudain, la couche de givre fut l’objet d’un inexplicable changement. Elle commença à fondre à partir des bords de la fenêtre et, au bout de quelques secondes, il ne resta plus au centre du panneau qu’un cercle parfait de quelque vingt-cinq centimètres de diamètre, cercle de glace bizarrement lumineux au beau milieu d’un rectangle noir profond.
La lune.
Brendan savait que c’était un signe, mais de qui ou de quoi, il n’aurait pu le dire, car lui-même ne comprenait rien à ce qui lui arrivait.
Le coeur battant la chamade, certain de bientôt assister à une apparition extraordinaire, Brendan continua de tendre la main vers la fenêtre. Il poussa un petit cri quand un faisceau de lumière jaillit de la lune de givre et tomba sur le lit, semblable en tout point au faisceau d’un projecteur. Il se demandait comment une lumière aussi vive pouvait émaner d’une simple couche de givre quand la lumière blanche devint rouge clair, puis rouge foncé, cramoisie, et enfin, écarlate. Tout autour de lui les couvertures prenaient l’allure de l’acier en fusion et sa main tendue semblait ensanglantée.
Il éprouva alors un vif sentiment de déjà-vu, certain d’avoir été jadis inondé par la lumière rouge sang d’une lueur écarlate.
Il désirait ardemment comprendre le rapport que cette fantastique lumière rouge pouvait avoir avec les illuminations de ses rêves. Il se sentait irrésistiblement attiré par l’élément inconnu dissimulé au coeur du rayonnement. Et puis, tout à coup, il prit peur. Les rayons écarlates s’intensifièrent, sa chambre se transforma en une fournaise rougeoyante et froide, sa peur céda très vite la place à une terreur sans nom qui le fit trembler des pieds à la tête.
Il retira la main et le rayon écarlate devint presque argenté. Puis l’argent disparut à son tour et il n’y eut plus rien que le cercle de givre et le reflet parfaitement naturel de la lune de janvier.
La chambre retomba dans la pénombre. Brendan se redressa et alluma la lampe de chevet.
Il sursauta au contact de l’interrupteur. Un anneau de chair gonflée marquait sa paume.
Le temps qu’il lève la main devant ses yeux, l’anneau avait disparu.
Appuyé au dosseret du lit, Brendan attendit longtemps, yeux ouverts et lumière allumée, d’avoir le courage d’affronter l’obscurité.
Elko County, Nevada
Debout contre la baignoire, Ernie s’efforçait de se rappeler très précisément ce qu’il avait éprouvé le samedi 14 décembre quand une étrange impulsion lui avait commandé d’ouvrir la fenêtre et qu’il avait eu cette hallucination. Dominick Corvaisis l’observait, appuyé au lavabo. Faye se tenait dans l’encadrement de la porte.
« De la lumière. Oui, c’est ça, je suis venu ici chercher de la lumière. Ma peur du noir était à son comble et je voulais la cacher à Faye. Je ne pouvais pas dor-mir, je me suis relevé, je suis venu jusqu’ici, j’ai fermé la porte et je me suis… délecté de la lumière. » Il raconta comment son regard avait été attiré par le vasistas placé au-dessus de la baignoire, comment le besoin irrationnel de s’enfuir s’était emparé de lui. « C’est difficile à expliquer, mais tout à coup, des pen-sées se sont mises à… à tournoyer dans ma tête. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai été pris de panique. Et je me suis dit que j’avais là une occasion inespérée de fuir, que je ne pouvais pas la laisser passer parce qu’il n’y en aurait pas d’autre, que j’allais sortir par le vasistas, courir dans la campagne jusqu’au prochain ranch… y demander de l’aide.
-Pourquoi ? demanda Corvaisis. Pourquoi aviez-vous besoin d’aide ? Pourquoi vouliez-vous fuir votre propre maison ?
- Je n’en ai pas la moindre idée », dit Ernie, le front plissé. Il se rappela ce qu’il avait ressenti cette nuit-là et indiqua la petite fenêtre. « J’ai tiré le loquet, j’ai ouvert le panneau. J’aurais pu me glisser au-dehors. Seulement, j’ai vu quelqu’un. Sur le toit de l’appentis.
-Qui était-ce ? demanda Corvaisis.
- Cela va vous paraître absurde, mais c’était un type vêtu d’une combinaison de motard. Il avait un casque blanc avec une visière fumée qui dissimulait son visage. Des gants noirs. En fait, il a tendu la main comme pour m’attraper et je me suis rejeté en arrière. Je suis tombé sur le rebord de la baignoire.
-C’est à ce moment que je suis arrivée, dit Paye.
-Je me suis relevé, reprit Ernie, j’ai regardé par le vasistas. Il n’y avait personne sur le toit. »
Dom avait les yeux rivés au panneau de verre opa-que. « Je crois savoir ce qui s’est passé Ernie. Vous avez eu… appelons ça un flash de mémoire. Un souvenir fugace de l’été de l’année dernière, de ces jours où vous étiez réellement prisonnier dans votre propre maison et où vous vouliez vraiment vous enfuir.
-J’en aurais été empêché par un type monté sur le toit de l’appentis ? Admettons, mais qu’est-ce qu’il faisait là, habillé en motard ?
- Et si c’était un homme portant un scaphandre de décontamination et ayant pour mission de lutter con-tre une fuite de produits toxiques chimiques ou biologiques ? »
Faye intervint alors. « Ecoutez, si nous avons tous vécu la même expérience, comme vous le pensez, comment se fait-il que tout le monde n’en souffre pas autant ? Comment se fait-il que je n’aie pas de cauchemars, que je ne connaisse pas de problèmes psychologiques ? »
Le regard de l’écrivain revint se poser sur la fenêtre. « Je l’ignore. Mais ce sont des questions auxquelles nous devrons répondre si nous voulons nous débarrasser de la profonde angoisse que cette expérience a lais-sée en nous. S’il y a quelque espoir de retrouver une vie normale. »
Du Connecticut à New York
Quand tout l’argent eut été sorti de la fourgonnette blindée, Jack et ses compagnons en firent rapidement cinq tas, chacun de trois cent cinquante mille dollars environ en billets usagés impossibles à identifier.
Jack n’éprouvait pas le moindre frisson d’orgueil, pas le plus petit sentiment de triomphe. Rien.
En cinq minutes, la bande se dispersa comme du duvet de pissenlit sous la brise.
Une précision d’horloge.
Jack reprit la route vers Manhattan. La neige se mit à tomber par rafales, pas assez toutefois pour interdire la circulation.
Et tandis qu’il quittait le Connecticut, se produisit en lui un curieux changement qu’il n’aurait jamais cru possible. Minute après minute, kilomètre après kilo-mètre, l’ennui céda la place à une sensation tout à fait étonnante. Car c’était de la culpabilité qu’il éprouvait. L’argent volé et rangé dans le coffre de sa voiture com-mençait à peser aussi lourdement sur sa conscience que si c’étaient les premières choses acquises de façon malhonnête qu’il possédât.
En huit années de vols préparés avec méticulosité et exécutés avec maestria, souvent à une échelle bien supérieure que l’attaque du fourgon blindé, il n’avait jamais été effleuré par la notion de culpabilité. Jusqu’à aujourd’hui. Il s’était toujours considéré comme une sorte de vengeur. Jusqu’à aujourd’hui.
Sur la route qui menait à Manhattan, il commença à voir en lui-même autre chose qu’un prince des voleurs. La culpabilité lui collait à la peau comme du papier tue-mouches. Plus il cherchait à s’en débarrasser, plus elle se plaquait à lui.
Ce sentiment soudain était en fait en sommeil depuis très longtemps. Il fouilla dans sa mémoire, s’efforça de remonter au dernier larcin lui ayant procuré un réel plaisir et découvrit qu’il s’agissait du cambriolage de la riche propriété d’Avril McAllister, quelque part au nord de San Francisco, l’été de l’année dernière.
Leur forfait commis, Jack et Branch avaient profité pendant deux jours du soleil de Californie. Puis, sur un coup de tête, Jack avait décidé de mettre vingt mille dollars sur les tapis verts de Reno. Vingt-quatre heu-res plus tard, c’étaient plus de cent sept mille dollars qui gonflaient ses poches. Décidant alors de prolonger ses vacances, il avait loué une voiture et traversé tout le pays avant de retrouver New York. Et Jenny.
Aujourd’hui, plus de dix-huit mois après cette affaire, Jack se rendait compte que ce cambriolage était le dernier dont il eût tiré une réelle satisfaction.
Du jour au lendemain, il avait entrepris un long péri-ple spirituel, partant de l’amoralité la plus absolue et parcourant tout le spectre des sentiments pour aboutir ce soir à la culpabilité.
Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui avait bien pu déclencher en lui une telle métamorphose et, surtout, la mener à son aboutissement ? Autant de questions dont il ne connaissait pas les réponses.
Tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne se prenait plus pour un bandit romantique ayant pour mission de redresser les torts infligés à lui-même et à l’élue de son coeur. Il n’était qu’un voleur, un criminel. Depuis huit ans, il portait des oeillères. Et voici que la vérité lui sautait brutalement au visage.
Il entra dans Manhattan et roula sans but dans les rues, retardant le plus possible le moment de regagner son appartement.
Il se retrouva ainsi dans la Cinquième Avenue et, au moment où il passait devant Saint-Patrick, il freina à mort et se gara en stationnement interdit juste devant le portail de la cathédrale. Il sortit de la voiture, ouvrit le coffre et tira d’un sac-poubelle une demi-douzaine de liasses de billets de vingt dollars.
C’était de la folie que de laisser sa voiture dans un tel endroit quand le coffre renfermait plus d’un tiers de million de dollars, des armes et un Dimess dont la détention était interdite au simple citoyen. Si un flic l’avait arrêté pour lui mettre une contravention et, par routine, lui avait demandé d’ouvrir le coffre, tout aurait été fini pour lui. Mais Jack s’en fichait. D’une certaine façon, il n’était plus qu’un mort qui marche, de même que Jenny avait été pendant des années une morte qui respire.
Bien qu’il ne fût pas catholique, il poussa une des portes de bronze sculptées et entra dans la nef, où une poignée de fidèles agenouillés priait malgré l’heure tardive. Jack observa un instant une vieille femme qui déposait un cierge, puis il se dirigea vers le tronc des pauvres et fourra dedans les liasses de billets.
Il reprit sa voiture, roula encore quelques minutes et s’arrêta à nouveau. Devant l’église presbytérienne de la Cinquième Avenue, cette fois-ci. Comme tout à l’heure, il ouvrit le coffre de la Camaro et plongea la main dans le sac-poubelle.
Il n’y avait pas de tronc pour les pauvres de la paroisse, mais Jack aperçut un jeune ministre du culte qui s’apprêtait à fermer l’église. Il s’approcha du pasteur, bredouilla de vagues paroles à propos d’une fortune gagnée dans les casinos d’Atlantic City et lui mit dans les mains plusieurs liasses de billets de dix et de vingt dollars.
En deux fois il avait distribué quelque trente mille dollars. Ce n’était même pas le dixième de ce qu’il avait dérobé dans le Connecticut et ces dons n’allé- geaient en rien sa culpabilité. Bien au contraire, sa honte se renforçait de minute en minute.
Il lui restait plus de trois cent mille dollars. Pour quelques habitants de New York, le Père Noël allait venir avec plus de deux semaines de retard.
Elko County, Nevada
L’été de l’année dernière, Dom Corvaisis avait séjourné dans la chambre numéro 20. Il s’en souvenait bien parce que c’était la dernière de l’aile est du motel.
La curiosité d’Ernie Block étant plus forte que sa peur de la nuit, il décida d’aller avec Dom et Faye jusqu’à cette chambre.
Faye entra la première, alluma les lumières et tira les rideaux. Dom la suivit en compagnie d’Ernie, qui n’ouvrit les yeux qu’une fois arrivé.
Dom se souvenait du moindre détail de la pièce et il eut l’impression qu’une horde de spectres moqueurs le guettait, tapis derrière chaque meuble. En vérité, ces spectres n’étaient que de mauvais souvenirs, et ce n’était pas la chambre qu’ils hantaient mais les recoins les plus obscurs de sa mémoire.
«Vous vous rappelez quelque chose ? demanda Ernie. Ça vous revient ?
-Je voudrais voir la salle de bains », dit Dom.
Assez petite, elle ne comportait qu’un lavabo, une douche et quelques tablettes de formica. Le sol était carrelé.
« Ce n’est pas le même, dit Dom. L’ancien lavabo était assez vieux, un bouchon accroché à une chaînette pendait au robinet d’eau froide.
-Nous faisons de notre mieux pour moderniser dit Ernie depuis la porte.
- Nous avons changé le lavabo il y a huit ou neuf mois, ajouta Faye. Ainsi que les tablettes de formica bien que nous ayons gardé la même couleur. »
Dom était déçu. Il avait cru que quelques souvenirs lui seraient revenus en mémoire au contact du lavabo. Il posa à nouveau les mains dessus, mais ne sentit que le contact froid de la porcelaine.
« Quelque chose ? répéta Ernie.
- Non, fit Dom. Rien… si ce n’est de mauvaises vibrations. Je crois que la nuit pourrait renverser tou-tes les barrières. Je vais dormir ici ce soir… si cela ne vous dérange pas.
-Aucun problème, dit Faye. Cette chambre est à vous.
-Merci, dit Dom, mais j’ai dans l’idée que mes cauchemars seront encore pires ici. »
Laguna Beach, Californie
Bien qu’il fût l’un des artistes américains contempo-rains les plus respectés, Parker Faine n’était pas assez âgé, et encore moins assez rassis, pour mourir de peur en rendant à son ami Dom Corvaisis les services que celui-ci lui avait demandés. En fait, c’était plutôt dans un esprit d’aventure qu’il jouait le rôle que Dom lui avait assigné.
Chaque jour, quand il prenait le courrier de Dom, Parker faisait celui qui vaque à ses affaires en toute quiétude mais, en réalité, il surveillait son environnement avec une attention extrême, à l’affût de tous ceux qui auraient pu le surveiller-espions, flics ou Dieu sait qui encore. Il ne constata jamais la présence de qui que ce soit et ne se sentit jamais traqué.
Chaque soir, après être sorti de chez lui pour gagner une cabine publique désignée d’avance par Dom, il parcourait des kilomètres en voiture, rebroussait che-min ou bifurquait brusquement jusqu’à ce qu’il fût certain de ne pas être SUIVI.
Ce samedi soir-là, il entra quelques minutes avant neuf heures dans la cabine téléphonique jouxtant un arrêt d’autocar. La pluie tombait dru sur les parois de plexiglas, déformant le monde extérieur et mettant Parker Faine à l’abri des regards indiscrets.
Il portait un trench-coat et un chapeau de pluie kaki au bord baissé. Il avait l’impression d’être un personnage de John Le Carré.
Le téléphone sonna à neuf heures précises. C’était Dom. « Je suis au Tranquility Motel, Parker. C’est le bon endroit. »
Dom avait beaucoup de choses à raconter: la curieuse expérience du Tranquility Grill, la nyctaphobie d’Ernie Block… A mots couverts, il mentionna aussi les photographies que le couple avait reçues.
La discrétion était de mise. Si c’était bien là que s’étaient déroulés les formidables événements de l’été de l’année dernière, les téléphones des Block devaient être sur écoute. Si leurs auditeurs entendaient parler des photos, ils sauraient qu’il y avait un traître dans leurs rangs et parviendraient certainement à mettre la main dessus. C’en serait alors fini des photographies mystérieuses et des messages cryptés.
« Moi aussi, j’ai des nouvelles, dit Parker. Tu as reçu une lettre du Dr Weiss. Elle l’a envoyée chez ton édi-teur le 26 décembre, mais il l’avait égarée dans sa paperasse. Elle a lu ton livre et, en voyant ta photo, elle a eu le sentiment de t’avoir déjà rencontré. Elle croit aussi que tu es impliqué dans ce qui lui arrive.
-Tu as la lettre sur toi ? » demanda Dom, tout excité.
Parker l’avait à la main. Il la lui lut, jetant de temps à autre des coups d’oeil furtifs à l’extérieur de la cabine.
« Je l’appelle tout de suite, dit Dom quand il eut achevé la lettre. Je ne peux pas attendre demain. Je te recontacterai demain soir, à neuf heures pile.
-Si tu le fais du motel où les lignes doivent être surveillées, ce n’est pas la peine que j’aille dans une cabine publique.
-Tu as raison. Je t’appellerai chez toi. Fais attention tout de même.
-Toi aussi. » Avec des sentiments mêlés, Parker reposa le combiné. Il était heureux de ne plus avoir à effectuer ces expéditions nocturnes vers des cabines publiques installées dans tous les coins de la ville mais il était un peu triste de ne plus vraiment prendre part à l’action.
Il poussa la porte et sortit sous la pluie battante, presque déçu qu’un tueur embusqué ne lui tire pas dessus.
Boston, Massachusetts
Pablo Jackson avait été enterré le matin même, mais il demeura avec Ginger Weiss tout l’après-midi et toute la soirée. Tel un spectre, son souvenir hanta la jeune femme, revenant aimable, tapi dans un coin de son esprit.
Elle alla se coucher à minuit et quart et, au moment précis où elle allait éteindre, Rita Hannaby vint la pré- venir qu’un certain Dominick Corvaisis la demandait au téléphone. Elle pourrait le prendre dans le bureau de George. Fébrile, elle passa une robe de chambre et sortit dans le couloir.
Elle s’installa au bureau de George Hannaby. Tremblante, elle se saisit du combiné. « Allô ? Monsieur Corvaisis ?
- Docteur Weiss ? » Il avait une voix puissante et mélodieuse. « Vous avez eu raison de m’écrire, c’était en fait la meilleure chose que vous puissiez faire. Non, je ne crois pas que vous soyez folle. Ce que je peux vous dire, c’est que vous n’êtes pas seule. Nous sommes plusieurs dans votre cas. »
Ginger voulut répondre, mais l’émotion la submergea. Elle toussa pour s’éclaircir la voix. « Pardonnez-moi… je… n’ai pas l’habitude de… de pleurer.
- Ne parlez pas tant que vous n’en êtes pas capable. Je vais vous raconter mon histoire en attendant. Les crises de somnambulisme. Les rêves où la lune revient sans cesse…
- La lune, répéta-t-elle. Je ne me souviens jamais de mes rêves, mais je crois que la lune y est pour quelque chose parce que c’est toujours ce mot que je crie en me réveillant. »
Il lui parla d’un homme nommé Lomack, un joueur de Reno que l’obsession de la lune avait conduit au suicide.
Ginger sentit un gouffre s’ouvrir sous elle, un terrible inconnu.
« On nous a fait un lavage de cerveau, bredouilla-t-elle. Tous nos problèmes sont dus à des souvenirs réprimés qui tentent de remonter à la surface de notre conscience. »
Il y eut un long moment de silence, puis l’écrivain dit: « C’est aussi ma théorie. Pour vous, il semble que ce soit une certitude.
- Oui. J’ai entrepris une thérapie de régression par l’hypnose après vous avoir écrit et nous avons eu la preuve d’une répression mnémonique systématique.
- D’une chose qui se serait passée l’été de l’année dernière, dit-il.
- Oui, l’été de l’année dernière, dans le Nevada. Au Tranquility Motel, très exactement.
-C’est de là que je vous appelle.
- Vous y êtes en ce moment ? s’écria-t-elle.
- Oui, et l’idéal serait que vous m’y rejoigniez. Il est arrivé beaucoup de choses dont je ne peux pas vous parler par téléphone. »