Lentement Dom dit: « Je pense donc que, si nous voulons réellement savoir ce qui nous est arrivé-ce qui nous arrive aujourd’hui-, nous allons devoir nous intéresser de très près à ce qui se passe là-bas, à Thunder Hill. »
Le sourcil froncé, Ned intervint à son tour. « Il y a encore une ou deux choses que je ne comprends pas. La quarantaine n’a pas couvert tout le périmètre entre Thunder Hill et ici. Entre les deux, des kilomètres de territoire sont restés libres. Comment expliquer qu’un événement qui se serait produit là-bas ait pu sauter pardessus pour venir atterrir ici ?
- Remarque pertinente, admit Dom. Je n’ai pas de réponse.
- Et aussi ceci, continua Ned. Le dépôt n’a pas besoin de beaucoup de terres, n’est-ce pas ? D’après ce que j’ai compris, il est entièrement souterrain. Il y a deux énormes portes blindées et une route sur le flanc d’une colline, plus sans doute un poste de garde, et c’est tout. Ces cent et quelques hectares autour de l’entrée, c’est tout de même déjà énorme comme zone de sécurité; alors pourquoi cette réquisition ? »
Dom haussa les épaules. « J’y perds mon latin. Toujours est-il que l’armée a pris deux mesures d’urgence à la suite des événements du 6 juillet: une quarantaine temporaire ici, pour s’occuper des témoins et un agrandissement immédiat de la zone de sécurité autour du dépôt-plus une quarantaine secondaire toujours effective. Quelque chose me dit, à moi aussi, que c’est a Thunder Hill que se trouve la réponse à nos questions. »
Personne ne parla. Bien que chacun eût terminé sa part de dinde, aucun des convives ne pensait au dessert. Marcie se servait de sa cuiller pour dessiner des cercles dans la sauce restant au fond de son assiette, donnant ainsi une vie éphémère à des lunes brunâtres et semi-liquides. Personne ne souhaitait débarrasser la table, car ç’aurait été abandonner momentanément la conversation. Ils étaient au coeur du problème: comment agir face à des ennemis aussi puissants que l’armée et le gouvernement des Etats-Unis ? Comment pourraient-ils franchir un rideau de fer de secret tiré au nom de la sécurité du pays et protégé par l’État et la jurisprudence ?
« Nous en savons assez pour tout déballer sur la place publique, dit Jorja Monatella. La mort de Zebediah Lomack, celle d’Alan, le meurtre de Pablo Jackson. Les cauchemars que la plupart d’entre vous font pratiquement chaque nuit. Les photos. C’est le genre de nouvelles à sensation dont se repaissent les médias. Si nous faisons savoir au monde ce qui nous arrive nous aurons la presse et l’opinion publique avec nous. Nous ne serons plus seuls.
- Impossible, trancha Ernie. Cela ne fera que renforcer l’attitude de l’armée. Elle fournira une version des faits encore plus imperméable. Croyez-moi, je connais les militaires, ils ne sont pas du genre à céder aux pressions comme les politiciens. En revanche, ils ne bougeront pas tant qu’ils croiront que nous tournons en rond-et cela nous donnera du temps pour découvrir leurs points faibles.
- N’oubliez pas que Falkirk était partisan de l’élimination plutôt que du lavage de cerveau, rappela Gin-ger. S’il s’est radouci depuis, c’est qu’il a reçu des ordres de ses supérieurs et qu’il a dû obtempérer. Mais si nous racontons tout à la presse, il pourrait bien réussir à convaincre ses chefs du bien-fondé de la solution finale.
- Même si c’est dangereux, nous devrions peut-être contacter la presse, dit Sandy. Je ne vois pas comment nous pourrions entrer dans l’entrepôt de Thunder Hill pour voir ce qui s’y passe. Il doit y avoir des systèmes de sécurité, des portes blindées…
- C’est Ernie qui a raison, dit Dom. Nous devons res-ter discrets et tenter de découvrir leurs points faibles.
- Il y a combien d’hommes à Thunder Hill ? » demanda soudain Jorja.
Avant même que Ginger ou Dom aient pu donner les informations glanées dans le Sentinel, un étranger apparut dans l’encadrement de la porte. Mince, d’allure rude, il approchait de la quarantaine. La porte du rez-de-chaussée était fermée à clef, les marches de l’escalier n’avaient pas grincé sous son poids et il arrivait dans un silence quasi magique, comme un fan-tôme.
« Pour l’amour du ciel, fermez-la ! s’écria-t-il d’une voix forte qui le rendit soudain aussi réel que tous les autres membres de l’assemblée. Vous vous croyez peut-être bien à l’abri pour comploter ? »
A une petite trentaine de kilomètres au sud-ouest du Tranquility Motel, au centre d’essais de l’armée de Shenkfield, toutes les unités étaient sous terre-qu’il s’agisse des laboratoires, des bureaux, du poste de commandement, de la cafétéria, du centre de loisirs ou des quartiers d’habitation.
Assis seul à une table métallique dans le bureau qui lui était assigné à titre temporaire, le colonel Leland Falkirk attendait non sans impatience que le téléphone se mette à sonner. Bon Dieu, ce que je peux détester cet endroit! pensait-il.
Le souffle incessant de l’air conditionné lui donnait des migraines. Depuis son arrivée le samedi, Falkirk avait consommé de l’aspirine comme si c’était du sucre candi. Il prit deux comprimés dans un petit fla-con et versa dans un verre un peu d’eau glacée, mais ne s’en servit pas pour diluer les comprimés. Il préféra les placer dans sa bouche et les croquer.
C’était amer, écoeurant, et il faillit s’étouffer.
Mais il ne but pas d’eau pour autant.
Il ne recracha pas non plus l’aspirine.
Il persévéra.
Une enfance solitaire et misérable pleine d’incertitude et de tristesse, suivie d’une adolescence encore pire, avait appris à Leland Falkirk que la vie était dure, cruelle, parfaitement injuste, que seuls les imbéciles croyaient à l’espoir ou au salut et que seuls survivaient les plus aguerris. Dès son plus jeune âge, il s’était obligé à faire des choses pénibles, tant du point de vue émotionnel que mental ou physique, car il avait décidé que la douleur ne pourrait que l’endurcir et le rendre moins vulnérable. Régulièrement, il se lançait des défis: ce pouvait être mâcher des comprimés d’aspirine, mais aussi entreprendre ce qu’il appelait une « expédition de survie ». Une telle expédition durait deux ou trois semaines et le plaçait face à face avec la mort. Il se faisait parachuter dans une jungle ou un lieu sauvage loin de tout comptoir, sans équipement, sans montre ni boussole. Ses seules armes étaient ses mains nues et ce qu’elles lui permettaient de fabriquer. Son but: rejoindre la civilisation sain et sauf.
A présent, il mâchonnait de l’aspirine. Les comprimés broyés transformaient sa salive en une pâte acide.
« Sonne, bon sang », dit-il à l’adresse du téléphone. Il attendait des nouvelles qui pourraient le faire sortir de cette taupinière.
Pour le Gisa, le Groupement d’intervention spécial de l’armée des États-Unis, plus que pour toute autre branche de l’armée, un colonel était d’abord un homme de terrain et non un bureaucrate. Falkirk était basé à Grand Junction, dans le Colorado, pas à Shenkfield, mais même là-bas, il ne passait que fort peu de temps dans son bureau. Les exigences physiques de son métier lui manquaient et il étouffait dans les piè- ces froides et aveugles du complexe souterrain de Shenkfield.
L’aspirine était broyée depuis longtemps et il s’était habitué à son amertume. Il n’était plus écoeuré il avait donc le droit de boire le verre d’eau. Ce qu’il fit.
Leland Falkirk se demanda soudain s’il n’avait pas franchi la frontière séparant l’usage constructif de la douleur du plaisir qu’elle peut procurer. La question contenait la réponse: oui, il était devenu, en quelque sorte, masochiste. Un masochiste parfaitement discipliné, qui tirait profit de la douleur qu’il s’infligeait, qui contrôlait cette douleur au lieu de la laisser avoir le pas sur lui, mais un masochiste tout de même.
Il y avait seulement un an, Leland Falkirk n’aurait pas été capable de se juger avec autant de lucidité. Depuis quelque temps, il ne se contentait pas de remarquer-et d’apprécier-des traits de son carac-tère qu’il n’avait jamais décelés auparavant, il prenait également conscience de pouvoir modifier quelques-unes de ses habitudes et de ses attitudes. Il savait qu’il pouvait devenir meilleur et plus heureux sans perdre pour autant cette fierté à laquelle il accordait tant de prix. Cet état d’esprit lui paraissait un peu étrange, mais il en connaissait la cause. Après ce qui lui était arrivé deux étés plus tôt, après tout ce qu’il avait vu et considérant ce qui se passait en cet instant précis à Thunder Hill, il ne pouvait décemment pas continuer à vivre comme il l’avait toujours fait.
Le téléphone sonna. Il décrocha en toute hâte, espé- rant avoir des nouvelles de Chicago. Mais c’était Henderson qui l’appelait de Monterey, en Californie, pour dire que tout allait bien chez les Salcoe.
L’été de l’année dernière, Gerard Salcoe avait loué pour lui-même, sa femme et ses deux filles deux chambres au Tranquility Motel, le jour fatidique. Récemment, tous les membres de la famille Salcoe avaient présenté une détérioration certaine de leurs blocages mnémoniques.
Des experts en lavage de cerveau de la CIA-qui ne participaient d’ordinaire qu’à des opérations ultra-secrètes à l’étranger-avaient été engagés cet été-là et avaient promis de supprimer jusqu’au dernier tous les souvenirs des témoins. Et voici qu’ils étaient très embarrassés par le nombre de sujets dont le condition-nement psychique s’effilochait. Tout en déclarant qu’une nouvelle séance de trois jours garantirait le silence éternel et absolu.
A l’heure qu’il était, le FBI et la CIA opéraient con-jointement en détenant en toute illégalité la famille Salcoe dans sa maison de Monterey et en la soumet-tant à un programme fort complexe de répression et d’altération de la mémoire. Bien que Cory Henderson, l’agent du FBI au téléphone, prétendît que tout se passait bien, Falkirk jugeait que c’était une cause perdue. Le secret ne serait jamais vraiment gardé.
Et puis, il y avait trop de monde dans le coup: la CIA, le FBI, une brigade du Gisa, d’autres personnes encore.
Mais Falkirk était un soldat exemplaire. Chargé de l’aspect militaire de l’opération il remplirait sa mission, même si elle était désesperée.
A Monterey, Henderson dit: « Quand est-ce que vous vous occupez des autres témoins, ceux qui sont au motel ? »
Des témoins, c’est ainsi qu’ils appelaient tous ceux qui avaient subi un lavage de cerveau cet été-là. Leland trouvait le terme adéquat, car en dehors de son sens premier, il avait aussi une résonance mystique et religieuse.
« On est prêts, dit le colonel, le motel peut être blo-qué dans l’heure. Mais je ne donnerai pas l’assaut tant que le problème Calvin Sharkle n’aura pas été réglé à Chicago. Je ne sais pas ce qu’ils foutent en Illinois !
-Je ne comprends pas comment vous avez pu laisser la situation se détériorer à ce point. On aurait dû se saisir de lui et entamer un nouveau programme de répression, comme ici avec les Salcoe.
-Je ne suis pas responsable du contrôle des témoins, je me permets de vous le signaler, dit Leland. Et puis, j’ai toujours été partisan d’un autre type d’action.
-Quoi, les tuer tous ? Tuer de sang-froid trente et un de nos concitoyens parce qu’ils se trouvaient là où ils n’auraient pas dû ?
- Je plaisantais. Il n’empêche que l’on n’aurait pas dû essayer de garder le secret. »
Le silence de Henderson était significatif: il ne croyait absolument pas au démenti du colonel. Il dit tout de même: « Vous encerclerez le motel ce soir ?
- Si la situation s’améliore à Chicago, nous inter-viendrons. Mais il y a tout de même des questions dont je voudrais bien connaître les réponses. Ces phénomè- nes… paranormaux, qu’est-ce que cela signifie ? Vous et moi, on a notre petite idée, hein ? Et ça nous fait crever de trouille ! Non, je n’investirai pas le motel et je ne mettrai pas mes hommes en danger tant que je ne comprendrai pas ce qui se passe. »
Falkirk raccrocha.
Thunder Hill. Il voulait croire que ce qui se déroulait dans ces collines apporterait à l’humanité un avenir meilleur que ce qu’elle pouvait actuellement espérer. Mais dans son coeur, il redoutait que ce fût tout le contraire… la fin du monde.
Quand Jack entra dans le living et adressa la parole au groupe, certains poussèrent un cri de surprise et se levèrent, bousculant la table et renversant les ver-res. D’autres cherchèrent à se cacher, pensant qu’ils allaient être tués. Seule la petite fille n’afficha pas la moindre réaction et continua de dessiner des lunes dans la sauce de la dinde.
« Calmez-vous, dit Jack, reprenez vos places, vous n’avez rien à craindre. Je suis l’un des vôtres. Ce soir-là, je me suis inscrit sous le nom de Thornton Wainwright, ce n’est donc pas étonnant si vous ne m’avez pas retrouvé. Ce n’est pas mon vrai nom, mais je reviendrai là-dessus plus tard. Le lieu est mal choisi pour discuter de ce genre de choses. Tout le monde peut nous entendre, surtout ceux contre qui nous lut-tons. Moi-même, cela fait près d’une heure que je vous épie. »
Ils le regardèrent en silence, abasourdis d’apprendre que leur intimité n’était qu’une illusion. Un homme aux cheveux gris coupés très court prit la parole: « Vous voulez dire que cette maison est sur écoute ? Cela m’étonnerait. J’ai moi-même fouillé tou-tes les pièces, je n’ai pas trouvé le moindre micro. Et croyez-moi, j’ai de l’expérience en ce domaine.
-Vous êtes Ernie, n’est-ce pas ? » dit Jack d’un ton tranchant. Il fallait qu’ils comprennent tout de suite que leurs conversations devaient être bien plus secrè- tes et, pour les impressionner, il se lança dans un véritable numéro. « Vous n’avez pas entendu parler des progrès de la technologie ? Ceux qui vous espionnent n’ont pas eu besoin de venir jouer les plombiers. Les micro-fusils d’aujourd’hui sont bien supérieurs à tous ceux que vous avez pu manipuler. Et les mouchards téléphoniques, ça ne vous dit rien ? » Il passa devant Ernie sans même s’excuser et désigna le poste posé sur une petite table, à côté du canapé. « Il existe un petit appareil, un oscillateur électrique, qui coupe la sonnerie quand on vous appelle, mais qui ouvre le micro du combiné. Vous ne savez même pas qu’on vous a télé- phoné, pourtant vous êtes surveillés. Ici, à la réception, dans n’importe quelle chambre où il y a un poste. » Il décrocha le combiné et le lui tendit d’un air théâtral. « Voici votre espion, c’est vous-même qui l’avez fait installer. » Il le reposa violemment. « Vous pouvez parier qu’ils vous écoutent attentivement depuis quelque temps. Toute votre conversation pendant le dîner, par exemple. Maintenant, si vous voulez signer votre arrêt de mort, allez-y, continuez à déballer toutes vos découvertes. » Seul un silence de mort lui répondit. Il avait fait son effet et n’en était pas mécontent. « Bien. Est-ce qu’il y a une pièce dépourvue de fenêtres et assez grande pour abriter un conseil de guerre ? Peu importe s’il y a le téléphone, on le débran-chera. »
Une femme d’âge moyen - très certainement la femme d’Ernie, Jack se souvenait vaguement de l’avoir vue à la réception l’été de l’année dernière-dit au bout d’un instant de réflexion: « Il y a bien le restaurant… »
-Votre restaurant n’a pas de fenêtres ? demanda Jack.
- Les vitres ont été… brisées, dit Ernie. On a mis du contre-plaqué.
-Parfait. Allons là-bas discuter tranquillement de notre stratégie. Ensuite, nous reviendrons manger le dessert. Je vous ai entendus parler d’une tarte à la citrouille qui m’a mis l’eau à la bouche. »
Jack descendit tranquillement l’escalier, certain que tous le suivraient.
Ernie eut horreur pendant cinq minutes de cet individu prétentieux arrivé sans crier gare. Puis, peu à peu, le dégoût se changea en respect.
En premier lieu, Ernie appréciait la façon dont il était apparu au Tranquility Motel. Il n’était pas venu les mains vides, comme les autres. Il avait apporté une mitraillette.
Pourtant, quand il vit celui qui se faisait appeler Thornton Wainwright passer à l’épaule la bretelle de son Uzi et marcher d’un pas décidé vers la porte d’entrée de la réception Ernie se souvint des vives critiques dont il venait de faire l’objet. Et sa colère fut si grande qu’il sortit de la réception et se dirigea vers le restaurant en oubliant de revêtir son manteau. Il pressa le pas et, une fois à hauteur de l’étranger, il jeta entre ses dents: « A quoi ça vous sert de jouer les caïds comme vous faites ? Vous auriez pu nous mettre au courant sans vous montrer aussi méprisant.
-Oui, mais cela aurait pris plus de temps. »
Ernie se préparait à rétorquer quand il se rendit compte qu’il était dehors, la nuit, dans l’obscurité, donc vulnérable. A mi-chemin du motel et du restaurant. Ses poumons allaient s’effondrer sur eux-mêmes, le moindre souffle d’air lui était interdit. Il émit un son pitoyable.
A la grande surprise d’Ernie, l’étranger le prit immé- diatement par le bras pour le soutenir sans afficher l’air supérieur qui ne l’avait pas quitté depuis son arri-vée. « Allons, Ernie, nous y sommes presque. Appuyez-vous sur moi, nous y sommes presque. »
Furieux contre lui-même de permettre à cet inconnu d’être le témoin de sa déchéance, humilié, Ernie repoussa la main secourable.
« Ecoutez, Ernie, dit le nouveau venu, en vous épiant, j’ai su de quoi vous souffriez. Je ne trouve pas cela risible. D’accord ? Si votre peur du noir a quelque rapport avec la situation où nous nous trouvons tous, ce n’est pas votre faute. Ce sont ces salauds qui sont responsables. Nous avons besoin les uns des autres pour nous en tirer. Appuyez-vous sur moi. Je vais vous aider à marcher jusqu’au restaurant et là, nous allu-merons la lumière. »
Quand l’étranger commença à parler, Ernie était incapable de respirer, mais son problème était exactement l’inverse quand l’homme eut fini son petit discours: il respirait maintenant à pleins poumons. Comme attiré par une force magnétique, il s’immobilisa et se tourna vers le sud-est, les yeux rivés sur les solitudes immenses et terrifiantes des montagnes. Et soudain, il sut que ce n’était pas l’obscurité proprement dite qu’il redoutait, mais quelque chose qui s’y était tapi en ce soir maudit du 6 juillet. Il regardait en direction de la parcelle de terrain située non loin de la route, cet endroit mystérieux où ils s’étaient ren-dus la veille pour communier avec le paysage dans l’espoir d’y découvrir un quelconque indice.
Faye était arrivée à sa hauteur et Ernie ne l’avait pas repoussée quand elle lui avait posé la main sur l’épaule. Mais voici que l’étranger revenait le prendre par le bras et il avait encore suffisamment de colère en lui pour rejeter cette aide-là.
« D’accord, fit l’inconnu, vous êtes un vieux barou-deur et votre fierté va devoir en prendre un sacré coup si vous voulez guérir. Si vous voulez jouer les têtes de mule, allez-y, faites-moi la gueule. Mais c’est seulement votre rage qui vous a permis d’avancer jusqu’ici, pas votre passé de Marine. Rien que votre fureur. Alors, continuez à me détester et vous arriverez peut- être jusqu’au restaurant. »
Ernie sut que ce type dont il ne savait rien faisait tout pour l’inciter à marcher jusqu’au restaurant et que son comportement n’avait rien de cruel. Détestez-moi assez, lui disait-il, et vous aurez moins peur du noir. Ne pensez qu’à moi, Ernie, et mettez un pied devant l’autre.
Ne songeant plus qu’à sa colère, Ernie progressa lentement et poussa un soupir de soulagement quand il entra dans la salle à la suite de l’inconnu. Les lumières s’allumèrent.
« On gèle ici », dit Faye, qui alla régler le thermostat.
Assis sur une chaise au milieu de la pièce, le dos tourné à la porte, Ernie récupéra tandis que les autres arrivaient. Il observa le nouveau venu aller d’une fenê- tre à l’autre, vérifiant la solidité des plaques de bois apposées en remplacement des vitres brisées. Ce fut alors qu’il se rendit compte, à sa grande surprise, qu’il ne haïssait plus du tout l’inconnu.
Ce dernier examina le téléphone public installé près de la porte. Il était impossible de le débrancher. Il prit donc le combiné, en arracha le fil et le reposa sur son berceau.
« Il y a un poste privé derrière le comptoir », dit Ned.
L’autre lui dit de le débrancher et Ned s’exécuta.
Puis il commanda à Brendan et à Ginger de réunir trois tables et demanda des chaises pour tout le monde.
Le nouveau venu semblait très préoccupé par la porte d’entrée du petit restaurant. En effet, sa vitre, d’un verre bien plus épais, ne s’était pas brisée au cours de l’étrange incident du samedi soir. Elle n’était pas recouverte de contre-plaqué et présentait donc un point faible pouvant être mis à profit par quiconque voudrait les espionner avec un micro directionnel. Il voulut savoir s’il restait du bois; Dom lui répondit que oui, et il envoya Ned et Dom en chercher une plaque dans l’appentis. Ils revinrent peu de temps après et l’homme appliqua le contre-plaqué devant la porte avant de le coincer avec une table. « Ce n’est pas formidable, dit-il, mais cela devrait suffire pour un micro-fusil. » Il alla ensuite jeter un coup d’oeil dans l’arrière-salle et, sur le chemin, demanda à Sandy de brancher le juke-box et de sélectionner plusieurs disques. « Le bruit de fond est très gênant quand on veut épier quelqu’un. » Avant même qu’il eût fini sa phrase, Sandy enfonçait des touches sur le clavier du juke-box, désireuse de lui obéir.
Tout à coup, Ernie comprit pourquoi cet inconnu le fascinait. La rapidité de ses réflexions, la précision de ses mouvements, sa capacité à commander, tout indiquait qu’il était-ou avait été-un militaire de car-rière, un officier, de qualité de surcroît. Sa voix pouvait être très dure quand il le fallait, devenir enjô- leuse quand c’était nécessaire.
Mais bien sûr, se dit Ernie, ce type me fascine parce qu’il me fait penser à moi !
C’était aussi pour cela que l’étranger avait pu s’adresser aussi durement à Ernie dans l’appartement. Il savait pertinemment où darder ses traits parce que lui et Ernie étaient, d’une certaine façon, de la même trempe et qu’il connaissait ses points faibles.
Ernie se prit à rire. Moi aussi, quand je m’y mets, je peux me montrer vraiment salaud.
L’homme revint de l’arrière-salle et eut un sourire de satisfaction lorsqu’il vit tout le monde attablé. Il s’approcha d’Ernie et dit: «Vous ne m’en voulez plus ?
- Non, fit Ernie. Et puis, merci… merci beaucoup. »
Le nouveau venu s’installa au bout de la longue table, où une chaise lui avait été réservée. Un disque de Kenny Rogers était descendu sur le plateau du juke-box et commençait à jouer. « Je m’appelle Jack Twist et je n’en sais pas plus que vous sur ce qui se passe ici, j’en sais même encore moins, je crois. Toute cette histoire me donne la chair de poule, mais je dois aussi vous avouer que c’est la première fois en huit ans que je me sens sincèrement et véritablement du côté du bon droit. Et le ciel m’en est témoin, c’est une chose que j’attendais depuis longtemps. »
Le lieutenant Tom Horner, l’aide de camp du colonel Leland Falkirk, avait des mains énormes. Le petit magnétophone disparaissait totalement dans sa main droite. Ses doigts étaient si épais qu’il aurait dû avoir du mal à enfoncer les minuscules touches, mais il était en fait remarquablement adroit. Il posa le magnéto sur le bureau, l’alluma et le laissa tourner.
La bande avait été recopiée sur le gros magnétophone servant à enregistrer toutes les conversations transmises par les micros des combinés téléphoniques. C’était un extrait d’un dialogue qui s’était déroulé quelques minutes auparavant au Tranquility Motel. La première partie de la bande avait trait à la découverte des témoins et au fait que c’était Thunder Hill et non pas Shenkfield la cause de tous leurs maux. Leland écoutait, consterné. Il n’avait pas imaginé qu’ils puissent entrevoir aussi vite la vérité. Leur intelligence l’emerveillait et l’inquiétait.
Sur la bande: « Pour l ‘amour du ciel, fermez-la ! Vous vous croyez peut-être bien à l’abri pour comploter? »
« C’est Twist », dit le lieutenant Horner. Sa voix était aussi impressionnante que ses mains, mais il savait parfaitement la maîtriser et n’émettait qu’un grondement sourd et velouté. Il arrêta le magnétophone. « Nous savions qu’il allait venir. Et nous savons qu’il est dangereux. Nous pensions qu’il prendrait plus de précautions que les autres, mais de là à se conduire comme en pleine guérilla… »
Ils savaient aussi que le blocage mnémonique de Jack Twist ne s’était pas détérioré. Il n’avait ni phobies ni obsessions et ne redoutait ni les fugues ni les crises de somnambulisme. Une seule chose l’avait incité à quitter New York et à prendre l’avion pour Elko: les photos déposées dans ses coffres de banque par le même traî- tre qui avait envoyé des Polaroid aux autres témoins.
Leland Falkirk était furieux qu’une personne impliquée dans le programme de couverture, probablement quelqu’un de Thunder Hill, fût en train de saboter toute l’opération. C’était une chose qu’il n’avait découverte que samedi soir, quand Dominick Corvaisis et les Block avaient abordé autour de la table de cuisine le problème des mystérieuses photographies. Leland avait demandé une enquête immédiate et un passage au crible de tout le personnel de l’entrepôt, mais cela prenait bien plus de temps qu’il ne l’avait escompté.
« Ce n’est pas tout », dit Horner en remettant en mar-che le magnéto.
Leland écouta Twist parler aux autres des micro-fusils et des mouchards téléphoniques. Puis leur proposer de se rendre tous au restaurant où leurs conversations resteraient enfin dans l’intimité.
« Ils sont au restau, à présent, dit Horner en coupant le magnétophone. Ils ont débranché les téléphones. J’ai contacté par radio les observateurs postés au sud de la 80. Ils ont vu les témoins entrer dans la salle, mais ils n’ont rien obtenu avec leurs micro-fusils.
- Ce n’est pas étonnant, dit le colonel. Twist sait ce qu’il fait.
- Maintenant qu’ils sont au courant pour Thunder Hill, il va falloir les circonscrire le plus rapidement possible.
-J’attends un appel de Chicago.
-Sharkle est toujours coincé chez lui ?
- Aux dernières nouvelles oui. Je veux savoir si son blocage s’est complètement effondré. Si c’est le cas et s’il a la possibilité de raconter au premier venu ce qu’il a vu cet été-là, toute l’opération tombe à l’eau et ce serait une erreur de nous en prendre aux témoins réunis dans le motel. Il faudra trouver autre chose. »
Sous le lampadaire du restaurant, Marcie dormait à poings fermés, confortablement installée sur les genoux de sa mère. Malgré le somme qu’elle avait fait dans l’avion, des cercles sombres entouraient ses yeux et ses veines saillaient sous sa peau d’une blancheur laiteuse.
Jorja aussi était fatiguée, mais l’arrivée imprévue de Jack Twist avait fait disparaître les effets soporifiques du dîner. Elle était donc parfaitement éveillée et désireuse de l’entendre raconter ses tribulations.
Il commença par mentionner brièvement l’emprisonnement en Amérique centrale qui mit un terme à sa carrière militaire. Selon lui, cette expérience avait été plus frustrante et ennuyeuse que réellement éprouvante pour les nerfs, mais Jorja sentait bien qu’il avait dû subir des épreuves très dures. Le ton anodin qui était le sien composait pour Jorja le portrait d’un homme si sûr de sa propre image, si certain de sa force émotionnelle, physique et intellectuelle qu’il n’éprouvait jamais le besoin d’en rajouter ou de quémander l’admiration d’autrui.
Il eut du mal à afficher le même détachement quand il évoqua Jenny, sa femme aujourd’hui décédée. Il parla si bien de leur longue passion que Jorja tenta d’imaginer à quoi pouvait ressembler une telle union. Puis elle comprit que le couple formé par Jack et Jenny, si exceptionnel fût-il, l’était encore moins que l’homme qui, ce soir, dévoilait ses secrets les plus intimes.
Il demeura toutefois assez vague quand il s’agit d’expliquer comment il avait financé le long séjour de Jenny en clinique privée. Il dit seulement que ce qu’il avait fait était illégal, qu’il n’en tirait aucune fierté et que cette période de sa vie était désormais révolue.
Ernie Block prit la parole: « Je crois que vous venez de nous faire comprendre que vous étiez voleur professionnel. » Jack Twist ne répondit pas et Ernie poursuivit: « Il me semble que vous avez dû être contraint de révéler votre vie criminelle à ceux qui ont pratiqué sur nous des lavages de cerveau. En fait, je déduis du peu que vous nous avez dit que les coffres-forts où vous avez retrouvé les photos étaient ouverts sous de fausses identités, celles que vous empruntiez pour commettre vos forfaits. Ce qui fait que, depuis plus d’un an et demi, l’armée et le gouvernement doivent être au courant de vos activités. »
Le silence de Jack était éloquent.
Ernie reprit: « Dès l’instant où ils ont réprimé en vous le souvenir de ce qui s’est vraiment passé l’été de l’année dernière, ils vous ont libéré et vous ont per-mis de continuer à vivre comme avant. Pourquoi ? On peut comprendre que l’armée et le gouvernement détournent-ou violent-la loi pour dissimuler ce qui s’est passé à Thunder Hill si cela risque de porter atteinte à la sécurité du pays. Mais autrement, vous les voyez s’amuser à ce petit jeu ? Qu’est-ce qui les empêchait d’avertir discrètement la police de New York et de vous faire prendre la main dans le sac ?
-Parce que dès le début, ils n’étaient pas certains de la solidité de nos blocages, dit Jorja. Ils nous ont suivis et nous ont testés de temps à autre pour être sûrs que nous n’avions pas besoin d’une nouvelle séance. Ce qui est arrivé à Ginger et à Pablo Jackson prouve bien qu’ils nous surveillaient. Imaginez qu’ils trouvent nécessaire d’arrêter Jack - ou n’importe qui-et de lui faire subir un nouveau lavage de cerveau, eh bien, ce serait plus facile de l’enlever chez lui ou dans sa voiture que de le faire s’évader de prison.
-Seigneur, dit Jack en lui souriant, je crois que vous avez mis le doigt dessus. »
Jorja s’était sentie légèrement glacée par son sourire la première fois qu’elle l’avait vu, mais elle le trouvait à présent plus chaleureux, plus sympathique.
Marcie prononça en dormant des paroles incompré- hensibles. Soudain gênée par le regard de Jack Twist, Jorja profita des balbutiements de sa fille pour détourner les yeux.
Jack dit: «Le secret qu’ils protègent est donc si important qu’ils m’aient volontairement laissé accomplir tous les forfaits que je pouvais envisager ? »
Ginger Weiss secoua la tête. « Pas forcément. Peut- être vous ont-ils implanté ce sentiment de culpabilité pour que vous changiez.
-Non, dit Jack. S’ils n’ont pas eu le temps de combiner l’histoire de la fuite de gaz toxiques avec de faux souvenirs chez tout le monde, ils n’avaient pas non plus celui de me mettre sur le droit chemin… Et puis… c’est difficile à expliquer, mais, depuis mon arrivée ici, ce soir, j’éprouve la certitude que si j’ai réappris la culpabilité et retrouvé l’envie d’appartenir à la société, c’est parce que quelque chose de tellement important nous est arrivé il y a deux étés de cela que mes propres souffrances ont été mises en perspective; j’ai compris que même si j’avais vécu des expériences terribles, cela ne justifiait pas de mener l’existence que je menais.
- Oui ! s’exclama Sandy, je ressens la même chose… L’enfer que j’ai vécu enfant… ça ne compte plus après ce que j’ai vécu cet été-là. »
Ils gardèrent le silence, essayant d’imaginer l’expé- rience fabuleuse qu’il leur avait fallu vivre pour faire se transformer en incidents mineurs les tours les plus terribles que la vie pouvait réserver à des êtres humains.
Jack se leva, sélectionna quelques chansons dans le juke-box et revint s’asseoir avant de poser une multitude de questions à ses compagnons, ce qui lui permit de brosser un tableau complet et détaillé de l’aventure de chacun. Cela fait, il déclara qu’il était temps d’élaborer une stratégie et de passer à l’action dès le lendemain matin.
Jorja était littéralement fascinée par les talents de chef de Jack. Elle comprit qu’elle voyait en lui le type d’homme qu’Alan n’aurait jamais pu être.
Le grand danger auquel le groupe était exposé était celui d’une attaque par les hommes de Falkirk. Maintenant qu’il y avait de fortes chances pour que leurs blocages se détériorent un peu plus, voire complètement, dans un avenir proche, la menace qu’ils représentaient pour leurs ennemis était supérieure à tout ce qu’elle avait jamais pu être depuis l’été de l’année dernière. Le lendemain, ils seraient séparés pendant plusieurs heures pour mener à bien leurs tâches respectives, mais ce soir, il serait extrêmement dangereux de res-ter tous à l’hôtel car ils constitueraient une proie de premier choix. Ils décidèrent donc que la plupart d’entre eux iraient tout de suite se coucher tandis que deux ou trois autres prendraient la voiture pour Elko et rouleraient en ville pendant plusieurs heures, toujours sur le quivive. A quatre heures du matin, un deuxième groupe viendrait les relever et leur permettre de regagner le motel pour prendre un peu de repos. Ainsi, l’ennemi ne pourrait anéantir tout le monde d’un seul coup.
« Je me porte volontaire pour la première équipe, dit Jack Twist. Il faut que j’aille récupérer ma Cherokee dans les collines. Qui vient avec moi ?
-Moi, dit immédiatement Jorja. Si quelqu’un veut bien s’occuper de Marcie…
-Pas de problème, dit Faye, elle dormira avec Ernie et moi. »
Jack dit qu’il fallait une troisième personne et Brendan Cronin leva la main.
La deuxième équipe ne comprendrait que Ned et Sandy. Le rendez-vous fut fixé à quatre heures du matin devant le supermarché d’Elko.
« Si vous arrivez les premiers, dit Jack en riant, pour l’amour du ciel, n’achetez pas de Hamwich, c’est une horreur ! Bien, je crois qu’on peut y aller.
- Un instant », fit Ginger. Elle parut plongée dans ses pensées. « Depuis cet après-midi, depuis le moment où Brendan est arrivé, que les anneaux sont apparus sur ses mains et sur celles de Dom et qu’il y a eu ce bruit, cette lumière… je réfléchis à tout ce que nous avons pu apprendre et j’essaie d’intégrer ces phénomè- nes à notre puzzle. Je crois détenir une explication pour certains d’entre eux, mais pas pour tous. »
Chacun se montra désireux de connaître sa théorie, si parcellaire fût-elle.
Elle dit: « Même si nos rêves sont tous différents, ils ont au moins un élément commun: la lune. Les autres rêves-les scaphandres de décontamination, les piqû- res, les sangles, etc.-s’appuient sur des expériences vécues, des menaces bien réelles. En fait, ce ne sont pas des rêves mais plutôt des souvenirs qui remontent à la surface. Il me paraît donc raisonnable de supposer que la lune a elle aussi joué un rôle primordial dans ce qui nous est arrivé. Je veux dire par là que la lune est un souvenir qui resurgit dans nos rêves. D’accord ?
- D’accord, dit Dom, et tous les autres hochèrent la tête.
- Nous avons vu comment l’obsession de la lune s’est changée chez Marcie en une véritable fascination pour une lune écarlate, poursuivit Ginger. Jack nous a raconté que la lumière de la lune entrevue dans un cauchemar avait pris depuis quelques jours une teinte rouge sang. Nous autres n’avons pas encore rêvé de lune rouge, mais je crois que la manifestation de cette lune sanglante dans les rêves de Jack et de Marcie démontre qu’il s’agit, là encore, d’un souvenir. En d’autres termes, nous avons vu le 6 juillet au soir quelque chose qui a donné à la lune une coloration rougeâ- tre. L’apparition lumineuse, celle qui s’est manifestée dans la chambre de Brendan et que nous avons vue aujourd’hui à la réception, est une sorte de répétition de ce qui est arrivé à la vraie lune cette nuit de juillet.
Ce phénomène est un message qui a pour but de nous rafraîchir la mémoire.
- Un message ? dit Jack. Admettons. Mais qui dia-ble peut nous envoyer un tel message ? D’où vient cette lumière ? Comment est-elle générée ?
-J’ai ma petite idée à ce sujet, dit Ginger, mais chaque chose en son temps. Réfléchissons tout d’abord a ce qui a pu arriver ce soir-la pour que la lune devienne rouge. »
Avec intérêt, puis avec un sentiment de malaise de plus en plus grand, Jorja et ses compagnons écoutè- rent Ginger leur exposer son explication des événements.
C’était une théorie plutôt étrange et elle s’inquiétait de la façon dont ses compagnons la recevraient. Très nerveuse, elle ne cessait de marcher du juke-box à la table, du comptoir à la porte d’entrée.
« Les hommes qui se sont occupés de nous les premiers jours étaient en tenue de décontamination; sans doute redoutait-on une infection par quelque produit; nous avons peut-être été placés sous un nuage rouge de produit biologique contaminant, ce qui nous aurait fait voir la lune rouge.
- Des bactéries ? Une maladie ? Mais pourquoi ne sommes-nous pas tombés malades ? demanda Brendan.
-Parce qu’ils nous ont immédiatement traités, répondit Dom. Nous avons déjà parlé de ça hier, avant votre arrivée. Mais la lumière qui a rempli le bureau cet après-midi, Ginger, était bien trop brillante pour représenter celle de la lune filtrée par un nuage rouge.
- Je sais, admit la jeune femme, qui continuait d’aller et venir. Ma théorie est encore loin de tout expliquer. Comme les cercles dans vos mains. Elle est peut-être fausse. Par ailleurs, elle explique d’autres choses et si l’on y réfléchit assez, qui sait si elle ne permettra pas d’aller plus loin ? Elle a aussi l’avantage de rendre compte des deux guérisons miraculeuses de Chicago, ainsi que des tourbillons de papier dans la maison de Lomack et des dégâts commis ici même samedi soir, lorsque Dom essayait de se rappeler ce qui s’était passé ce 6 juillet. Elle pourrait enfin expliquer la lumiere. »
Sur le juke-box, le dernier disque venait de s’arrêter depuis un moment, mais personne ne s’était levé pour aller le relancer; tous attendaient avec trop d’impatience de savoir où elle voulait en venir.
« Jusqu’ici, reprit Ginger, ma théorie reste très matérielle; un nuage rouge de produit contaminé… mais maintenant, vous allez devoir faire travailler votre imagination, dit-elle. Nous avons pris comme point de départ le fait que les guérisons miraculeuses et certainement les phénomènes paranormaux ont une origine extérieure mystérieuse. Le père Wycazik, le recteur de Brendan, pense que cette source extérieure n’est autre que Dieu. La plupart d’entre nous ne le croient pas. Nous ne savons pas de quoi il s’agit, mais nous sommes certains d’une chose: il y a une puissance extérieure, une chose qui se joue de nous, nous menace ou nous envoie un message. Bien. Mais si ces miracles avaient une origine intérieure ? Imaginons que Brendan et Dom possèdent vraiment des pouvoirs et que ces pouvoirs soient la conséquence de ce qui s’est passé pendant la nuit de la lune rouge. Supposons qu’ils soient doués de télékinésie-c’est la faculté de déplacer les objets sans les toucher. Cela expliquerait le manège des lunes et la destruction survenue dans cette même salle. »
Chacun se tourna vers Dom ou vers Brendan, très étonné mais pas autant que les deux hommes, qui regardaient Ginger, bouche bée.
« C’est ridicule ! dit enfin Dom. Je ne suis ni un magicien ni un sorcier !
- Moi non plus, fit Brendan.
-Pas consciemment, bien sûr, dit Ginger. Ce que je veux dire, c’est que ce pouvoir est peut-être en vous et que vous ne le savez pas. Ecoutez-moi. La première fois que les anneaux sont apparus sur les mains de Brendan, la première fois qu’il a exercé son pouvoir de guérison, c’était quand il coiffait la petite fille de l’hôpital. Il a dit qu’il éprouvait pour elle une immense pitié, qu’il était à la fois frustré et furieux de son impuissance à l’aider. C’est peut-être sa frustration et sa colère qui ont libéré son pouvoir, même s’il n’en avait pas conscience. Et s’il ne pouvait en avoir conscience, c’est parce que l’acquisition de ce pouvoir tou-che aux choses qu’on lui a fait oublier. La deuxième fois, avec le policier blessé, Brendan se trouvait en état de crise extrême, ce qui a pu aussi réveiller son pouvoir. » Elle marchait de long en large de plus en plus rapidement, désireuse d’achever avant que chacun ne prenne la parole. « Pensez aux expériences de Dom, maintenant. La première fois, à Reno, dans la maison de Lomack. Dom, vous nous avez dit vous-même que vous vous sentiez si frustré par la nature insondable du mystère que vous vouliez arracher toutes ces lunes des murs. Et bien entendu, c’est ce qui s’est passé. Vous avez arraché les lunes, pas avec vos mains mais grâce à votre pouvoir. Et quand vous leur avez crié de s’arrêter de tournoyer, elles ont obéi immédiatement. Pas parce qu’elles vous ont entendu, mais parce que vous les avez vous-même immobilisées. »
Brendan, Dom et deux ou trois autres restaient scep-tiques.
Ginger était cependant parvenue à convaincre Sandy. « Ça se tient, dit-elle, surtout si l’on pense à ce qui est arrivé ici même samedi soir. Dom essayait de se souvenir de ce qui s’était passé ce vendredi de juillet jusqu’à la seconde précise où son blocage mental avait commencé à faire effet. Et pendant qu’il s’efforçait de se rappeler… il y a eu ce bruit, ce grondement qui a ébranlé tout le restaurant. Inconsciemment, il avait dû utiliser son pouvoir pour recréer les effets de ce qui s’etait reellement passé ce soir-la.
- Excellent ! s’écria Ginger. Vous voyez ? Plus on y réfléchit et plus ça se tient.
- Mais la lumière ? dit Dom. Vous voulez dire que c’est Brendan et moi qui l’avons créée de toutes pièces ?
-C’est bien possible, oui, fit Ginger en reprenant sa place à table. C’est ce qu’on appelle la pyrokinésie, la faculté de faire naître la chaleur ou le feu par la seule force de l’esprit.
-Ce n’était pas du feu, dit Dom, mais de la lu-mière.
-Dans ce cas, parlons de… photokinésie. Je crois que, quand Brendan et vous vous êtes rencontrés, vous avez inconsciemment reconnu vos pouvoirs respectifs. Au plus profond de vous-mêmes, vous vous rappeliez tous deux ce qui s’était passé ce soir de juillet, cette chose qu’on vous avait forcés à oublier. Et tous les deux, vous avez voulu matérialiser vos souvenirs. Sans le vouloir, vous avez généré cette étrange lumière, qui ne faisait que recréer la façon dont la lune s’était modi-fiée ce soir-là. »
Ernie Block secoua la tête. « Une minute. Je m’y perds, là-dedans. Vous commencez par suggérer qu’un nuage de produit contaminé a fait paraître la lune rouge. Bon. Puis, par je ne sais quelle acrobatie, vous nous dites que ce qui nous est arrivé est responsable des pouvoirs extraordinaires que vous supposez à Brendan et à Dom. Où est le rapport ? Qu’est-ce qu’une contamination biologique a à voir avec tous ces bidules psychiques ? »
Ginger reprit sa respiration. Elle allait aborder le coeur de sa théorie. « Et si… et si nous étions contaminés par une sorte de virus ou de bactérie qui a pour effet secondaire de modifier profondément la structure chimique, génétique ou hormonale de son hôte… du cerveau de son hôte ? Et si ces changements laissaient des traces sous forme de pouvoirs psychiques, même une fois l’infection disparue ? »
Ses compagnons étaient visiblement impressionnés par la logique implacable de sa théorie, bien que la conclusion leur parût extraordinaire.
« Seigneur, s’écria Dom, je ne sais pas si c’est la vérité, mais c’est certainement la théorie la mieux bâtie que j’aie jamais entendue. Ça ferait un formidable sujet de roman !
- Si Ginger a raison, dit Jack Twist, si nous avons été contaminés par un virus de ce type, cela veut dire que nous possédons tous des pouvoirs psychiques, n’est-ce pas ?
- Eh bien, fit Ginger, nous n’avons peut-être pas tous été contaminés. Il se peut aussi que nous ayons tous été contaminés, mais que le virus n’ait pu se développer chez tout le monde.
-Ou encore que cet effet secondaire plutôt particulier n’apparaisse pas chez toutes les personnes contaminées, dit Faye.
- Exact », dit Ginger, qui se remit à faire les cent pas dans la salle du restaurant.
Ned Sarver se passa la main dans les cheveux. «Vous pensez que les militaires connaissaient les effets secondaires du virus et savaient que cela pourrait provoquer des changements en nous ?
-Je n’en sais rien, dit Ginger. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
- Moi, je ne crois pas. D’après ce que vous avez trouvé dans le Sentinel, nous avons compris qu’il ne s’agissait pas exactement d’un accident. Cela dit, je trouve dur à avaler que les militaires nous aient volontairement soumis à une contamination pour essayer un nouveau produit, avec un plan aussi nul. Mais en admettant qu’une telle atrocité soit possible, ils ne nous auraient pas exposés à un virus capable de nous transformer de la manière que suggère Ginger. Son-gez, mes amis, que des gens doués de pouvoirs psychiques de cette ampleur constitueraient une espèce nouvelle, une génération humaine supérieure. De tels pouvoirs se traduiraient immédiatement en termes économiques, politiques et militaires. Si donc le gouvernement connaissait l’existence d’un virus capable de donner de tels pouvoirs, il n’y exposerait pas un groupe de personnes ordinaires comme nous. Jamais de la vie ! Cette bénédiction serait réservée à l’élite, à ceux qui sont aux commandes. Je suis d’accord avec Dom: la théorie du nuage rouge est fascinante… mais peu vraisemblable. Mais si elle est juste, ses effets secondaires n’étaient pas connus des autorités. »
A la lumière de ce qu’Ernie venait de dire, chacun regardait Dom et Brendan avec une expression où l’on trouvait autant d’émerveillement que d’effroi, de respect que de crainte. Le prêtre et l’écrivain étaient aussi affolés que réjouis à l’idée qu’ils disposaient peut-être d’un potentiel surhumain, potentiel qui, s’ils arrivaient à le maîtriser, les mettrait à part des autres hommes.
« Non, protesta Dom, se levant, puis se rasseyant comme si ses jambes ne pouvaient plus le porter. Non, non. Vous vous trompez, Ginger. Je ne suis pas Super-man, ou un sorcier… ou un monstre. Sinon, je sentirais quelque chose. Je le saurais ! »
Egalement sous le choc, Brendan approuva: «J’ai toujours eu l’impression que j’avais servi d’intermé- diaire pour la guérison d’Emmy et de Winton. L’impression que quelque chose-non pas Dieu, mais quelque chose-travaillait à travers moi. Je ne me suis jamais considéré comme le véritable guérisseur. Je croyais qu’on en était déjà arrivés à la conclusion que l’histoire de la fuite de gaz était un coup monté, que ce qui nous était arrivé n’avait rien d’un accident, chimique ou autre, mais qu’il s’agissait d’un événe-ment tout à fait différent. »
Jack, Jorja, Ned et Faye se mirent alors à parler tous en même temps, si fort que la petite Marcie geignit dans son sommeil. Ginger dit alors: « Attendez une minute. Ça ne sert à rien de discuter de tout ça. On ne peut pas prouver que le virus existe, de même qu’on ne peut pas prouver le contraire. Pas encore, du moins. En revanche, on peut prouver l’autre partie de ma théorie.
-C’est-à-dire ? fit Sandy.
-Que Dom et Brendan ont des pouvoirs. Cela ne nous dira pas comment ils les ont acquis, certes, mais nous aurons la preuve formelle qu’ils en ont.
- Et comment comptez-vous vous y prendre ? fit Dom, incrédule.
- Nous allons faire une expérience… »
Dom était absolument certain que cela ne donnerait rien, qu’ils perdaient leur temps, que toute cette théo-rie était ridicule.
Malgré tout, il craignait, si l’expérience réussissait, que la preuve de ses pouvoirs le relègue à la condition de phénomène de foire, ou du moins l’oblige à mener désormais une vie coupée des relations humaines ordinaires.
L’expérience. Dom espérait de toutes ses forces qu’elle rate.
Brendan Cronin et lui-même étaient assis aux deux extrémités de la longue table. Jorja Monatella avait couché Marcie dans un coin de la salle, à même le sol, et la petite fille ne s’était pas réveillée. Les adultes-sept personnes, y compris Jorja-formaient un demi-cercle à quelques pas de la table, assez loin pour que Brendan et Dom puissent se concentrer sans être dérangés.
Une salière était posée juste devant Dom. L’expé- rience de Ginger était simple: il devait la faire bouger sans la toucher. « Deux ou trois centimètres, cela suffira. Si vous parvenez à imprimer le moindre mouvement à cette salière, nous saurons que vous possédez des pouvoirs. »
Son visage rond taché de son avait une expression à peine moins sinistre que celui de Dom. Brendan avait beau avoir nié que la main de Dieu fût derrière les gué- risons miraculeuses, Dom le soupçonnait de nourrir secrètement l’espoir qu’il se trompait.
De l’autre côté de la table, une poivrière était placée devant Brendan Cronin et le prêtre la contemplait avec la même intensité que Dom. Celui-ci accordait toute son attention à la salière-humble cylindre de verre surmonté d’un bouchon de métal et empli de grains blanchâtres-, comme si c’était la chose la plus importante au monde. Il dirigeait vers elle toute sa volonté et désirait ardemment la voir avancer sur la table, puis il s’arrêta quand il se rendit compte qu’il grinçait des dents et serrait nerveusement les poings.
Si le pouvoir existait, ni Ginger ni les autres n’avaient la moindre idée sur la technique à employer pour le faire jouer. « Mais, avait fait remarquer Gin-ger, s’il peut se manifester aussi spectaculairement dans des moments de tension, il doit y avoir moyen d’apprendre à le contrôler et à s’en servir… tout comme un musicien qui joue quand il veut de son instrument. »
Il changea de tactique. Au lieu de s’attaquer mentalement à la salière comme à une forteresse sur laquelle on tire au canon, il se détendit et étudia l’objet afin d’avoir une connaissance plus intime de ses dimensions, de sa forme, de sa texture.
Toujours rien. La salière semblait ne jamais devoir bouger, soudée à tout jamais à la table.
Évidemment, comme tout ce qui était matière dans l’univers, celle-ci n’était pas immobile; ou plutôt, elle était même toujours en mouvement, puisque compo-sée de miliards d’atomes s’agitant en permanence-particules dansant autour de noyaux. La salière était le lieu de tourbillons frénétiques, pourquoi n’aurait-il pas été possible d’induire un mouvement supplémentaire ?
Soudain, Dom se sentit ébranlé de l’intérieur, comme si c’était lui que quelque force mystérieuse cherchait à mouvoir.
Et la salière bougea.
Dom était si concentré sur ce simple objet domestique qu’il en avait oublié Ginger et les autres; il ne se rappela leur présence qu’en les entendant pousser un cri étouffé. La salière ne s’était pas contentée de parcourir quelques centimètres sur la table. Elle s’était élevée comme si la gravité n’avait plus de prise sur elle. Tél un petit ballon de verre, elle se mit à flotter à une vingtaine, puis à une cinquantaine de centimè- tres et enfin à un bon mètre au-dessus de la surface à laquelle, quelques secondes plus tôt, elle paraissait irrémédiablement scellée. Et tous la regardaient avec un émerveillement mêlé de crainte.
De l’autre côté de la table, la poivrière de Brendan se souleva à son tour. Les yeux et la bouche grands ouverts, Brendan constata l’ascension du cylindre et ce n’est que lorsqu’il se trouva exactement à la même hauteur que la salière qu’il osa détourner les yeux. Il lança un regard enfiévré à Dom, certain que la poi-vrière allait retomber violemment, puis il comprit que le contact des yeux n’était pas nécessaire à la lévitation. Plusieurs sentiments se devinaient sur son visage: l’étonnement, l’émerveillement, la peur, mais aussi une reconnaissance émotionnelle de la profonde fraternité qui liait les deux hommes.
Dom était intrigué par le fait de ne pas avoir à faire d’efforts pour maintenir la salière en l’air. En fait, il avait même du mal à croire qu’il était le véritable responsable de ce tour de magie. Il n’avait pas conscience de détenir ou d’exercer une quelconque force sur cet objet. Il ne ressentait rien. Ce qui était normal puisque son don de télékinésie était naturel, comme la respiration ou les battements du coeur.
Brendan leva les mains. Les cercles rouges étaient réapparus.
Dom regarda ses propres mains et y découvrit les mêmes stigmates.
Que pouvaient-ils bien signifier ?
A un mètre au-dessus de la table la poivrière et la salière suscitèrent chez Dom un intérêt bien supérieur à ce qu’il avait pu éprouver au début de l’expérience. Apparemment, les autres ressentaient la même chose que lui car voici qu’ils demandaient à Brendan et à Dom d’accomplir de nouveaux exploits.
« C’est incroyable, fit Ginger, le souffle coupé. Vous avez obtenu des mouvements verticaux, vous avez réussi la lévitation. Mais est-ce que vous pouvez les faire se déplacer à l’horizontale ?
-Vous ne pouvez pas essayer avec quelque chose de plus lourd ? demanda Sandy.
- Et la lumière ? fit Ernie. Vous ne pouvez pas faire apparaître la lumière rouge ? »
Cherchant d’abord à accomplir un exploit plus modeste que tout ce qu’on lui suggérait, Dom pensa à donner une légère impulsion à la salière. Immédiatement, celle-ci se mit à tournoyer sur elle-même, tirant un nouveau cri de surprise des spectateurs. Un instant plus tard, elle fut imitée par la poivrière de Brendan. Les lumières du plafonnier se reflétaient sur les couvercles de métal, sur le verre du cylindre, et les deux petits ustensiles paraissaient briller de mille feux comme des sapins de Noël.
Simultanément, ils se dirigèrent l’un vers l’autre, se déplaçant à l’horizontale ainsi que Ginger l’avait demandé - bien que Dom n’eût absolument pas l’impression de déplacer consciemment la salière. Il supposa que la suggestion de Ginger avait été acceptée par son inconscient, qui utilisait maintenant son éner-gie psychique sans attendre les efforts conscients de Dom. C’était vraiment curieux, cette façon de contrô- ler les mouvements de la salière sans même savoir comment ce contrôle pouvait s’exercer.
Juste au-dessus du milieu de la table, la salière et la poivrière cessèrent leur progression horizontale et s’immobilisèrent à quelque vingt-cinq centimètres l’une de l’autre. Elles se mirent à tourner plus rapidement sur elles-mêmes, projetant leurs lumières réflé- chies en tous sens, puis elles entreprirent de graviter l’une autour de l’autre. Elles décrivirent ainsi des orbites parfaitement synchronisées, mais cela ne dura que quelques secondes: tout à coup, les deux objets furent pris de tremblements, tournoyèrent à toute allure sur eux-mêmes et se lancèrent dans des orbites paraboliques d’une complexité extrême.
Fascinés, les spectateurs applaudirent. Dom se tourna vers Ginger. Son visage radieux affichait une expression de spiritualité absolue qui la rendait plus belle que jamais. Elle quitta des yeux les ustensiles, sourit à Dom et lui adressa un signe de tête appréciateur. Ernie Block et Jack Twist semblaient hypnotisés par ces acrobaties; leurs yeux écarquillés et leurs bouches grandes ouvertes leur donnaient l’air non pas d’anciens militaires prêts à tout, mais de petits enfants assistant pour la première fois à un feu d’artifice. Faye tendait les mains vers les deux objets virevoltants, comme pour s’imprégner du champ miraculeux où ils évoluaient. Ned Sarver riait, mais Sandy pleurait doucement. Dom s’en étonna, puis se rendit compte qu’elle souriait et que c’étaient des larmes de joie.
« Oh fit Sandy, se tournant vers Dom, n’est-ce pas merveilleux ? Simplement merveilleux, quoi que ce soit ? La liberté… toutes les barrières franchies… »
Dom comprenait très bien ce qu’elle ressentait sans arriver à l’exprimer. Sur le moment, il oublia que la possession de ces talents le rendrait pour toujours étranger à ceux de son espèce; il était rempli d’un sentiment extatique de transcendance, envoûté à l’idée du bond gigantesque accompli sur l’échelle de l’évolution, de la rupture des chaînes des limitations humaines. Dans ce modeste restaurant, il avait la certitude que s’écrivait une page nouvelle dans l’histoire de l’humanité, que plus rien dans le monde ne serait jamais tout à fait pareil.
« Faites autre chose, demanda Ginger.
- Oh oui ! s’écria Sandy. Montrez-nous autre chose ! »
Dans le restaurant, les salières posées sur les autres tables s’élevèrent à leur tour, une dizaine en tout. Elles demeurèrent un instant immobiles dans l’air, puis se mirent elles aussi à tournoyer.
Quelques secondes plus tard, elles furent imitées par les poivrieres.
Dom ne savait pas comment il parvenait à un tel résultat. Il ne faisait pas le moindre effort, ses pensées se matérialisaient soudain, et il imagina que Brendan était tout aussi surpris que lui.
Le juke-box était silencieux depuis quelque temps, quand un disque de Dolly Parton descendit sur le plateau, bien que nul n’en eût assuré la programmation. La musique retentit aussitôt.
Est-ce moi qui ai fait cela, se demanda Dom, ou bien Brendan ?
Les onze salières décrivaient des orbites compliquées autour des onzes poivrières quand, tout à coup, les vingt-deux ustensiles se mirent à tourner autour de la salle, lentement, puis un peu plus vite, puis à toute allure, sifflant dans l’air et projetant leurs feux tout autour d’eux.
Brusquement, une douzaine de chaises quittèrent le sol, non pas à la manière douce et poétique des saliè- res, mais avec une telle violence qu’elles heurtèrent le plafond… L’une d’elles percuta le plafonnier central, faisant exploser deux ampoules et déséquilibrant la suspension qui s’écrasa juste derrière Dom. Les chaises restaient collées au plafond, vibrant comme un vol de chauves-souris grotesques. La plupart des salières et des poivrières continuaient leur ronde insensée, mais voici qu’elles échappaient l’une après l’autre à leur orbite et se propulsaient sur les murs, sur les tables, sur le sol. L’une d’elles frappa à l’épaule Ernie, qui poussa un cri de douleur.
Dom et Brendan avaient perdu tout contrôle. Et ils étaient incapables de se ressaisir, ne sachant pas exactement comment ils avaient pu maîtriser tous ces objets dans un premier temps.
En une seconde, la joie se changea en panique. Les spectateurs cherchaient à se réfugier sous les tables, conscients que les chaises en lévitation constituaient des armes bien plus redoutables que les salières ou les poivrières. Le vacarme réveilla Marcie. Elle regarda autour d’elle, se mit à pleurer et appela sa mère qui la prit dans ses bras et l’entraîna sous une table.
Tout le monde était à l’abri à l’exception de Brendan et de Dom. Ce dernier ne savait pas s’il devait lui aussi s’abriter ou tenter de reprendre le contrôle. Il jeta un regard interrogateur à Brendan, aussi paralysé que lui.
Les lampes qui restaient se balançaient au bout de leurs chaînes, créant dans le restaurant un fantomatique jeu d’ombres et de lumières.
Se souvenant du carrousel des lunes en papier dans la maison de Lomack, six jours plus tôt, Dom tendit les mains vers les chaises et les ustensiles en folie. Serrant les poings pour dissimuler aux regards les stigmates en forme d’anneaux, il ordonna d’une voix forte: « Assez maintenant, assez, assez ! »
Les chaises cessèrent de vibrer. Les salières et les poivrières s’immobilisèrent dans la seconde qui suivit.
La pièce fut plongée pendant quelques instants dans un silence surnaturel.
Puis la gravité reprit ses droits et tout retomba violemment sur le sol. La salle ressemblait à un champ de bataille. Dom se tourna vers le prêtre. C’était autour d’eux un chaos indescriptible. Il régnait un silence pesant, comme si le temps s’était lui-même arrêté. Jusqu’à ce que les plaintes de Marcie et les paroles dou-ces de sa mère ramènent tout le monde à la réalité.
Ernie se frottait l’épaule à l’endroit où la salière l’avait heurté, mais sa blessure n’était que superficielle. Les autres n’avaient rien, mais tout le monde était très ébranlé.
Ginger paraissait être la seule à ne pas s’émouvoir. Elle s’élança vers Dom et l’enlaça. « Je ne sais pas ce que c’est, mais ce pouvoir, vous l’avez. Et quand vous saurez parfaitement le maîtriser, ce sera fabuleux !
- Je n’en suis pas si sûr, dit Dom en contemplant les chaises brisées, les tables renversées. Même quand j’utilisais le pouvoir, Ginger, je ne sentais rien… et quand il s’est mis à faire n’importe quoi, je n’avais aucune idée de la façon de l’arrêter.
- Mais vous l’avez tout de même arrêté.
-Quelqu’un aurait pu être blessé, dit Dom, ou même…
- Personne ne l’a été », dit Ginger.
Dom ne se sentait pas pour autant rassuré. Il avait peur. « Quelqu’un aurait même pu être tué, Ginger.
-Ça ira mieux la prochaine fois. »
Brendan Cronin fit le tour de la longue table. « Laissez-lui le temps de s’y faire, Ginger, et il changera d’avis. Pour ma part, je sais que je vais encore essayer. Dans un jour ou deux, le temps de bien réflé- chir. J’irai tout seul dans un champ, afin de ne pas risquer de blesser quelqu’un… je crois que cette énergie n’est pas facile à contrôler, et qu’il nous faudra du temps, des années peut-être. Mais je continuerai, comme Dom le fera.
- Je n’en veux pas, dit Dom en secouant la tête. Je ne veux pas être si différent des autres.
-Mais nous le sommes déjà tous les deux », lui fit remarquer Brendan.
Dom changea de sujet. « Du moins, Ginger, si nous avons prouvé la moitié de votre théorie insensée, l’autre moitié ne tient-elle pas debout.
- Comment cela ? fit-elle en fronçant les sourcils.
-Au beau milieu de tout ce… ce charivari, fit Dom avec un geste vague, lorsque j’ai vu réapparaître les cercles dans mes mains, j’ai eu la certitude que ce pouvoir psychique n’était pas l’effet secondaire d’une infection virale. Je sais que sa source est ailleurs, en quelque chose de bien plus étrange, bien que je n’aie pas la moindre idée de ce que c’est.
-Mais cette certitude, elle est de quel ordre ?
-Je le sais, c’est tout. Profondément en moi, je le sais.
-Oh oui, moi aussi, intervint Brendan avec bonne humeur, tandis que les autres venaient les entourer. Vous aviez raison, Ginger, en pensant que le pouvoir était en nous, et cela depuis ce 6 juillet. Mais pas sur la façon dont nous l’avions acquis… Comme Dom l’a dit, au beau milieu de ce chaos, j’ai senti que la contamination biologique n’était pas la bonne explication. Tout comme Dom cependant, je n’ai pas la moindre idée sur l’origine de ce pouvoir, mais on peut en effet écarter cet aspect de votre théorie. »
C’était fou. Vraiment fou.
Il regarda tous ceux qui faisaient cercle autour de lui. Certains détournèrent les yeux, comme s’il était devenu dangereux. D’autres-principalement Jack Twist, Ernie et Jorja-soutinrent son regard, sans pour autant parvenir à dissimuler leur gêne ou leur appréhension.
« Bien, dit Jack en rompant le charme. Je crois qu’il est l’heure de nous séparer. Nous avons beaucoup à faire demain.
-Demain, dit Ginger, nous dévoilerons une autre partie du mystère. Nous progressons à pas de géant. »
Demain, se dit Dom, nous serons peut-être tous morts. Ou pire encore.
Le colonel Leland Falkirk avait une migraine atroce. Grâce à son nouveau don d’introspection-acquis progressivement depuis sa participation aux événements survenus deux étés auparavant-, il se rendait parfaitement compte qu’il trouvait un certain plaisir à ce que l’aspirine n’eût pas fait effet. Il profitait de sa migraine comme de tout ce qui pouvait le faire souffrir et tirait une force et une énergie, non dénuées de perversité, des élancements incessants dont étaient l’objet ses tempes et son front.
Le lieutenant Horner était parti. Falkirk se retrouvait seul dans ce bureau qu’on lui avait assigné dans le centre d’essais de Shenkfield, mais il n’attendait plus de nouvelles de Chicago. Elles étaient arrivées peu après le départ du lieutenant, et elles étaient loin d’être bonnes.
Le siège de la maison de Calvin Sharkle, à Evanston avait débuté le matin même et se poursuivait; il durerait encore au moins une bonne douzaine d’heures. Dans la mesure du possible, le colonel ne voulait pas lancer ses hommes dans un nouveau barrage de la nationale 80 et une nouvelle mise en quarantaine du Tranquility Motel tant qu’il ne serait pas certain de la mise en échec de l’opération à la suite de révélations faites par Sharkle aux autorités ou aux médias de l’Illinois. Ce retard rendait Falkirk nerveux. Il se disait qu’il pouvait se permettre de patienter un jour de plus. Cependant si le siège de la maison de l’Illinois n’était pas terminé le lendemain soir au coucher du soleil, il donnerait l’ordre d’encercler le motel-malgré tous les risques que cela comportait.
Le colonel avait également appris de son correspondant à Chicago que des agents avaient discrètement approché Emmeline Halbourg et Winton Tolk et qu’ils avaient de bonnes raisons de croire que leurs guéri-sons miraculeuses ne pouvaient s’expliquer par les seuls progrès de la médecine. La reconstitution des faits et gestes du père Wycazik le jour de Noël-y compris ses visites à Emmy, au policier blessé et aux médecins de l’hôpital-confirmait que le prêtre était convaincu de la responsabilité bénéfique de Brendan Cronin.
Ce n’est que la veille, dimanche, que le colonel avait été mis au courant des dons de guérisseur du jeune prêtre. Il avait capté une conversation téléphonique entre Dominick Corvaisis, au motel, et le père Wycazik, dans son rectorat de Chicago. Cette conversation l’aurait littéralement ébranlé si les événements du samedi soir ne l’avaient préparé à l’inattendu.
Samedi soir, quand Corvaisis était arrivé au Tranquility Motel, Leland Falkirk et ses experts avaient écouté, incrédules, les premières conversations entre les Block et l’écrivain. La description de la sarabande des lunes en papier dans la maison de Zeb Lomack semblait le fruit de l’imagination délirante d’un individu passablement déséquilibré.
Un peu plus tard, l’écrivain avait tenté de reconstituer les minutes précédant l’événement du 6 juillet au soir. Ce qui était advenu alors était étonnant, mais avait été confirmé par l’équipe de surveillance placée au sud du motel ainsi que par le mouchard du télé- phone public du restaurant. Dans la salle, tout s’était mis à trembler; un grondement étrange s’était élevé, suivi d’un hurlement électronique qui avait culminé avec l’explosion des fenêtres.
Ces phénomènes constituaient une surprise totale-et très désagréable-pour Falkirk ainsi que pour tous ceux travaillant sur cette opération, principalement les scientifiques. Le lendemain, la découverte du pouvoir de guérison de Cronin n’avait fait que renforcer leur excitation. Dans un premier temps, tout cela leur avait paru inexplicable. Puis, après y avoir réfléchi, Leland avait imaginé une théorie qui lui glaçait le sang dans les veines. Les scientifiques parvenaient aux mêmes conclusions et nombreux étaient ceux que la peur paralysait autant que le colonel.
Tout était possible à présent et l’on ne savait plus ce qui pouvait survenir.
Unique consolation, pour l’instant, seuls Corvaisis et le prêtre semblaient être… infectés. Peut-être « infec-tés » n’était-il pas le terme exact. Peut-être aurait-il fallu dire possédés ».
Même si le siège de la maison de Sharkle s’achevait demain, même si la possibilité d’un contact avec les médias n’était plus à redouter, Leland Falkirk ne pourrait attaquer le motel en toute sérénité. Corvaisis et Cronin-et pourquoi pas les autres témoins ? - seraient peut-être plus difficiles à intercepter qu’il y a deux étés. Si Corvaisis et Cronin n’étaient plus entièrement eux-mêmes, s’il y avait maintenant en eux quelqu’un d’autre-quelque chose d’autre-, il pourrait même être totalement impossible de les arrê- ter.
Falkirk quitta le bureau et traversa plusieurs pièces aveugles avant de parvenir au centre de communica-tions, où le lieutenant Horner et le sergent Fixx étaient assis à une table. « Dites aux hommes qu’ils peuvent se détendre, lança le colonel. Il n’y aura rien ce soir. Je vais attendre un jour de plus pour voir si ça s’arrange du côté de Chicago.
-Justement, j’allais venir vous voir, dit Horner. Il y a du nouveau au motel. Ils sont enfin sortis du restaurant. Twist a ramené une jeep Cherokee qu’il avait dissimulée dans les collines. Il a pris Jorja Monatella et le prêtre et ils sont partis tous les trois pour Elko.
-Qu’est-ce qu’ils vont faire là-bas à cette heure-ci ? » dit Falkirk.
Horner fit un signe à Fixx qui, des écouteurs sur la tête, écoutait ce qui se passait au motel. « D’après ce que nous avons entendu, les autres sont allés se coucher. Twist, Monatella et Cronin se sont éloignés pour que nous ne puissions prendre tout le monde d’un seul coup de filet. C’est l’idée de Twist, bien entendu.
-Il ne manquait plus que ça, dit Falkirk en mas-sant ses tempes douloureuses. Bon, on laisse quand même tomber pour ce soir.
- Et demain ? Qu’est-ce qu’on fera s’ils se séparent aussi ?
- Nous les ferons suivre dans la matinée, dit Falkirk.
-Cela va poser de gros problèmes s’il faut les coincer autre part que dans le motel, dit Horner. A Elko, par exemple.
-Si nous ne pouvons les arrêter, il faudra les descendre. C’est aussi simple que cela. » Le colonel Falkirk tira une chaise et s’installa à la table. « Voyons à présent les détails si nous voulons que nos agents soient en place avant l’aube… »
Mardi 14 janvier
Il était sept heures et demie du matin. Le père Stefan Wycazik avait reçu, tard dans la nuit, un appel téléphonique de Brendan Cronin et voici qu’il se préparait à partir pour Evanston, dernier domicile connu de Cal-vin Sharkle, le routier qui avait séjourné au Tranquility Motel l’été de l’année dernière, mais dont le téléphone était maintenant coupé. Debout dans la cuisine du rectorat, Wycazik boutonna son manteau et mit sa capuche.
Le père Michael Gel rano avait célébré la première messe et prenait son petit déjeuner quand le téléphone retentit.
« Si c’est pour moi je suis parti », dit Wycazik.
Il enfila ses gants et se dirigea vers la porte, mais Michael Gerrano lui tendit le combiné.
« C’est Winton Tolk, dit Michael. Le policier à qui Brendan a sauvé la vie. Il dit qu’il veut parler à Brendan, il a l’air complètement hystérique. »
Stefan prit le combiné et se présenta.
La voix du policier était tendue, au bord de la panique. « Mon père, il faut que je parle tout de suite à Brendan Cronin, ça ne peut pas attendre.
- Désolé, dit Wycazik, mais il n’est pas là. Il est même très loin d’ici. Qu’est-ce qui se passe ? Je peux peut-être vous aider.
-Cronin, répéta Tolk d’une voix balbutiante. Il… il s’est passé quelque chose. Seigneur, je ne comprends rien du tout à tout ça mais je suis sûr que… que Brendan a quelque chose à voir là-dedans.
- D’où appelez-vous ?
-Je suis dans le quartier d’Uptown. Il y a eu une bagarre, des coups de couteau, des coups de feu… C’est horrible. Écoutez, je veux que Brendan vienne ici, il pourra tout m’expliquer… Il faut qu’il vienne absolument ! »
Wycazik parvint à obtenir de Winton Tolk l’adresse exacte où il se trouvait. Il quitta le rectorat à toute allure, roula un peu trop vite et arriva moins d’une demi-heure plus tard non loin d’un pâté de maisons toutes identiques, des bâtisses de six étages aux faça-des de brique. Des voitures de police barraient la rue, côte à côte avec des véhicules banalisés et des ambulances. Des gyrophares tournaient en silence, des radios crépitaient. Deux officiers empêchaient les badauds de passer. Le père Wycazik se présenta et l’un des deux hommes lui dit que le drame s’était déroulé au troisième étage, appartement 3 B, celui de la famille Mendoza.
La porte de l’appartement était grande ouverte. Wycazik entra et découvrit tout de suite un canapé beige couvert de sang à tel point que, par endroits, les coussins paraissaient noirs. Il y avait aussi du sang sur la lampe de chevet, la table basse, les étagères et une partie du tapis.
Wycazik enleva son chapeau et fit deux pas dans le living. La pièce était bondée d’inspecteurs, de policiers en uniforme, de spécialistes envoyés par le laboratoire central-une douzaine d’hommes, au total. Apparemment, les spécialistes avaient terminé leur travail.
Un inspecteur était assis à table en compagnie d’une femme d’une quarantaine d’années de type sud-américain. Il lui posait des questions-le père Wycazik l’entendit l’appeler «madame Mendoza » - et notait ses réponses sur des formulaires. Elle semblait désireuse de coopérer, mais était distraite par les allées et venues d’un homme de son âge, son mari probablement qui portait un enfant dans les bras. Le gosse ne devait pas avoir plus de six ans. Mendoza ne cessait de lui parler à voix basse, de lui caresser les joues. Visiblement, cet homme avait failli perdre son fils et il avait besoin de ce contact physique pour s’assurer que le pire n’était pas arrivé.
Un des policiers remarqua le prêtre et dit: « Vous êtes le père Wycazik ? »
Chacun se tut en entendant mentionner ce nom.
Que se passe-t-il ici ? se demanda Wycazik, mal à l’aise.
« Suivez-moi, je vous prie », dit le policier.
Le prêtre ôta ses gants. Tout le monde s’écarta pour les laisser passer. Ils entrèrent dans une chambre, où Winton Tolk et un autre policier étaient assis au bord du lit. « Le père Wycazik est ici », dit le guide de Stefan, puis il se retira.
Tolk était penché en avant, les coudes sur les genoux, le visage caché dans les mains. Il ne bougea pas.
L’autre policier se leva et se présenta. « Paul Armes, l’associé de Winton. Je crois que… enfin, il vaudrait mieux que vous parliez avec Win. Je vais vous laisser. » Il s’éclipsa et referma la porte derrière lui.
C’était une pièce assez petite. Il n’y avait de place que pour le lit, une table de nuit, une minuscule coiffeuse et une chaise. Wycazik tourna la chaise et s’installa juste devant Winton Tolk. Leurs genoux se touchaient presque.
« Winton que s’est-il passé ? »
Tolk releva la tête et le prêtre fut surpris par l’expression de son visage. Sur ses traits transparaissaient une excitation formidable, qu’il semblait ne pas pouvoir contenir, mais aussi un sentiment indéfinissable, quelque chose qui l’empêchait de s’abandonner pleinement au plaisir.
« Mon père, qui est Brendan Cronin ? »
Stefan hésita, puis décida de dire toute la vérité. « C’est un prêtre.
- Ce n’est pas ce qu’on nous avait dit. »
Stefan soupira et acquiesça. Il expliqua comment Brendan avait perdu la foi, comment il s’était retrouvé avec une patrouille de police. « On ne vous avait pas dit qu’il était prêtre parce que vous l’auriez traité dif-féremment… et parce que je voulais lui épargner une certaine gêne.
- Un prêtre déchu, murmura Winton, éberlué.
- Non, pas déchu, mais en danger, répliqua le père Wycazik. Avec le temps, il retrouvera la foi.
- Comment a-t-il pu me guérir quand j’ai été blessé ? Comment a-t-il accompli ce… miracle ? Comment ?
- Pourquoi parlez-vous de miracle ?
-J’ai reçu deux balles en pleine poitrine, à bout portant. Trois jours plus tard, je sortais de l’hôpital ! Trois jours ! » Winton déboutonna sa chemise et souleva son tricot de corps pour dévoiler sa poitrine. « Les cicatrices… »
Le père Wycazik frissonna. Bien qu’il fût déjà près de Winton, il se rapprocha pour mieux voir. La poitrine du policier ne portait pas la moindre cicatrice. Rien que deux points de la taille d’un gros grain de beauté.
« Quand êtes-vous allé voir votre médecin pour la dernière fois ? demanda Wycazik. Il a vu cela ? »
Tolk se reboutonna, les mains tremblantes. « J’ai vu Sonneford il y a une semaine. Les fils avaient été enle-vés peu de temps auparavant et l’ensemble n’était pas très beau à voir. Ce n’est que depuis quatre jours que les cicatrices disparaissent. Je vous jure, mon père, si je reste assez longtemps devant un miroir, je peux les voir diminuer de diamètre. »
Le policier remit sa chemise en place dans son pantalon. « Je repense souvent à la visite que vous m’avez rendue à l’hôpital, le jour de Noël. Et plus j’y réfléchis, plus je trouve votre comportement bizarre. Je me souviens de ce que vous m’avez dit des questions que vous m’avez posées à propos de Brendan. Et je me demande… oui, je me demande s’il a guéri quelqu’un d’autre.
-Oui Winton, mais pardonnez-moi, je ne peux rien vous dire de plus. Mais vous, dites-moi plutôt ce qui se passe ici. Pourquoi la police se trouve-t-elle dans cet appartement ? »
Le visage de Winton Tolk parut s’illuminer un instant, puis la peur se manifesta dans ses yeux. Sa voix vibrait sous le coup de l’émotion. « On était en patrouille, Paul et moi. On a eu un appel. A cette adresse. On est arrivés, il y avait un gosse de seize ans complètement défoncé à la PCP.
- C’est une drogue ?
-Oui, on appelle ça la “poussière blanche”. Elle rend dingue. Ça bouffe littéralement les cellules nerveuses. Donc, on a trouvé ce gosse. On a su par la suite qu’il s’appelait Ernesto, c’est le neveu de Mme Mendoza. Il a affaire à la justice depuis l’âge de onze ans. Six inculpations, dont deux plutôt sérieuses. Quand on est arrivés, il était nu comme un ver, il poussait des hurlements et les yeux lui sortaient de la tête. »
Winton parlait de façon plus mécanique, comme s’il revivait vraiment la scène.
« Ernesto a pris Hector-c’est le petit que vous avez dû voir en entrant-et il l’a traîné sur le sofa avant de lui coller une lame d’au moins quinze centimètres sur la gorge. M. Mendoza… il est devenu complètement fou, il voulait arracher Hector à Ernesto mais en même temps, il avait peur que l’autre ne l’égorge. C’était impossible de le raisonner, il ne comprenait rien du tout, il était sous l’effet de la PCP. Nous, on a dégainé, parce qu’on ne peut pas rester les mains nues devant un type qui a un couteau de cette taille. On a essayé de le calmer, d’éloigner Hector. Et puis tout à coup, il a tranché la gorge du gamin d’une oreille à l’autre et il a levé son couteau tout dégouli-nant de sang comme pour le poignarder. C’est alors qu’on a tiré. Il s’est écroulé sur Hector et on a dégagé le gamin qui hurlait. Il avait plaqué ses mains sur sa gorge, le sang bouillonnait entre ses doigts, il allait se vider complètement… »
Le policier reprit son souffle et secoua la tête, comme pour échapper à la vision d’horreur qu’il venait d’évoquer. D’une voix tremblotante, il dit: « Il n’y a rien à faire dans ces cas-là, mon père. Les artères sont sectionnés, on se vide en moins d’une minute… Je suis tombé à genoux à côté du sofa, j’ai vu que le petit Hector allait mourir. Je savais que ça ne servait à rien, mais j’ai posé mes mains sur son cou comme si cela allait pouvoir empêcher l’hémorragie, retenir la vie. C’était si injuste, un petit gosse de cet âge-là, il allait mourir devant moi et…
-Et vous l’avez guéri, dit le père Wycazik d’une voix douce.
- Oui, mon père, dit Winton Tolk. Le sang a cessé de couler. Je ne sais pas comment cela s’est produit, je n’ai rien compris, tout ce que je sais, c’est qu’il ne saignait plus. Il a ouvert les yeux, il m’a regardé. Lentement, j’ai ôté mes mains de sa gorge et quand j’ai regardé la… la blessure était refermée… »
Le policier s’arrêta de parler, des sanglots dans la voix, les yeux embués de larmes.
Très ému lui-même, le père Wycazik lui tendit les deux mains. Le policier les prit et les serra très fort. « Paul, mon associé, a vu tout ce qui s’est passé. Ainsi que les Mendoza. Et deux collègues qui nous ont rejoints tout de suite après qu’on a eu tiré sur Ernesto. Eux aussi, ils ont tout vu. Quand j’ai découvert la cicatrice, j’ai reposé mes mains dessus, c’était quelque chose qu’il fallait que je fasse. Et je souhaitais tant qu’il vive… Au bout d’une ou deux minutes, il m’a souri… Vous auriez dû voir son sourire mon père. J’ai à nouveau enlevé les mains, la cicatricé était plus dis-crète. Et puis, le gosse a appelé sa mère et… c’est là que j’ai craqué. » Winton fit une nouvelle pause, reprit sa respiration. « Mme Mendoza a emmené Hector dans la salle de bains, elle l’a déshabillé et l’a lavé, il était couvert de sang. Pendant ce temps, les gars du labo sont arrivés. Heureusement qu’il n’y avait pas de journalistes dans le coin. »
Les deux hommes restèrent un instant silencieux, les mains jointes. Puis Stefan Wycazik dit: «Avez-vous essayé de guérir Ernesto ?
-Oui, mon père, j’ai mis les mains sur ses blessures, mais ça n’a servi à rien. Peut-être parce qu’il était déjà mort… »
Un nouveau silence. Puis: « Brendan… c’est une sorte de saint ?
- Non, dit Wycazik avec un sourire. C’est un homme très bon, mais ce n’est pas un saint.
- Dans ce cas, comment a-t-il fait pour me guérir ?
-Je ne peux pas vous répondre de façon précise. Mais je crois que c’est une manifestation de la puissance divine.
- Comment Brendan a-t-il pu me transmettre ce pouvoir ?
- Là non plus, je ne peux pas vous répondre. Il se peut que ce pouvoir ne soit pas le vôtre, que ce ne soit que la volonté de Dieu agissant en vous après avoir agi en Brendan. »
Winton Tolk lâcha les mains du prêtre. Il lui pré- senta ses paumes ouvertes. « Non, le pouvoir est toujours là, il est toujours en moi. Je le sais. Je le sens. Pas seulement le pouvoir de guérir. Il y a autre chose… autre chose…
- Que voulez-vous dire ?
-Je n’en sais encore rien, dit Winton d’une voix grave. Tout cela est si nouveau si étrange. Je crois qu’il faudra du temps… pour que cela se développe… Qui est le père Cronin, et qu’a-t-il fait de moi ?
-Arrêtez de penser qu’il y a quelque chose de dangereux ou de diabolique là-dedans, Winton. Songez à l’enfant que vous avez sauvé; n’oubliez pas ce que vous avez éprouvé lorsque vous avez senti la vie revenir dans ce petit corps. Nous sommes les personnages d’un mystère divin qui nous dépasse. Nous ne pouvons comprendre que ce que Dieu veut bien nous laisser comprendre. »
Avant de partir, le prêtre alla voir l’enfant et sa mère. Le petit garçon était calme et se bourrait de bonbons.
« Est-ce qu’il se souvient de quelque chose… ?
- Non, répondit Mme Mendoza. Dieu a effacé ce souvenir.
-Vous êtes catholique, madame ?
-Oui, mon père, répondie-elle en se signant.
-Appelez le père Nilo, le curé de votre paroisse. Racontez-lui ce qui s’est passé et demandez-lui de venir. Avertissez-le que je serai parti à son arrivée mais que je lui parlerai plus tard. J’ai beaucoup à lui dire, et ce qu’il verra ici n’est qu’une petite partie de l’histoire. »
Stefan se retourna pour regarder l’assemblée, une vingtaine de personnes, maintenant. Il lut sur les visages un besoin de croire, non pas particulièrement dans les vérités du christianisme car tous n’étaient pas chrétiens ici mais de croire en quelque chose de plus grand, de méilleur et de plus noble que l’humanité.
« Qu’est-ce que cela signifie, mon père ? Je vous ai entendu dire à Mme Mendoza que ce n’était qu’une petite partie de l’histoire. Qu’avez-vous voulu dire ? »
-Quelque chose est en train d’arriver, répondit le prêtre. Ici et ailleurs. Quelque chose de grand et de merveilleux. Cet enfant en fait partie. Je ne puis vous dire avec certitude de quoi il s’agit, ni même que nous avons vu agir la main de Dieu dans le cas présent, bien que ce soit ce que je crois personnellement. Mais regardez ce petit garçon sur les genoux de sa maman, en train de se goinfrer de bonbons, et souvenez-vous de la promesse de Dieu: “Il n’y aura plus de mort, il n’y aura plus de peines ni de larmes, et les choses anciennes seront passées.” Au fond de mon coeur, je sens que les choses anciennes sont sur le point de pas-ser. Maintenant je dois partir. J’ai des choses urgentes à faire. »
Wycazik quitta la chambre, laissant le policier seul avec ses pensées. En le voyant passer, les hommes en uniforme et les spécialistes se turent. Toutefois, certains s’avancèrent pour l’effleurer, lui serrer la main, non pas par ferveur religieuse mais par camaraderie. Et le prêtre éprouva lui-même le besoin de toucher ces hommes, de partager leur humanité, de communier avec eux dans l’espoir de quelque grandiose destinée.
Boston, dix heures du matin. Ancien ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne, ancien sénateur et ancien directeur de la CIA à la retraite depuis une dizaine d’années, Alexander Christophson lisait les journaux du matin quand il reçut un coup de télé- phone de son frère Philip, l’antiquaire installé à Greenwich, dans le Connecticut. Pendant cinq minutes, ils ne parlèrent de rien de bien important comme deux frères qui s’appellent régulièrement. Mais leur conversation avait un but secret. Finalement, Philip dit: « Tiens, à propos, j’ai vu Diana ce matin. Tu te souviens d’elle, j’espère.
- Mais bien sûr, fit Alex. Comment va-t-elle ?
-Oh, elle a de petits ennuis, toujours le même genre, mais à part ça, ça va. Elle t’envoie ses amitiés. » Puis il changea de sujet, recommandant à son frère deux livres qu’il venait de lire, comme si Diana n’avait pas vraiment d’importance.
« Diana » était le code indiquant que Ginger Weiss avait joint Philip et qu’elle désirait qu’Alex Christophson entre en contact avec elle.
Après avoir dit au revoir à son frère, Christophson appela sa femme: « Je vais faire un tour à la librairie pour trouver deux romans dont Philip m’a parlé. »
Il se rendit effectivement à la librairie la plus proche mais, avant cela, il entra dans une cabine téléphonique et utilisa sa carte de crédit pour appeler son frère et lui demander le numéro de Ginger Weiss.
« Elle m’a dit que c’était une cabine publique à Elko, dans le Nevada », expliqua Philip.
Christophson raccrocha et composa le numéro de Ginger. Elle lui apprit avec le minimum de détails qu’elle avait rencontré d’autres personnes souffrant du même blocage qu’elle-même et ayant aussi des faux souvenirs correspondant à la même pé- riode. Alex étant expert en lavages de cerveau, Ginger voulait savoir si l’implantation de faux souvenirs mêlés de quelques traces de réalité était plus délicate que celle de faux souvenirs intégraux. Il lui répondit que oui.
« C’est ce que nous pensions, fit Ginger, mais je suis heureuse de vous l’entendre dire. Ça prouve qu’on est sur la bonne piste. Bien, autre chose: j’aimerais que vous nous trouviez un certain nombre d’informations. Nous voudrions en savoir le maximum sur le colonel Leland Falkirk. Il est affecté à une brigade du Gisa. J’ai aussi besoin…
- Attendez, attendez, dit Alex. Au cimetière, je vous ai dit que je vous donnerais des conseils et je vous ai mise en garde contre une curiosité excessive. De plus, je vous ai expliqué ma position.
- Il n’est pas question de secret d’État dit-elle, loin de là. Nous voulons seulement connaître le profil et le passé de Falkirk pour nous faire une idée de ce que nous pouvons attendre de lui.
-Je vous en prie, il est…
-Je veux aussi des renseignements sur l’entrepôt de Thunder Hill, insista-t-elle. C’est une base de l’armée, pas très loin d’Elko.
- Pas question.
- C’est censé être un lieu de stockage d’archives. Peut-être que cela a toujours été le cas, peut-être pas, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’y passe autre chose en ce moment.
- Docteur, je refuse de vous aider.
- Le colonel Leland Falkirk et l’entrepôt de Thunder Hill, rien de plus. Pas de renseignements classés top secret, rien que des petits détails. Vous vous adres-serez à George Hannaby, à Boston, ou au père Stefan Wycazik, c’est un prêtre qui vit à Chicago. » Elle lui communiqua les deux numéros de téléphone. « Je peux entrer en contact avec eux, ils ne feront pas état de vous quand ils me transmettront vos renseignements.
-Je vous ai déjà dit que je ne vous apporterais pas ce type d’aide. »
Elle fit celle qui n’entendait pas et ajouta d’une voix enjouée: « L’idéal serait qu’on se recontacte dans six ou huit heures. J’ai l’air de vous presser mais je le répète, pas de secrets d’Etat, rien que des petits détails sans importance.
- Au revoir, docteur.
-J’attends votre coup de fil.
-Je ne vous appellerai pas. »
Elle raccrocha la première.
Christophson raccrocha à son tour et en soupirant rangea dans sa poche le papier sur lequél il avait noté les deux numéros de téléphone.
Dom et Ernie se mirent en route assez tôt pour reconnaître au moins une partie du périmètre de l’entrepôt de Thunder Hill. Ils avaient emprunté la jeep Cherokee de Jack Twist, lequel dormait dans une chambre du motel après avoir passé plusieurs heures à tourner dans les rues d’Elko en compagnie de Brendan Cronin et de Jorja Monatella. La Dodge du motel et la Cherokee étaient tous deux des véhicules à quatre roues motrices, mais la jeep était plus robuste, plus manoeuvrable aussi. Les routes de montagne conduisant à Thunder Hill risquaient d’être verglacées, voire couvertes de neige, et il n’était pas question qu’ils tombent en panne en pleine campagne.
La météo annonçait les premières grandes tempêtes de neige de l’année-près de trente-cinq centimètres par endroits-mais on n’avait pas encore vu le moindre flocon.
Dom et Ernie se sentaient d’excellente humeur. Enfin, ils agissaient au lieu de discuter interminable-ment autour d’une table. Et puis, la nuit précédente avait été paisible. Pour la première fois depuis plusieurs semaines, Dom n’avait pas fait de cauchemar et n’avait pas été victime d’une crise de somnambulisme. Tous les autres avaient également très bien dormi.
Et Dom avait une bonne raison supplémentaire de se sentir bien. Ce matin personne n’avait manifesté de crainte ou ne l’avait traité différemment du fait de ses pouvoirs télékinésiques. Il avait tout d’abord été stu-péfait de la vitesse à laquelle tous s’étaient adaptés. Puis il comprit ce qu’ils devaient se dire: puisqu’ils avaient vécu la même expérience que lui, il était logique que tôt ou tard ils finissent par partager eux aussi ses étranges pouvoirs. Ils devaient penser que l’éveil de leurs talents paranormaux était simplement en retard par rapport au sien. Mais si, en fin de compte, ces dons ne se déclaraient pas, ils construiraient sans doute un mur émotionnel, intellectuel et psychologique entre eux et lui qui finirait, il le craignait, par l’iso-ler. Néanmoins, pour le moment, ils se comportaient comme si rien ne le séparait d’eux.
Ernie prit la direction du nord et s’engagea sur une route de campagne à deux voies, laissant derrière lui le motel et la nationale. La Cherokee gravit ces mêmes collines que Jack avait franchies la nuit précédente-en coupant à travers les broussailles, il est vrai-et Dom observa avec intérêt l’évolution du terrain. Plus ils grimpaient et plus le sol se dénudait, les buissons sauvages cédant la place aux rochers.
Ils ne parcoururent que cinq kilomètres avant d’atteindre la limite des neiges. Ce ne fut tout d’abord qu’un fin manteau qui recouvrait les bords de la route, puis une couche de près de vingt centimètres au bout de trois kilomètres.
Malgré quelques plaques verglacées éparses, la route était parfaitement dégagée. « Elle est toujours bien dégagée jusqu’à Thunder Hill, dit Ernie, même quand il fait un froid sibérien. Au-delà de l’entrepôt, c’est une autre paire de manches. »
Ils dépassèrent plusieurs sentiers menant à des fermet-tes isolées puis, au bout d’un certain temps, ils aperçu-rent sur la droite le chemin privé permettant d’accéder à Thunder Hill. Une route qui se perdait dans la montagne.
Ernie ralentit. « Ça fait longtemps que je ne suis pas monté jusqu’ici. Ils ont fait des travaux, dirait-on. Ce n’était pas aussi bien entretenu dans le temps. »
Une pancarte annonçait l’entrepôt. Au-delà, une autre route, pavée celle-ci, serpentait entre les pins. A cinq mètres de la route de campagne, la route pavée se hérissait de pointes disposées selon un angle tel qu’elles ne pouvaient que faire éclater les pneus de tout véhicule s’aventurant par ici. Quelques mètres plus loin, se dressait une porte d’acier massive, peinte en rouge et surmontée de pointes acérées. Un poste de garde en béton était installé au milieu du portail.
Ernie se rapprocha du bord de la route et ralentit au maximum en passant devant la voie menant à Thunder Hill. Il montra une sorte de boîte montée sur un poteau, de ce côté-ci des pieux. « C’est une sorte d’interphone, expliqua-t-il. Enfin, quelque chose de plus perfectionné. Il doit y avoir une caméra qui regarde à l’intérieur de votre voiture. Si les gardes reconnaissent le visiteur, les piques s’abaissent et le portail s’ouvre. J’imagine qu’il y a aussi une mitrailleuse au cas où les gardes se rendraient compte au dernier moment qu’ils ont été floués. »
De chaque côté du portail, une barrière métallique de plus de deux mètres cinquante de haut terminée par des rouleaux de barbelé disparaissait dans les arbres. Dom aperçut un panneau rectangulaire blanc portant une inscription à la peinture rouge: DANGER ! CLOOTURE ÉLECTRIQUE.
« Les piques de la route ne sont pas là depuis longtemps, dit Ernie. Quant au portail qui était là il y a quelques années, c’était de la rigolade à côté de celui-ci. La clôture a toujours existé, mais elle n’était pas électrifiée.
-Si je comprends bien, il n’est pas question de jeter un coup d’oeil à l’intérieur. »
Dom n’avait jamais vraiment imaginé se promener dans les salles souterraines de l’entrepôt de Thunder Hill, mais il ne lui avait pas paru impossible de fureter dans le coin et de glaner quelques renseignements inté- ressants. Tout espoir s’envolait à présent.
Dom se demanda si ses nouveaux pouvoirs télékiné- siques pourraient leur servir à franchir les fortifica-tions du dépôt, mais il rejeta cette pensée aussi rapidement qu’elle lui était venue. Tant qu’il ne pourrait contrôler ce don, il ne lui serait guère utile; il le redoutait. Il le sentait assez puissant pour entraîner des destructions massives et la mort de beaucoup s’il en perdait le contrôle, et il n’était pas question de prendre de risques-ou alors dans des conditions de contrôle extrêmement rigoureuses.
« On va essayer de faire le tour du périmètre », dit Ernie. Il appuya doucement sur la pédale d’accéléra-teur. Après un regard au rétroviseur, il ajouta: « A pro-pos, on a été suivis. »
Étonné, Dom se retourna et regarda par la vitre arrière de la Cherokee. Moins de cent mètres derrière roulait un petit camion tout-terrain perché sur des pneus gigantesques. Des phares longue portée étaient montés sur le toit de la cabine et la lame d’un chasse-neige, relevée pour l’instant, précédait le véhicule. Bien que Dom fût certain que tous les gens vivant dans ce coin perdu possédaient ce genre d’engin, ce camion avait l’allure d’un véhicule de l’armée. Le pare-brise était fumé, ce qui interdisait de distinguer le visage du conducteur.
Il dit: « Vous êtes sûr qu’il nous suit ? Il est là depuis combien de temps ?
-Je l’ai remarqué à moins d’un kilomètre du motel, dit Ernie. Quand nous ralentissons, il ralentit. Quand nous accélérons, il accélère.
- Vous croyez que ça va mal tourner ?
- Si c’est ce qu’ils cherchent, oui… »
La route se fit subitement plus abrupte. Ernie écrasa l’accélérateur.
Derrière eux, le camion prit également de la vitesse.
Mme Halbourg, la mère d’Emmy, répondit aux coups frappés à la porte et laissa s’échapper une bouf-fee tiede dans l’air glacial de Chicago.
Le père Wycazik dit: «Je suis désolé de venir à l’improviste, mais il est arrivé une chose extraordinaire et je voudrais savoir si Emmy… »
Il s’arrêta au beau milieu de sa phrase quand il se rendit compte que Mme Halbourg était totalement désemparée. Elle écarquillait les yeux de surprise-de peur aussi.
Avant même qu’il ait pu lui demander ce qui n’allait pas, elle dit: « C’est vous, mon père ? Je me souviens de vous, à l’hôpital. Comment êtes-vous au courant ? Nous n’avons encore appelé personne.
- Que se passe-t-il ? »
Au lieu de lui répondre, elle le prit par le bras et l’entraîna dans la maison, dans l’escalier. «Par ici, vite. »
Arrivé directement de l’appartement des Mendoza, il s’attendait à quelque chose d’étrange chez les Halbourg, mais pas à un spectacle semblable. M. Halbourg se tenait sur le palier du premier en compagnie d’une de ses filles. Ils avaient les yeux tournés vers l’intérieur d’une chambre et ce qu’ils voyaient semblait à la fois les attirer et les repousser. Dans la pièce on entendit un bruit sourd suivi de grattements, puis un autre coup sourd et enfin un éclat de rire enfantin.
Livide, les traits tendus, M. Halbourg fit face au prê- tre. « Mon père, vous voici, grâce au ciel. Nous ne savions pas quoi faire, nous ne voulions pas passer pour des dingues en appelant n’importe qui. Et puis, tout aurait peut-être été fini en attendant. Mais maintenant que vous êtes là, je me sens soulagé. »
Wycazik s’approcha de la porte et découvrit la décoration habituelle de la chambre d’une petite fille de dix ou onze ans-cet âge de transition entre l’enfance et l’adolescence: une demi-douzaine d’ours en peluche; des posters de chanteurs ou de vedettes de cinéma, idoles des adolescents totalement inconnues du prêtre; un portemanteau perroquet couvert de chapeaux plus extravagants les uns que les autres, probablement dénichés chez des fripiers; des patins à roulettes; un petit magnétophone; une flûte dans son étui entrouvert. L’autre soeur d’Emmy-pull blanc, jupe écossaise et chaussettes montantes-était au milieu de la pièce, pâle et visiblement incapable de bouger. Emmy était debout sur son lit et semblait en bien meilleure santé que le jour de Noël. Elle serrait contre elle son oreiller et riait aux éclats devant le spectacle qui effrayait tant le reste de la famille.
Au moment où le père Wycazik entra dans la chambre, deux ours en peluche exécutaient à un mètre du sol un lent mouvement de valse avec des gestes aussi précis que ceux de danseurs de chair et d’os.
Les ours n’étaient cependant pas les seuls objets ani-més comme par enchantement. Les patins à roulettes se promenaient dans la chambre, roulant parfois de concert et parfois se séparant, décrivant des arabes-ques autour des pieds du lit. Les chapeaux frémissaient sur le portemanteau. Sur une étagère, un Bisounours sautillait sur place.
Stefan se dirigea vers le lit en prenant bien soin de ne pas se faire percuter par les patins à roulettes. « Emmy ? »
La petite fille le dévisagea. « C’est l’ami de Bouboule ! Bonjour, mon père. Regardez, c’est super, non ?
- Emmy, c’est toi qui fais cela ? dit-il en désignant les objets animés.
- Moi ? s’étonna-t-elle. Non, ce n’est pas moi. »
Il remarqua que les ours valseurs ne dansaient plus aussi bien quand elle en détournait les yeux. Ils continuaient de tournoyer, certes, mais de façon assez désordonnée, sans la moindre grâce.
Il comprit aussi que les phénomènes précédents n’avaient pas été aussi paisibles. Une lampe de céramique gisait, cassée, à terre. Un des posters était déchiré, le miroir de la coiffeuse brisé.
Suivant la direction de son regard, Emmy dit: « Ça faisait peur, au début, mais ça s’est calmé. Maintenant, c’est drôle… Vous ne trouvez pas ça drôle ? »
Alors même qu’elle parlait, la flûte quitta son étui et monta à près de deux mètres du sol, non loin du couple d’ours. Du coin de l’oeil, la petite fille vit l’instrument s’élever. Elle tourna la tête pour bien le fixer des yeux et un air champêtre sortit de l’instrument-pas des notes exécutées au hasard mais une mélodie douce et agréable. Emmy trépignait de joie sur son lit. « Ça s’appelle “la Chanson d’Annie”, c’est ce que je jouais tout le temps.
-Tu la joues à nouveau, tu vois, dit Wycazik.
- Oh non, dit-elle en regardant la flûte. Je suis gué- rie, mais mes doigts ne sont pas redevenus assez souples.
- C’est pourtant toi qui joues, Emmy, même si ce n’est pas avec tes doigts. »
Elle comprit enfin ce qu’il voulait dire. « C’est moi ? »
La flûte émit encore deux ou trois notes, puis s’arrêta de jouer et commença à dériver dans l’air, comme un objet en apesanteur. Emmy la fixa du regard. Elle s’immobilisa et reprit la même mélodie.
« C’est moi », dit-elle avec étonnement. Puis elle se tourna vers ses parents, debout dans l’encadrement de la porte. « C’est moi. C’est moi ! »
Stefan Wycazik comprenait parfaitement tout ce que l’enfant pouvait ressentir. Il avait la gorge nouée par l’émotion. Il y a un mois, Emmy n’était qu’une pau-vre paralytique, incapable de s’habiller, avec pour uni-que avenir la perspective d’une plus grande détérioration, tout cela pour finir dans des souffrances atroces. A présent, elle était non seulement guérie, mais aussi en possession de ce don spectaculaire.
Emmy regarda alors les ours, qui exécutèrent aussi-tôt leur impeccable chorégraphie. Elle éclata de rire.
Stefan repensa à ce que Winton Tolk lui avait dit, très peu de temps auparavant: Le pouvoir est toujours là, il est toujours en moi. Je le sais. Je le sens. Pas seulement le pouvoir de guérir. Il y a autre chose… autre chose…
Le père Wycazik aurait voulu leur dire que ce don lui avait été involontairement transmis par Brendan Cronin, son ami Bouboule; mais il lui aurait alors fallu expliquer d’où Brendan le tenait lui-même, ce qu’il ne pouvait faire. En outre, il n’avait même pas le temps de leur raconter tout ce qu’il savait. Il aurait déjà dû se trouver à Evanston. Son temps était précieux, car il soupçonnait qu’il allait devoir prendre un vol pour le Nevada avant la fin du jour. Ce qui se passait dans le comté d’Elko avait toutes les chances d’être encore plus incroyable que ce qu’il avait vu ici, et il était bien déterminé à être présent.
Les parents d’Emmy et son autre soeur entrèrent dans la chambre, fascinés mais circonspects.
Le père Wycazik partageait leur prudence. Tout semblait pour le mieux et le pouvoir d’Emmy était des plus bénins. Mais la situation était si formidable, si brutale au niveau le plus primitif de l’être, que même un optimiste à tout crin comme le père Wycazik ne pouvait s’empêcher d’avoir peur.
Après avoir appelé Christophson d’une station-service d’Elko, Ginger accompagna Faye au ranch d’Elroy et de Nancy Jamison, dans la vallée de la Lemoille, à une trentaine de kilomètres d’Elko. Les Jamison étaient le couple d’amis qui avait rendu visite aux Block le 6 juillet, l’été de l’année dernière. Ils avaient certainement été pris dans le tourbillon des événements de ce soir-là et retenus au motel pour y subir un lavage de cerveau comme tous les autres. Leurs souvenirs étaient, bien entendu, sensiblement différents: selon le programme qui leur avait été appliqué, ils avaient été évacués de la zone interdite avant d’accueillir les Block dans leur ranch. C’était également ce que croyaient Faye et Ernie-ou du moins, ce qu’ils avaient cru.
Ginger et Faye allaient donc chez les Jamison pour savoir, de la manière la plus discrète possible s’ils connaissaient les mêmes troubles que Dom, Ginger Ernie et quelques autres. Dans l’affirmative, ils seraient intégrés à la communauté du motel-à « la Famille », puisque telle était l’expression qu’ils com-mençaient à employer entre eux-et travailleraient avec leurs nouveaux compagnons à la quête de la vérité.
En revanche, dans le cas où le lavage de cerveau des Jamison serait toujours efficace, les deux femmes ne diraient rien à Elroy et à Nancy. Leur parler reviendrait à les mettre en danger.
Et puis, étant donné la stratégie d’urgence dévelop-pée la nuit dernière par Jack Twist, il ne servait à rien de perdre son temps à tenter de les convaincre s’ils ne souffraient aucunement. Le temps était une chose précieuse et chaque heure mettait la Famille un peu plus en péril. Jack pensait - et Ginger le croyait aussi - que l’ennemi passerait bientôt à l’action.
La route était des plus pittoresques. Entre le fond de la vallée et les montagnes, s’étendaient à perte de vue des pâturages, et c’était là que les Jamison avaient construit leur ranch. Ils avaient la soixantaine et étaient retraités; ils possédaient quelque vingt-cinq hectares dans les collines, n’avaient pas d’employés et ne gardaient que trois chevaux et quelques poulets.
Faye quitta la route principale pour un chemin de traverse conduisant à une zone plus montagneuse. « Je crois qu’on est suivies », dit-elle. Les portes arrière de la Dodge n’avaient pas de vitres et Ginger jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur latéral. Une voiture tout à fait banale roulait à une centaine de mètres en retrait.
« Peut-être que vous vous trompez, fit Ginger.
-Je l’ai repérée en ville.
- C’est certainement une coincidence. »
Après avoir parcouru la moitié environ du chemin de traverse, elles atteignirent l’allée privée menant au ranch des Jamison, bordée de pins très touffus dont les cimes se rejoignaient presque. Faye s’engagea dans l’allée et s’arrêta pour voir ce que ferait l’autre voiture. Au lieu de poursuivre sur la route principale, elle s’immobilisa juste devant l’entrée de l’allée.
Ginger vit alors dans le rétroviseur qu’il s’agissait d’une Plymouth d’un modèle assez ancien, à la carrosserie brun verdâtre.
« C’est une bagnole du gouvernement, ça se voit, dit Faye.
- Plutôt culottés, non ?
-Bah, s’ils nous espionnent comme Jack le pré- tend, ils savent maintenant que nous sommes au courant de leur présence et ils n’ont plus de raison de se cacher. » Faye releva le pied du frein et fonça vers le ranch.
Dans le rétroviseur, la Plymouth diminuait à vue d’oeil. « A moins qu’ils ne se mettent en position pour nous intercepter. Nous sommes peut-être tous suivis, peut-être qu’ils attendent des ordres pour nous arrêter tous en même temps. »
Au-dessus de l’allée privée, les cimes des arbres formaient une voûte presque aussi sombre que la nuit.
Dans le petit véhicule qui franchissait la prairie couverte de neige et l’emmenait vers les énormes portes blindées, le colonel Falkirk ne cessait de réfléchir à la catastrophe que déclencherait la révélation du secret de Thunder Hill.
Du point de vue politique, la nouvelle reléguerait le scandale du Watergate au rang d’aimable plaisanterie. Un nombre incroyable d’institutions gouvernementales étaient cette fois-ci impliquées dans la couverture - FBI, CIA, National Security Agency, armée des Etats-Unis, armée de l’air, autant d’organisations ayant eu tout au long de l’histoire l’occasion d’opérer dans la plus grande défiance réciproque. Le fait que tous ces groupes aient pu oeuvrer de concert depuis dix-huit mois et, de surcroît, sans le moindre accident prouvait bien la gravité de la situation. Bien sûr, très peu d’hommes de chaque organisation savaient ce qui était vraiment arrivé-pas plus de six au FBI, un peu moins à la CIA; la plupart des agents impliqués dans les opérations de couverture ne savaient même pas ce qu’ils couvraient, et c’était pour cela qu’il n’y avait pas eu de fuites. En revanche, les « numéro un » de chaque organisation-le directeur du FBI, celui de la CIA, le chef d’état-major de l’armée de terre-étaient au coeur du secret. Au même titre, cela va de soi, que le président du groupe interarmées, le secrétaire d’État, le vice-président, le président des Etats-Unis et ses plus proches conseillers. Nombre de personnages importants pourraient perdre tout crédit si cette affaire n’était pas maîtrisée avec la plus extrême fer-meté.
La catastrophe politique entraînée par la divulga-tion du secret ne serait toutefois qu’une infime partie du désastre. Le Cérire-groupe de réflexion au sein duquel se trouvaient pêle-mêle physiciens, biologistes, anthropologues, sociologues, théologiens, économis-tes, éducateurs et autres spécialistes-avait longuement réfléchi sur ce type de crise, plusieurs années avant qu’elle n’éclatât au Nevada. Le Cérire avait publié un rapport top secret sur ses conclusions, document de douze cents pages dont la lecture était plutôt troublante. Falkirk le connaissait par coeur: il était en effet représentant de l’armée au sein du Cérire et avait participé à la rédaction d’un certain nombre de textes. Au sein du Cérire, l’opinion était unanime: le monde ne serait plus jamais le même si un tel événement devait se produire. Toutes les sociétés, toutes les cultures seraient radicalement bouleversées à tout jamais. Les décès prévus pour les deux premières années se chiffraient par millions.
Le lieutenant Horner freina à une vingtaine de mètres des gigantesques portes blindées installées dans la paroi montagneuse. Il n’attendit pas l’ouverture des barrières, sa destination n’étant pas l’entre-pôt de Thunder Hill. Il tourna à droite et se gara sur une aire de stationnement.
Les portes mesuraient chacune plus de dix mètres de haut et sept de large; elles étaient si épaisses qu’on ne pouvait les manoeuvrer que très lentement, créant ainsi un grondement qu’on pouvait entendre à plus d’un kilomètre et sentir sous ses pieds à plusieurs centaines de mètres. Quand un camion chargé de munitions, d’armes ou de documents se présentait devant les portes, celles-ci mettaient plus de cinq minutes à s’écarter. C’est pourquoi il y avait une autre porte, de dimensions plus humaines bien que tout aussi solide, à une douzaine de mètres de là.
Il n’y avait pas au monde de meilleur endroit que Thunder Hill pour abriter le mystère du 6 juillet. C’était une forteresse inexpugnable.
Falkirk et le lieutenant Horner descendirent de voiture et se dirigèrent à la hâte vers la petite porte d’acier. Presque aussi résistante que l’énorme portail, elle était pourvue d’une serrure électronique qui ne s’ouvrait que lorsque quatre chiffres donnés étaient composés sur un clavier. Le code changeait toutes les deux semaines et ceux qui le détenaient ne devaient faire appel qu’à leur seule mémoire. Leland Falkirk tapa le code et la porte glissa en une seconde sur le côté malgré son poids énorme et ses trente-cinq centi-mètres d’épaisseur.
Ils pénétrèrent dans un tunnel de béton de quatre mètres de long et de trois mètres de diamètre. Violemment éclairé, il faisait un coude à gauche et aboutissait à une porte identique à la précédente. L’une ne pouvait s’ouvrir que quand l’autre était refermée. Falkirk effleura une plaque thermosensible placée juste à l’entrée du tunnel et la porte extérieure se referma derrière le lieutenant et lui-même.
Immédiatement, des caméras vidéo fixées au plafond suivirent la progression des deux hommes.
Aucun oeil humain ne surveillait le colonel et le lieutenant sur un quelconque moniteur: le système tout entier était confié au Vigilant, puissant ordinateur chargé de la sécurité des lieux. La possibilité qu’il y eût un traître tout disposé à faire entrer des éléments étrangers était ainsi écartée. Le Vigilant ne dépendait pas de l’ordinateur central de l’installation et n’était pas davantage relié au monde extérieur. Il ne craignait donc absolument rien des saboteurs désireux d’intervenir à coups de modems ou autres gadgets électroniques.
Le garde en faction à l’extérieur du camp avait pré- venu le Vigilant de l’arrivée des deux hommes. Et maintenant, alors qu’ils approchaient de la porte intérieure, toujours sous le regard des caméras vidéo, l’ordinateur comparait leur image aux hologrammes qu’il conservait en mémoire et passait à toute allure en revue les quarante-deux points décisifs de ressemblance faciale. Il était impossible de tromper le Vigilant soit en se maquillant, soit en portant le masque d’un visiteur autorisé. Si Falkirk ou Horner avaient été des imposteurs, le Vigilant aurait déclenché le signal d’alarme tout en emplissant le tunnel de gaz soporifique.
La serrure de la porte intérieure n’avait pas de clavier; aucun code ne permettait de l’ouvrir. Une plaque de verre dépoli était encastrée dans le mur. Falkirk tendit la main droite, hésita, puis pressa la paume de sa main gauche sur le verre, qui s’illumina. Il y eut un bourdonnement. Le Vigilant comparait ses empreintes à celles répertoriées dans ses fichiers.
La lumière s’éteignit. Falkirk ôta la main et la porte s’ouvrit.
Ils entrèrent dans un immense tunnel d’origine naturelle, remanié par la main de l’homme. Les camions y roulaient sur un sol bétonné et déchargeaient leurs marchandises à côté d’énormes ascenseurs s’enfon- çant dans les entrailles de la terre.
Un garde était assis à une table non loin de la porte par où Falkirk et Horner venaient d’arriver. L’éloigne-ment de Thunder Hill, la sophistication du système de défense et la perspicacité avec laquelle le Vigilant scrutait tous les visiteurs étaient tels que cette senti-nelle solitaire parut superflue à Falkirk.
Bien entendu, le garde était du même avis, n’étant absolument pas prêt à réagir en cas de danger. Son arme était rangée dans son étui. Il mâchonnait une confiserie et, à contrecoeur, il leva les yeux du roman qu’il lisait.
Il salua. « Colonel Falkirk, lieutenant Horner, vous avez l’autorisation de voir le Dr Bennell. Vous savez où le trouver, je pense.
-Vous pensez juste », fit Falkirk.
Sur la gauche, à quelques mètres de là, les deux battants de l’énorme portail d’acier se dressaient dans la lumière fluorescente et ressemblaient à la coulée d’un glacier. Falkirk et Horner prirent sur la droite en direction des ascenseurs.
L’entrepôt de Thunder Hill était équipé d’ascenseurs hydrauliques de trois tailles différentes, les plus grands pouvant aisément rivaliser avec les monte-charge des porte-avions. En plus des deux milliards et demi d’équipement et de matériel divers-aliments congelés, médicaments, matériel d’hôpital de campagne, vêtements, couvertures, tentes, armes de poing, fusils, mortiers artillerie légère, munitions, véhicules légers, petits blindés et missiles à tête nucléaire-, plusieurs dizaines d’hélicoptères et de chasseurs étaient basés ici, au coeur de la montagne.
Les deux hommes prirent un ascenseur de taille plus modeste.
Les médicaments, les armes, les munitions et la nourriture étaient stockés au troisième niveau, le plus bas de tous, dans un véritable dédale de chambres for-tes bien isolées les unes des autres. Au deuxième niveau-l’étage intermédiaire-se trouvaient les véhicules terrestres et aériens, parfaitement alignés dans d’immenses cavernes. C’était également là que le personnel vivait et travaillait.
Leland Falkirk et le lieutenant Horner descendirent au deuxième niveau et débouchèrent dans une vaste salle creusée dans la roche et mesurant près d’une centaine de mètres de diamètre. Tout le monde l’appelait « le Noyau » car c’était de là qu’irradiaient, ainsi que les rayons d’une roue, quatre autres cavernes-elles- mêmes suivies d’autres grottes plus petites. La plus grande des quatre salles abritait entre autres choses les avions et les véhicules terrestres.
Trois des quatre cavernes donnant sur le Noyau étaient dépourvues de porte parce qu’il n’y avait pas vraiment de risque d’incendie ou d’explosion à ce niveau. Mais il en allait autrement avec la quatrième chambre, réceptacle de ce secret fabuleux que Falkirk et bien d’autres avaient contribué à dissimuler. Il s’arrêta à quelques mètres de l’ascenseur et ne put s’empêcher d’admirer les énormes battants de six mètres de haut et de quinze mètres de large. Ils étaient constitués de madriers entrecroisés, assemblés à la hâte vu l’urgence de la situation-le temps avait man-qué pour fabriquer une véritable porte.
Le lieutenant Horner dit: «Ça vous fait toujours aussi froid dans le dos, mon colonel ?
-Pourquoi, vous vous y êtes habitué, vous ?
-Oh non, mon colonel, j’en suis encore loin. »
Dans l’un des deux battants de bois avait été pratiquée une ouverture de taille plus humaine. C’était par là qu’entraient et sortaient les chercheurs. Un garde armé n’autorisait le passage qu’aux personnes munies de laissez-passer. Les activités qui se déroulaient dans cette chambre interdite n’avaient rien à voir avec les autres fonctions de l’entrepôt et quatre-vingt-dix pour cent des membres du personnel n’avaient pas le droit d’en approcher. Autrement dit, neuf personnes sur dix ignoraient ce qui se passait dans cette caverne.
Tout autour du Noyau, entre les quatre cavernes rayonnantes, des bâtiments avaient été érigés contre la paroi. Ces structures dataient des origines de l’entrepôt, soit du début des années soixante. Ils avaient ensuite servi de bureaux aux ingénieurs, aux surveillants et aux officiers. Au fil des ans, toute une ville souterraine s’était développée dans les autres cavernes-chambrées, cafétéria, garages, salles de loisirs, laboratoires, ateliers, et même une poste. Cette ville en miniature était désormais réservée aux militaires et aux fonctionnaires vivant une ou deux années dans l’entrepôt de Thunder Hill. Les appartements avaient le chauffage central, le téléphone, des cuisines et des salles de bains parfaitement équipées, en un mot tout le confort domestique.
Falkirk détacha son regard de la grande porte de bois et traversa le Noyau en direction d’une structure métallique de couleur blanche - les bureaux du Dr Miles Bennell. Le lieutenant Horner ne le quittait pas d’une semelle.
L’été de l’année dernière, Miles Bennell-que le colonel Falkirk détestait au plus haut point-était arrivé à Thunder Hill pour diriger l’enquête scientifique faisant suite aux événements du 6 juillet. Depuis, il n’était sorti qu’à trois reprises de l’entrepôt et ses absences n’avaient jamais dépassé deux semaines. Il était obsédé par sa mission. Mais peut-être existait-il un mot plus fort qu’obsédé…
Le Dr Miles Bennell avait l’air malade. Comme pratiquement tout le monde à Thunder Hill, il avait le teint grisâtre de ceux qui n’ont pas vu le soleil depuis longtemps. Sa barbe et ses cheveux bruns frisés faisaient ressortir un peu plus sa pâleur. Dans l’éclairage fluorescent de son bureau, il avait l’air d’un spectre. Il salua rapidement le colonel et le lieutenant, ne prenant pas la peine de leur serrer la main.
Cela convenait parfaitement à Falkirk. Une poignée de main lui aurait paru relever de la plus grande hypo-crisie. Et puis, il craignait un peu que Miles Bennell n’eût été « compromis », qu’il ne fût plus ce qu’il semblait être… qu’il ne fût plus totalement humain. Et si cette hypothèse délirante et paranoiaque se révélait exacte, il ne voulait pas avoir le moindre contact physique avec lui, pas même une rapide poignée de main.
« Docteur Bennell. » Leland Falkirk avait cette intonation et cette détermination qui lui assuraient toujours la plus vive obéissance de la part d’autrui. « La façon dont vous vous êtes occupé de la sécurité est inepte et criminelle, à moins que vous ne soyez vous-même le traître que nous recherchons. Écoutez-moi bien: cette fois-ci, nous trouverons le fumier qui a posté les photographies-terminés, les interrogatoires sabotés et les détecteurs de mensonges en panne !- et nous saurons si c’est lui qui a attiré Jack Twist. Et là, croyez-moi, nous lui ferons cracher le morceau et il en viendra à regretter le jour où sa mère s’est fait engrosser ! »
Avec un calme étonnant, Bennell lui sourit et dit:
« Ce n’est pas la peine de vous mettre dans tous vos états, colonel. Je désire autant que vous tirer cette affaire au clair. »
Falkirk aurait voulu lui envoyer son poing dans la figure. C’était là une des raisons pour lesquelles il haïssait Miles Bennell: rien ni personne ne parvenait à l’intimider.
Calvin Sharkle habitait avenue O’Bannon dans l’agréable quartier résidentiel d’Evanston. Le père Wycazik dut stopper à deux reprises dans des stations-service pour demander son chemin. Quand il arriva au coin des avenues Scott et O’Bannon, à deux pâtés de maisons seulement de la villa de Sharkle, il fut arrêté par des policiers en faction devant une barricade improvisée, constituée de deux véhicules de patrouille et d’une ambulance. Des équipes de télévision dotées de caméras portables couraient un peu partout.
Wycazik comprit tout de suite qu’il se passait quelque chose de dramatique dans la maison de Sharkle.
Malgré la température plus que fraîche et les rafales de vent, une foule d’une centaine de personnes s’était rassemblée sur les pelouses et les trottoirs-des gens tout à fait ordinaires, semblables à ceux qu’on voit le dimanche dans les stades. Seulement, ce n’était pas à un match de football qu’ils assistaient, mais à une véritable tragédie.
Le père Wycazik se trouvait là depuis moins d’une minute quand un individu moustachu au visage rou-geaud se fit un plaisir de tout lui raconter. « Bon sang, on dirait que vous ne regardez pas la télé ! C’est Sharkle qu’est là-bas, mon vieux. Il est enfermé depuis hier dans sa maison. Il a déjà buté deux de ses voisins et un poulet. Il paraît qu’il a deux otages avec lui; eh bien, Si vous voulez mon avis, ils ont pas plus de chances de s’en tirer qu’un matou dans un congrès de ber-gers allemands. »
Le mardi matin, Parker Faine prit un vol Pacific Southwest Airlines pour San Francisco, puis un appareil de la West Air pour Monterey. En tout et pour tout, il ne mit qu’un peu plus de deux heures et demie.
A la petite agence Hertz de l’aéroport de Monterey, il loua une Tempo dont la couleur caca d’oie était une insulte à son sens artistique.
La voiture n’était pas particulièrement nerveuse, surtout dans les montées. Il ne lui fallut pourtant pas plus de trente minutes pour localiser l’adresse que lui avait communiquée Dom-celle de Gerard Salcoe l’homme qui était arrivé le soir du 6 juillet au Tranquility Motel avec sa femme et ses deux filles.
C’était une grande demeure de style colonial qui se dressait au milieu d’un petit parc aux arbres soigneusement taillés.
Parker s’engagea dans l’allée et s’arrêta devant un portique aux colonnes de faux marbre. Les rideaux étaient tirés devant les fenêtres. Aucune pièce n’était éclairée. La maison semblait déserte.
Il sonna à six reprises, attendant une bonne minute entre chaque coup de sonnette. Personne ne vint lui ouvrir.
La nuit dernière, quand un certain Jack Twist l’avait appelé d’une cabine publique d’Elko et, prétendant avoir un message de Dom, lui avait demandé de se ren-dre à une cabine de Laguna Beach où on le contacterait vingt minutes plus tard Parker avait abandonné la toile à laquelle il travaillait sans relâche depuis trois heures de l’après-midi. Il était allé à la cabine sans hésitation. De même, il avait pris l’avion pour Monterey. Le fait que son travail le passionnât ne l’empê- chait pas de penser souvent à Dom et aux événements qui se déroulaient là-bas, à Elko. Comme il aurait aimé se trouver lui aussi en plein mystère ! Son excitation fut à son comble quand Twist lui parla de l’expérience réalisée par Dom et le prêtre avec les salières et les poivrières. Pour un peu, il serait parti en pleine nuit pour Monterey s’il y avait eu un avion.
Il remonta en voiture, et au moment de démarrer, crut voir un rideau bouger à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée. Il fixa la fenêtre pendant plusieurs secondes avant de se dire que ce n’était qu’une illusion. Il accéléra et quitta la propriété, heureux de jouer une nouvelle fois les espions.
Ernie et Dom garèrent la Cherokee tout au bout de la route de campagne et le camion au pare-brise fumé s’arrêta deux cents mètres derrière. Le conducteur n’en descendit pas, pas plus que le passager, s’il y en avait un.
« Vous croyez que ça va chauffer ? demanda Dom en rejoignant Ernie au bord de la route.
-S’ils cherchaient la bagarre, ils n’auraient pas attendu si longtemps. Personnellement, ça ne me gêne pas qu’ils nous suivent toute la journée tant qu’ils s’en tiennent là. »
Ils prirent deux fusils de chasse à l’arrière de la jeep -une Winchester 94 acceptant des cartouches spécia-les de calibre 32 et une Springfield-et les manipulè- rent bien ostensiblement pour que les occupants du camion comprennent qu’ils n’hésiteraient pas à s’en servir.
La neige ne tombait pas encore, mais le vent pinçait fort. Dom ne regrettait pas les vêtements chauds ache-tés à Reno, mais il aurait préféré une combinaison de ski isolante comme celle d’Ernie. Ainsi que des bottes fourrées plutôt que des après-ski. Dans la journée, Gin-ger et Faye se rendraient dans une boutique d’articles de sport d’Elko avec la liste des choses nécessaires pour l’expédition de ce soir, y compris des vêtements convenables pour Dom et tout ce qui pouvait manquer aux autres membres de la Famille.
Dom et Ernie s’éloignèrent de la Cherokee et parcoururent les prés pour poursuivre à pied leur inspection du périmètre de Thunder Hill. Les clôtures électrifiées renforcées de fil de fer barbelé ne suivaient plus la route de campagne et bifurquaient en direction de l’est. Dans les pâturages, la neige avait une bonne vingtaine de centimètres d’épaisseur. Les deux hommes marchèrent pendant quelque deux cents mètres avant d’arriver à un point d’où ils pouvaient apercevoir, au loin, les portes géantes encastrées dans la montagne.
Rien n’indiquait qu’il y eût des gardes ou des chiens. De l’autre côté de la clôture, la neige n’était marquée d’aucune empreinte de pas, d’aucune trace de pattes: il n’y avait donc pas de ronde régulière.
« D’habitude, ce genre d’endroit est plutôt bien pro-tégé, dit Ernie. S’il n’y a pas de patrouilles à pied, cela signifie que les environs doivent être bourrés de gadgets électroniques. »
Dom jeta un coup d’oeil vers le haut du pré, préoc-cupé à l’idée que les occupants du camion puissent trafiquer la Cherokee pendant leur absence. Il vit un individu dont les vêtements sombres se détachaient sur le blanc de la neige. Immobile, il observait Ernie et Dom.
Ernie le remarqua à son tour. Il cala la Winchester sous son bras droit et porta à ses yeux les grosses jumelles qu’il avait pris soin d’emporter. « C’est un type de l’armée. En tout cas, c’est une capote réglementaire qu’il a sur le dos.
-Je pensais qu’ils se seraient montrés plus discrets.
- Il veut que nous sachions ce qu’il transporte pour que nous comprenions que nos armes ne lui font pas peur.
- Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit Dom. Il est armé ?
-Oui, il a une mitraillette FN de fabrication belge. Un petit bijou… Ça peut tirer jusqu’à six cents coups à la minute. »
Si le père Wycazik avait regardé la télévision la veille au soir, il aurait été au courant de l’aventure de Cal Sharkle. Depuis vingt-quatre heures, on n’entendait plus que ça aux informations locales.
Cela faisait des mois que Calvin Sharkle affichait un comportement qu’on ne pouvait que qualifier d’étrange. D’un naturel affable et serviable, ce célibataire qui vivait seul mais savait se faire apprécier de tous était devenu, au fil des semaines, sinistre, renfermé, grincheux. Il disait à ses voisins qu’il avait « un mauvais pressentiment », qu’il était persuadé que « des choses terribles allaient arriver ». Il lisait des livres et des magazines traitant de la survie et ne parlait que de l’Armageddon. Il était assailli par d’horribles cauchemars.
En décembre, il avait abandonné son travail, vendu son camion et déclaré à ses voisins que la fin était imminente. « Quelque chose de formidable et de terrible va se produire », avait-il dit à sa soeur, Mme Gilchrist. Celle-ci l’avait envoyé consulter un médecin, qui n’avait pu diagnostiquer qu’un stress d’origine professionnelle. Mais après Noël, le bavard impénitent qu’était Calvin Sharkle avait cédé la place à un individu taciturne et soupçonneux. La première semaine de janvier, il avait fait suspendre sa ligne téléphonique. Pour toute explication, il avait prononcé à voix basse: « Qui sait comment ils arriveront quand ils viendront nous prendre ? Peut-être qu’ils pourront faire ça par téléphone… » Naturellement, il ne pouvait -ni ne voulait-donner des précisions sur ces « ils » mystérieux.
Nul ne pensait que Cal pût devenir vraiment dangereux. Toute sa vie durant, il s’était montré paisible et bon. Son comportement récent était des plus excentriques, mais il n’avait aucune raison de sombrer dans la violence.
Et puis, hier matin, à huit heures trente très exactement, Cal était allé rendre visite aux Wilkerson, de l’autre côté de la rue. Il avait toujours été très proche de cette famille, mais s’en était quelque peu éloigné depuis un certain temps. Edward Wilkerson rapporta les paroles de Cal aux journalistes: « Voilà, je ne suis pas égoïste et ce n’est pas parce que je me suis préparé tout seul dans mon coin que je dois vous laisser tom-ber. Tu vas te planquer chez moi avec ta famille, Ed, comme ça vous ne craindrez rien le jour où ils viendront nous chercher. » Cal Sharkle lui avait soutenu qu’il possédait des armes et des munitions; il n’hésite-rait pas à transformer sa maison en forteresse.
Alarmé par cette histoire d’armes, Wilkerson avait pris les choses à la plaisanterie avec Cal mais, dès que celui-ci était parti, il avait contacté la soeur du routier, Nan Gilchrist. Elle était arrivée vers dix heures et demie en compagnie de son mari et avait rassuré Wilkerson en prétendant pouvoir ramener son frère à la raison et le conduire à l’hôpital le plus proche. Après que Mme Gilchrist et son mari furent entrés dans la maison, Ed Wilkerson s’était dit qu’ils auraient peut- être besoin d’un coup de main. Il était donc allé chercher un autre voisin, Frank Krelky, pour les aider au cas où Cal ferait des histoires.
Wilkerson avait pensé que Gilchrist ou sa femme ouvrirait la porte, mais ce fut Cal Sharkle en personne qui apparut. Il avait l’air très excité, au bord de l’hysté- rie-et il portait un fusil semi-automatique de calibre 20. « Vous avez changé, cria-t-il aux deux hommes. Quand est-ce que cela s’est passé ? Quand avez-vous cessé d’être humains ? Seigneur, je vois que vous vou-lez tous nous avoir! Il poussa un cri horrible et ouvrit le feu. La première balle atteignit Krelky en pleine gorge avec une telle violence qu’il fut à moitié décapité. Wilkerson s’enfuit en courant, reçut une balle dans la jambe, s’écroula sur la pelouse et fit le mort. Cette ruse lui sauva la vie.
Maintenant, Krelky était à la morgue et Wilkerson à l’hôpital, en assez bonne condition toutefois pour parler aux journalistes.
Le père Wycazik se trouvait à l’entrée de l’avenue O’Bannon, en compagnie d’un individu qui s’empres-sait de lui apprendre les derniers développements de l’affaire. « Les flics ont bloqué tout le quartier et ils ont fait évacuer les maisons. Ils ont essayé de parle-menter avec Cal, mais il a pas le téléphone et quand ils se servent de leur mégaphone, il leur répond même pas. Les flics croyaient que la soeur et le beau-frère étaient encore en vie, c’est pourquoi ils voulaient pas attaquer. Mais hier soir, ils en ont eu assez et ils ont fait venir un détachement des unités anti-émeutes pour tenter de le sortir de là et de récupérer la famille. Ils ont balancé des grenades lacrymogènes et ils ont voulu donner l’assaut à la maison, mais là, ils sont tombés sur un os parce que Cal avait tendu des fils métalliques en travers de sa pelouse. Comme il faisait presque nuit, ils se sont tous foutus par terre. C’est alors qu’il a ouvert le feu sur eux. Il portait un masque à gaz, comme je vous le dis, il s’attendait à tout cela. Il a tiré dans le tas et puis, il a refermé la porte et il a foncé à la cave. Il a mis des plaques de métal devant les soupiraux et comme il y avait déjà du blindage à la porte de la cave, ça fait que plus personne ne peut rentrer maintenant ! »
Wycazik écoutait le récit un peu décousu sans quitter pour autant de vue la maison du forcené.
L’homme poursuivit, ravi d’avoir un tel auditeur: « Les flics, ils se sont tous repliés et ils ont décidé de laisser passer la nuit sans rien faire. Ce matin, Cal a écarté les volets de fer et il a tiré une fois ou deux, comme ça, en l’air, et puis il a aussi crié quelque chose.
-Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Wycazik.
- Attendez… »
Une rumeur circulait dans la foule. Quelques spectateurs cherchèrent à s’éloigner rapidement du cordon de police.
« Qu’est-ce qui se passe ?
- Il y a un type là-bas, il peut capter la fréquence de la police sur son autoradio, il dit que les flics vont attaquer la maison et faire la peau à Cal ! »
Il ne resta bientôt plus qu’une dizaine de curieux tout près du cordon de police. Tous les autres badauds s’étaient enfuis à l’annonce de l’assaut imminent.
Il allait y avoir de nouveaux morts, de nouveaux blessés. C’était inévitable. Jusqu’à présent, Wycazik n’avait vu que les aspects positifs de toute cette histoire, les guérisons miraculeuses, les phénomènes mystérieux dans lesquels il sentait la présence de Dieu. C’étaient maintenant les aspects les plus sombres qui se révélaient à lui et il en était ébranlé.
Le père Wycazik se hâta de rejoindre la foule, rassemblée autour d’un van Chevrolet bleu métallisé dont le conducteur avait monté au maximum le son de l’autoradio pour que chacun pût entendre les conversations des hommes de la police et des membres des unités anti-émeutes.
Les anti-émeutes étaient déjà entrés en action. Ils avaient investi le rez-de-chaussée de la maison de Cal. Ils allaient utiliser un pain de plastic pour faire sauter les gonds de la porte blindée de la cave. Simultané- ment, un autre groupe ferait sauter l’autre porte de la cave, celle qui donnait sur la pelouse arrière. Sharkle serait ainsi pris en tenailles. Cette stratégie était terriblement dangereuse pour les policiers et les otages, mais les autorités avaient pensé qu’il était encore plus risqué de pratiquer l’attentisme.
En écoutant les voix transformées en crépitements par la radio dans l’air froid de janvier, le père Wycazik comprit brusquement qu’il devait mettre fin à l’attaque. Le massacre, sinon, serait pire que ce qu’on imaginait. Il fallait qu’on lui laisse franchir la barricade qu’il puisse entrer dans la maison et parler à Cal Sharkle. Maintenant. Tout de suite. Il fit demi-tour et courut jusqu’à l’entrée de la rue. Il ne savait pas encore exactement ce qu’il dirait à l’homme, s’il voulait franchir la barrière de sa paranoïa. « Vous n’êtes pas seul dans ce cas, Calvin », peut-être. Il verrait.
Sans doute son brusque départ fit-il croire à la foule que quelque chose se passait à la barricade. Il était à mi-chemin de l’avenue O’Bannon lorsque des badauds, plus jeunes et plus ingambes que lui, commencèrent à le doubler avec des cris d’excitation, quittant le trottoir au point de bloquer la circulation. Dans la bousculade, Stefan se trouva projeté au sol, à quatre pattes. Personne ne vint à son aide. Il se releva et se mit à courir. La folie bestiale et la soif de sang semblaient alourdir l’air. Le comportement de ses frères humains horrifiait Stefan; son coeur battait la chamade. Voilà à quoi doit ressembler l’enfer, pensa-t-il, une course éperdue et éternelle au milieu d’une populace frénéti-que et hurlante.
Le temps d’atteindre le barrage de police, des dizaines d’hommes excités l’avaient précédé et se pressaient contre les barrières; il eut le plus grand mal à se frayer un chemin, disant qu’il était prêtre sans être écouté, perdant son chapeau, se faisant bousculer brutalement. Mais il finit par arriver au premier rang.
Les autorités commencèrent à s’énerver, on ordonna à la foule de reculer. Les policiers abaissèrent la visière de leur casque et brandirent leurs bâtons. Le père Wycazik était prêt à mentir, à dire qu’il était le confesseur de Sharkle n’importe quoi pour retarder l’attaque, qu’il savait ce qu’il fallait dire au forcené. Mais les cris et la bousculade étaient tels que le flic auquel il s’adressait ne l’écouta pas, pris par l’urgence de contenir la foule.
Deux petites explosions retentirent. La foule poussa un cri. Chacun savait que les portes de la cave venaient de voler en éclats. Et puis, alors que personne ne s’y attendait, une troisième explosion, infiniment plus violente, ébranla toutes les vitres du quartier. Des cris fusèrent d’un peu partout.
« Il avait une bombe ! cria l’un des flics. Bon Dieu, Sharkle avait une bombe ! » Il se tourna vers le véhi-cule de soins d’urgence et cria au chauffeur de s’avancer.
Le père Wycazik voulut suivre à pied, mais l’un des flics le prit par le bras.
«Je suis prêtre. Quelqu’un a peut-être besoin du réconfort des derniers sacrements.
-Vous pourriez être le pape, mon père, je m’en ficherais. Nous ne savons même pas si Sharkle est mort. »
Hébété, Stefan obéit: la violence de l’explosion ne laissait aucun doute dans son esprit: le forcené était mort. Ainsi que sa soeur et son beau-frère. Et une bonne partie du groupe d’intervention. Combien, en tout, cinq, six ? Dix ?
Sous le choc, marmonnant un PaterNoster, le prêtre reconnut soudain l’homme qui avait commencé à le renseigner. Il posa une main sur son épaule et demanda: « Qu’est-ce qu’il a crié à la police, ce matin ? »
L’homme cligna des yeux. « Hein ? Quoi ?
-Vous m’avez dit que Sharkle avait entrouvert l’un des volets de métal et avait crié des tas de choses bizarres. Que disait-il, exactement ?
- Ah oui ! » Le visage de l’homme s’illumina soudain, et l’effort pour répéter ce qu’il avait entendu lui fit plisser le front.
D’après les propos qu’avait tenus Sharkle, Stefan devint de plus en plus convaincu que l’homme n’était pas fou. Certes, il n’était pas dans son état normal et se trouvait en proie à la confusion, à la peur et à l’épouvantable tension créées par le lavage de cerveau et ses séquelles, mais pas réellement fou. Tout le monde avait pris les imprécations et les accusations lancées par Sharkle, depuis sa forteresse improvisée, pour le verbiage délirant d’un esprit fortement dérangé. Mais le prêtre jouissait d’un avantage sur les autres: celui de pouvoir situer ce charabia dans le contexte des évé- nements du Tranquility Motel, des guérisons miraculeuses et des prodiges télékinésiques. Il se demandait s’il n’y avait pas quelque vérité dans les accusations que le malheureux avait jetées par la fenêtre blindée de sa cave; et le seul fait de se poser la question fit se hérisser les cheveux de sa nuque. Il frissonna.
Stefan Wycazik savait qu’il n’avait plus rien à faire iCi.
Il ne retournerait pas au rectorat.
Avant même les événements dramatiques survenus chez les Mendoza, avant même la tragédie dont Cal Sharkle avait été l’acteur principal, il avait su que sa route le mènerait un jour ou l’autre dans un coin perdu du Nevada, au Tranquility Motel.
Ce jour était arrivé.
Il retrouva sa voiture, mit le moteur en marche et prit la direction de l’aéroport.
Ginger et Faye passèrent la plus grande partie de la matinée en compagnie d’Elroy et de Nancy Jamison.
Le plus adroitement possible, elles recherchèrent tout détail susceptible de prouver que le couple souffrait des effets de l’effondrement de leur blocage mné- monique. Elles n’en décelèrent aucun. Les Jamison étaient parfaitement heureux. Le lavage de cerveau avait aussi bien réussi chez eux que chez Faye. Les faux souvenirs dont on les avait dotés étaient parfaitement ancrés. Les intégrer à la Famille ne servirait qu’à mettre leur vie en péril.
Ginger et Faye reprirent la camionnette. Depuis le porche de leur maison, les Jamison leur lancèrent de joyeux au revoir. Ginger dit: « Ce sont vraiment de bra-ves gens.
-Oui, et des amis sincères. J’aurais aimé qu’ils soient à nos côtés dans cette épreuve, mais je préfère autant les savoir en dehors de tout cela. »
Les deux femmes restèrent un instant silencieuses et Ginger se demanda si Faye pensait la même chose qu’elle: la voiture était-elle encore garée en face de l’allée menant au ranch et ses occupants allaient-ils se contenter de les suivre ?
Faye fit halte à l’ombre d’un arbre gigantesque. Elle déboutonna son manteau et glissa la main sous son pull. « Ils ne nous seront d’aucune utilité s’ils se mettent à nous canarder dit-elle, mais tant pis. » Le sourire aux lèvres, elle éxhiba deux grands couteaux de cuisine qu’elle déposa entre les deux sièges. « Je les ai affûtés moi-même. D’accord, c’est peut-être ridicule à côté d’une arme à feu, mais s’ils veulent nous attraper, je ne me gênerai pas pour le leur planter dans le ventre. »
Le véhicule redémarra et elles parvinrent au bout de l’allée. La voiture brun verdâtre était toujours là, avec ses deux occupants. Ginger leur adressa un signe de la main. Ils ne répondirent pas.
Faye redescendit vers le fond de la vallée.