-Vous voulez dire que… vous pensez aux pouvoirs de Brendan et de Dom ?
- Oui. Il s’est passé autre chose qu’un simple contact. »
Ils atteignirent la crête de la colline et entreprirent de redescendre l’autre versant. Les rideaux de neige n’empêchèrent pas Stefan Wycazik de voir les phares de quatre véhicules sur la route de Vista Valley. Ils étaient stationnés et disposés de telle sorte que les faisceaux lumineux se croisaient au milieu de la chaussée.
Il comprit très vite qu’ils fonçaient tête la première vers les ennuis.
« Des mitraillettes ! » cria Parker.
Wycazik vit que deux hommes armés de mitraillettes tenaient en respect un groupe de sept individus-six adultes et un enfant-alignés le long d’une Cherokee ne différant que par la couleur de celle dont Parker venait de faire l’acquisition. Une dizaine d’hommes se tenaient alentour-des militaires, de toute évidence parce qu’ils portaient des treillis blancs.
Ils avaient tourné leurs regards vers le flanc de la colline, étonnés d’être interrompus dans leur mission.
Le père Wycazik aurait voulu freiner à mort, faire demi-tour, repartir vers la crête. Mais ils n’auraient pas été longs à le rattraper.
Tout à coup, il reconnut un visage familier parmi les prisonniers. « C’est lui, Parker ! C’est Brendan, tout au bout à droite !
-Les autres doivent être les clients du motel, fit Parker qui se pencha pour mieux voir. Mais je ne distingue pas Dom. »
Wycazik avait vu Brendan. Et il lui était impossible de reculer. En revanche, il n’était pas armé. D’ailleurs, qu’aurait-il fait d’une arme, lui qui avait consacré sa vie à Dieu ? Il laissa donc la Cherokee descendre lentement la colline tout en réfléchissant à ce qu’il pourrait bien faire pour reprendre la situation en main.
« Qu’est-ce qu’on va dire ? » fit Parker, qui avait la même préoccupation.
Leur dilemme fut rapidement résolu. A la grande surprise de Stefan, un des soldats pointa sur eux sa mitraillette et ouvrit le feu.
Dom regarda Jack Twist braquer le faisceau de sa torche sur la clôture, puis sur les fils de fer barbelés.
« La clôture n’est pas électrifiée, dit Jack d’une voix assez forte pour se faire entendre malgré les mugisse-ments du vent. Il n’y a pas de fil conducteur. Quant aux noeuds… ils sont trop légers, ils ne supporteraient pas le voltage. D’ailleurs, plusieurs brins ne sont même pas reliés les uns aux autres.
- Mais alors, pourquoi ces pancartes ? dit Ginger.
-Pour décourager les amateurs » expliqua Jack. Il braqua sa lampe sur les barbelés. « Ii l a toutefois des fils qui passent là-dedans et celui qui voudrait l’escalader recevrait une sérieuse décharge. Nous passerons pardessous. »
Ginger tint la lampe pendant que Dom cherchait le chalumeau à acétylène dans l’un des sacs à dos. Il le tendit à Jack.
Après avoir enfilé des gants de ski très épais, Jack alluma la torche et entreprit de découper la clôture métallique.
A l’endroit où ils se trouvaient, ils ne risquaient pas d’être vus depuis l’entrepôt. Si Jack avait raison-si la surveillance était uniquement électronique-, le mauvais temps brouillait la visibilité des caméras vidéo. La chance leur souriait.
Ils désiraient entrer dans l’entrepôt de Thunder Hill et voir ce qui s’y passait mais cela n’aurait rien de dramatique s’ils se faisaient prendre dans la minute qui suivait. Etre mis au cachot, cela faisait partie du plan de Jack pour attirer l’attention du grand public sur Thunder Hill.
Dom, Ginger et Jack n’étaient pas armés. Toutes les armes avaient été distribuées à leurs camarades partis dans la Cherokee. Leur fuite était essentielle. S’ils se faisaient arrêter, le plan tout entier tombait à l’eau.
Au moment où Jack repoussa le grillage, la lueur du chalumeau à acétylène se fit soudain plus vive. Dom sursauta, poussa un cri étouffé, retomba une fois de plus dans le passé:
Le troisième chasseur fonça en hurlant au-dessus du toit du restaurant, si bas qu’il se jeta à plat ventre sur le macadam du parking, mais l’avion passa, laissant dans l ‘air une odeur d ‘essence chaude. Il voulut se relever, quand un quatrième appareil passa encore à plus faible altitude dans un rugissement d’enfer. Les avions disparurent à l’horizon, mais la terre continuait de trembler, et la nuit résonnait d’un grondement sourd tel celui d’une gigantesque et incessante explosion. Et il se dit que d’autres avions allaient venir, bien que le sifflement électronique commençât à prendre le dessus sur les rugissements. Péniblement, il se releva, et il vit les autres, Ginger Weiss et Jorja et Marcie, et plus loin, Jack qui courait hors du motel, et aussi Ernie et Faye qui sortaient de la réception, et tous les autres, tous les autres, Ned et Sandy… Le grondement était maintenant pareil au vacarme que font les chutes du Niagara, renforcé d ‘un sifflement électronique si puissant qu’il crut que ses tympans allaient éclater. L’air avait pris une teinte argentée. Il leva les yeux, loin des jets qui s’étaient enfuis à l’horizon, il vit la lumière, la source lumineuse, et il dit: « La lune ! La lune ! » Les autres se tournèrent vers le point qu’il leur désignait. Il se sentit empli d’une soudaine terreur et cria à nouveau: La lune! La lune!» avant de reculer d ‘effroi. A côté de lui, une femme hurlait…
« La lune ! » dit-il d’une voix brisée par l’émotion.
Il était à genoux dans la neige, ébranlé par le souvenir qui avait explosé dans sa tête, et Ginger était à ses côtés, une main posée sur son épaule. « Dom ? Dom, est-ce que ça va ?
-Je me suis souvenu, balbutia-t-il. Quelque chose… la lune… et puis c’est tout… »
Jack éteignit le chalumeau à acétylène. L’obscurité les enveloppa comme les ailes d’une chauve-souris géante.
« Venez, dit Jack. Il faut y aller.
- Ça ira ? redemanda Ginger à Dom.
-Oui », fit-il. Une douleur fulgurante lui déchirait les entrailles et la poitrine. « Mais j’ai peur…
- Nous avons tous peur, dit-elle.
-Ce n’est pas de me faire prendre que j’ai peur… Non… C’est d’autre chose… d’une chose dont j’ai failli me souvenir… »
Brendan poussa un cri de surprise quand le colonel Falkirk donna à l’un de ses hommes l’ordre d’ouvrir le feu sur la jeep qui, venant des collines, approchait de la route de Vista Valley. Ce cinglé ne savait pas qui se trouvait dans le véhicule. Le soldat qu’il avait dési-gné pensait sans doute aussi avoir mal compris, car il ne leva pas son arme tout de suite. Mais Falkirk fit un pas en avant et cria, d’un ton menaçant: « Je vous ai dit d’ouvrir le feu, caporal ! C’est une question de sécurité nationale urgente ! Celui ou ceux qui se trouvent dans cette jeep ne sont ni vos amis, ni les miens, ni ceux de notre pays. Croyez-vous que de simples citoyens s’amuseraient à contourner les barrages et à se promener par un temps pareil ? Feu ! Mettez-les hors de combat ! »
Le crépitement de l’arme automatique déchira la nuit, couvrant brièvement les hululements du vent. Les phares de la jeep s’éteignirent. Les deux cents bal-les surgies du canon de la mitrailleuse percèrent la carrosserie et s’écrasèrent sur le moteur. Le pare-brise explosa sous cette pluie de plomb et la jeep, qui avait ralenti au sommet de la colline puis descendu lentement l’autre versant, reprit de la vitesse et braqua brusquement à gauche quand ses roues rencontrèrent un rocher. Echappant à tout contrôle, elle ralentit à nouveau, heurta une nouvelle bosse, bascula, faillit se renverser et s’immobilisa enfin à une douzaine de mètres des soldats.
Cinq minutes plus tôt, lorsque Ned avait voulu cou-per la route de Vista Valley en arrivant par l’autre flanc et pris au sud, se heurtant quelques centaines de mètres plus loin au barrage du colonel Falkirk, il avait été tout de suite très clair que les armes emportées par le groupe-y compris l’Uzi fournie par Jack Twist-ne serviraient absolument à rien. Les membres de la Famille savaient que leur vie dépendait de leur fuite d’Elko County et ils auraient affronté sans problème celui qui se serait mis en travers de leur chemin. Mais les hommes de Falkirk étaient trop nombreux et trop bien armés. Résistance aurait été synonyme de folie.
Brendan était extrêmement frustré parce qu’il n’avait pas osé faire usage de ses pouvoirs pour s’assurer leur liberté. Ç’aurait été le moment ou jamais de prouver ses dons de télékinésie. En se concentrant assez, il aurait pu faire voler les armes des mains des soldats. Il sentait qu’il avait assez de pouvoir en lui pour cela-plus encore-, mais il ne savait pas comment l’utiliser de manière efficace. Il ne pouvait oublier l’expérience réalisée dans le restaurant et la façon dont elle lui avait totalement échappé. Et qu’est-ce qu’un don que l’on ne maîtrise pas ?
La frustration de Brendan atteignit cependant son apogée quand il vit la voiture criblée de balles. Les occupants de la jeep avaient été touchés. Il pouvait les aider. De cela, au moins, il était sûr. C’est pourquoi il s’écarta de la Cherokee contre laquelle il était aligné avec les autres, bouscula le groupe de soldats dont l’attention avait été attirée par le drame se jouant au flanc de la colline et courut vers la jeep avant même qu’elle ne s’immobilise.
Des cris éclatèrent derrière lui. Il entendit distinctement Falkirk hurler qu’il allait se faire descendre.
Brendan ne l’écouta pas. Il glissa sur la chaussée, se releva, atteignit la jeep.
Les phares d’une voiture de l’armée éclairaient violemment le côté droit de la jeep et Brendan ouvrit la portière. Un homme d’une cinquantaine d’années s’écroula dans ses bras. Brendan vit du sang, mais pas beaucoup. L’inconnu était encore conscient, bien que sur le point de s’évanouir. Brendan le tira hors de la jeep et l’étendit doucement sur le dos dans la neige.
Un soldat posa une main sur l’épaule de Brendan mais celui-ci se retourna brusquement, lui criant en plein visage: « Tire-toi d’ici, espèce d’ordure ! Je vais le guérir, tu entends, je vais le guérir ! » Puis il lâcha un juron si immonde qu’il s’en étonna lui-même. Le soldat leva son arme pour le frapper violemment au visage, mais il fut arrêté dans son geste.
« Attendez! » cria Falkirk en le rattrapant par le bras. Le colonel fit face à Brendan et lui adressa un regard d’acier. « Allez-y, je voudrais bien voir ça. Vous allez pouvoir vous compromettre sous mes yeux.
- Me compromettre ? fit Brendan. De quoi parlez-vous ?
- Allez-y, je vous dis. »
Brendan s’agenouilla auprès de l’homme et écarta les pans de sa veste. Du sang sourdait par deux trous dans le pull-over. Un sous l’épaule gauche, l’autre à droite, à quelques centimètres au-dessus de la taille. Brendan roula le pull de la victime, déchira la chemise. Il commença par apposer les mains sur la blessure à l’abdomen, certainement la plus grave des deux. Il ignorait totalement ce qu’il allait faire ensuite. Il ne se rappelait pas ce qu’il avait pensé ou éprouvé quand il avait guéri Emmy ou Winton. Qu’est-ce qui déclenchait son pouvoir de guérison ? Agenouillé dans la neige, il sentait le sang de cet inconnu poisser ses doigts, il savait que la vie quittait son corps, mais il était incapable de se concentrer sur les pouvoirs miraculeux qu’il était pourtant certain de détenir. La frustration s’empara à nouveau de lui, se changeant en colère puis en fureur devant sa propre stupidité, sa propre impuissance face à l’injustice de la mort, de cette mort en particulier et de la mort en général…
Il ressentit un picotement. Dans la paume de chaque main.
Il savait que les cercles rouges étaient revenus, mais il ne leva pas les mains pour les contempler.
Je vous en prie, faites que cela se produise, faites qu’il guérisse, je vous en supplie…
Curieusement, et pour la première fois, Brendan sentit vraiment la mystérieuse énergie passer de lui dans le corps du blessé. Elle prenait forme en lui et s’écoulait hors de lui, comme s’il était un rouet et que son pouvoir fût le fil qui s’en dévidait. Mais Brendan n’était pas seulement une machine donnant naissance à un fil unique; il sentait en lui comme un milliard de roues tourner à toute allure en sifflant et en vrom-bissant, et c’était ce milliard de fils qui l’unissait à l’homme blessé.
A la différence des expériences avec le policier et la petite fille, expériences au cours desquelles il n’avait nullement eu le sentiment de réparer leurs chairs meurtries, Brendan avait à présent une conscience très vive des tissus déchirés qui se remettaient en place dans le corps de l’étranger.
L’homme cligna des yeux.
Brendan enleva les mains de la blessure et fut récompensé par une vision qui l’étonna lui-même tout en emplissant son coeur de joie: l’hémorragie était arrêtée. Il fut encore plus émerveillé en voyant la balle sortir du corps de l’inconnu, comme mue par quelque force intérieure. Doucement, avec un bruit de succion, elle apparut à la surface de la peau, puis roula sur le ventre dénudé. Et là, le trou se referma en quelques secondes, comme si Brendan assistait à la projection d’un film en accéléré.
Il toucha brièvement la seconde blessure. Et là encore, la balle ressortit de l’épaule avant que les lèvres de la cicatrice ne se rejoignent.
Un sentiment de triomphe envahit Brendan. Il éprouvait le besoin de hurler sa joie à la face du ciel et des hommes qui se tenaient non loin de là. Le chaos ultime, les ténèbres de la nuit étaient vaincus.
L’homme regarda Brendan avec étonnement. Il le reconnut bientôt et dit d’une voix effrayante: « Le père Wycazik… »
Un nom aussi familier sur les lèvres d’un homme dont il ignorait jusqu’à l’existence quelques minutes auparavant… Brendan sentit l’épouvante et l’angoisse monter en lui. « Quoi, le père Wycazik ?
- Il a plus besoin de vous que moi… Faites vite… »
Un instant, Brendan ne comprit rien aux propos de l’inconnu. Puis il se rendit compte avec horreur que le conducteur de la jeep mitraillée devait être son recteur. C’était impossible. Comment était-il arrivé ici ? Quand ? Pourquoi ? Les questions se bousculaient dans sa tête.
« Faites vite… » répéta l’inconnu.
Brendan se releva, bouscula le militaire et le colonel Falkirk, qui n’avaient rien manqué du spectacle, dérapa sur la neige, tomba contre le pare-chocs. Il agrippa la poignée de la portière gauche. Elle était blo-quée. Comme verrouillée. Ou endommagée par les bal-les. Il tira plus fort. Toujours rien. Puis il voulut qu’elle s’ouvre, et elle céda dans un grincement de tôles déchirées. Un corps affalé sur le volant glissa doucement vers l’extérieur.
Brendan rattrapa dans ses bras le père Wycazik, le sortit du véhicule et le déposa sur la neige. Ce côté-ci de la jeep était moins bien éclairé, mais Brendan distingua tout de même les yeux de son recteur. Et comme si sa voix torturée venait de très loin, Brendan s’entendit murmurer: « Oh non, mon Dieu, ce n’est pas possible… » Le recteur de Sainte-Bernadette avait les yeux fixes et vitreux, ce qu’ils contemplaient n’était déjà plus de ce monde. Brendan vit aussi la trace de la balle qui était passée juste sous la peau, entre le coin de l’oeil droit et l’oreille. Cette blessure n’était pas mortelle, mais l’autre l’était: une déchirure horrible à la base de la gorge, pleine de sang noirâtre et de chairs déchiquetées.
Brendan appliqua ses mains tremblantes sur la gorge de Wycazik. Il sentit les milliards de roues se mettre à nouveau en mouvement, les milliards de fils se dévider pour s’unir et former le tissu même de la vie. Son esprit plongea dans celui de l’homme couché dans la neige.
Et c’est là qu’il comprit que le processus de la guéri-son miraculeuse exigeait une communion d’âme entre le guérisseur et le blessé. Qu’il n’y avait pas un individu actif et une victime passive. Il ne pouvait plus rien pour le père Wycazik, car celui-ci avait été tué sur le coup quand le soldat avait ouvert le feu sur la jeep. Il était mort bien avant que Brendan ne s’élançât vers le véhicule.
Brendan pouvait refermer les blessures, guérir les malades, mais il lui était impossible de faire ce que Jésus avait fait avec Lazare.
Un sanglot lui étreignit la gorge, puis un autre. Il secoua la tête en un ultime refus, réprima ses larmes et redoubla d’efforts, bien décidé à ressusciter le prê- tre tout en sachant que cela était impossible.
Il avait vaguement conscience de murmurer des mots, mais il lui fallut une minute ou deux avant de se rendre compte qu’il priait, ainsi qu’il l’avait fait si souvent dans le passé: « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous; Mère très pure, priez pour nous; Mère très chaste, priez pour nous… »
Il priait, non par réflexe, non pas inconsciemment, mais ardemment, avec la conviction que la mère du Seigneur entendait ses cris désespérés et que l’inter-cession de la Vierge pourrait enfin tirer le père Wycazik d’entre les morts. S’il avait jamais perdu la foi, voici qu’il la recouvrait dans toute son intensité en cet instant terrible. De tout son coeur, de toute son âme, il croyait. Si le père Wycazik avait été rappelé préma-turément et si la Vierge réussissait à obtenir de son fils ce qu’il ne pouvait lui refuser quand elle le lui demandait au nom de l’amour, les chairs déchirées se ressouderaient et le recteur reviendrait en ce monde pour y poursuivre sa mission.
Agenouillé, les mains posées sur l’atroce blessure, sans autre vêtement liturgique que la neige qui tombait sur ses épaules, Brendan psalmodiait les litanies de la Sainte Vierge. Il suppliait Marie-Reine des Anges, Reine des Apôtres, Reine des Martyrs. Mais son recteur, son ami, gisait toujours sur le sol. Il implora la pitié de la Vierge-Rose mystique, Etoile du matin, Tour d’ivoire, Santé des malades, Consolatrice des malheureux. Mais les yeux morts, jadis si pleins de chaleur, d’intelligence et de bonté, regardaient sans ciller les flocons de neige qui venaient les recouvrir. « Miroir de la Sainteté divine, priez pour nous; Cause de notre joie, priez pour nous… »
Finalement, Brendan admit que telle était la volonté du Seigneur que le père Wycazik quitte à tout jamais cette terre des hommes.
Il conclut doucement les litanies d’une voix brisée.
Il retira les mains de la blessure, puis serra entre ses doigts les mains glacées du père Wycazik et s’y accrocha comme un enfant perdu. Son coeur était une urne de chagrin.
Le colonel Leland Falkirk se pencha au-dessus de lui. « Ainsi donc, il y a des limites à votre pouvoir… C’est bon à savoir. Bien, vous allez venir avec les autres. »
Brendan se tourna vers le visage aux traits aigus, aux yeux de silex poli. Il ne connaissait plus la peur que le colonel avait peu de temps auparavant suscitée en lui. Il dit calmement: « Il est mort sans pouvoir se confesser. Je suis prêtre et je resterai ici pour remplir mon devoir de prêtre. Quand j’aurai fini, je rejoindrai les autres. La seule façon de me faire bouger sera de m’abattre et de me traîner. » Il se détourna du colonel. Le visage humide de larmes et de neige, il prit une profonde inspiration et se rendit compte que les phrases revenaient naturellement sur ses lèvres.
L’ouverture pratiquée par Jack dans le grillage était assez petite, mais personne-ni Dom, ni Ginger, ni Jack-n’était très gros, et c’est ainsi qu’ils entrèrent sans difficulté dans le domaine de l’entrepôt de Thunder Hill après avoir poussé devant eux les sacs à dos contenant leur équipement.
Sur les conseils de Jack, Dom et Ginger restèrent tout près de la clôture jusqu’à ce qu’il eût la possibilité d’étudier les environs à l’aide du Star Tron. Il recherchait d’éventuels poteaux sur lesquels auraient été installés des caméras de surveillance et des systèmes d’alarme munis de cellules photoélectriques. La neige lui rendait la tâche quelque peu délicate, mais elle ne l’empêcha pas de localiser deux poteaux porteurs de caméras balayant sous différents angles cette portion du périmètre de Thunder Hill. Il pensait que les objectifs des caméras étaient recouverts de neige, mais il n’en était pas certain à cause de la tourmente. En tout cas, il ne vit pas de systèmes photoélectriques destinés à déceler le moindre mouvement.
Il ouvrit la fermeture à glissière d’une de ses poches et en sortit un petit appareil, cousin extrêmement sophistiqué du voltmètre. Il pouvait détecter la pré- sence d’une ligne électrifiée sans entrer en contact avec elle, mais ne pouvait pas préciser la force du courant.
Le dos tourné à la clôture, il se mit à croupetons et tint l’appareil à bout de bras à une cinquantaine de centimètres du sol. Puis il avança lentement. Le détecteur de voltage signalerait tout courant passant dans un fil enfoui à cinquante centimètres de profondeur -à moins qu’il ne fût enfermé dans une gaine épaisse. Les lignes qu’il recherchait n’étaient normalement ni enfouies très profond ni gainées. Même l’épaisseur de la neige ne pouvait affecter les performances de l’appareil. Jack Twist n’avait pas parcouru trois mètres que le détecteur émit un bip sonore et que son ampoule s’alluma.
Il fit immédiatement halte et recula avant d’appeler Ginger et Dom. « Il y a une alarme sensible à la pression à quelques centimètres du sol. Elle a une certaine largeur et forme un réseau parallèle à la clôture; je suis persuadé qu’elle fait tout le tour du périmètre. Une telle alarme réagit quand un certain poids - vingt-cinq kilos environ - vient peser dessus. La masse neigeuse n’a aucun effet sur elle parce qu’elle est également répartie.
- Je sais que je ne suis pas très grosse, mais je pèse tout de même plus de vingt-cinq kilos, dit Ginger. Quelle est la largeur du réseau, à votre avis ?
- Entre deux mètres cinquante et trois mètres, dit Jack. Ils veulent être certains qu’un type immensé- ment intelligent de mon genre ne pourra pas sauter pardessus.
-Je ne sais pas pour vous, dit Dom, mais personnellement, je ne sais pas voler.
- Pas évident, dit Jack. Si vous aviez le temps d’explorer vos pouvoirs mentaux… Quand on peut soulever une chaise, on peut bien se soulever soi-même, non ? » Il vit que cette suggestion avait ébranlé Dom, mais il poursuivit: « Peu importe. Nous allons compter sur nos propres moyens.
- Comment cela ? fit Ginger.
- Nous allons faire le tour du périmètre en restant à distance raisonnable de l’alarme, jusqu’à ce que nous trouvions un gros arbre situé à une bonne dizaine de mètres à l’intérieur.
- Et alors ? dit Dom.
-Vous verrez.
- Et si on ne trouve pas d’arbre ? demanda Ginger.
- Écoutez, j’ai tout de suite vu que vous étiez une optimiste à tout crin. Si je dis que j’ai besoin d’un arbre, le moins que vous puissiez me répondre est que nous allons trouver une forêt et que nous aurons l’embarras du choix. »
Ils trouvèrent l’arbre trois cents mètres plus loin. C’était un pin très âgé, dont la morphologie correspondait exactement à ce que Jack désirait. Monolithe noir dressé dans la neige à une douzaine de mètres de la clôture, il mesurait plus de vingt-cinq mètres de haut.
Jack Twist reprit son Star Tron et étudia le pin mas-sif jusqu’à ce qu’il trouvât la branche idéale. Elle devait être robuste, bien qu’à peine plus élevée que la clôture. Toutes deux formeraient les étançons d’un pont de corde.
Il sortit d’un des sacs à dos un grappin que Faye et Ginger avaient acheté le matin même à Elko. Il y avait fixé une corde de nylon de plus de trente mètres de long et d’un centimètre de diamètre-le genre de corde qu’utilisent les alpinistes chevronnés quand ils escaladent une paroi.
Il éprouva le noeud, ainsi qu’il l’avait déjà fait une douzaine de fois auparavant, puis enroula la corde sur le sol. « Ecartez-vous », dit-il aux deux autres. Saisis-sant le grappin dans sa main droite et la corde dans la gauche, il fit tournoyer les crocs de fer. Et tout à coup, il lança le grappin en direction de l’arbre. Malheureusement-la faute au vent ou à la neige-, il tomba à trois mètres de l’arbre.
Jack tira sur la corde et ramena lentement le grappin. Le fait qu’il passât au-dessus du système de surveillance n’avait pas d’importance. Il était trop léger pour déclencher l’alarme. Sans que Jack ait eu besoin de le lui demander, Dom lova à nouveau la corde.
Le second lancer fut parfait. Les crocs mordirent dans la grosse branche.
Jack se saisit de l’extrémité libre de la corde et l’enroula solidement autour d’un des poteaux de la clô- ture, à un peu plus de deux mètres du sol. Exerçant une traction sur la corde, il la raidit et pria Dom et Gin-ger de la maintenir pendant qu’il la nouait fermement.
Ils disposaient donc d’un pont de corde très rudi-mentaire, parfaitement tendu et dont la hauteur au sol variait entre deux mètres au niveau de la clôture et trois mètres à l’autre bout.
Jack sauta en l’air, attrapa la corde à deux mains, effectua un rétablissement et croisa les chevilles au-dessus du nylon. Il montra aux deux autres comment avancer en exécutant de savants mouvements de reptation. Puis il se laissa retomber à terre.
Dom l’imita mais mit plus d’une minute à lancer ses jambes pardessus la corde. Il n’était visiblement pas habitué à ce genre d’exercice.
Ce fut ensuite le tour de Ginger. Sa petite taille fit qu’il fallut l’aider à agripper la corde, mais ce fut ensuite pour elle un jeu d’enfant que de ramper sur le dos. Elle fut récompensée par un sifflement admira-tif de la part de Jack.
« Parfait, dit Jack. J’irai en premier avec les deux sacs les plus lourds. Ginger, vous passerez en deuxième pour que Dom vous aide à sauter et lui viendra en dernier. Prenez votre temps, ne paniquez pas. Si vous êtes fatigués, reposez-vous. Et surtout, ne lâchez jamais les deux mains en même temps, vous ne pourriez plus remonter.
- On y arrivera, dit Ginger. Ce n’est pas si long.
-Vous croyez ? dit Jack en s’équipant des deux gros sacs à dos. Dans trois mètres, vous aurez l’impression que vos épaules se déboîtent. Et dans cinq mètres, vous croirez qu’elles se sont vraiment déboîtées. »
La réaction de Brendan Cronin devant la mort de son recteur avait, d’une certaine façon, ébranlé les convic-tions du colonel Falkirk. Quand le jeune prêtre avait demandé du temps et de la solitude pour donner les derniers sacrements à Stefan Wycazik, il y avait eu dans ses yeux une flamme d’indignation et dans sa voix une douleur telles que son humanité ne pouvait plus être mise en doute.
La peur du colonel d’une possession étrangère était pareille à un parasite qui le dévorait de l’intérieur. Il avait vu d’étranges choses à l’intérieur de ce vaisseau spatial-assez pour justifier ses craintes, voire sa paranoïa. Mais là, lui-même avait du mal à croire que la douleur de Cronin pût être une comédie jouée par une intelligence non humaine.
Il n’empêchait que Cronin, avec ses pouvoirs bizarres, était l’un des deux principaux suspects, un des deux témoins les plus susceptibles d’avoir été possé- dés, l’autre étant bien entendu Dominick Corvaisis. D’où venaient donc ces facultés de guérison et de télé- kinésie sinon d’un maître marionnettiste vivant à l’intérieur du corps de ces deux hommes ?
Leland ne savait plus que penser.
Il s’éloigna du prêtre agenouillé, puis s’arrêta et secoua la tête pour chasser la neige qui collait à son visage, mais aussi pour tenter d’y voir plus clair. Il vit les six autres témoins tout près de la Cherokee de Jack Twist. Il vit ses hommes pris entre l’accomplissement de leur devoir et une confusion plus grande encore que la sienne propre. Il vit l’homme qui accompagnait Wycazik debout dans la neige, miraculeusement intact. Cette guérison semblait merveilleuse, c’était un événement qui appelait la réjouissance, pas la peur; c’était une bénédiction, pas une malédiction. Mais Falkirk savait ce qu’il y avait à l’intérieur de l’entrepôt de Thunder Hill. Et ce terrible secret plaçait toute chose dans une perspective différente. Cette guérison était une ruse destinée à lui faire croire que les avantages d’une coopération avec l’ennemi étaient trop grands pour justifier la résistance. Ils apportaient la fin des souffrances. Peut-être même la fin de toutes morts autres que celles trop brutales pour être évitées. Mais Falkirk savait que l’essence de la vie était la souffrance. Il était dangereux d’envisager la suppression de la douleur. Dangereux, parce que ce genre d’espoir est habituellement déçu. Et que la douleur qui survient après coup est encore pire que celle avec laquelle on a l’habitude de vivre. Leland Falkirk était persuadé que la souffrance-physique, mentale, émotionnelle-constituait le coeur même de la condition humaine, que la survie et la santé de l’esprit dépendaient de l’acceptation de la douleur, plutôt que de la résistance ou du désir de fuite devant elle. Il fallait se nourrir de la souffrance pour éviter d’être vaincu par elle, et quiconque venait avec une proposition de transcendance devait être accueilli avec défiance et mépris.
Leland Falkirk avait recouvré la fermeté de ses convictions.
L’intérieur du gros camion de l’armée était équipé de banquettes métalliques fixées de chaque côté ainsi qu’à la paroi séparant la cabine de l’arrière. Des courroies de cuir permettaient de se rattraper quand la route était raide ou difficile. Le corps du père Wycazik avait été déposé sur la banquette transversale et solidement sanglé pour ne pas rouler à terre. Les témoins -Jorja, Marcie, Brendan, Ernie, Faye, Ned et Sandy-et Parker Faine étaient assis sur les banquettes latéra-les. D’ordinaire, les portes arrière étaient fermées de l’intérieur par un simple loquet, ce qui permettait aux soldats de sortir très vite en cas d’urgence. Mais, cette fois-ci, le colonel Falkirk les avait personnellement verrouillées de l’extérieur. Ce bruit de serrure qui évoquait les donjons médiévaux emplit Jorja de désespoir. Le plafonnier n’était pas allumé, sur ordre de Falkirk, et les prisonniers voyagèrent dans le noir.
Bien qu’Ernie Block se fût remarquablement comporté malgré la nuit, chacun s’attendait à ce qu’il s’effondre lamentablement dans le noir absolu de cette cellule mouvante. Assis à côté de Faye, il lui prit la main. De soudaines bouffées d’angoisse se traduisaient par une respiration haletante, mais il en venait rapidement à bout. « Je commence à me souvenir des avions dont Dom a parlé, dit-il avant que le camion ne se mette en marche. Ils étaient au moins quatre, qui volaient à très basse altitude, deux surtout… et puis il y a eu autre chose que je n’arrive pas à me rappeler… Après cela, j’en suis sûr, j’ai sauté dans la camionnette du motel et j’ai conduit comme un fou sur la nationale 80 jusqu’à cet endroit où Sandy et moi avons ressenti tant de choses. Voilà, c’est tout… mais plus la mémoire me revient, moins j’ai peur du noir. »
Le colonel n’avait mis aucun garde avec eux. Il pensait qu’il était bien trop dangereux, même pour des hommes armés, de les côtoyer.
Avant le départ du camion militaire, Falkirk avait paru sur le point de les faire exécuter au bord du che-min. Jorja avait senti son estomac se tordre. Puis il s’était calmé et avait demandé où se trouvaient Ginger, Jack et Dominick.
Tout d’abord, personne ne lui avait répondu, ce qui l’avait rendu furieux. Une main sur la tête de Marcie, il avait laissé entendre quel serait le sort de la fillette si on ne lui disait pas tout de suite la vérité. Ernie avait pris la parole, lui faisant remarquer que son comportement était honteux et déshonorant pour l’uniforme qu’il portait, puis il avait révélé à contrecoeur que Gin-ger, Jack et Dom étaient partis en direction de Battle Mountain, de Winnemucca et de Reno. « Nous craignions que toutes les routes ne soient surveillées, dit Ernie. Nous ne voulions pas placer tous nos oeufs dans le même panier. » C’était un mensonge, bien sûr. Il s’en fallut de peu que Jorja ne le supplie de ne pas mettre la vie de sa fille en péril, mais elle comprit que Falkirk n’avait aucun moyen de vérifier ce qu’Ernie avançait. Ce dernier donna au colonel une profusion de détails sur le chemin que les trois fugitifs étaient censés sui-vre, et Falkirk ordonna à quatre hommes de partir à leur recherche.
Le camion s’était mis en route. Jorja se tenait à une sangle d’une main et, de l’autre, serrait contre elle sa fille. L’état semi-comateux de Marcie avait cédé la place à un désir d’affection et de contact. Bien qu’elle ne semblât toujours pas se rendre compte de ce qui se passait, ce besoin soudain était pour Jorja un signe extrêmement positif, indiquant qu’elle n’allait pas tar-der à abandonner les ténèbres dans lesquelles elle s’était enfermée.
Jorja n’aurait jamais cru pouvoir être totalement distraite de l’inquiétude que lui causait sa fille. Pourtant, quelques minutes après le départ du camion, Par-ker Faine commença à raconter pourquoi le père Wycazik et lui-même avaient coupé à travers champs au lieu d’emprunter des routes normales. Son récit était si étonnant qu’il chassa toute autre idée de l’esprit de Jorja. Il parla de Calvin Sharkle, de la façon dont Brendan Cronin avait transmis son pouvoir à Emmy Halbourg et à Winton Tolk. « Et maintenant… peut-être… à moi aussi », dit Parker d’une voix profonde qui donna la chair de poule à ses auditeurs. Par-ker parla du Cérire. Et il leur décrivit ce qu’ils avaient dû voir le soir du 6 juillet. Quelque chose était venu. Quelque chose était descendu du ciel et le monde ne serait plus jamais le même.
Quelque chose était venu du ciel.
Dès qu’il eut prononcé ces mots, les témoins, jusque-là silencieux, se mirent tous à parler en même temps, exprimant des réactions très différentes puisqu’elles allaient de l’incrédulité étonnée de Faye à l’acceptation immédiate de Sandy.
Sandy fit plus qu’accepter: elle se souvint instantanément de longs moments de cette nuit lointaine, comme si la révélation de Parker avait porté le coup fatal à son blocage mnémonique. « Les avions sont venus, et le quatrième est passé si bas que j’ai cru qu’il allait arracher le toit du motel. Nous sommes tous sor-tis du restaurant, des gens arrivaient du motel. Les vibrations continuaient, comme s’il y avait un tremblement de terre. L’air aussi vibrait. » Sa voix exprimait à la fois le plaisir et l’angoisse, l’espérance et la frayeur. Dans l’obscurité du camion, chacun se tut pour l’écouter. « Et puis Dom… je ne savais pas son nom, mais enfin c’était lui… Dom s’est détourné des avions, il a regardé pardessus le toit du restaurant et il a crié: “La lune ! La lune !” Nous nous sommes tous retournés… et il y avait une lune, plus brillante que d’ordinaire, à faire froid dans le dos, et j’ai cru un instant qu’elle allait nous tomber dessus. Vous ne vous rappelez pas ? Vous ne vous rappelez pas l’impression qu’on a tous eue que la lune nous tombait dessus ?
- Si, dit Ernie à voix basse, je me souviens.
- Moi aussi, je me souviens », fit Brendan.
Et Jorja eut un éclair de mémoire: l’image d’une lune extraordinairement brillante qui descendait vers la terre.
« Des gens criaient, reprit Sandy, certains se sont mis à courir, nous étions terrorisés. Les grondements et les vibrations ont encore augmenté, je pouvais les sentir dans mes membres. Et puis il y avait aussi cet autre son, ce sifflement étrange, comme le son d’une flûte… peu à peu, il s’est intensifié, jusqu’à devenir plus fort que le grondement. La lune est devenue étin-celante… des projecteurs en ont jailli, ils ont éclairé le parking d’une lumière blanche comme du givre. Et soudain, tout a changé, la lune est devenue rouge, rouge comme du sang ! C’est alors qu’on a compris que ce n’était pas la lune, mais autre chose… »
Jorja se remémora la forme lunaire passant du blanc neigeux à l’écarlate. Et les barrages établis par les spé- cialistes du lavage de cerveau commencèrent à s’effondrer comme des châteaux de sable sous les coups des vagues. Elle se demanda comment elle avait pu voir si longtemps l’album de Marcie sans faire le rapport avec l’événement fabuleux. A présent, les souvenirs affluaient et elle se mit à trembler devant la peur de l’inconnu.
« La chose est arrivée au-dessus du toit du restaurant. » La voix de Sandy était telle qu’elle paraissait décrire un fait actuel et non pas un souvenir vieux d’un an et demi. « Elle est passée aussi bas que l’avion, mais elle n’allait pas aussi vite… Non, elle allait lentement, très lentement… comme le dirigeable Goodyear. Cela paraissait impossible, car on voyait bien que la chose était pesante, contrairement à un dirigeable; extrême-ment pesante. Et alors, on a tous compris ce que c’était, parce que cela ne ressemblait à rien de ce qui existait en ce monde… »
Jorja tremblait de plus en plus. Elle se revit sur le parking du restaurant, elle tenait Marcie dans ses bras et avait les yeux levés vers l’engin fabuleux. Il glissait dans la nuit de juillet et c’eût été l’image même de la sérénité sans ces grondements et ces sifflements. Sandy avait dit vrai: dès l’instant où ils s’étaient rendu compte que la lune ne tombait pas vers la terre, ils avaient tous compris la nature de ce qu’ils contemplaient. Pourtant, ce vaisseau ne ressemblait en rien aux soucoupes volantes et aux fusées décrites dans des milliers de romans, de films et de feuilletons de télévi-sion. Il n’avait rien de fantastique-en dehors de son existence !-et ne présentait ni antennes hérissées, ni carapace faite de quelque métal inconnu, ni tuyères, ni architecture exubérante, ni armes effrayantes. La lueur écarlate qui l’enveloppait n’était apparemment rien d’autre qu’un champ d’énergie lui permettant de se mouvoir. Ce n’était qu’un cylindre d’une taille consi-dérable, bien que plus petit que le fuselage d’un DC3, par exemple. Il devait mesurer une bonne quinzaine de mètres de long, peut-être même vingt, et quatre ou cinq mètres de diamètre; il était arrondi à chaque extrémité, comme un bâton de rouge à lèvres usé à chaque bout. Une coque était visible à travers le champ d’énergie: elle n’avait aucune caractéristique particulière, si ce n’est des marbrures certainement causées par le temps et d’incroyables tribulations. En esprit, Jorja le revit qui descendait, passant pardessus le restaurant, vers la nationale 80, tandis que les chasseurs qui l’escortaient multipliaient les loopings et les passages en rase-mottes dans le ciel, de l’est à l’ouest. Maintenant comme en cette nuit miraculeuse, son coeur battait fort et des émotions contradictoires sou-levaient sa poitrine; elle avait l’impression de se tenir devant une porte qu’il suffirait de pousser pour con-naître le sens de la vie, une porte dont on venait soudain de lui donner la clef.
Sandy continua: «Le vaisseau s’est posé dans la campagne, non loin de la nationale 80, à cet endroit que nous trouvions si spécial sans même savoir pourquoi. Les avions tournaient autour. Tous les clients du motel et du restaurant voulaient aller voir, rien n’aurait pu les en empêcher. Nous nous sommes entas-sés dans les voitures et les camionnettes…
- Faye et moi avons pris la fourgonnette du motel », dit Ernie. Sa respiration était tout à fait normale, comme si la chaleur du souvenir avait consumé sa nyctaphobie. « Dom et Ginger sont montés avec nous. Ainsi que ce joueur professionnel de Reno, Zebediah Lomack. C’est pour cela qu’il a écrit nos noms sur les posters accrochés dans sa maison. Un vague souvenir de ce trajet en fourgonnette avait dû lui revenir.
- Jorja, son mari, Marcie et d’autres personnes sont venus avec nous, dit Sandy. Brendan, Jack et les autres sont partis avec des étrangers mais, d’une certaine façon plus personne n’était vraiment étranger. Quand on s’est arrêtés sur la nationale, il y avait aussi des gens qui arrivaient d’Elko. Ils avaient garé leurs véhicules n’importe où, ils observaient le vaisseau. La lueur avait beaucoup diminué, elle n’était plus rouge sang mais couleur d’ambre. Des buissons avaient pris feu tout autour. C’est drôle… tout le monde regardait cela dans le plus grand silence, personne ne parlait ni ne criait. On n’osait pas avancer. On avait l’impression d’être au bord d’une falaise… mais que si l’on sautait, on ne tomberait pas… au contraire, ce serait une mon-tée. Je n’arrive pas à expliquer ce que je ressentais, mais vous comprenez. Vous comprenez, j’en suis sûre. »
Jorja comprenait. Elle éprouvait maintenant, comme elle l’avait éprouvé alors, le sentiment, merveilleux au point d’en être presque insupportable, que l’humanité avait jusqu’ici vécu dans une boîte noire et que le couvercle venait de sauter. Le sentiment que plus jamais la nuit ne serait aussi sombre et inquiétante, ou l’ave-nir aussi angoissant que par le passé.
« Et je me tenais là, reprit Sandy, regardant ce vaisseau lumineux, si beau, si incroyable, posé devant moi… et ce fut comme si tout ce qui m’était arrivé depuis mon enfance, tous les sévices, toutes les souffrances, toutes les terreurs… comme si tout cela n’avait plus d’importance. D’un seul coup, comme ça ! (Elle claqua des doigts dans l’obscurité.) Je n’avais plus la moindre peur de mon père. (L’émotion lui brisa la voix.) Je veux dire… je ne l’avais plus revu depuis l’âge de quatorze ans, cela faisait plus de dix ans, mais j’avais constamment peur de le voir arriver et me reprendre, m’obliger à aller avec lui. C’était… c’était idiot, mais je vivais toujours avec cette peur, parce que la vie était un cauchemar pour moi, et ces choses arrivaient dans mes mauvais rêves. Mais tandis que je regardais le vaisseau, avec tous les autres, silencieux, à côté de moi, la nuit si vaste, les chasseurs dans le ciel, je compris que mon père ne me ferait plus peur si jamais il réapparaissait un jour. Car il n’est rien, rien, tout juste un minable, un malade, un minuscule grain de sable sur une plage gigantesque… »
Oui, pensa Jorja remplie de la même joie que Sandy. Oui, c’était cela que signifiait l’arrivée du vaisseau: être libérés de nos peurs les plus profondes et les plus paralysantes. Les occupants du vaisseau n’apporteraient peut-être pas de réponse aux problèmes qui assaillaient l’humanité, mais leur seule présence était en soi une réponse.
La voix de plus en plus étranglée par l’émotion, entrecoupée de sanglots, non de tristesse mais de bonheur, Sandy reprit: « A voir le vaisseau, là, j’ai tout d’un coup senti que toutes les peines et les souffrances étaient derrière moi, terminées pour toujours… j’ai senti que j’étais quelqu’un. Et moi… toute ma vie, j’avais cru que je n’étais rien, moins que rien, une chose qui servait peut-être à quelque chose, je ne sais pas, mais qui n’avait pas de dignité… Et là, tout à coup, j’ai compris que nous n’étions, tous autant que nous sommes, que des grains de sable sur une plage, qu’il n’y avait pas des êtres qui étaient importants et d’autres qui ne l’étaient pas… Oh, je voudrais pouvoir exprimer tout ce que je ressens !
- Nous te comprenons, dit Faye d’une voix très douce, je sais que, nous tous, nous te comprenons.
-Mais même si nous ne sommes pas des grains de sable, nous appartenons à une race qui ira peut-être un jour là-bas, dans l’immensité de l’espace, dans cette contrée d’où sont venues ces créatures. Même si nous ne sommes rien, nous avons notre place dans le monde et il y a un sens à notre vie. Un jour, nous tous-les milliards d’hommes qui vivent sur cette planète-, nous rejoindrons ceux qui nous ont rendu visite, nous n’errerons plus dans les ténèbres, et tout ce que nous avons enduré aura servi à quelque chose, à nous sortir de cette immense nuit… J’ai compris tout cela en une fraction de seconde et je me suis mise à rire et à pleurer en même temps…
- Moi aussi, je me souviens, dit Ned, je me souviens de tout. Nous étions l’un à côté de l’autre au bord de la route et tu m’as pris par la main, tu m’as attiré vers toi et tu m’as serré dans tes bras. Pour la première fois, tu m’as dit que tu m’aimais… pour la première fois, après si longtemps. » Sa voix se brisa et chacun devina qu’il enlaçait Sandy. « Ils m’ont pris tout ça, dit-il, avec leurs saloperies de drogues et de lavage de cerveau, ils m’ont volé cet instant où tu m’as dit que tu m’aimais. Mais je l’ai retrouvé, Sandy, et on ne me l’enlèvera plus jamais, je te le promets. »
D’une voix plaintive, Faye dit: « Je ne me souviens toujours de rien. Je voudrais tant… »
Jorja savait que les autres devaient se faire les mêmes réflexions qu’elle-même. Le seul fait qu’il existe une forme d’intelligence différente-et supé- rieure-plaçait les luttes humaines dans un contexte très différent. L’éternel désir, propre à l’humanité, de domination et d’asservissement, quand ce n’était pas d’extermination pure et simple, apparaissait totalement absurde. Toutes les philosophies étroites et totalitaires ne pouvaient que s’effondrer. Les religions prêchant l’unité de la race humaine se développe-raient, mais les autres, celles qui encourageaient la haine et la conversion par la violence, celles-là disparaîtraient. C’était une chose que Jorja, comme Sandy ne pouvait exprimer, mais qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même . elle avait conscience que ce contact extraterrestre pouvait transformer l’humanité en une nation unique, en une immense famille. Pour la première fois dans l’histoire chaque individu jouirait du respect que seule une famille unie et aimante-pas un roi ni un gouvernement-peut accorder.
Quelque chose était descendu du ciel.
Et l’humanité tout entière allait se redresser.
« La lune, murmura Marcie dans le cou de sa mère, la lune… » Jorja aurait voulu lui dire: « Tu vas aller mieux, ma chérie; on t’aidera à te souvenir, maintenant que nous savons ce que nous avons oublié, et quand cela te reviendra, tu verras qu’il n’y a pas de quoi avoir peur; au contraire que c’est merveilleux, et tu riras. » Mais elle n’en fit rien, car elle ne savait pas quelles étaient les intentions de Falkirk; tant qu’ils seraient entre ses mains, l’optimisme ne serait pas de mise.
Brendan Cronin prit la parole: « J’ai un autre souvenir. Je me rappelle avoir quitté la route et être parti dans la campagne en direction du vaisseau. Il reposait étincelant comme un bloc de quartz couleur d’ambre. Les avions tournaient toujours dans le ciel. J’ai mar-ché lentement et il y avait d’autres personnes à mes côtés… dont vous, Faye… vous aussi, Ernie… ainsi que Dom et Ginger. Mais seuls Dom et Ginger sont allés jusqu’au bout avec moi… jusqu’au vaisseau. Quand nous y sommes parvenus, nous avons vu une sorte de porte ronde, ouverte… »
Jorja se souvenait d’être restée au bord de la nationale, redoutant de s’approcher du vaisseau et mettant son refus sur le compte de son désir de protéger Mar-cie. Elle avait vu Brendan, Dom et Ginger arriver tout près du vaisseau. Elle aurait voulu leur crier de continuer, de faire attention aussi. Tout le monde s’était mis à courir le long de la route pour mieux les voir. Jorja avait imité les automobilistes et elle aussi avait aperçu l’ouverture dans la coque.
«Nous étions tous les trois devant la porte », dit Brendan. Bien qu’il parlât doucement, sa voix était plus forte que le bruit de ferraille du camion. « Dom, Ginger et moi. Nous pensions… que quelqu’un, quelque chose allait sortir. Mais nous n’avons rien vu. Il n’y avait que cette lumière à l’intérieur du vaisseau… cette merveilleuse lumière dorée que j’ai vue en rêve… Cette chaleur réconfortante qui nous attirait. Nous étions effrayés, oh oui, nous étions effrayés, mais nous entendions des hélicoptères et nous savions que les militaires nous interdiraient tout mouvement dès qu’ils mettraient pied à terre. Nous voulions avancer, nous voulions participer… et cette lumière !
-Alors, vous êtes entrés dans le vaisseau, dit Jorja.
-Oui.
-Je m’en souviens, dit Sandy. Vous êtes entrés. Tous les trois. »
L’immensité du souvenir était écrasante. Cet instant où des représentants de la race humaine avaient mis pour la première fois le pied en un lieu édifié ni par la nature ni par d’autres hommes… Cet instant qui divisait à tout jamais l’histoire de l’humanité en Avant et en Après…
Les dernières traces des blocages mnémoniques s’effondraient définitivement.
Le camion roulait toujours vers sa destination inconnue.
A l’intérieur du véhicule, l’obscurité était plus profonde que jamais. Pourtant, les huit prisonniers étaient plus proches les uns des autres que quiconque depuis l’aurore de l’humanité.
Parker fut le premier à parler après un long moment de silence. « Que s’est-il passé, Brendan ? Que s’est-il passé après votre entrée dans le vaisseau ? »
Le pont de corde leur permit de franchir le réseau d’alarme. S’arrêtant à plusieurs reprises pour utiliser quelques-uns des systèmes électroniques que Jack Twist avait rangés dans les sacs à dos, ils passèrent à travers le système de sécurité et atteignirent finalement l’entrée principale de l’entrepôt de Thunder Hill.
Ginger leva les yeux et contempla les immenses por-tes. La neige collée avait gelé par endroits et dessinait des formes étranges et peu rassurantes.
Une route longeait les portes. Il était clair que des systèmes de chauffage étaient incrustés dans le macadam, car la route était parfaitement dégagée. Une fine vapeur s’élevait au-dessus d’elle. La route se perdait à l’est et à l’ouest dans la campagne.
Si des visiteurs arrivaient au cours des prochaines minutes, ou s’il y avait une relève de garde entre le dépôt et le poste extérieur, l’affaire était fichue. Ils pourraient bien déguerpir et aller s’allonger dans la neige pour se dissimuler; malheureusement, le trafic était sérieusement réduit, car il n’y avait pas la moindre trace dans la neige au moment de leur arrivée; cel-les qu’ils avaient laissées était un moyen assuré de se faire prendre. Il fallait se retrouver rapidement à l’intérieur-s’il y avait le moindre espoir d’y parvenir.
La porte plus petite, à la droite des deux grandes entrées de véhicules, n’avait pas l’air moins formidable que les autres, mais Jack ne semblait pas impressionné. Il avait emporté avec lui un ordinateur portable de la taille d’un attaché-case. Jack appelait cet appareil un Dimess. Ginger ne se souvenait plus de la signification de cet acronyme, mais elle savait qu’il permettait d’ouvrir les serrures électroniques les plus sophistiquées et, surtout, qu’il était réservé à l’armée et aux services secrets. Elle ne lui demanda pas où il se l’était procuré.
Ils travaillèrent en silence. Ginger surveillait le portail au cas où les phares d’un véhicule crèveraient l’obscurité de la campagne s’étendant au-delà, bien qu’ils fussent certains qu’il n’y avait pas la moindre patrouille mobile. Dom dirigeait une lampe-torche sur le clavier à dix chiffres, équivalent électronique d’une serrure de porte classique, tandis que Jack manipulait les sondes du Dimess pour trouver la séquence de chiffres déclenchant l’ouverture.
A genoux dans la neige, attentive au moindre bruit suspect, Ginger se sentait vulnérable. Que faisait-elle là, à des milliers de kilomètres de Boston ? La neige s’accumulait dans ses cheveux, lui coulait dans les yeux. Quelle situation absurde. Meshugge. Pour qui se prenait-il, ce colonel Falkirk ? Et ceux qui lui donnaient des ordres, pour qui se prenaient-ils? Ce n’étaient pas de vrais Américains. De vrais momzers, oui, c’est tout ce qu’ils étaient. Ginger se souvint de la photo de Falkirk dans le journal. Instantanément, elle avait su que c’était un treyfnyak, quelqu’un à qui on ne peut ni ne doit faire confiance.
Elle savait aussi que, pour employer subitement autant de mots yiddish, il fallait qu’elle fût très effrayée ou en grand danger.
Moins de quatre minutes après que Jack se fut mis au travail, Ginger fut étonnée d’entendre un souffle d’air comprimé. Elle se retourna et vit la petite porte grande ouverte. Dom et Jack avaient été surpris par la soudaineté de l’ouverture. Au point qu’ils n’avaient pu retirer la sonde et que celle-ci avait été arrachée à l’ordinateur.
La porte était ouverte, mais aucune alarme ne résonnait. Ginger vit un tunnel de béton de quatre mètres de long et de près de trois mètres de diamètre. Il était éclairé par des ampoules fluorescentes. Il faisait un coude vers la gauche et aboutissait à une autre porte métallique.
« Restez là », dit Jack en entrant dans le tunnel.
Ginger resta aux côtés de Dom. Bien que sachant qu’une partie du plan consistait à faire d’eux des ota-ges, elle savait aussi, par instinct, qu’elle s’enfuirait à toutes jambes au premier signe de danger. Apparemment, Dom devina ses pensées. Il la prit par les épau-les, autant pour la serrer contre lui que pour la rassurer.
Après une ou deux minutes, alors qu’aucune sirène n’avait déchiré la nuit, Jack ressortit du tunnel et vint les rejoindre devant la paroi. « Il y a deux caméras de surveillance au plafond du tunnel…
- On vous a vu ? demanda Dom.
- Non, je ne crois pas. Je pense que la porte exté- rieure doit être close avant que les caméras ne fonctionnent. J’ai également repéré des tuyaux de gaz débouchant près des plafonniers. Selon moi, la porte extérieure se referme et les caméras se mettent en mouvement. Si vous n’êtes pas identifié immédiatement, on vous balance un jet de gaz soporifique.
- Nous voulons bien être capturés, mais pas gazés comme des taupes, dit Dom.
- Nous ne fermerons la porte extérieure qu’une fois la seconde porte ouverte.
-Vous venez de nous dire que c’était…
-Il y a peut-être une solution dit Jack en clignant de l’oeil.
Il fallait, en premier lieu, dissimuler les sacs à dos sous des tas de neige. L’équipement sophistiqué qu’ils abritaient ne leur servirait plus à rien, si ce n’est à les encombrer. Deuxièmement, après leur entrée dans le tunnel, Dom dut porter Ginger pour qu’elle sectionne, sur les instructions de Jack, les fils des caméras de surveillance, et les mette hors d’usage. Elle s’attendait à chaque instant à entendre hurler une sirène, mais il n’y eut rien.
Laissant la porte extérieure ouverte, Jack les conduisit jusqu’à la seconde porte. « Celle-ci n’a pas de clavier électronique, le Dimess ne nous serait d’aucune utilité même s’il marchait encore.
- On peut parler ? dit Ginger, nerveuse. Il n’y a pas de micros ?
- Si, mais je doute que quelqu’un contrôle ce qu’on dit tant que la porte extérieure n’est pas fermée. C’est sa fermeture qui déclenche les caméras et tous les systèmes de monitoring. » Jack indiqua un panneau de verre fiché dans le roc, à droite de la porte. « Voilà la seule manière d’ouvrir. Ils commençaient à installer ce genre de trucs quand j’ai quitté l’armée il y a huit ans. Vous apposez la paume de votre main sur la pla-que, l’ordinateur lit vos empreintes et ouvre s’il vous reconnaît.
- Et si l’autorisation d’entrée vous est refusée ? demanda Dom dans un souffle.
-Vous avez droit aux gaz paralysants.
- Dans ce cas, comment faites-vous pour ouvrir ? dit Ginger.
- Je ne le peux pas, fit Jack.
- Mais vous venez de dire…
-J’ai dit qu’il n’y avait qu’une seule manière d’ouvrir, dit Jack en se tournant vers Dom. Et c’est vous qui ouvrirez.
- Moi ? Mais vous êtes devenu dingue ou quoi ? Je ne connais rien à l’électronique et…
- Non, mais vous avez le pouvoir de faire tournoyer des centaines de lunes en papier, de soulever des chaises, de faire danser des salières. Je ne vois donc pas pourquoi vous ne pourriez pas entrer en contact avec le mécanisme de cette porte et l’obliger à s’ouvrir.
- C’est vrai, mais je ne sais pas comment m’y prendre.
- Réfléchissez-y, concentrez-vous.
- Je n’arrive pas à maîtriser ce pouvoir, dit Dom en secouant la tête. Vous avez vu vous-même comment les objets m’ont échappé. Qu’est-ce qui se passera si cela recommence, si je déclenche par inadvertance les jets de gaz ? Non, c’est bien trop risqué.
- Dom, si vous n’essayez pas, la seule façon pour nous d’entrer sera de nous faire faire prisonniers. »
Dom resta intraitable.
Jack retourna jusqu’à la porte extérieure. Ginger fit d’abord un mouvement pour le suivre, pensant qu’il partait; mais il s’arrêta juste à l’entrée du tunnel et leva la main vers un bouton placé dans le mur. « Ce truc est un système sensible à la chaleur, Dom, dit-il. Si vous n’essayez pas d’ouvrir la porte intérieure j’appuierai dessus, et nous nous retrouverons enfer-més dans le sas. Cela déclenchera le programme de contrôle des entrées de l’ordinateur, qui découvrira tout de suite que les caméras ont été mises hors d’usage et donnera l’alarme.
- Notre but, en fin de compte, était bien d’être faits prisonniers, non ? objecta Dom.
-Notre but est d’en voir le plus possible avant.
- Eh bien, il faudra nous contenter d’être faits prisonniers » s’entêta Dom.
La chaleur du tunnel s’était dissipée par l’ouverture. De nouveau, de la vapeur d’eau s’exhalait de leur bou-che quand ils respiraient, renforçant l’impression d’affrontement entre les deux hommes, même s’il s’agissait avant tout du combat de deux volontés.
Placée entre eux deux, Ginger n’avait aucun doute sur le vainqueur. Elle aimait et admirait Dom Corvaisis plus qu’aucun homme qu’elle avait rencontré depuis bien longtemps, en partie parce qu’il lui paraissait incarner à la fois l’énergie et la détermination d’Anna Weiss et la modestie timide de Jacob. Il avait du coeur et, à sa manière, ne manquait pas de sagesse. Elle lui aurait confié sa vie. En fait, elle l’avait déjà fait. Mais elle savait que Jack Twist l’emporterait car Dom, de son propre aveu, n’avait guère l’habitude de s’imposer.
« S’ils ne peuvent nous voir, c’est sûr qu’ils emploie-ront les gaz. Peut-être se contenteront-ils de nous endormir. Mais rien ne prouve que, par mesure de sécurité, ils ne feront pas usage de cyanure ou de gaz innervants mortels capables de pénétrer les vêtements; après tout, ils ne savent pas si nous portons ou non des masques à gaz.
-Vous bluffez, dit Dom.
- Vous croyez ?
- Vous ne voudriez pas être la cause de notre mort.
- Je suis un criminel patenté. L’auriez-vous oublié ?
- Vous l’étiez, mais vous ne l’êtes plus.
- Ça, c’est vous qui le dites », répliqua Jack avec un sourire et une déconcertante note hystérique dans le ton, qui se voulait pourtant humoristique; son oeil divergent avait un éclat froid qui fit que Ginger com-mença à le prendre au sérieux.
« Notre mort ne fait pas partie du plan, remarqua alors Dom. Elle ficherait tout en l’air.
- Votre refus de nous aider ne fait pas non plus partie du plan, rétorqua Jack. Pour l’amour du ciel, Dom, faites-le ! »
Dom hésita, puis jeta un coup d’oeil à Ginger.
« Ecartez-vous. Jusqu’à la première porte. »
Jack approcha la main de la plaque thermosensible commandant la fermeture de la porte extérieure. « Si elle s’ouvre, foncez. Il y a certainement un garde de l’autre côté. Il sera surpris de voir la porte coulisser sans que l’autorisation d’entrer ait été donnée. Jetez-vous sur lui, je me charge de le réduire au silence pour un moment. Cela améliorera nos chances de pénétrer plus loin dans les installations et de voir ce qu’il y a à voir avant d’être coincés. »
Dom acquiesça et se tourna vers la porte intérieure. Il observa l’encadrement, posa une main sur le métal, le caressa des doigts comme un perceur de coffre-fort qui cherche à déceler les vibrations des rouages. Puis il fixa son regard sur la plaque de verre capable de lire les empreintes.
Jack écarta la main de l’interrupteur et jeta un coup d’oeil à la nuit de tempête par la porte exté- rieure du sas. Il murmura si doucement, à l’intention de Ginger, que Dom, à l’autre bout du tunnel, ne put certainement pas l’entendre. « J’ai l’impression que le géant est en train de rappliquer et va nous écraser avec ses bottes de sept lieues. Et ça me fiche les boules.
Elle comprit qu’il n’aurait pas mis sa menace à exé- cution, qu’il se serait probablement contenté de les conduire jusqu’au poste de garde extérieur qu’ils s’étaient donné tant de mal pour contourner, afin qu’ils fussent arrêtés. Mais son regard meurtrier avait été suffisamment convaincant.
Et, tout à coup, la porte intérieure s’ouvrit dans un sifflement. Dom en fut si surpris qu’il fit un saut en arrière au lieu de se précipiter en avant ainsi que Jack le lui avait recommandé. Dès qu’il eut pris conscience de son erreur, il s’élança droit devant lui.
Jack effleura le bouton de fermeture de la porte extérieure avant même que Dom eût franchi le seuil de la seconde porte, puis il se mit à courir, entraînant Ginger avec lui.
Elle s’attendait à entendre des crépitements de mitraillette, des bruits de lutte. Rien. Quand elle eut quitté le tunnel de béton, elle se retrouva dans une sorte de hall immense, une gigantesque cavité naturelle éclairée par des projecteurs fixés à des échafaudages. L’endroit mesurait une vingtaine de mètres de diamètre; cent mètres environ séparaient le portail massif de ce qui semblait être une batterie d’ascenseurs. A côté de la porte, une table était rivée au sol. Il y avait dessus des magazines, un écran vidéo, plusieurs cadrans. Mais aucun garde n’était visible.
En fait, le tunnel tout entier était désert. L’endroit était aussi calme, aussi silencieux qu’un mausolée. On n’entendait même pas le bruit d’une goutte d’eau tombant d’une stalactite.
« Il devrait y avoir des gardes », murmura Jack. Sa voix résonna curieusement sur les parois de pierre.
« Qu’est-ce qu’on fait ? » balbutia Dom. Visiblement il avait été très étonné par sa capacité à maîtriser son pouvoir-surtout après ce qui s’était passé dans le restaurant la veille au soir.
« C’est bizarre, reprit Jack. Je ne sais pas pourquoi, mais… pas de garde… ça ne me plaît pas. » Il rejeta sa capuche et descendit à moitié la fermeture à glissière de sa veste. Les deux autres l’imitèrent. Jack dit à voix basse: «C’est la zone de réception des cargaisons. C’est ici que les camions viennent décharger. Les installations principales doivent se situer à un niveau inférieur. Je n’aime pas ce vide, ce calme… mais je suppose qu’on doit poursuivre.
- C’est pour ça qu’on est venus, non ? dit Ginger. Alors, assez tergiversé, allons-y. »
Elle se dirigea vers le fond du tunnel.
La porte intérieure se referma et ils pénétrèrent au coeur de Thunder Hill.
Peur
Ils faisaient à peine plus de bruit que trois souris trottinant devant un matou endormi, pourtant leurs pas résonnaient sous la voûte de pierre. Pas très fort, en vérité. L’on eût dit l’écho de conversations chuchotées.
La gêne de Dom augmentait de seconde en seconde.
Ils passèrent devant des ascenseurs gigantesques. Chacun d’eux mesurait plus de vingt mètres de long et autant de large, leurs énormes systèmes hydrauliques devaient pouvoir soulever des charges de la taille d’un avion, sinon plus. Ils virent ensuite des ascenseurs légèrement plus petits, puis des cabines tout à fait ordinaires.
Avant que Jack eût le temps d’appuyer sur le bouton d’appel, Dom eut un autre flash de mémoire, assez vif pour prendre le dessus sur la réalité alentour. Cette fois-ci, il se rappela l’événement crucial du 6 juillet: la métamorphose de la lune qui passa du blanc à l’écarlate et qui se révéla soudain ne pas être la lune, mais la coque arrondie d’un vaisseau spatial vu de face. C’était un cylindre sans rien de bien remarquable; il aurait même eu un petit air familier, si Dom n’avait tout de suite compris que l’interminable périple qui s’achevait ici n’avait pas commencé sur cette terre.
Quand le souvenir perdit de son intensité et céda à nouveau la place à la réalité, Dom se retrouva appuyé contre la porte de l’ascenseur, les bras ballants. Une main était posée sur son épaule. Celle de Ginger.
« Dom, qu’est-ce que tu as ? dit-elle.
-Je me suis… souvenu…
- De quoi ? » demanda Jack.
Dom leur raconta sa vision.
Il n’eut pas besoin de les convaincre que le contact avec un vaisseau extraterrestre avait été établi cette nuit-là. Au moment où il leur parla du cylindre de métal, leurs blocages mnémoniques s’effondrèrent totalement. Il découvrit sur leurs visages ce mélange singulier d’horreur et de joie, de terreur et d’espé- rance qu’il avait lui-même éprouvé le soir du 6 juillet.
« Nous sommes entrés dans le vaisseau, dit Ginger d’une voix émerveillée.
-Oui. Vous, Dom et Brendan.
- Seulement, reprit Ginger, je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé… à l’intérieur.
- Moi non plus, dit Dom. Ce passage ne m’est pas encore revenu en mémoire. Je me souviens de tout jusqu’à la seconde où nous avons franchi l’écoutille, où nous nous sommes enfoncés dans cette lumière dorée. Ensuite, plus rien… »
Un instant, ils oublièrent les dangers qui les mena- çaient de toutes parts.
Le visage délicat de Ginger était très pâle. La peur y était pour quelque chose, certes, mais ce n’était pas tout.
Dom et Ginger comprenaient à présent pourquoi ils s’étaient sentis si irrésistiblement attirés l’un vers l’autre quand elle était descendue d’avion. Cette nuit d’été, ils avaient pénétré ensemble dans le vaisseau et y avaient partagé une expérience qui avait forgé entre eux un lien indissoluble.
« Le vaisseau est ici, dit-elle. A Thunder Hill. Je le sens.
- C’est pour cela que le gouvernement a repris les terres aux fermiers, dit Dom. Ils ont augmenté la superficie des terrains entourant Thunder Hill pour que personne ne voie le camion transportant le vaisseau.
- Ce devait être un drôle d’engin, dit Jack.
- Quelque chose comme les camions qui véhiculent les navettes spatiales, dit Dom.
- Bien, fit Jack, mais pourquoi ont-ils voulu dissimuler ce qui s’est passé ?
-Je n’en sais rien. » Il enfonça le bouton d’appel de l’ascenseur. « Mais nous le saurons peut-être bientôt. »
La cabine arriva sans faire de bruit et ils descendirent jusqu’au deuxième niveau. A en juger d’après le temps écoulé, les deux étages supérieurs de l’installation devaient être séparés par d’épaisses strates rocheuses.
La porte coulissa enfin et ils débouchèrent dans une immense caverne circulaire mesurant bien cent mètres de diamètre. Très haut, un échafaudage de projecteurs jetaient une lumière glacée sur une bizarre collection de constructions en plaques métalliques, la plupart étroitement collées à la paroi tout autour de la salle. Une lumière un peu plus chaude brillait à la petite fenêtre de deux de ces structures; sinon, toutes les autres étaient noires et paraissaient inoccupées. La scène évoquait pour Dom le campement d’une équipe de cinéastes partie tourner en décors naturels, avec ses caravanes servant de vestiaires.
Quatre autres cavernes irradiaient à partir de cette cathédrale de pierre. L’une d’elles était fermée par d’immenses portes de bois dont l’aspect primitif surprenait dans une installation aussi moderne. Des ampoules brillaient dans les trois autres cavernes et Dom aperçut du matériel stocké - des jeeps, des camions, des hélicoptères, même des avions de chasse. Thunder Hill était un gigantesque arsenal doublé d’une cité souterraine pouvant vivre en parfaite autar-cie. Dom le pensait depuis longtemps, mais il en avait enfin la preuve sous les yeux.
L’air d’abandon de l’entrepôt en était certainement la caractéristique la plus surprenante. Le deuxième étage était aussi désert, aussi silencieux que le premier. Il n’y avait ni gardes, ni manoeuvres au travail ni bruits de conversation. Rien. Il faisait assez frais et les membres du personnel devaient s’être retirés dans leurs quartiers, mais on aurait tout de même entendu des radios, de la musique…
D’une voix à peine audible, Ginger demanda: « Vous croyez qu’ils sont tous morts ?
-Je vous l’ai dit, répéta Jack, tout cela ne me plaît pas… »
Dom se sentit attiré vers l’immense portail de bois -haut de près de trois étages, il mesurait bien vingt mètres de large-, et il se laissa guider par ses sensations. Précédant Ginger et Jack, il se dirigea lentement vers une porte plus petite taillée dans l’un des deux grands battants. Elle était entrebâillée. Il se préparait à la pousser quand il perçut des voix provenant de l’autre côté. Il écouta jusqu’à ce qu’il fût certain qu’il n’y avait que deux interlocuteurs. Ils parlaient trop doucement pour qu’il pût suivre leur conversation. Dom pensa un instant faire demi-tour, puis il se dit que c’était l’occasion unique de regarder dans la caverne interdite avant qu’on ne l’arrête.
Il poussa la porte et entra.
Le vaisseau était là.
Ginger posa une main sur sa poitrine comme pour empêcher son coeur de battre trop fort.
La caverne qui s’étendait par-delà les portes de bois était vraiment immense: elle mesurait près de soixante-dix mètres de long et sa largeur variait entre vingt-cinq et quarante mètres. Le plafond était voûté. Le sol avait été creusé de main d’homme, puis aplani et bétonné. A en juger d’après les nombreuses taches de graisse, on avait dû jadis garer ou réparer ici des véhicules. Sur la droite, une douzaine de constructions métalliques semblables à des cabanes de chantier avaient été installées le long de la paroi. A une certaine époque, elles avaient certainement servi de bureaux ou de chambrées, mais elles étaient maintenant consacrées à la recherche. Des panneaux dont le lettrage avait été exécuté à la main étaient accrochés aux por-tes: CHIMIE, BIBLIOTHEQUE DE CHIMIE, PATHOLOGIE, BIOLOGIE, BIBLIOTHEQUE DE BIOLOGIE, PHYSIQUE 1, PHYSIQUE 2, ANTHROPOLOGIE et bien d’autres encore, trop éloignés pour être visibles. De plus, des plans de travail et du gros matériel-un appareil de radiologie tout à fait classique, un spectrographe semblable à celui du Memorial Hospital de Boston et plusieurs autres machines que Ginger ne connaissait pas-étaient dis-posés devant les cabanes. Les recherches devaient être si importantes qu’il n’y avait pas assez de place pour tout abriter dans les labos.
Le vaisseau d’un autre monde se trouvait à gauche de l’entrée. Il était exactement tel que Ginger se l’était rappelé plusieurs minutes auparavant quand les souvenirs censurés avaient fait voler en éclats les derniers vestiges de son blocage psychique: un cylindre de près de vingt mètres de long et de quatre ou cinq mètres de large, arrondi aux deux extrémités. Il avait été posé sur des tréteaux métalliques et ressemblait à un sous-marin en cale sèche. La seule différence avec son apparition dans la nuit du 6 juillet était l’absence de cette lumière étrange qui était si soudainement passée du blanc laiteux au rouge écarlate puis à l’ambre. Il ne possédait aucun système de propulsion visible, ni tuyères ni réacteurs. La coque était presque aussi dépourvue de traits caractéristiques que dans son souvenir: il y avait bien une rangée de petites dépressions, sur trois mètres, des creux dans lesquels elle aurait pu loger le poing et dont le rôle restait incompréhensible, un peu plus loin, quatre hémisphères en relief comme des demi-melons, tout aussi mystérieux. Enfin, ici et là, des reliefs circulaires dont les plus gros avaient la taille d’un couvercle de lessiveuse, d’autres d’un couvercle de pot de moutarde-aucun ne faisant plus de dix centimètres de haut. Sinon, et mis à part les marques dues à l’âge et à l’usure, la coque était lisse sur quatre-vingt-dix-huit pour cent de sa surface.
Cette conception qui n’avait rien de bien spectaculaire en faisait pourtant l’objet le plus étonnant que Ginger eût jamais vu. Elle était à la fois terrifiée et folle de joie, submergée par la peur de l’inconnu et débordante d’exultation.
Deux hommes étaient assis à la table disposée devant l’échelle métallique permettant d’accéder à l’écoutille du vaisseau. Le plus imposant avait une quarantaine d’années. Il avait des cheveux et une barbe bruns bouclés et était vêtu d’une blouse blanche. L’autre portait un uniforme de l’armée dont la veste n’était pas boutonnée. Ils se turent en découvrant les trois visiteurs, puis ils se levèrent lentement. Ils n’appelèrent pas la garde, ne cherchèrent pas à déclencher un quelconque signal d’alarme. Ils se contentaient d’observer avec intérêt les réactions de Gin-ger, de Dom et de Jack devant l’engin d’un autre monde.
Ils nous attendaient, se dit Ginger.
Cette réflexion aurait dû l’emplir de panique, mais ce ne fut pas le cas. Seul le vaisseau l’intéressait.
Encadrée par Jack et Dom, elle s’avança vers l’extré- mité la plus proche du cylindre. Les battements de son coeur, déjà forts quand elle avait franchi la porte étaient devenus quasi frénétiques. Tous trois s’immobilisèrent quand l’engin fut à portée de main et ils le contemplèrent d’un air émerveillé empreint de vénéra-tion.
La coque était usée par endroits comme par un abra-sif. Peut-être le vaisseau avait-il traversé des nuages de poussière cosmique ou de particules encore inconnues de l’homme. Çà et là, des marques un peu plus profondes avaient dû être imprimées par des éléments autrement plus hostiles que les vents et les tempêtes que devaient affronter les vaisseaux naviguant sur les mers ou dans le ciel de la Terre. La coque était parse-mée de taches grises, noires, brunes ou ambrées, comme si elle avait été baignée dans des centaines d’acides différents et soumise à l’épreuve de milliers de feux.
L’âge du vaisseau, en dehors de sa puissance, était ce qui impressionnait le plus Ginger. Certes, il aurait pu n’avoir été construit que quelques années plus tôt et avoir foncé vers Elko County à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière, il serait ainsi arrivé à destination le 6 juillet, après n’avoir passé que quelques mois dans l’espace. Mais Ginger ne croyait pas que ce fût le cas. Elle n’aurait pu dire d’où lui venait cette conviction-cette intuition-, mais elle était persuadée de se tenir à l’ombre d’un objet extrême-ment ancien. Quand elle tendit la main et laissa ses doigts courir sur le métal froid légèrement usé, elle comprit au plus profond d’elle-même qu’elle se trouvait en présence d’une vénérable relique.
Ils avaient parcouru un long chemin, un si long chemin…
Suivant son exemple, Dom et Jack touchèrent la coque à leur tour. Et Jack poussa un profond soupir, bien plus éloquent que tous les mots qu’il aurait pu prononcer.
« J’aurais tant aimé que mon père voie ça », dit Gin-ger. En cet instant unique, elle repensait à Jacob le rêveur, Jacob le luftmensch, qui avait toujours aimé les récits mettant en scène des mondes lointains et des civilisations d’un autre temps.
« Si Jenny avait pu vivre plus longtemps… rien que quelques semaines », dit à son tour Jack Twist.
Ginger sut immédiatement qu’il ne voulait pas dire la même chose qu’elle. Ce qu’il regrettait, ce n’était pas que Jenny eût raté l’occasion d’admirer le vaisseau de l’espace, mais qu’elle fût morte avant que Brendan et Dom eussent acquis leurs pouvoirs surnaturels. Si elle n’était pas morte le jour de Noël, ils auraient pu se rendre à son chevet, réparer son cerveau endommagé, la tirer du coma, la rendre à l’affection de son mari ! En comprenant cela, Ginger s’aperçut qu’elle ne faisait que commencer à saisir toutes les implications de cet incroyable événement.
Le militaire et l’homme à la blouse blanche s’étaient approchés. Le civil posa la main sur la coque que Gin-ger, Dom et Jack continuaient de palper. Il dit: « C’est un alliage inconnu. Plus résistant qu’aucun acier jamais produit ici-bas. Plus dur que le diamant, mais aussi extrêmement léger et étonnamment souple. Vous êtes Dominick Corvaisis, n’est-ce pas ?
-Oui », dit Dom en tendant la main à l’étranger, qui la lui serra. Ce geste de courtoisie aurait surpris Ginger si elle n’avait senti que le savant barbu et le militaire n’étaient pas leurs ennemis.
« Je m’appelle Miles Bennell et je dirige l’équipe chargée d’étudier ce… ce formidable événement. Et voici le général Alvarado, commandant en chef de Thunder Hill. Je ne parviens pas à exprimer mes regrets devant ce qui vous est arrivé. Un tel secret ne devrait pas être réservé à un petit nombre. Le monde entier devrait savoir. Et si j’en avais le pouvoir, je révé- lerais tout dès demain matin. »
Bennell échangea également une poignée de main avec Ginger et Jack.
Ginger dit: « Nous avons des questions…
- Et vous méritez des réponses, dit Bennell. Je vous dévoilerai tout ce que nous avons pu apprendre. Mais nous ferions peut-être mieux d’attendre que tout le monde soit là. Où sont les autres ?
- Quels autres ? demanda Dom.
- Vous parlez de ceux du motel ? dit Ginger. Ils ne sont pas avec nous. »
Bennell cligna des yeux d’étonnement. Vous voulez dire que la plupart d’entre eux ont réussi à échapper au colonel Falkirk ?
- Falkirk ? fit Jack. Vous croyez que c’est lui qui nous a conduits ici ?
- Naturellement, dit Bennell. Sinon, qui d’au-tre ?
- Nous sommes venus par nos propres moyens », dit Dom.
Ginger constata le choc que cette révélation produisait sur Bennell et Alvarado. Ils se regardèrent, inter-loqués, puis une lueur d’espoir brilla dans leurs yeux.
« Vous voulez dire que vous avez réussi à forcer le dispositif de sécurité de Thunder Hill ? C’est impossible ! dit le général.
-Vous n’avez pas lu le dossier de Twist ? dit Bennell au militaire. Si ? Souvenez-vous de son entraîne-ment chez les Rangers et de la façon dont il gagne sa vie depuis huit ans.
-Je ne suis pas seul en cause, dit Jack. C’est vrai, j’ai aidé à franchir la clôture, à éviter le réseau d’alarme et à ouvrir la première porte, mais c’est grâce à Dom que nous nous trouvons maintenant ici.
- Dom ? fit Bennell en se tournant vers l’écrivain. Mais vous ne connaissez rien aux systèmes de sécu-rité ! A moins que… bien sûr, oui… vos étranges pouvoirs ! Depuis l’expérience que vous avez eue dans la maison de Lomack et ce qui s’est passé au motel après l’arrivée de Cronin, vous savez que ces pouvoirs ne vous sont pas extérieurs, mais qu’ils sont bien en vous. »
Ginger comprit alors ce que leur révélait la remarque de Bennell: que leurs conversations du Tranquility Motel, comme l’avait prévu Jack, avaient été enregistrées. Mais elle révélait également que les discussions sur la stratégie à adopter qu’ils avaient eues par la suite, dans le restaurant, leur avaient échappé. Sans quoi Bennell aurait su que les expériences faites la veille par Dom et Brendan avaient appris à la Famille que les phénomènes apparemment mystiques dont ils étaient l’objet étaient en fait leur propre créa-tion.
« Oui, dit Dom, nous savons que ces pouvoirs sont en nous-je parle de Brendan et de moi-même. Mais d’où viennent-ils, docteur ?
- Vous ne le savez pas ?
- Ils ont certainement un rapport avec ce que nous avons vécu à l’intérieur du vaisseau, mais je ne me souviens de rien de bien précis. Vous ne pouvez pas nous aider ?
- Non, fit Bennell. Il était connu que trois d’entre vous avaient pénétré dans le vaisseau, mais nul ne savait que quelque chose de… particulier vous y était arrivé. Vous en êtes sortis au moment précis où les hélicoptères transportant les hommes du Gisa et les scientifiques se sont posés dans la campagne. Quand on vous a emmenés, vous vous êtes contentés de dire que vous aviez jeté un coup d’oeil aux installations. On vous a drogués immédiatement après votre capture et on vous a conduits au Tranquility Motel. Même si vous aviez changé d’avis et décidé de tout dire, vous n’en auriez pas eu l’occasion. » Tout en parlant, le scientifique ne cessait de passer les doigts dans sa barbe et ses cheveux. « Quand la décision a été prise de tenir secret l’événement, de faire subir un lavage de cerveau à tous les civils qui y avaient assisté, il n’a pas été possible d’avoir un véritable entretien avec les témoins. En fait, vous avez toujours été sous tranquillisants; après les sédatifs, on vous a immédiatement administré les substances médicamenteuses associées au lavage de cerveau. C’est là une des raisons pour lesquelles j’étais opposé au secret absolu. Je pensais que vous faire subir un lavage de cerveau sans vous avoir donné le temps de tout raconter… eh bien, c’était non seulement injuste et cruel à votre égard, mais c’était surtout se priver d’une fantastique source de renseignements. »
Ginger leva les yeux vers l’ouverture pratiquée dans le flanc du vaisseau. « Notre blocage mental disparaî- tra peut-être complètement si nous nous y aventurons à nouveau…
- C’est possible, reconnut Bennell.
-Comment saviez-vous qu’il allait survoler la nationale 80 ? demanda Jack.
- Et pourquoi pensaient-ils qu’il fallait faire le silence sur cette affaire ? ajouta Dom.
- Et les créatures ? dit Jack.
-Oui, dit Ginger, à quoi ressemblent-elles ? Qu’est-ce qui leur est arrivé ? »
Le général Alvarado les interrompit d’un geste. « Comme Miles vous l’a dit, vous aurez toutes les réponses que vous méritez, mais il y a plus urgent. » Il s’adressa directement à Dom. « Je suppose que si vous pouvez soulever les objets et déjouer un système électronique, vous pouvez certainement tenir des gens à distance. Vous croyez que vous arriveriez à interdire un certain temps l’ouverture du portail d’entrée et de la petite porte adjacente ? »
Aussi étonné que Ginger par cette question, Dom balbutia: « Eh bien, euh… peut-être, je n’en sais rien. »
Bennell se tourna vers le général. « Vous allez mettre le feu aux poudres en laissant le colonel à l’extérieur. Il sait qu’il est le seul à contrôler le Vigilant. Si quelqu’un peut entrer… il prendra cela pour de la magie et sera vraiment persuadé que nous sommes tous infectés.
- Infectés ? » dit Ginger, mal à l’aise.
Le général lui répondit: « Le colonel est convaincu que nous-c’est-à-dire vous, moi, Miles, etc.-avons été d’une manière ou d’une autre possédés par des créatures étrangères, que nous ne sommes que des marionnettes entre leurs mains, que nous ne sommes plus humains, en un mot.
-C’est ridicule », dit Jack.
De plus en plus mal à l’aise, Ginger dit: « Nous savons qu’il n’en est rien, mais a-t-il de bonnes raisons pour croire une telle chose ?
-Au début, oui, fit Bennell, mais il avait tort. Le colonel pense cela parce que c’est un cerveau torturé qui interprète toujours tout de la pire façon possible… Je vous expliquerai cela plus tard. »
Ginger allait lui demander une explication immé- diate, mais Alvarado la devança: « Patientez, je vous prie. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Pour l’heure, je pense que Falkirk est sur le chemin du retour et qu’il a fait prisonniers vos amis.
- Non, dit Dom, ils se sont enfuis avant nous.
- Ne sous-estimez pas le colonel, dit Alvarado. Mais réfléchissons un peu. Si Dom ici présent pouvait se servir de ses pouvoirs pour… »
Des bruits les firent se retourner et Ginger poussa un cri de surprise en découvrant Jorja, Marcie, Brendan, puis tous les autres qui franchissaient un à un la petite porte.
« Trop tard, dit Miles Bennell, trop tard. »
A l’entrée de l’entrepôt de Thunder Hill, les sept témoins et Parker Faine furent tirés du camion et regroupés dans la neige devant la petite porte métallique. La mitrailleuse du lieutenant Horner était là pour décourager toute envie de fuite ou de résistance.
Falkirk ordonna aux autres hommes du Gisa de rentrer à Shenkfield, où ils devaient ensevelir Stefan Wycazik dans une tombe anonyme et attendre des ordres complémentaires. Ces ordres n’émaneraient pas du colonel, car il ne serait plus là pour les donner. Il n’était pas nécessaire de sacrifier la brigade tout entière et Falkirk n’avait besoin que d’un seul homme pour s’occuper des prisonniers et détruire toutes les installations: le hasard avait voulu que ce rôle ingrat échût au lieutenant Horner.
Une fois dans le tunnel faisant sas, Leland fut inquiet de voir que les caméras vidéo ne fonctionnaient pas. Puis il se souvint que le programme d’urgence sous lequel opérait maintenant le programme n’exigeait pas une reconnaissance visuelle pour admettre les visiteurs, puisqu’il ne réagissait qu’à une clef: les empreintes de la paume et des doigts de sa main gauche. Lorsqu’il la posa sur le panneau de verre à côté de la porte intérieure, ce dernier s’ouvrit immédiatement.
Avec Horner, il accompagna les huit prisonniers jusqu’au deuxième niveau et se rendit jusque dans la caverne où attendaient Alvarado et Bennell.
Falkirk les surveilla pendant qu’ils franchissaient un à un la petite porte.
Il vit surtout, auprès du savant et du général, les trois autres témoins-Ginger, Dom et Jack. Et bien que ne sachant absolument pas comment ils étaient arrivés jusqu’ici, il fut fou de joie de constater que, contrairement à toutes ses prévisions, le petit groupe était maintenant intégralement en son pouvoir.
Il laissa Horner avec les prisonniers et courut vers les ascenseurs. Il ne pouvait plus faire confiance au lieutenant, maintenant que celui-ci était resté seul avec des individus contaminés.
La mitraillette à la bretelle, Falkirk prit un petit ascenseur qui le conduisit au troisième niveau. Il avait l’intention de tuer tous ceux qui s’approcheraient de lui. Et s’ils étaient trop nombreux, il retournerait son arme et se suiciderait. Il ne voulait pas être changé.
Tout au long de son enfance et de son adolescence, ses parents s’étaient efforcés de le changer pour qu’il devînt comme l’un d’eux: un excité hurlant pendant les scènes d’hystérie collective, à l’église, ne pensant qu’à s’autoflageller, un être terrorisé par Dieu. Il avait résisté à tous leurs efforts: ce n’était pas pour changer maintenant. Il les avaient eus aux trousses toute sa vie, et ils ne l’auraient pas, maintenant qu’il était parvenu là où il en était avec son identité et sa dignité intactes.
L’étage inférieur de l’entrepôt de Thunder Hill était entièrement consacré au stockage des armes, des explosifs et des munitions. Tout le personnel vivait au second niveau, et la plupart y travaillait aussi. Cependant, il y avait toujours un minimum d’activité au troi-sième niveau, quelle que fût l’heure de la journée. Lorsque Leland sortit de l’ascenseur pour s’avancer dans la caverne centrale sur laquelle ouvraient les autres (dans une disposition assez semblable à celle du second niveau), il eut le plaisir de voir qu’il n’y avait là non plus personne. Le général Alvarado avait obéi aux ordres du colonel et consigné tout son monde dans ses quartiers.
Alvarado pensait probablement qu’en coopérant il parviendrait à convaincre Falkirk que ses hommes et lui-même étaient indiscutablement humains. Mais le colonel n’était pas assez naïf pour tomber dans un panneau aussi grossier. Ses propres parents s’étaient montrés capables de se comporter comme des êtres humains normaux, eux aussi-tout sourire, débordant d’expressions affectueuses-et au moment pré- cis où l’on commençait à se dire qu’ils étaient pleins de sollicitude pour vous ils se révélaient soudain sous leur véritable nature. Ils sortaient la lanière de cuir ou la vieille raquette de ping-pong percée de trous et la correction commençait, administrée au nom de Dieu. Ce n’était pas ce travestissement d’humanité qui pouvait tromper Leland car dès son plus jeune âge, il avait appris qu’existait (et même qu’il fallait s’y attendre) une présence inhumaine sous le masque de la nor-malité.
Il traversa la caverne et se rendit devant la grande porte de métal interdisant l’accès aux réserves de munitions. Là aussi, l’entrée était commandée par un système de lecture très sophistiqué. Falkirk apposa sa paume gauche. La porte coulissa. Des tubes au néon s’allumèrent automatiquement, révélant une immense pièce pleine jusqu’au plafond de caisses et de palettes bourrées de grenades, de mines, d’obus de mortier, de cartouches, en un mot d’instruments de destruction de toutes sortes.
Au bout de la salle se trouvait une pièce plus petite dans laquelle on ne pouvait, là encore, pénétrer qu’après avoir présenté sa main. Les armes qui y reposaient étaient si terribles que, sur les centaines de personnes travaillant à Thunder Hill, huit seulement pouvaient y avoir accès. Un homme seul ne pouvait pas entrer; le système ne commandait l’ouverture qu’après avoir lu successivement trois paumes diffé- rentes. Mais, là aussi, le Vigilant avait été reprogrammé par Falkirk, désormais unique gardien de l’arsenal nucléaire de l’entrepôt.
Il plaqua sa paume gauche sur le verre. Moins de quinze secondes plus tard, la porte roulait sur le sol.
Sur le mur de droite étaient accrochés vingt sacs à dos qui, à première vue, n’avaient rien de bien impressionnant. Seulement, il s’agissait d’engins nucléaires portables, auxquels ne manquaient que le détonateur et la double charge explosive. Les détonateurs étaient rangés dans des tiroirs, au fond de la pièce. A gauche, dans des armoires métalliques, les doubles charges attendaient l’Armageddon.
L’entraînement des hommes du Gisa impliquait la familiarisation avec tous les types d’armes nucléaires que des terroristes pourraient déposer dans n’importe quelle ville américaine. Falkirk savait monter, armer et désarmer une bombe, sous quelque forme qu’elle se présentât.
Se retournant sans cesse vers la porte, il ne lui fallut que huit minutes pour assembler les deux bombes. Sa respiration ne se calma que lorsqu’il eut réglé les horloges sur quinze minutes et enclenché le mécanisme.
Il jeta sur ses épaules les deux gros sacs à dos. L’ensemble pesait plus de soixante kilos. C’est donc plié en deux sous le poids de sa charge apocalyptique qu’il traversa la chambre aux munitions.
N’importe qui aurait fait deux ou trois pauses pour reprendre son souffle, pour poser les bombes, pour déplacer les courroies qui lui coupaient les épaules. Mais pas Leland Falkirk. La charge de mort lui tranchait les chairs et ankylosait ses bras, mais sa jubilation augmentait avec la douleur.
Il déposa l’un des sacs au milieu du sol de la caverne principale. Il contempla les parois de roc et le plafond de granite avec une certaine satisfaction. S’il y avait là la moindre faille-le contraire eût été étonnant-, tout l’édifice s’écroulerait comme un château de car-tes. A suposer que les cavernes de pierre résistent au choc nucléaire, il n’y aurait aucun survivant parmi ceux qui tenteraient de se réfugier à cet étage. Même une forme de vie étrangère ne pourrait se reconstituer après avoir été pulvérisée par le feu nucléaire et réduite à l’état d’atomes disparates.
La mort et la douleur nucléaires.
Il ne pourrait y survivre, mais il prouverait qu’il avait eu le courage de les voir en face et de ne pas flancher. Rien qu’une fraction de seconde d’aveuglante agonie. Pas terrible, au fond. En réalité, moins terrible que des raclées à coups de lanière de cuir ou d’une raquette de ping-pong percée de trous pour que cela fasse plus mal.
Falkirk contempla en souriant les chiffres qui défilaient sur l’écran de l’horloge. L’intérêt majeur de ce type de charge atomique, c’est qu’il était impossible de la désarmer. Même s’il était abattu dans la seconde qui suivait, personne ne pourrait saboter son travail.
Il prit l’ascenseur et se rendit au deuxième niveau.
Portant Marcie dans ses bras, Jorja alla se placer aux côtés de Jack Twist et leva la tête pour admirer le vaisseau reposant sur ses tréteaux. Bien que l’effondrement de son blocage mnémonique et l’afflux des souvenirs l’eussent plus ou moins préparée à cette vision, elle fut submergée par une sensation aussi violente que celle éprouvée dans le camion, quand la vérité lui avait été révélée. Elle tendit la main vers la coque mouchetée et un frisson-de peur, d’émerveillement et de plaisir-la parcourut quand ses doigts entrèrent en contact avec le métal usé.
Qu’elle imitât sa mère ou agît de son propre chef la petite Marcie fit de même. « La lune, dit-elle, la lune.
-Oui, répondit Jorja, c’est cela que tu as vu dans le ciel. Tu ne te rappelles pas ? Ce n’était pas la lune qui tombait. C’était blanc comme la lune, et puis c’est devenu tout rouge.
- La lune », dit doucement l’enfant. Sa petite main caressait le flanc du vaisseau, cherchait à en ôter les impuretés accumulées au fil du temps-et par là même, la couche de faux souvenirs qui comprimait sa mémoire. « La lune est tombée.
- Ce n’était pas la lune, mon chou mais un vaisseau spatial. Comme ceux de la télévision. »
Marcie se tourna vers sa mère et la regarda droit dans les yeux, enfin tirée de sa torpeur. « Comme celui du capitaine Kirk et de M. Spock ?
-Oui, fit Jorja en la serrant plus fort.
-Comme celui de Luke Skywalker, dit Jack en relevant une mèche qui barrait le front de la petite fille.
- Et de Han Solo », dit Marcie. Son regard se fit vide à nouveau. Elle se renfermait sur elle-même pour réfléchir à toutes ces étonnantes révélations.
Jack sourit à Jorja et lui dit: « Tout ira bien. Ça prendra peut-être du temps, mais elle guérira parce que ce qui l’obsédait, c’était son désir de se rappeler. Les souvenirs commencent à revenir et elle n’a plus besoin de lutter. »
Une fois de plus, Jorja se sentit rassurée par sa pré- sence, par son calme et sa compétence. « Elle s’en tirera, mais il faudra d’abord que nous sortions d’ici vivants-et intacts.
- Nous y arriverons, dit Jack. Je te le promets. »
Dom sentit une bouffée de chaleur monter en lui quand il vit arriver son ami. Il serra longuement Par-ker dans ses bras. « Comment es-tu arrivé ici ?
- C’est une longue histoire. » Le ton de sa voix indiquait qu’une partie de cette histoire était loin d’être réJouissante.
« Je regrette de t’avoir entraîné dans cette affaire, dit Dom.
-Je n’aurais jamais voulu manquer cela pour rien au monde, répondit Parker en désignant le vaisseau spatial.
- Et ta barbe ? Qu’est-ce que tu en as fait ?
-Quand on reçoit des invités de marque, on se fait beau, non ? »
Ernie marchait lentement le long du vaisseau et ne cessait de l’admirer.
Faye était restée auprès de Brendan. Elle s’inquié- tait beaucoup pour lui. Plusieurs mois auparavant, il avait perdu la foi-ou cru la perdre, ce qui revenait au même pour lui. Et ce soir, le père Wycazik, son ami, l’avait quitté et ce second coup lui avait été très rude.
« Faye, dit-il en regardant le vaisseau, c’est merveilleux, n’est-ce pas ?
-Oui, dit-elle. Je n’ai jamais été très amateur de science-fiction, je ne me posais même pas de questions. Mais c’est là la fin de tout, le début de quelque chose d’entièrement nouveau. Et c’est vraiment beau.
- Mais ce n’est pas Dieu. Et au plus profond de mon coeur, c’est ce que j’espérais.
-Vous vous rappelez le message que Parker vous a transmis de la part du père Wycazik ? dit-elle en lui prenant la main. Quand nous étions dans le camion… Le père Wycazik savait ce qui était arrivé cette nuit-là et c’était pour lui une réaffirmation de sa foi. »
Avec un pauvre sourire, Brendan répondit: « Pour lui, tout était une réaffirmation de sa foi.
- Ce le sera aussi pour vous. Il vous faut du temps pour réfléchir à tout ça. Ensuite, vous verrez les cho-ses sous le même angle que le père Wycazik. Parce que vous êtes comme lui, même si vous ne vous en rendez pas compte.
- Non, ne dites pas cela. Vous ne le connaissiez pas. Je ne lui arrive pas à la cheville. »
Faye lui pinça la joue affectueusement comme s’il était un enfant. « Brendan, quand vous nous parliez de votre recteur, il était clair que vous l’admiriez. Mais aussi que vous lui ressembliez beaucoup. Vous êtes jeune, Brendan, vous avez encore beaucoup de choses à comprendre. Mais quand vous aurez l’âge du père Wycazik, vous serez l’homme et le prêtre qu’il était. Chaque jour de votre vie, vous témoignerez de ce qu’il était.
- Vous le croyez vraiment ?
- Je le sais », dit Faye. Et elle le serra contre lui.
Ned et Sandy se tenaient par la taille et contemplaient le vaisseau. S’ils ne parlaient pas c’est parce qu’il n’y avait rien de bien original à dire. Du moins, c’est ce que Ned pensait.
Sandy éprouva toutefois le besoin de prononcer une parole: « Ned, si nous nous tirons de là vivants… j’irai voir un docteur, tu sais, un de ces spécialistes des pro-blèmes de grossesse. Je ferai tout mon possible pour mettre un enfant au monde.
- Mais… tu as toujours… tu n’as jamais…
-Je n’aimais pas assez le monde avant, dit-elle à voix basse. Mais maintenant… je veux qu’une partie de nous soit là quand l’humanité sortira des ténèbres, qu’elle naviguera dans l’espace et y rencontrera peut- être les étrangers-les merveilleux étrangers-qui sont venus là-dedans. Je serai une bonne mère, Ned.
-Je le sais. »
Quand Miles Bennell vit le dernier témoin et Parker Faine franchir la porte, il abandonna tout espoir d’utiliser les talents paranormaux de Dom pour interdire à Falkirk l’entrée de Thunder Hill. Il ne devait plus compter que sur le 357 Magnum coincé dans sa ceinture. Bien dissimulée sous la blouse blanche, l’arme lui appuyait sur l’estomac.
Miles pensait que Falkirk entrerait à Thunder Hill avec trente ou quarante hommes. Il pensait aussi que le colonel arriverait dans la caverne accompagné de Horner et d’une demi-douzaine de soldats. Mais seul le lieutenant apparut à la porte, armé d’une mitraillette et l’air tout à fait disposé à en faire usage.
Horner dit: « Mon général, docteur Bennell, le colonel Falkirk sera ici dans un instant.
-Comment osez-vous vous présenter ici avec une arme dont vous avez ôté le cran de sûreté ! dit le géné- ral avec un aplomb qui étonna le savant. Il suffit que votre doigt dérape sur la détente pour que vous arro-siez les parois de cette caverne et qu’en faisant rico-chet les balles viennent tous nous toucher, y compris vous !
- Mon doigt ne dérape jamais, mon général, répon-dit le lieutenant, une pointe d’ironie dans la voix.
- Où est Falkirk ? demanda Alvarado.
- Le colonel Falkirk avait un problème à régler mon général. Il vous prie de bien vouloir l’excuser.
- Quel problème ?
- Désolé, mon général, mais le colonel ne me tient pas toujours au courant de ses projets. »
Miles craignit un instant que le colonel n’eût déjà ordonné aux hommes du Gisa de liquider le personnel de l’entrepôt. Mais il aurait entendu des bruits de fusillade, ce qui n’était pas le cas. Il entreprit donc d’agir le plus naturellement du monde en attendant le moment où il pourrait braquer son Magnum sur Hor-ner et se mit à bavarder avec les témoins. Il découvrit que la plupart d’entre eux avaient déjà entendu parler du Cérire; pour les autres, il résuma brièvement les objectifs du Comité et expliqua pourquoi la couverture de l’événement avait été décidée.
Le vaisseau, expliqua Miles, avait été détecté pour la première fois par des satellites de défense placés en orbite terrestre à plus de 36000 kilomètres d’altitude. Ils l’avaient vu passer non loin de la lune. Les Soviéti-ques, dont les satellites de défense étaient plus rudi-mentaires, n’avaient aperçu le visiteur que bien plus tard et n’avaient pas réussi à l’identifier correctement.
Dans un premier temps, les observateurs avaient pris le vaisseau étranger pour une grosse météorite ou un petit astéroïde suivant une trajectoire de collision avec la terre. Il brûlerait lors de son entrée dans l’atmosphère s’il s’agissait d’une masse poreuse. Si la Terre n’avait pas de chance et si l’objet était constitué de matières plus denses, il pourrait encore se fragmenter en plusieurs météorites relativement inoffensives. Si la Terre n’avait vraiment pas de chance, c’est-à-dire si le corps étranger avait un taux élevé de nickel-fer supprimant toute possibilité de fragmentation, la menace serait bien réelle. Certes, le bolide risquait de tomber dans l’océan, les étendues liquides occupant près de soixante-dix pour cent de la surface terrestre. Un tel impact n’aurait pas de conséquences à moins de se produire à proximité d’un littoral: il y aurait alors un formidable raz de marée.
L’hypothèse la plus terrible était celle de l’impact sur une zone urbaine à très forte densité de population.
« Imaginez un morceau de nickel et de fer de la taille d’un autocar s’écrasant sur Manhattan à la vitesse de plusieurs milliers de kilomètres à l’heure, dit Miles. Cette éventualité était assez horrible pour que nous envisagions de le détourner ou de le détruire. »
Moins de six mois auparavant, les premiers satellites du bouclier de l’Initiative de défense stratégique -l’IDS, ce que les médias appelaient la « guerre des étoiles »-avaient été mis secrètement en orbite. Ils constituaient moins de dix pour cent du système qui, un jour, devrait prévenir les Etats-Unis de toute agression nucléaire étrangère. Chaque satellite pouvait modifier son altitude et tourner ses armes vers le moindre objet suspect. Une théorie récente prétendait que des comètes ou des astéroïdes tombés sur la Terre avaient exterminé les dinosaures il y a plus de soixante millions d’années. Prudents, les concepteurs de ce pro-jet grandiose avaient jugé sage de permettre aux satellites du bouclier de l’IDS d’abattre non seulement les missiles soviétiques, mais aussi tout pseudo-missile venu des confins de l’espace. Par conséquent, un des satellites avait été repositionné alors que la météorite mystérieuse se rapprochait de plus en plus de la Terre; au moment voulu, il pourrait tirer tous ses missiles antimissiles sur l’intrus. Bien qu’aucune de ses charges ne fût nucléaire, l’action combinée de toutes ses ogives aurait dû suffire à fragmenter le bolide et à le rendre inoffensif.
« C’est alors, poursuivit Bennell, que plusieurs heu-res avant l’attaque prévue, une analyse des dernières photographies révéla une forme extraordinairement symétrique. L’étude spectrographique menée par le satellite confirma que les caractéristiques de l’objet ne correspondaient pas au profil standard des météori-tes. » Le scientifique n’avait cessé de faire les cent pas devant les témoins. Soudain, il s’immobilisa et posa la main sur le vaisseau. « De nouvelles photos furent pri-ses toutes les dix minutes. Au bout d’une heure, il devint clair qu’il s’agissait bel et bien d’un vaisseau. Personne n’aurait alors pris le risque d’en ordonner la destruction. Nous n’avons pas mis les Soviétiques au courant de notre nouvelle décision-cela les aurait renseignés sur la position de nos satellites de défense. En revanche, nous avons entrepris de brouiller de façon aléatoire et indétectable les radars des Russes afin de garder le secret pour nous seuls. Quelques spé- cialistes pensaient que le vaisseau se placerait en orbite terrestre, mais il devint rapidement évident qu’il suivait la même trajectoire qu’une météorite classique, de manière contrôlée toutefois. Les ordinateurs de la Défense purent indiquer trente-huit minutes à l’avance que le point d’impact se situerait aux environs d’Elko.
-Juste assez tôt pour faire fermer la nationale 80, dit Ernie Block, et appeler Falkirk et sa brigade du Gisa.
-Ils étaient en manoeuvres tout près d’ici au sud de l’Idaho. Un vrai coup de chance. Ou de malchance. Cela dépend de votre point de vue.
- Votre point de vue, je ne le connais que trop bien ! »
Le colonel Falkirk se tenait dans l’encadrement de la porte.
Découvrant Falkirk pour la première fois, Ginger se rendit compte à quel point la presse l’avait désavantagé. Il était plus beau, plus imposant-mais aussi plus effrayant-que sur la photo publiée par le Sentinel. Sa mitraillette n’était pas braquée sur le petit groupe, comme celle du lieutenant, mais son allure faussement décontractée était bien plus menaçante que la rigidité toute militaire de Horner. Ginger avait le sentiment qu’il voulait les inciter à tenter quelque chose contre lui pour mieux les abattre. Et quand Falkirk se rapprocha du groupe, elle crut déceler autour de lui une aura-pour ne pas dire une odeur pestilen-tielle-de haine et de folie.
Miles Bennell prit la parole: « Où sont donc vos hom-mes, colonel ?
- Il n’y a personne, dit Falkirk. Rien que le lieutenant Horner et moi-même. Je ne vois pas l’intérêt d’une démonstration de force. Je suis sûr qu’en discutant posément nous aboutirons à une situation qui satisfera tout le monde. »
Ginger avait de plus en plus l’impression que le colonel se moquait d’eux. Il avait l’air d’un enfant qui, détenteur d’un secret, se réjouit de l’ignorance d’autrui. Elle vit que Bennell était tout aussi déconte-nancé par l’attitude détendue de Falkirk.
« Poursuivez votre discussion, dit le colonel en consultant sa montre. Pour l’amour du ciel, ne vous déran-gez pas pour moi. Je suis certain que vous avez encore beaucoup de questions.
-Oui, dit Sandy. Docteur, où sont les… les gens qui conduisaient ce vaisseau ?
- Ils sont morts, dit Bennell. Ils étaient huit, mais ils sont tous morts avant d’arriver. »
Une pointe de regret perça le coeur de Ginger et elle vit qu’il en allait de même pour ses compagnons. Par-ker et Jorja émirent un petit cri de surprise, comme s’ils venaient d’apprendre le décès d’un ami.
« Comment sont-ils morts ? s’enquit Ned. De quoi ? »
Tout en lançant des coups d’oeil inquiets en direction du colonel, Bennell expliqua: « Avant tout, vous devriez peut-être savoir d’où ils viennent. Nous avons trouvé dans leur vaisseau une sorte d’abrégé de leur culture enregistré sur une chose ressemblant à un vidéodisque. Il nous a fallu plusieurs semaines pour trouver l’appareil de diffusion et un bon mois pour réussir à le faire marcher. Il fonctionnait toujours, ce qui est vraiment incroyable si l’on considère… ne mélangeons pas tout. L’encyclopédie visuelle est superbe et nous apprend beaucoup en dépit de la bar-rière de la langue. Cependant, nos spécialistes commencent à déchiffrer leur idiome et nous éprouvons même une sorte de… sentiment de fraternité avec le peuple qui a édifié ce vaisseau.
- Un sentiment de fraternité ! ricana Falkirk.
- Il me faudrait des semaines pour tout vous raconter, poursuivit Bennell sans se préoccuper du colonel. Mettons qu’il s’agisse d’une espèce voyageuse très ancienne qui, au moment où ce vaisseau a quitté son port d’attache, avait déjà localisé cinq espèces intelligentes dans d’autres systèmes solaires que le nôtre.
- Cinq ! s’écria Ginger. Mais… même si la galaxie abrite de nombreuses formes de vie, c’est vraiment incroyable. Il y a tant d’endroits à visiter, des distances si vastes à parcourir !
- C’est vrai, reconnut Miles Bennell, mais dès le jour où ils se sont dotés du moyen d’aller d’étoile en étoile, ils ont apparemment décidé que c’était pour eux un devoir sacré que de partir en quête des autres intelligences. C’était pour eux comme une religion. Nous avons du mal à les comprendre parfois, mais nous croyons qu’ils se considèrent comme les serviteurs de la force suprême qui a créé l’univers.
- Dieu ? l’interrompit Brendan. Vous voulez dire qu’ils se voient comme des serviteurs de Dieu ?
- En quelque sorte, oui. Bien qu’ils ne cherchent à dif-fuseraucun message religieux. Ils ont seulement le devoir d’aider les autres espèces intelligentes, de réunir les intelligences disséminées dans l’immensité de l’espace.
- Réunir les intelligences ! » dit Falkirk d’un air dédaigneux tout en consultant sa montre.
Le général Alvarado s’était discrètement déplacé sur la droite de Falkirk et se trouvait maintenant à la limite du champ visuel du colonel.
Ginger, quant à elle, éprouvait une sorte de malaise devant l’antagonisme qui opposait le colonel au savant et au général. Elle n’en comprenait cependant pas la raison. S’approchant de Dom, elle le prit par la taille.
« Ils nous ont apporté un autre cadeau, dit Bennell tout en regardant le colonel d’un air inquiet. C’est une espèce si ancienne qu’elle a développé des dons que nous qualifierons de paranormaux. La capacité de gué- rir, par exemple, ou la télékinésie. D’autres choses encore. Ces talents, ils les possèdent, mais ils savent aussi les… les insuffler aux espèces intelligentes qui en sont dépourvues.
- Les insuffler ? demanda Dom. Mais comment ?
-Je ne peux vous répondre de manière précise, mais il est clair que c’est ce qu’ils ont fait avec vous. Et vous-mêmes avez désormais la possibilité de transmettre vos dons.
- Quoi ? fit Jack. Vous voulez dire que Dom et Brendan pourraient nous faire bénéficier de… de leurs pouvoirs ?
-C’est déjà fait, dit Brendan. Ginger, Dom, Jack… vous ne savez pas ce que le père Wycazik a révélé à Par-ker. Les deux personnes que j’ai guéries à Chicago-Emmy et Winton-, eh bien, elles aussi ont ces pouvoirs.
- De nouvelles sources d’infection, fit Falkirk d’un air sombre.
- De sorte que je les aurais moi aussi, puisque Brendan m’a soigné ? dit Parker.
- Je crois pour ma part que ce n’est pas la guérison qui importe, mais le contact intime entre deux esprits », dit Brendan.
Ginger avait la tête qui tournait. Cette révélation était aussi formidable que l’existence du vaisseau. « Vous voulez dire… mon Dieu… vous voulez dire qu’ils sont venus pour permettre à notre espèce d’accéder à un niveau de conscience supérieur ? Et que cette évolution a déjà commencé ?
- Il semble que oui », dit Bennell.
Leland Falkirk jeta un nouveau coup d’oeil à sa mon-tre. « Cela suffit, dit-il. Cette mascarade devient lassante.
-Quelle mascarade ? demanda Faye Block. De quoi parlez-vous ? On nous a dit que, pour vous, nous étions possédés, c’est bien cela ? D’où est-ce que vous sortez une idée aussi dingue ?
- Epargnez-moi ces simagrées, dit Falkirk d’un ton tranchant. Vous faites tous semblant de ne rien savoir. En réalité, vous savez tout. Vous n’êtes plus humains. Vous êtes fous… infectés et vous jouez les innocents pour que je vous épargne. Mais ça ne marchera pas. Il est trop tard. »
Surprise par le délire soudain de Falkirk, Ginger s’adressa à Bennell. « Qu’est-ce que c’est que ces histoires d’infection et de possession ?
- Une erreur », dit Bennell en faisant quelques pas vers la gauche.
Ginger comprit qu’il essayait d’attirer sur lui l’attention de Falkirk-pour permettre au général Alvarado de s’esquiver discrètement, peut-être.
« Une erreur, répéta Bennell. Ou plutôt… un bon exemple de la xénophobie typique de la race humaine - de la haine et de la suspicion qu’elle nourrit à l’égard de tout ce qui est différent d’elle. Quand nous avons visionné les vidéodisques pour la première fois, quand nous avons compris que les extraterrestres désiraient transmettre leurs pouvoirs aux espèces étrangères, nous avons apparemment mal interprété ce que nous voyions. Au début, nous croyions qu’ils prenaient possession de ceux qu’ils modifiaient, qu’ils inséraient une conscience parasite chez leurs hôtes. Ce type de crainte est assez compréhensible, après tous les romans fantastiques et les films d’horreur qu’on nous présente depuis des années. Cette mauvaise interprétation fut corrigée après la projection d’autres vidéodisques. Nous avons eu le temps d’entrer dans les détails. Nous savons aujourd’hui que nous avions tort.
-Moi, je sais que non, dit Falkirk. Je pense que vous avez tous été infectés et que vous êtes tombés sous la coupe de ces créatures: c’est ce qui vous a fait minimi-ser le danger. A moins que… oui, à moins que tous ces disques ne soient que de la propagande, des mensonges.
- Non, dit Bennell. Premièrement, je ne crois pas ces êtres capables de mentir. Deuxièmement, ils n’auraient pas besoin de propagande s’ils voulaient vraiment nous asservir. Ils n’auraient pas emporté avec eux cette encyclopédie audiovisuelle dans laquelle ils expliquent eux-mêmes qu’ils vont nous changer. »
Ginger avait remarqué que Brendan Cronin s’inté- ressait plus que quiconque à la conversation. Il prit la parole: « Je me rends bien compte que la métaphore religieuse n’est peut-être pas très appropriée, mais s’ils ont l’impression d’être des serviteurs de Dieu… s’ils sont venus du ciel avec ces dons miraculeux, nous pourrions dire que ce sont des anges ou des archanges nous accordant une bénédiction toute particulière.
-Bravo, Cronin ! dit Falkirk en éclatant de rire. La bigoterie, à présent ! Vous croyez peut-être que vous allez m’avoir avec vos histoires de curé ? Même si j’étais une grenouille de bénitier comme ma mère, je vois mal comment je pourrais qualifier d’anges des créatures dont la face ressemble à un baquet de vers grouillants !
- Des vers ? De quoi parle-t-il ? demanda Brendan à Bennell.
-Leur allure est très différente de la nôtre. Ce sont des bipèdes avec des membres supérieurs assez semblables aux nôtres, bien qu’ils possèdent six doigts et pas cinq. Mais c’est tout ce que nous avons en com-mun. Au début, ils paraissent répugnants. Et quand je parle de répulsion, je suis encore loin de la vérité. Et puis, avec le temps, on commence à comprendre qu’ils ont une certaine forme de beauté.
- Une certaine forme de beauté ! répéta Falkirk d’un air méprisant. Des monstres, voilà ce qu’ils sont, oui. Et ils ne peuvent sembler beaux qu’aux yeux d’autres monstres. Vous vous êtes trahi, Bennell. »
La colère de Ginger la poussa à s’avancer vers le colonel en dépit de sa mitraillette. « Pauvre imbécile, dit-elle. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de leur aspect ? Ce qui compte, c’est ce qu’ils sont. De toute évidence, ce sont des créatures animées d’un noble idéal. Même s’ils sont aussi laids que vous le dites, ce que nous avons en commun avec eux est bien plus important que nos différences. Mon père disait toujours que ce qui nous sépare des bêtes, ce n’est pas seulement l’intelligence, mais aussi le courage, l’amour, l’amitié, la compassion, la communauté d’âme ! Vous réalisez quel courage il leur a fallu pour venir de si loin ? Le courage, voilà une chose que nous avons en commun. Et l’amour, l’amitié ? Ces sentiments aussi, ils devaient les posséder. Sinon, comment auraient-ils édifié une civilisation capable d’atteindre les étoiles ? Sans amour, sans amitié, on n’a aucune raison de cons-truire quoi que ce soit. La compassion ? Ils ont une mission sacrée, ils veulent permettre aux autres espè- ces d’accéder aux sommets de l’intelligence. Et la communion d’âme ? Vous n’en trouvez pas chez eux, peut-être ? Ils comprennent nos craintes et notre solitude à tel point qu’ils entreprennent des voyages extraordinaires dans le seul but de nous rencontrer et de nous dire que nous ne sommes pas seuls dans l’univers. »
Soudain, elle comprit que sa fureur ne s’adressait pas tant à Falkirk qu’à l’aveuglement dans lequel se complaisait la race humaine, cet aveuglement qui la poussait si souvent dans la spirale infernale de l’autodestruction.
« Regardez-moi, dit-elle au colonel. Je suis juive. Certains vous diront que je ne suis pas comme les autres, que je ne suis pas bonne, voire que je suis dangereuse. Les histoires de juifs buvant le sang des enfants des chrétiens, voilà le genre d’horreurs qu’on colportait aux siècles passés. Mais y a-t-il une différence entre cet antisémitisme maladif et votre entêtement à croire, malgré tout ce qui prouve le contraire, que ces créatu-res sont venues ici pour boire notre sang ? Pour l’amour du ciel, arrêtez. C’en est fini de la haine. Nous avons désormais une destinée qui nous interdit de nous entre-déchirer.
-Bravo, dit Falkirk d’un ton acide. Voilà un superbe discours. » Tout en parlant, il pointa sa mitraillette sur le général Alvarado. « Laissez votre arme, mon général. Vous ne m’abattrez pas. Je mour-rai comme vous tous dans les flammes de l’holocauste.
- L’holocauste ? dit Bennell.
-Oui, docteur, l’holocauste de feu qui nous consu-mera tous et purifiera le monde de l’infection.
- Bon sang ! s’écria Bennell. C’est pour ça que vous êtes venu seul. Vous ne vouliez pas sacrifier plus d’hommes qu’il n’était nécessaire. » Il se tourna vers Alvarado. « Ce dingue a eu accès aux armes tactiques.
- Deux charges individuelles, pour être précis, dit Falkirk.Il y en a une de l’autre côté de cette porte. La deuxième se trouve à l’étage inférieur. » Il consulta sa montre. « Dans moins de trois minutes, nous serons tous pulvérisés. Vous n’aurez même pas le temps de m’infecter. »
Et, tout à coup, la mitraillette jaillit des mains du colonel avec une telle force qu’elle lui coupa les doigts et lui arracha deux ongles. A la même seconde, le lieutenant Horner poussa un cri en voyant son arme lui échapper avec la même brutalité. Ginger vit les deux mitraillettes tournoyer un instant dans l’air, puis retomber aux pieds d’Ernie Block et de Jack Twist. En moins d’une seconde, les deux hommes les ramassè- rent et les braquèrent sur Horner et Falkirk.
« C’est toi ? dit timidement Ginger en se tournant vers Dom.
- Eh bien, oui… Je ne pensais pas que je pourrais y arriver.
- Nous n’avons plus que trois minutes, leur rappela Bennell.
- Deux, rectifia Falkirk en frottant sa main ensanglantée. Deux minutes avant l’apocalypse.
-De toute façon, il est impossible de désarmer les charges nucléaires », dit Alvarado.
Dom partit en courant et cria: « Brendan, occupez-vous de celle-ci. Moi, je prends celle du troisième étage.
- On ne peut pas les désarmer ! » répéta le général Alvarado.
Brendan s’agenouilla à côté de l’arme nucléaire et cligna des yeux en voyant les chiffres affichés sur le cadran. Une minute trente-trois secondes.
Il ne savait pas quoi faire. Il avait guéri trois personnes, certes, il avait fait voler des poivrières. Il avait même généré d’étranges lumières. Mais les poivrières lui avaient échappé, les chaises s’étaient écrasées au plafond du restaurant. A la moindre fausse manoeuvre sur le détonateur, ses pouvoirs paranormaux ne serviraient plus à rien.
Une minute vingt-six secondes.
Les autres étaient sortis de la caverne où reposait le vaisseau et s’étaient rassemblés autour de lui. Falkirk et Horner restaient sous surveillance, bien qu’ils n’eussent aucune raison de tenter de récupérer leurs armes: ils ne doutaient pas un instant de l’efficacité des bombes atomiques.
Une minute onze secondes.
«Si j’écrase le détonateur, dit Brendan, si je le réduis en poudre, est-ce que…
- Non, dit le général. Une fois armé, le détonateur déclenche automatiquement la bombe si l’on essaie de le détruire. »
Une minute trois secondes.
Faye s’agenouilla à côté de Brendan. « Faites-le jaillir hors de la bombe. Comme Dom a fait avec les mitraillettes. »
Brendan voyait les chiffres défiler sur le cadran de l’horlogerie. Il s’efforça d’imaginer le détonateur sautant au loin comme un bouchon de champagne.
Rien ne se produisit.
Cinquante-quatre secondes.
Furieux contre la lenteur de l’ascenseur, Dom s’élança dans la caverne dès que les portes s’ouvrirent. Ginger courait derrière lui. La charge nucléaire était déposée au milieu de la salle. Il s’accroupit devant la bombe et découvrit le cadran. « Seigneur… »
Cinquante secondes.
Tu peux y arriver, dit Ginger en se plaçant de l’autre côté du sac. Tu as une destinée à accomplir.
- Il est trop tard.
-Je t’aime, dit-elle.
-Je t’aime », dit-il à son tour, aussi surpris qu’elle par cette déclaration.
Quarante-deux secondes.
Il tendit les mains au-dessus de la charge nucléaire et sentit les cercles apparaître dans ses paumes.
Quarante secondes.
Brendan était en sueur.
Trente-neuf secondes.
Il faisait des efforts désespérés pour réveiller la magie qui était en lui. Mais bien que les stigmates lui brûlent les paumes et qu’il sente ses pouvoirs se réveiller, il ne réussissait pas à se concentrer. Il ne cessait de penser aux gestes maladroits qu’il pourrait avoir et, plus il y pensait, moins il parvenait à focaliser l’énergie prodigieuse qui l’habitait.
Trente-quatre secondes.
Parker Faine s’approcha de Brendan et s’agenouilla à son tour. « Ne le prenez pas mal, mon père, mais vous êtes un jésuite et vous avez peut-être un peu trop tendance à intellectualiser. Vous devriez y mettre toutes vos tripes. Ce qu’il faudrait, c’est la simplicité, la violence viscérale d’un artiste. » Il tendit les mains vers le détonateur et s’écria: « Allez, sors de là, espèce de saloperie ! »
Le détonateur jaillit de la bombe et atterrit devant Parker.
Il y eut des bravos, des cris de soulagement, mais Brendan désigna le cadran: «Le compte à rebours n’est pas arrêté. »
Onze secondes.
« Qu’est-ce que ça peut faire puisque le détonateur n’est plus connecté à la bombe ? dit Parker avec un large sourire.
- Il comporte une charge explosive convention-nelle », dit Alvarado.
Le détonateur fusa hors de la bombe et alla se poser dans la main de Dom. Il vit les chiffres continuer de défiler sur le cadran et sentit qu’il fallait qu’ils s’arrê- tent, même si l’on ne risquait plus l’explosion nucléaire. C’est pourquoi il désira simplement qu’ils se figent. Ce qu’ils firent au bout de trois secondes.
Cinq secondes.
Parker, tout étonné par ce qu’il venait d’accomplir, fut pris de panique. Persuadé que ses pouvoirs étaient taris, il opta pour un type d’action tout à fait dans son caractère. Poussant un cri de guerre à la John Wayne, il projeta le détonateur tout au bout de la caverne comme s’il s’agissait d’une grenade et se jeta à terre, imité en cela par ses compagnons.
Dom embrassait Ginger quand l’explosion retentit à l’étage supérieur. Ils sursautèrent et crurent un instant que Brendan avait échoué, mais une explosion nucléaire aurait fait s’effondrer sur eux le plafond de la caverne.
« Le détonateur, dit-elle.
- Viens, dit-il, allons voir si personne n’est blessé. »
L’ascenseur les ramena au deuxième niveau. Le Noyau était rempli d’hommes en armes qu’avait atti-rés la détonation.
Tenant Ginger par la main, Dom se fraya un chemin parmi la foule. Il vit Faye, Sandy, Ned. Brendan-vivant, sans la moindre égratignure. Jorja, Marcie.
Parker apparut à droite et les serra tous les deux dans ses bras. « Ah, les enfants, si vous m’aviez vu ! Avec Eddy Murphy et moi, la Seconde Guerre mondiale n’aurait pas duré plus de six mois !
- Je commence à comprendre pourquoi Dom vous admire tant », dit Ginger.
Un cri retentit. Dom se retourna et vit que Falkirk avait échappé à la surveillance de Jack et d’Ernie. Il s’était emparé du revolver d’un des militaires.
« Arrêtez, pour l’amour du ciel ! lui cria Jack. C’est fini, maintenant, vous ne pouvez plus rien faire. »
Falkirk n’avait pas l’intention de poursuivre la guerre. Ses yeux gris lançaient des éclairs de folie. « Oui, c’est fini, dit-il, mais je ne me laisserai pas infecter comme vous autres. Vous ne m ‘aurez pas ! » Avant que quelqu’un pût tenter quoi que ce soit, il enfonça le canon du revolver dans sa bouche et appuya sur la détente.
Avec un cri d’horreur, Ginger se détourna du cadavre à moitié décapité. Dom tourna également la tête. Ce n’était pas la vision de la mort qui les horrifiait, mais cette obstination stupide d’un être humain qui avait pourtant à portée de main le secret de l’immortalité.
Transcendance
Le personnel de Thunder Hill continuait de se regrouper dans la caverne, puis autour de l’engin étrange que la grande majorité des hommes découvraient pour la première fois. Ginger, Dom et les autres témoins suivirent Miles Bennel au coeur du vaisseau.
L’intérieur n’avait rien de très extraordinaire, il était même aussi banal que la coque, il n’y avait en tout cas aucun de ces appareils hypersophistiqués que l’on s’attend normalement à trouver dans ce type d’engin. Miles Bennell expliqua que les constructeurs bénéficiaient d’une technologie dépassant largement tout ce que l’homme pouvait imaginer, pour ne pas dire les lois de la physique telles que nous les concevons. Il n’y avait qu’une longue chambre grisâtre, sans rien de particulier. La chaude lumière dorée qui avait inondé le vaisseau au soir du 6 juillet-et dont Brendan s’était souvenu dans ses rêves-était invisible. Il n’y avait que de simples ampoules électriques installées là par les scientifiques.
Malgré sa rigueur, la chambre avait quelque chose de chaud, de magique et d’attirant qui, curieusement, rappelait à Ginger le bureau de son père, dans sa pre-mière bijouterie. Seul un calendrier ornait les murs de ce saint des saints. Les meubles étaient bon marché, vieux et usés. C’était une pièce austère, pour ne pas dire sinistre. Mais pour Ginger, ç’avait toujours été un lieu magique parce que c’était là que Jacob se retirait souvent avec un livre dont il lui lisait quelques pages. Parfois, c’était un roman d’aventures, une sombre histoire d’espions, ou un conte de gnomes et de sorcières, ou encore, pourquoi pas, un récit évoquant les autres mondes. La réalité s’évanouissait et, des heures durant, Ginger se voyait enquêter aux côtés de Sher-lock Holmes sur des landes brumeuses, s’amuser avec Bilbo le Hobbit ou visiter la Foire aux Ténèbres en compagnie de Jim et de Will, les deux héros du beau livre de Bradbury. Le bureau de Jacob n’était pas seulement ce qu’il paraissait être. Et bien que ce vaisseau ne lui ressemblât en rien, il lui était tout à fait semblable: sous une apparence un peu triste se dissimulaient des trésors inestimables.
De chaque côté se trouvaient quatre alvéoles vaguement translucides, taillées dans une substance blanc bleuté ressemblant à du quartz. C’était, selon Miles Bennell, les lits que les visiteurs avaient occupés pendant leur long périple. Leur existence était ralentie et ils ne vieillissaient que d’une année terrestre tous les cinquante ans. Pendant qu’ils rêvaient, le vaisseau, entière-ment automatique, franchissait le vide interstellaire équipé de toutes sortes de sondes et de capteurs cherchant la moindre trace de vie sur les centaines de milliers de systèmes solaires qu’il traversait.
Ginger remarqua tout de suite que le sommet de cha-que alvéole était marqué de deux cercles ayant exactement la taille de ceux qui étaient apparus dans les paumes de Dom et de Brendan.
« Vous nous avez dit qu’ils étaient morts en arrivant, dit Ned, mais vous n’avez pas répondu à ma question. De quoi sont-ils morts ?
- Du temps, dit Bennell. Le vaisseau et tous ses appareils ont continué à fonctionner parfaitement pendant la descente vers la Terre, mais ses occupants étaient déjà morts de vieillesse.
- Attendez, fit Faye. Vous nous avez dit qu’ils ne vieillissaient que d’un an toutes les cinquante années.
- C’est vrai, répondit Bennell. Et d’après ce que nous savons, leur durée de vie avoisine les cinq cents ans.
- Cela veut donc dire qu’ils étaient là-dedans depuis vingt-cinq mille ans ! s’écria Jack, qui tenait Marcie dans ses bras.
- Plus encore, poursuivit Bennell. Leurs connaissances étaient immenses, mais ils n’ont jamais réussi à dépasser la vitesse de la lumière, qui est approxima-tivement de 300000 kilomètres-seconde. En fait, leur vaisseau naviguait à quelque quatre-vingt-dix-huit pour cent de cette vitesse, soit 294000 kilomètres-seconde. C’est rapide, oui, mais pas assez si l’on consi-dère les distances à parcourir. Notre propre galaxie -dans laquelle nous sommes voisins-a un diamètre de 80 000 années-lumière, ce qui fait dans les huit cents millions de milliards de kilomètres ! Ils ont essayé de nous indiquer sur des diagrammes tridimensionnels leur système d’origine. Nous pensons que leur monde se trouve à 31000 années-lumière d’ici. Ils ont donc quitté leur planète il y a trente-deux mille ans. Même en vivant au ralenti, ils ont dû mourir il y a dix mille ans. »
Ginger posa la main sur l’une des couches blanc bleuté. C’était pour elle un témoignage de compassion et de communion d’âme dépassant largement tout ce qu’un esprit humain pouvait concevoir, l’incarnation d’un sacrifice si grand que la raison ne pouvait que vaciller. Ils avaient abandonné de leur plein gré le monde où ils vivaient et tous ceux de leur espèce pour se lancer dans l’univers avec pour tout bagage l’espoir d’aider une race intelligente à se développer un peu plus…
Bennell parlait d’une voix grave, très doucement, comme s’il se trouvait dans la nef d’une cathédrale. « Ils ont péri à 25 000 années-lumière de chez eux. Ils étaient déjà morts quand l’humanité vivait encore dans des grottes et commençait tout juste à apprendre les rudiments de l’agriculture. Quand ces voyageurs sont morts, la population globale de la Terre n’était que de cinq millions d’habitants-un peu moins que Manhattan aujourd’hui. Depuis dix mille ans, l’humanité a péniblement édifié une civilisation qui est aujourd’hui capable de s’autodétruire. Et pendant ce temps, le vaisseau fonçait vers nous avec son équipage defunt. »
Ginger vit Brendan effleurer de la main la couche qu’elle-même avait palpée. Il avait les larmes aux yeux.
Elle savait ce qu’il ressentait. En tant que prêtre, il avait fait voeu de pauvreté et de célibat, offrant ainsi à Dieu tous les plaisirs séculiers auxquels il renonçait. Le sacrifice n’était pas un vain mot pour lui, mais ce n’était rien à côté de ce que ces êtres avaient accepté au nom de leur cause.
Parker dit: « Pour identifier cinq espèces intelligentes quand les distances sont si grandes et les chances si petites, ils ont dû envoyer toute une flottille.
- Nous croyons qu’ils ont lancé des centaines voire des milliers de vaisseaux semblables à celui-ci chaque année. Les autres espèces se trouvent à moins de 15000 années-lumière de leur planète d’origine. Mais souvenez-vous: quand ils localisent une espèce intelligente à cette distance, cela signifie qu’ils doivent encore attendre plus de quinze mille ans avant d’apprendre la bonne nouvelle. Est-ce que vous commencez à ressentir l’ampleur de leur engagement ?
-La plupart des vaisseaux doivent partir et ne jamais revenir, dit Ernie. Rares sont ceux qui découvrent quelque chose. Les autres doivent dériver à tout jamais dans l’espace sans équipage pour les guider.
- Oui, dit Bennell.
- Et pourtant, ils continuent, dit Dom.
-Oui, ils continuent.
- Nous n’aurons peut-être plus jamais la chance de les rencontrer, dit Dom.
- Donnez à l’humanité une centaine d’années pour comprendre et appliquer la technologie qu’ils nous ont offerte, dit Bennell. Donnez-nous ensuite… un bon millier d’années pour évoluer jusqu’au point où nous serons capables d’un tel engagement. Nous lancerons alors un vaisseau dans lequel un équipage humain vivra au ralenti. Si nous pouvons améliorer la technique, ces voyageurs vieilliront peut-être encore plus lentement, voire pas du tout. Ni vous ni moi n’assiste-rons à cet événement, mais cela se fera. Je le sais, au plus profond de mon coeur. Et puis, dans trente-deux mille ans, nos lointains descendants iront rendre visite à ces créatures, reprenant un contact qu’elles ne sauront même pas avoir établi. »
Ils restèrent silencieux devant l’immensité de la vision de Bennell.
« Tout cela est à l’échelle de Dieu, dit enfin Brendan. Nous parlons ici de projets et d’actions qui ne sont pas à l’échelle humaine.
- Désormais, je crois que j’aurai du mal à me passionner pour le résultat des matches de foot », dit Par-ker pour détendre un peu l’atmosphère.
Dom apposa ses mains sur les deux cercles gravés au sommet de la couche. Il dit: « Je crois que six seulement des membres de l’équipage étaient morts, je veux dire totalement morts, au soir du 6 juillet. Je commence à me rappeler ce qui s’est produit quand nous sommes entrés dans le vaisseau. Nous avons été attirés vers deux de ces couches par une chose qui y vivait encore. Qui vivait à peine, mais qui n’était pas complè- tement morte.
-Oui, dit Brendan en essuyant les larmes qui coulaient sur ses joues. En fait, je me souviens que la lumière dorée provenait de ces deux couches. Elle nous appelait sans même que nous le sachions. J’éprouvais le besoin de placer mes mains sur les cercles. Et là j’ai senti quelque chose, quelqu’un, qui s’accrochait désespérément à la vie, non pas pour lui-même, mais pour transmettre son héritage le plus pré- cieux. J’ai plaqué mes paumes sur les deux cercles et j’ai reçu ce que cet être voulait me donner. Et puis, il est mort. J’ignorais ce qu’il y avait en moi. Je suppose qu’il m’aurait fallu du temps pour comprendre, pour apprendre à utiliser ces dons. Mais avant même d’en avoir la possibilité, on m’a arrêté.
- Vivants, dit Bennell, fasciné. En fait, sur les huit corps… deux étaient pratiquement réduits en pous-sière… deux autres étaient dans un état de décomposi-tion avancée. Les quatre autres étaient en meilleur état, deux surtout, qui semblaient vraiment bien conservés. Mais je n’aurais jamais osé imaginer…
- Oui, dit Dom, en qui les souvenirs continuaient d’affluer. Ils étaient à peine vivants, mais encore assez pour transmettre le flambeau. Je croyais que je pourrais tout raconter, mais on m’a drogué avant…
- Bientôt, nous pourrons révéler la vérité à l’humanité tout entière, dit Bennell.
- Et changer le monde », ajouta Brendan.
Ginger se tourna vers les membres de la Famille ainsi que vers Parker et Bennell, et elle ressentit au plus profond d’elle-même le lien qui unirait désormais chaque homme et chaque femme de cette planète. Cette incroyable communion serait pour la race humaine comme une échelle qui lui permettrait de monter toujours plus haut. Jusque-là, les hommes avaient vécu dans les ténèbres, mais voici que s’offrait à eux une aube resplendissante.
Elle contempla ses deux petites mains, des mains de chirurgien, et elle pensa aux interminables études qu’elle avait suivies dans l’espoir de sauver des vies. Ces années de dur labeur n’avaient plus de sens, mais elle s’en moquait éperdument. Elle était emplie de joie à l’idée d’un monde qui n’aurait plus besoin de la médecine ou de la chirurgie. Bientôt, quand Dom lui aurait transmis le don, ainsi qu’elle le lui demanderait, elle pourrait guérir par simple effleurement. Mieux encore, ce geste donnerait aux autres le pouvoir de se guérir eux-mêmes. Pratiquement du jour au lendemain, la durée de la vie humaine augmenterait dans des proportions formidables. Les hommes vivraient trois cents ans, quatre cents ans, plus encore. Exception faite des accidents, le spectre de la mort serait repoussé toujours plus loin. Et l’on ne verrait plus jamais des Jacob ou des Anna arrachés à l’affection de leurs enfants. Ni des maris pleurer au chevet de leurs épouses défuntes. Baruch ha-shem. Plus jamais, non, plus jamais.