Chapitre XVII
Fondation de Constantinople. Système politique de Constantin et de
ses successeurs. De la discipline militaire. De la cour et des
finances.
L’INFORTUNÉ Licinius est le dernier rival qui se soit opposé, à la grandeur de Constantin, est le dernier captif qui ait orné son triomphe. Après un règne heureux et tranquille, pendant lequel le conquérant avait donné à ses peuples une capitale, une politique et une religion nouvelles, il légua la possession de l’empire à sa famille ; et les innovations qu’il avait établies ont été adoptées et conservées par une longue suite de générations. Le siècle de Constantin le Grand et de ses fils est riche en événements mémorables ; mais l’historien se perdrait dans leur nombre, et dans leur variété s’il ne séparait pas avec soin ceux qui n’ont ensemble d’autre rapport que celui de l’ordre des temps. Il exposera les institutions politiques qui donnèrent de la force et de la stabilité à l’empire, avant d’entrer dans le détail des guerres et des révolutions qui en hâtèrent le déclin. Il adoptera la division inconnue aux anciens, d’affaires civiles et d’affaires ecclésiastiques. Enfin, la victoire des chrétiens et leurs discordes intestines présenteront tour à tour de nombreux objets d’édification et de scandale.
Après la défaite et l’abdication de Licinius, son rival victorieux posa les fondements d’une ville destinée à devenir un jour la maîtresse de l’Orient, et à survivre à l’empire et à la religion de son fondateur. Les motifs, soit d’orgueil, soit de politique, qui avaient engagé Dioclétien à s’éloigner le premier de la capitale de l’empire, avaient acquis un nouveau poids, par l’exemple de ses successeurs et quarante années d’habitude. Rome se trouvait insensiblement confondue avec ces États soumis qui avaient autrefois reconnu sa souveraineté ; et la patrie des Césars n’inspirait qu’une froide indifférence à un prince guerrier, né sur lés rives du Danube, élevé dans les cours ou dans les armées d’Asie, et revêtu de la pourpre par les légions de la Bretagne. Les Italiens, qui avaient regardé Constantin comme leur libérateur, obéirent avec soumission aux édits qu’il daigna quelquefois adresser au sénat et au peuple de Rome ; mais ils eurent rarement l’honneur de posséder leur souverain. Tant que la vigueur de son âge le lui permit, Constantin selon les différents besoins de la paix ou de la guerre, visita successivement les frontières de ses vastes États, soit avec une lenteur pleine de dignité, soit avec l’appareil imposant de la rapidité la plus active, et se tint toujours prêt à entrer en campagne contre ses ennemis étrangers et domestiques. Mais enfin, parvenu au faîte de sa postérité et au déclin de sa vie, il conçut le dessein de fixer dans une résidence moins variable la force et la majesté du trône. Dans le choix d’une situation avantageuse, il préféra les confins de l’Europe et de l’Asie, pour pouvoir mieux assujettir sous son bras puissant les Barbares qui habitaient entre le Danube et le Tanaïs et pour éclairer de plus près la conduite du roi de Perse, qui supportait impatiemment le joug, que lui avait imposé un traité ignominieux. Telles avaient été les vues de Dioclétien quand il avait choisi et embelli le séjour de Nicomédie. Mais sa mémoire était justement odieuse au protecteur de l’Église, et Constantin n’était pas insensible à l’ambition de fonder une ville qui pût perpétuer la gloire de son nom. Pendant les dernières opérations de la guerre contre Licinius, il avait eu souvent l’occasion d’observer, comme capitaine et comme homme d’État, l’incomparable position de Byzance, et de remarquer combien la nature, en la mettant à l’abri d’une attaque étrangère, lui avait prodigué de moyens pour faciliter et encourager un commerce immense. Plusieurs siècles avant Constantin, un des plus judicieux écrivains de l’antiquité[1772] avait décrit les avantages de cette situation, qui avait donné l’empire des mers à une faible colonie sortie de la Grèce, et en avait fait cette république indépendante et florissante[1773].
Si nous considérons Byzance dans toute l’étendue qu’elle acquit avec l’auguste nom de Constantinople, nous pouvons nous la représenter comme un triangle inégal. L’angle obtus qui s’avance vers l’orient et vers les rives de l’Asie, est battu par les vagues du Bosphore de Thrace. Le nord de la ville est borné par le port, et le sud est baigné par la Propontide ou la mer de Marmara. La base du triangle regarde l’occident, et termine le continent de l’Europe. Mais il est nécessaire d’entrer ici dans une description plus détaillée pour faire comprendre la structure géographique et la situation respective des mers et des terres qui forment ce port incomparable.
Le canal tortueux à travers lequel les eaux du Pont-Euxin s’écoulent avec une constante rapidité vers la mer Méditerranée, reçut le nom de Bosphore, aussi célèbre dans l’histoire que dans les fables de l’antiquité[1774]. Une foule de temples et d’autels expiatoires, semés avec profusion sur ses rochers et sur ses bards, attestaient les terreurs, l’ignorance et la dévotion des navigateurs de la Grèce, qui, à l’exemple des Argonautes, allaient à la découverte des routes dangereuses du Pont-Euxin et de ses rives inhospitalières. La tradition a longtemps conservé la mémoire du palais de Phinée, infesté par les dégoûtantes harpies[1775] ; et celle du règne d’Amycus le Sylvain[1776], qui proposa le combat du ceste au fils de Léda[1777]. Le détroit du Bosphore est terminé par les roches Cyanées, qui, selon les poètes, flottaient autrefois sur les eaux et avaient été destinées par les dieux à défendre l’entrée de l’Euxin contre la curiosité des profanes[1778]. Depuis les roches Cyanées jusqu’à la pointe et au port de Byzance, la longueur sinueuse du Bosphore se prolonge l’espace d’environ seize milles[1779], et sa largeur la plus ordinaire peut se calculer à peu près à un mille et demi. Les nouveaux forts d’Europe et d’Asie sont construits sur les deux continents et sur les fondements des deux temples célèbres de Sérapis et de Jupiter Urius. Les anciens châteaux, ouvrages des empereurs grecs, défendent la partie la plus étroite du canal ; dans un endroit où les deux rives opposées ne sont qu’à cinq cents pas de distance l’une de l’autre. Ces citadelles furent rétablies et fortifiées par Mahomet II ; quand il médita le siége de Constantinople[1780]. L’empereur ottoman ignorait très probablement que prés de deux mille ans, avant lui, Darius avait choisi la même position pour lier ensemble les deux continents par un pont de bateaux[1781]. À peu de distance des anciens châteaux on découvre la petite ville de Chrysopolis ou Scutari, qu’on peut regarder comme le faubourg de Constantinople du côté de l’Asie. Le Bosphore, à l’endroit où il commence à s’élargir du côté de la Propontide, passe entre Byzance et Chalcédoine. La dernière de ces villes fut bâtie par les Grecs, quelques années avant l’autre ; et l’aveuglement qui fit négliger à ses fondateurs les avantages de la côte opposée, a été tourné en ridicule par une expression de mépris qui a passé en proverbe[1782]. Le port de Constantinople, qu’on peut regarder comme un bras du Bosphore, fut connu très anciennement sous le nom de la corne d’or. La courbe qu’il décrit a à peut près la figure du bois d’un cerf, ou plutôt encore de la corne, d’un bœuf[1783]. L’épithète d’or fait allusion aux richesses que tous les vents amènent des pays les plus éloignés dans le port vaste et sûr de Constantinople. Le Lycus, formé par l’union de deux petits ruisseaux, verse constamment dans ce port une quantité d’eau douce qui en nettoie le fond et attire dans cet asile commode les bancs de poissons que les retours périodiques amènent constamment dans ces parages. Comme le flux et le reflux sont peu sensibles dans ces mers, la profondeur invariable des eaux permet, dans tous les temps, de décharger les marchandises sur le quai, sans le secours de bateaux et on a vu en quelques endroits les plus gros vaisseaux rester à flot, tandis que leur proue était appuyée contre les maisons[1784]. De la bouche du Lycus à l’entrée du port, ce bras du Bosphore a plus de sept milles de longueur. L’entrée a environ cinq cents verges de largeur. On y pouvait tendre, dans le besoin, une forte chaîne de fer pour défendre le port et la ville des attaques d’une flotte ennemie[1785].
Entre le Bosphore et l’Hellespont, les côtes de l’Europe et de l’Asie renferment, en s’éloignant l’une de l’autre, la mer de Marmara, connue des anciens sous le nom de Propontide. La navigation, depuis la sortie du Bosphore jusqu’à l’entrée d’e l’Hellespont, est d’environ cent vint milles. Les vaisseaux qui dirigent leur course à l’occident, en traversant la mer de Marmara, peuvent suivre les côtes escarpées de la Thrace et de la Bithynie, sans jamais perdre de vue la cime orgueilleuse de l’Olympe, toujours couverte de neige[1786]. Ils laissent à leur gauche un golfe enfoncé au fond duquel était située la ville de Nicomédie, où Dioclétien avait fixé sa résidence impériale, et ils dépassent les petites îles de Cyzique et de Proconnèse, avant de jeter l’ancre à Gallipoli, où la mer, qui sépare l’Europe de l’Asie, se rétrécit de nouveau et forme un étroit canal.
Les géographes qui ont examiné avec le plus d’intelligence et de soin, la forme et l’étendue de l’Hellespont, évaluent à environ soixante milles le cours sinueux de ce détroit célèbre, et portent à peu près, à trois milles sa largeur ordinaire[1787]. La partie la plus étroite du Canal se trouvé au nord des anciens forts ottomans, entre les villes de Sestos et d’Abydos : ce fut là que l’aventureux Léandre brava le danger, et passa la mer à la nage, pour posséder sa maîtresse[1788]. Ce fut dans ce même endroit où les bancs des deux rives, sont au plus à cinq cents pas l’une de l’autre[1789], que Xerxès plaça ce merveilleux pont de bateaux, pour faire passer en Europe un million sept cent mille Barbares[1790]. Une mer resserrée dans des limites si étroites ne semble guère mériter l’épithète de vaste qu’Homère et Orphée donnent souvent à l’Hellespont. Mais nos idées de grandeur sont d’une nature relative ; le voyageur, et surtout le poète qui naviguait sur l’Hellespont, oubliait insensiblement la mer. En suivant ses détours et en contemplant le spectacle champêtre qui termine de tous côtés cette riante perspective, son imagination séduite lui peignait ce détroit fameux avec tous les attributs d’une rivière majestueuse, qui coulait rapidement à travers une contrée couverte de bois, et versait enfin ses eaux par une vaste embouchure dans la mer Égée, ou Archipel[1791]. L’ancienne Troie[1792], située sur une éminence au pied du mont Ida, voyait à ses pieds l’entrée de l’Hellespont, qui y reçoit à peine quelques eaux des immortels ruisseaux du Simoïs et du Scamandre. Le camp des Grecs occupait un espace de douze milles le long du rivage entre le promontoire de Sigée et celui de Rhète ; et les flancs de leur armée étaient défendus par les chefs les plus courageux de ceux qui combattaient sous les drapeaux d’Agamemnon. Le premier de ces promontoires était occupé par Achille et ses invincibles Myrmidons. L’indomptable Ajax occupait l’autre. Quand Ajax eut péri victime de son orgueil déçu et de l’ingratitude des Grecs, on éleva son tombeau dans l’endroit où il avait défendu la flotte contre la fureur de Jupiter et d’Hector ; et les habitants de la ville de Rhète, que l’on commençait à bâtir, lui accordèrent les honneurs divins[1793]. Constantin, avant de donner à la situation de Byzance la préférence qu’elle méritait, avait eu dessein de placer le siège de l’empire sur ce terrain fameux, d’où les Romains prétendaient tirer leur fabuleuse origine. Il avait choisi, pour bâtir sa nouvelle capitale, la vaste plaine qui s’étend au-dessous de l’ancienne Troie vers le promontoire de Rhète et le tombeau d’Ajax ; et quoique cette idée ait été bientôt abandonnée, les restes imposants des tours et des murs imparfaits de la ville, commencée attirèrent longtemps les yeux et l’attention des navigateurs[1794].
Ce tableau succinct doit avoir mis le lecteur en état d’apprécier les avantages de la position de Constantinople. La nature semble l’avoir formée pour être la capitale et le centre d’un grand empire. Située au 41e degré de latitude, la ville impériale dominait, du haut de ses sept Collines[1795], les rives de l’Europe et de l’Asie. Le climat était sain et tempéré, le sol fertile, le port vaste et sûr. Le seul endroit susceptible d’être attaqué du côté du continent, était d’une petite étendue et d’une défense facile. Le Bosphore et l’Hellespont sont pour ainsi dire les deux portes de Constantinople ; et le prince qui était, le maître de ces passages importants pouvait toujours les fermer aux flottes des ennemis, et les ouvrir à celles du commerce. Les provinces de l’Orient durent en quelque sorte leur salut à la politique de Constantin. Les Barbares de l’Euxin, qui dans le siècle précédent, avaient conduit leurs flottes jusqu’au centre de la Méditerranée, désespérant de forcer cette barrière insurmontable, renoncèrent bientôt à leurs pirateries. Lorsque les portes du Bosphore et de l’Hellespont étaient fermées, la capitale n’en souffrait point. Les denrées de nécessité et les jouissances du luxe et de l’opulence se trouvaient en abondance dans sa spacieuse enceinte. Les côtes maritimes de la Thrace et de la Bithynie, accablées sous le poids du despotisme ottoman, présentent encore une riche perspective de vignes, de jardins et de terres fertiles et cultivées ; et la Propontide a toujours été renommée par la qualité inépuisable de ses poissons délicieux : ils s’y rendent régulièrement tous les ans dans la même saison, et on peut en pêcher abondamment sans adresse et presque sans peine[1796]. Quand le passage des détroits était ouvert au commerce, toutes les richesses de la nature et de l’art s’y rendaient du nord et du sud, par l’Euxin et par la Méditerranée. Tout ce que pouvaient fournir de grosses denrées les forêts de la Germanie et de la Scythie, depuis les sources du Tanaïs et du Borysthéne ; tous les produits de l’industrie de l’Europe et de l’Asie, les blés de l’Égypte, les pierres précieuses et les épices des parties les plus reculées de l’Inde, étaient amenés par les vents jusque dans le port de Constantinople, qui attira pendant plusieurs siècles tout le commerce de l’ancien monde[1797].
Le spectacle de la beauté, de la sûreté et de la richesse réunies dans ce coin de la terre, suffisait pour justifier le choix de Constantin. Mais, comme on avait jugé décent dans tous les temps d’attribuer l’origine des grandes villes[1798] à quelque prodige fabuleux qui pût l’environner d’une majesté convenable, l’empereur voulût persuader que sa résolution lui avait été dictée moins par les conseils incertains de la politique humaine, que par les infaillibles décrets de la divine sagesse. Dans une de ses lois, il a pris soin d’instruire la postérité que c’était par l’ordre exprès de Dieu qu’il avait posé les inébranlables fondements de Constantinople[1799] ; et quoiqu’il n’ait pas jugé à propos de raconter de quelle manière la céleste inspiration s’était communiquée à son esprit, l’imagination des écrivains de l’âge suivant a libéralement suppléé à son modeste silence. Ils ont rapporté avec détail la vision nocturne qui apparut à Constantin endormi sous les murs de Byzance. Le génie tutélaire de la ville, sous la figure d’une vieille matrone affaissée par le poids de l’âge et des infirmités, fut tout à coup changé en une jeune fille fraîche et brillante, que l’empereur revêtit lui-même des ornements de la dignité impériale[1800]. Le monarque s’éveilla, interpréta le songe mystérieux, et obéit sans hésiter à la volonté du ciel. Le jour où la ville, ou bien une colonie prenait naissante, était célébré, chez les Romains avec toutes les cérémonies que peut inventer une superstition libérale[1801]. Constantin omit peut-être quelques-unes de ces pratiques qui semblaient tenir trop fortement de leur origine païenne, mais il ne négligea rien pour laisser dans l’esprit des spectateurs une profonde impression d’espérance et de vénération. L’empereur à pied, une lance à la main, conduisait solennellement le cortége, et dirigeait le sillon destiné à tracer l’enceinte de la capitale ; il le fit continuer si longtemps que les spectateurs en furent étonnés. Quelques-uns lui ayant fait observer qu’il avait déjà excédé les plus vastes dimensions d’une grande ville : J’avancerai, répondit Constantin, jusqu’à ce que le guide invisible qui marche devant moi juge à propos de m’arrêter[1802]. Sans prétendre expliquer la nature ou les motifs de cet extraordinaire conducteur, nous nous bornerons modestement à décrire l’étendue et les limites de Constantinople[1803].
Dans l’état où est aujourd’hui la ville, le palais et les jardins du sérail occupent le promontoire oriental, la première des sept collines, et renferment environ cent cinquante acres anglais. Le siège de la défiance du despotisme ottoman est posé sur les fondations d’une république grecque ; mais il est probable que les Byzantins avaient été tentés par la commodité du port, d’étendre leurs habitations de ce côté, au-delà des limites actuelles du sérail. Les nouveaux murs de Constantin commençaient au port et joignaient la Propontide, à travers le diamètre élargi du triangle, à la distance de quinze stades de l’ancienne fortification, et, avec la ville de Byzance, on y renferma cinq des sept collines, qu’en approchant de Constantinople on voit s’élever l’une au-dessus de l’autre, avec une majestueuse régularité[1804]. Environ cent ans après la mort du fondateur, les nouveaux bâtiments furent continués d’un côté jusqu’au port, et de l’autre le long de la Propontide. Ils couvraient déjà la pointe étroite de la sixième colline, et le large sommet de la septième. La nécessité de défendre ces faubourgs contre les invasions fréquentes des Barbares engagea Théodose le Jeune à entourer à demeure sa capitale d’une enceinte de murs qui en renfermaient toute l’étendue[1805]. Du promontoire oriental à la portes d’or, là plus grande longueur de Constantinople était environ de trois milles romains[1806] ; sa circonférence était de dix à onze, et sa surface peut être calculée comme égale à deux mille acres anglais. On ne peut excuser la crédulité et les exagérations des voyageurs modernes, qui comprennent quelquefois dans les limites de Constantinople les villages adjacents de la rive européenne ; et même ceux de la côté asiatique[1807]. Mais les faubourgs de Péra et de Galata, quoique situés au-delà du port, peuvent être regardés comme faisant partie de le ville[1808], et cette augmentation peut, en quelque façon, justifier un historien de Byzance, qui donne à cette ville, où il est- né, seize milles grecs ou quatorze milles romains de circonférence[1809]. Cette étendue paraît assez digne d’une résidence impériale ; cependant, Constantinople le cède, à cet égard, à Babylone, à Thèbes[1810], à l’ancienne Rome, à Londres, et même à Paris[1811].
Le maître du monde romain, aspirant à élever un monument éternel à la gloire de son règne, pouvait y employer les richesses, les travaux, et tout ce qui restait encore de génie à des millions de sujets obéissants. On peut se faire une idée des trésors que la magnificence impériale consacra à la construction de Constantinople, par la dépense des murs, des portiques et des aqueducs, dont les frais se montèrent à deux millions cinq cent mille livres sterling[1812]. Les forêts qui couvraient les rives de l’Euxin, et les fameuses carrières de marbre blanc qui se trouvaient dans la petite île de Proconnèse, fournirent une quantité inépuisable de matériaux, qu’un court trajet de mer transportait sans peine dans le port de Byzance[1813]. Une multitude de manœuvres et d’artisans hâtaient, par leurs travaux assidus, la fin de cette entreprise. Mais l’impatience de Constantin lui fit bientôt découvrir que, dans l’état de décadence où se trouvaient les arts, le nombre et le génie de ses architectes ne répondaient point à la grandeur de ses desseins ; il ordonna aux magistrats des provinces les plus éloignées de former des écoles, de payer des professeurs, et d’engager, par l’espoir des récompenses et des privilèges, les jeunes gens qui avaient reçu une éducation distinguée[1814] ; à se livrer à l’étude et à la pratique de l’architecture. Les constructions de la nouvelle ville furent exécutées par des ouvriers tels que le règne de Constantin pouvait les fournir ; mais elles furent décorées par les mains des artistes les plus célèbres du siècle de Périclès et d’Alexandre. Le pouvoir d’un empereur romain n’allait pas jusqu’à ranimer le génie de Phidias et de Lysippe ; mais les immortelles productions qu’ils avaient léguées à la postérité, furent livrées sans défense à l’orgueilleuse avidité du despote. Par ses ordres, les villes de la Grèce et de l’Asie furent dépouillées de leurs plus riches ornements[1815]. Les trophées des guerres mémorables ; les objets de la vénération religieuse, les statues les plus précieuses des dieux et des héros, des sages, et des poètes de l’antiquité, contribuèrent à l’embellissement de la superbe Constantinople, et ont fait dire à l’historien Cedrenus[1816], avec une sorte d’enthousiasme, qu’il semblait ne plus rien manquer à la ville que les âmes des hommes illustres que représentaient ces admirables monuments ; mais ce n’est ni dans la ville de Constantin, ni dans un empire sur le déclin, à une époque où l’esprit humain languissait sous le joug du despotisme religieux et civil, qu’il fait chercher l’âme d’Homère et celle de Démosthène.
Pendant le siége de Byzance, la tente du conquérant avait été placée sûr le sommet de la seconde colline ; et, pour perpétuer le souvenir de sa victoire, il fit de cet emplacement le principal Forum[1817]. Cette place semble avoir été construite sur une forme circulaire, ou plutôt elliptique ; les deux entrées, qui se faisaient face, formaient deux arcs de triomphe : les portiques qui l’environnaient de tous côtés étaient remplis de statues. Au milieu du Forum s’élevait une colonne très haute, dont le fragment mutilé est aujourd’hui dégradé par la triviale dénomination de pilier brûlé. La base de cette colonne était un piédestal de marbre blanc, de vingt pieds d’élévation. Elle était composée de dix blocs de porphyre, chacun environ de dix pieds de hanteur, et de trente trois de circonférence[1818]. La statue colossale d’Apollon était placés sur le sommet de la colonne, à cent vingt pieds de terre. Elle était de bronze, et avait été apportée d’Athènes, où d’une ville de Phrygie : on prétendait qu’elle était l’ouvrage de Phidias. L’artiste avait représenté le dieu du jour, ou, comme on a prétendu depuis, Constantin lui-même, avec un sceptre dans la main droite, le globe du monde dans la gauche, et une couronne de rayons étincelants sur sa tête[1819]. Le Cirque, ou l’Hippodrome était un bâtiment majestueux d’environ quatre cents pas de longueur et cent pas de largeur[1820]. L’espace qui séparait les deux bornes était rempli d’obélisques et de statues ; et l’on y remarque encore un singulier monument de l’antiquité, les corps de trois serpents entrelacés formant un pilier de cuivre. Leur triple tête avait soutenu autrefois le trépied d’or qui fut consacré dans le temple de Delphes par les Grecs, après la défaite de Xerxès et leur victoire[1821]. Il y a déjà longtemps que l’Hippodrome a été défiguré par les mains barbares des conquérants turcs. Cependant, sous la dénomination équivalente d’Atméidan, il sert encore aujourd’hui d’emplacement pour exercer les chevaux[1822]. Du trône d’où l’empereur voyait les jeux du Clique, un escalier tournant[1823] le conduisait au palais. Ce magnifique édifice le cédait à peine au palais de Rome ; avec les cours, les jardins et les portiques qui en dépendaient, il couvrait une étendue considérable de terrain, sur les bords de la Propontide, entre l’Hippodrome et l’église de Sainte-Sophie[1824]. On pourrait aussi faire la description et l’éloge des bains qui conservèrent toujours le nom de Zeuxippe, même après avoir été enrichis par la libéralité de Constantin, de superbes colonnes de marbres de toute espèce et de plus de soixante statues de bronze[1825] ; mais ce serait s’écarter du but de cette histoire que de s’attacher à décrire minutieusement les bâtiments et les différents quartiers de la ville. Il suffira de dire que tout ce qui peut contribuer à la magnificence et à la majesté d’une vaste capitale, ainsi qu’au bien-être et aux plaisirs de ses nombreux habitants, se trouvait en abondance à Constantinople. Une description qui fut faite cent ans après sa fondation, y compte un Capitole ou école pour les sciences, un cirque, deux théâtres, huit bains publics et cent cinquante-trois bains particuliers, cinquante-deux portiques, cinq greniers publics, huit aqueducs ou réservoirs d’eau, quatre grandes salles ou cours de justice où s’assemblait le sénat, quatorze églises, quatorze palais, et quatre mille trois cent quatre-vingt-huit maisons que leur grandeur et leur magnificence distinguaient de la multitude des habitations du peuple[1826].
La population de cette ville favorite fut, après sa fondation, l’objet de la plus sérieuse attention de son fondateur. Dans l’obscurité des temps postérieurs à la translation de l’empire, les suites soit prochaines, soit éloignées de cet événement mémorable, furent étrangement altérées et confondues par la vanité des Grecs et par la crédulité des Latins[1827]. On assura et on crut que toutes les familles nobles de Rome, le sénat et l’ordre équestre, avec le nombre prodigieux de gens qui leur appartenaient, avaient suivi leur empereur sur les bords de la Propontide ; qu’il n’avait laissé à Rome, pour peupler la solitude de cette ancienne capitale, qu’une race bâtarde d’étrangers et de plébéiens, et que les terres d’Italie, depuis longtemps converties en jardins, se trouvèrent à la fois sans culture et sans habitants[1828]. Dans le cour de cette histoire, de pareilles exagérations seront réduites à leur juste valeur. Cependant, comme on ne peut attribuer l’accroissement de Constantinople à l’augmentation générale du genre humain ou à celle de l’industrie, il faut bien que cette colonie se soit élevée et enrichie aux dépens des autres villes de l’empire. Il est probable que l’empereur invita un grand nombre des riches sénateurs de Rome et des provinces orientales à vernir habiter l’endroit fortuné qu’il avait choisi pour en faire sa propre résidence. Les invitations d’un maître ressemblent beaucoup à des ordres ; et l’empereur y ajoutait des libéralités qui obtenaient une obéissance prompte et volontaire. Il fit présent à ses favoris des palais dans les différents quartiers de la ville ; il leur donna des terres et des pensions pour soutenir leur rang[1829] ; et il aliéna les domaines du Pont et de l’Asie, pour leur assurer des fortunes héréditaires, sous la condition peu onéreuse de tenir une maison dans la capitale[1830]. Ces encouragements et ces récompenses devinrent bientôt superflus et furent supprimés peu à peu. Une grande partie du revenu public est toujours dépensée dans la résidence du gouvernement, par le prince, par ses ministres, par les officiers de justice, et par les officiers et les domestiques du palais. Les plus riches habitants des provinces y sont attirés par les motifs puissants de l’intérêt et du devoir, de la curiosité et des plaisirs. Une troisième classe encore plus nombreuse s’y forme insensiblement, celle des domestiques, des ouvriers et des marchands qui tirent leur subsistance de leurs propres travaux et des besoins ou de la fantaisie de leurs supérieurs. En moins d’un siècle, Constantinople le disputait à Rome même, pour les richesses et pour la population. De nouveaux rangs de maisons entassées les unes sur les autres, sans égard pour la santé ou pour la commodité des habitants, ne formaient, plus que des rues trop étroites pour la multitude d’hommes, de chevaux et de voitures qui s’y pressaient continuellement. L’enceinte devint insuffisante pour contenir l’accroissement du peuple ; et les bâtiments qu’on poussa des deux côtés jusque dans la mer auraient seuls composé une grande ville[1831].
Les distributions fréquentes et régulières de vin et d’huile, de blé ou de pain, d’argent ou de denrées, avaient presque dispensé du travail les citoyens les plus pauvres de Rome. La magnificence des premiers Césars fût à un certain point imitée par le fondateur de Constantinople[1832] ; mais quoique sa libéralité ait excité les applaudissements du peuple, elle n’a pas obtenu ceux de la postérité[1833]. Une nation de législateurs et de conquérants pouvait réclamer ses droits aux moissons de l’Afrique, qu’elle avait achetées au prix de son sang ; et Auguste se conduisit habilement en faisant perdre aux Romains, dans les fêtes et dans l’abondance le souvenir de leur liberté. Mais la prodigalité de Constantin ne pouvait avoir pour excuse, ni son propre intérêt ni celui du public. Le tribut annuel de blé, imposé sur l’Égypte en faveur de sa nouvelle capitale, était répandu sur une populace paresseuse et insolente, aux dépens des cultivateurs[1834] d’une province industrieuse[1835]. Cet empereur fit encore quelques autres règlements moins blâmables, mais peu dignes d’attention. Il divisa Constantinople en quatorze quartiers[1836], honora le conseil public du nom de sénat[1837], accorda aux habitants les privilèges des Italiens[1838], et, décora la nouvelle ville du nom de colonie et de fille aînée si bien aimée de l’ancienne Rome. La vénérable métropole conserva la suprématie légale et reconnue, due à son âge, à son rang et au souvenir de son ancienne grandeur[1839].
Comme Constantin pressait les constructions avec l’impatience d’un amant, les murs, les portiques et les principaux édifices furent achevés en peu d’années, on. selon d’autres, en peu de mois[1840]. Mais cette diligence extraordinaire paraîtra moins incroyable, quand on saura qu’un grand nombre de bâtiments furent finis si à la hâte et si imparfaitement qu’on eut beaucoup de peine à les empêcher de s’écrouler sous le règne suivant[1841]. Pendant qu’ils avaient encore la vigueur et l’éclat de la jeunesse, l’empereur se prépara à célébrer la dédicace de sa nouvelle ville[1842].
On peut aisément se représenter les jeux et les largesses qui couronnèrent la pompe de cette fête mémorable. Mais, une cérémonie singulière, et qui fut plus durable, mérite quelque attention. A chaque anniversaire de la fondation, la statue de Constantin faite par ses ordres en bois doré, était portée sur un char de triomphe, tenant dans sa main droite une petite image du génie de la ville. Les gardes, dans leur plus riche appareil, portaient des flambeaux de cire blanche, et accompagnaient cette procession solennelle dans sa marche à travers l’Hippodrome. Quand elle arrivait vis-à-vis du trône l’empereur régnant se levait saluait avec l’air du respect et de la reconnaissance, et adorait la mémoire de son prédécesseur[1843]. A la fête de la dédicace, un édit, gravé sur une colonne de marbre, donna à Constantinople le nom de seconde ou nouvelle Rome[1844]. Mais le nom de Constantinople[1845] a prévalu sur cette honorable dénomination, et, après une révolution de quatorze siècles, il perpétue encore la renommée de Constantin[1846].
La fondation d’une nouvelle capitale se trouve nécessairement liée avec l’établissement d’une nouvelle forme d’administration civile et militaire. Un exposé distinct du système compliqué de la politique introduite par Dioclétien, suivie par Constantin, et perfectionnée par ses premiers successeurs, offrira non seulement à l’imagination le tableau singulier d’un grand empire, mais aidera en même temps à découvrir les causes secrètes de sa rapide décadence. La recherche de quelques institutions remarquables pourra nous faire remonter souvent aux temps les plus reculés de l’histoire romaine, et nous ramener quelquefois ses époques les plus récentes ; mais ce qui fera spécialement l’objet de nos recherches ne s’étendra pas au delà des cent trente années qui se sont écoulées depuis l’avènement de Constantin, jusqu’à la publication du code de Théodose[1847]. C’est dans ce code et dans la Notitia de l’Orient et de l’Occident[1848] que nous avons aise le plus grand nombre de nos remarques et les détails les plus authentiques sur l’état de cet empire. Ces éclaircissements retarderont un peu la marche de l’histoire, mais cette suspension ne déplaira qu’aux lecteurs superficiels qui ignorent combien est importante la connaissance des lois et des mœurs, et qui ne repaissent leur avide curiosité que des intrigues passagères d’une cour ou de l’issue d’une bataille.
Le sage orgueil des Romains, content de la réalité du pouvoir, abandonnait à la vanité de l’Orient les formes et les cérémonies, de la représentation[1849] ; mais quand ils eurent perdu jusqu’à l’image des vertus dont leur ancienne liberté avait été la source, la simplicité de leurs manières disparut insensiblement, et les Romains s’abaissèrent jusqu’à imiter la fastueuse affectation des courtisans de l’Asie. Les distinctions du mérite personnel son influence si brillante dans une république, si faible et si obscure dans une monarchie, furent abolis par le despotisme des empereurs. Tous les rangs, toutes les dignités furent asservies à une subordination sévère, depuis l’esclave titré, assis sur les degrés du trône, jusqu’aux plus vils instruments du pouvoir arbitraire. Cette multitude de serviteurs abjects étaient intéressés à maintenir le nouveau gouvernement, dans la crainte qu’une révolution ne détruisit leurs espérances, et ne leur enlevât le prix de leurs services. Dans cette divine hiérarchie (c’est le titre qu’on lui donne souvent), chaque rang était marqué avec la plus scrupuleuse exactitude ; et chaque dignité était asservie à une quantité de vaines cérémonies, dont il fallait faire son étude, et qu’on ne pouvait négliger sans commettre un sacrilège[1850]. La pureté de la langue latine se corrompit en acceptant une profusion d’épithètes enfantées par la vanité des uns et par la bassesse des autres. Cicéron les aurait à peine entreprises, et au reste les aurait rejetées avec indignation. Les principaux officiers de l’empire recevaient de l’empereur lui-même les titres mensongers de votre sincérité, votre gravité, votre éminence, votre excellence, votre sublime grandeur, votre illustre et magnifique altesse[1851]. Les titres ou patentes de leur office étaient blasonnés et chargés d’emblèmes, qui en expliquaient les fonctions et la dignité ; on’ y voyait le portrait de l’empereur régnant, un char de triomphe, le registre des édits placé sur une table couverte d’un riche tapis, et éclairée de quatre flambeaux, la figure allégorique des provinces qu’ils gouvernaient, les noms et les étendards des troupes qu’ils commandaient. Quelques-unes de ces enseignes officielles étaient exposées à la vue dans leurs salles d’audience ; d’autres précédaient la pompe de leur marche quand ils paraissaient en public ; enfin, dans toutes les circonstances, leur magnificence et celle de leur suite nombreuse tendaient à inspirer le plus profond respect pour les représentants de la majesté suprême. Un observateur philosophe aurait pu regarder le système du gouvernement romain comme un magnifique théâtre rempli d’acteurs, qui, jouant différents rôles, répétaient les discours et imitaient les passions des personnages qu’ils représentaient[1852].
Tous les magistrats d’un ordre assez important pour être inscrits dans l’état général de l’empire, firent divisés en trois classes : 1° les illustres ; 2° les spectabiles, ou respectables ; 3° les clarissimi, qu’on peut rendre par le mot honorables. Dans les temps de la simplicité romaine, on ne se servait de la dernière épithète, honorable, que comme d’une expression vague de déférence, mais elle devint à la fin le titre particulier de tous les membres du sénat[1853] et par conséquent de tous ceux qu’on en tirait pour gouverner les provinces. Dans les temps très postérieurs, on accorda le titre nouveau de respectable à la vanité de ceux qui, par leur place, prétendaient à une distinction supérieure à celle d’un simple sénateur ; mais on ne donna jamais celui d’illustre qu’à quelques personnages éminents auxquels les deux ordres inférieurs devaient du respect et de l’obéissance : 1° aux consuls et aux patriciens ; 2° aux préfets du prétoire et aux préfets de Rome et de Constantinople ; 3° aux commandants généraux de la cavalerie et de l’infanterie ; et 4° aux sept ministres du palais, dont les fonctions créés étaient de servir la personne de l’empereur[1854]. Parmi ces illustres magistrats, égaux par leur rang, l’ancienneté cédait le pas à la cumulation des dignités[1855] ; et par le moyen d’un brevet d’honneur, ceux des empereurs qui aimaient à répandre des faveurs, pouvaient quelquefois satisfaire sinon l’ambition, du moins la vanité de leurs avides courtisans[1856].
Tant que les consuls romains furent les premiers magistrats d’un pays libre, ils durent au choix du peuple leur autorité légitime ; et tant que les empereurs consentirent à déguiser leur despotisme, les consuls continuèrent d’être élus par les suffrages réels ou apparents du sénat. Depuis le règne de Dioclétien, ces vestiges de liberté se trouvèrent effacés, et les heureux candidats qui recevaient les honneurs annuels du consulat, affectaient de déplorer la condition humiliante de leurs prédécesseurs. Les Scipion et les Caton avaient été obligés de solliciter les suffrages des plébéiens, de s’assujettir aux formes dispendieuses d’une élection populaire et de s’exposer à la honte d’un refus public. Ils se félicitaient de vivre dans un siècle et sous un gouvernement où un prince juste et éclairé distribuait les récompenses au mérite et à la vertu[1857]. Dans les lettres que l’empereur écrivait aux deux consuls après leur élection, il leur déclarait qu’ils n’avaient été nommés que par sa seule autorité[1858]. Il faisait graver leur nom et leur portrait sur des tablettes d’ivoire doré qu’il envoyait dans toutes les provinces[1859], et dont il faisait des présents aux villes, aux magistrats, au sénat et au peuple. Leur inauguration se faisait dans le palais impérial ; et pendant l’espace de cent vingt années, Rome fut constamment privé de la présence de ses anciens magistrats[1860]. Le matin du 1er de janvier, les consuls prenaient les marques de leur dignité. Ils portaient une robé de pourpre brodée en soie et en or, et quelquefois ornée de brillants[1861]. Ils étaient suivis, dans cette cérémonie, des principaux officiers civils et militaires en habit de sénateurs, et des licteurs[1862] portaient devant eux les inutiles faisceaux et les haches autrefois si formidables. Le cortège[1863] se rendait du palais au Forum, la principale place de la ville. Là, les consuls montaient sur leur tribunal, s’asseyaient dans une chaise curule, construite sur le modèle des anciennes, et y exerçaient un acte de leur autorité, en affranchissant un esclave qu’on leur amenait exprès. Cette cérémonie était destinée à rappeler l’action célèbre de l’ancien Brutus, l’auteur de la liberté du consulat, quand il déclara citoyen romain le fidèle Vindex qui avait révélé la conspiration des Tarquins[1864]. La fête publique continuait plusieurs jours dans les grandes villes ; à Rome, par habitude, à Constantinople, par imitation, à Carthage, à Antioche et à Alexandrie, par l’amour du plaisir que secondait la surabondance des richesses[1865]. Dans les deux capitales, les jeux du théâtre, du cirque et de l’Amphithéâtre[1866], coûtaient quatre mille livres d’or, environ cent soixante mille livres sterling. Quand cette dépense surpassait les facultés de la libéralité des deux magistrats, le trésor impérial y suppléait[1867]. Dès que les consuls avaient rempli ces devoirs d’usage, ils pouvaient rentrer dans l’obscurité de la vie privée, pour jouir, tout le reste de l’année, du spectacle de leur oisive grandeur. Ils ne présidaient plus aux conseils de la nation ; ils ne se mêlaient plus ni de la paix ni de la guerre. Leurs talents, à moins qu’ils ne possédassent quelque autre emploi plus effectif, étaient plus d’aucune utilité et leur nom ne servait guère qu’à indiquer la date de l’année où ils s’étaient assis sur le siège des Marius et des Cicéron. On conserva cependant jusque dans les derniers temps de la servitude romaine un grand respect pour ce nom sans autorité. Il flattait encore autant, et peut-être plus la vanité, qu’un autre titre avec plus de pouvoir : celui de consul fut constamment le principal objet de l’ambition et la récompense la plus estimée de la fidélité et de la vertu. Les empereurs eux-mêmes, qui méprisaient l’ombre illusoire de la république, croyaient ajouter à leur majesté et à la vénération du peuple, toutes les fois qu’ils se faisaient revêtir des honneurs annuels du consulat[1868].
La distinction la plus orgueilleuse et la plus complète qui ait jamais existé, chez une nation entre la noblesse et le peuple, est sans doute celle des patriciens et des plébéiens, telle qu’elle fut établie dans les premiers temps de la république. Les richesses et les honneurs, les dignités de l’État et les cérémonies de la religion, étaient presque exclusivement entre les mains des premiers, qui, conservant avec un soin insultant la pureté de leur race[1869], tenaient leurs clients, dans le plus humiliant vasselage. Mais ces distinctions, si incompatibles avec le génie d’un peuple libre, furent anéanties, après de longs débats, par les efforts constants des tribuns. Des plébéiens actifs et heureux acquirent des richesses, aspirèrent aux honneurs, méritèrent des triomphes, contractèrent des alliances, et devinrent, après quelques générations, aussi vains et aussi arrogants que les anciens nobles[1870]. D’un autre côté, les premières familles patriciennes, dont le nombre ne fut jamais augmenté tant que subsista la république, s’éteignirent, ou par le cours ordinaire de la nature, ou par les ravages des guerres civiles et étrangères ; ou bien elles disparurent faute de mérite et de fortuné, et se mêlèrent insensiblement à la masse du peuple[1871]. Il en restait peu qui pussent faire remonter clairement leur origine aux premiers temps de Rome, ou même à l’enfance de la république, lorsque César et Auguste, Claude et Vespasien firent d’une partie des sénateurs un nombre de nouvelles familles patriciennes, dans l’espoir de perpétuer cet ordre, qu’on regardait encore comme respectable et sacré[1872]. Mais ces nouvelles créations, dans lesquelles la famille régnante était toujours comprise, se trouvaient bientôt effacées par la fureur des tyrans, par les fréquentes révolutions, par le changement des mœurs, par le mélange des nations étrangères[1873] ; et lorsque Constantin monta sur le trône, on ne se souvenait plus guère que par une tradition vague et imparfaite que les patriciens avaient été les premiers des Romains. Le projet de former un corps de noblesse qui pût contenir l’autorité du monarque, dont elle fait la sûreté, ne convenait, ni au caractère ni à la politique de Constantin ; mais quand il se le serait sérieusement proposé, il eût peut-être été au-dessus de sa puissance de ratifier, par une loi arbitraire, une institution qui ne peut attendre sa sanction que de l’opinion et du temps. Il fit revivre, à la vérité, le titre de patriciens, main comme une distinction personnelle et point héréditaire. Ils ne le cédaient qu’à la supériorité passagère des consuls, jouissaient de la prééminence sur tous les grands officiers de l’État, et de leur entrée libre chez le prince dans tous les temps. Ce rang honorable était accordé à vie ; et comme il était ordinairement conféré à des ministres et à des favoris qui avaient blanchi dans la cour impériale, la véritable étymologie du mot fut corrompue par l’ignorance et par la flatterie ; et les patriciens de Constantin furent respectés comme les pères adoptifs de l’empereur et de la république[1874].
Le sort des préfets du prétoire fut bien différent de celui des consuls et des patriciens. Ces derniers virent leur ancienne grandeur se changer en un vain titre. Les premiers, au contraire, s’élevant par degrés du rang le plus modeste, s’emparèrent à la fin de l’administration civile et militaire du mondé romain. Depuis le règne de Sévère jusqu’à celui de Dioclétien, les gardes et les palais, les lois et les finances, les armées et les provinces, furent confiés à leur surintendance ; et, comme les vizirs de l’Orient, ils tenaient d’une main le sceau, et de l’autre l’étendard de l’empire. L’ambition des préfets, toujours formidable, et quelquefois fatale à leur maître, était soutenue par la force des bandes prétoriennes ; mais quand Dioclétien eut affaibli ces troupes audacieuses, et que Constantin les eut tout à fait supprimées, les préfets survivant à leur chute furent réduits sans peine au rang de ministres utiles et obéissants. Quand ils ne répondirent plus de la vie et de la sûreté de l’empereur, ils abandonnèrent la juridiction qu’ils avaient réclamée et exercée jusqu’alors sur tous les départements du palais. Constantin leur ôta tout commandement militaire, dès qu’ils eurent cessé de conduire et de commander à la guerre l’élite des troupes romaines ; enfin, par une singulière révolution, les capitaines des gardes devinrent les magistrats civils des provinces. D’après le plan de gouvernement institué par Dioclétien, les quatre princes avaient chacun leur préfet du prétoire. Constantin, ayant réuni sous sa puissance la totalité de l’empire, continua de nommer quatre préfets, et leur confia les mêmes provinces que leurs prédécesseurs avaient gouvernées. 1° Le préfet de l’Orient étendait sa vaste juridiction sur les trois parties du globe qui obéissaient aux Romains, depuis les cataractes du Nil jusqu’aux bords du Phase, et depuis les montagnes de la Thrace jusqu’aux frontières de la Perse. 2° Les importantes provinces de la Pannonie, de la Dacie, de la Macédoine et de la Grèce, reconnaissaient l’autorité du préfet d’Illyrie. 3° Le pouvoir du préfet d’Italie n’était pas restreint dans cette province ; il s’étendait sur toute la Rhétie jusqu’aux bords du Danube, sur les îles de la Méditerranée, et sur la partie de l’Afrique qui est située entre les confins de la Cyrénaïque et ceux de la Tingitane. 4° Le préfet des Gaules comprenait sous cette dénomination générale les provinces voisines de la Grande-Bretagne et de l’Espagne, et on lui obéissait depuis le mur d’Antonin jusqu’au fort du mont Atlas[1875].
Après, qu’on eut ôté le commandement militaire aux préfets du prétoire, les foncions civiles qu’ils exercèrent sur tant de nations soumises, suffirent encore pour satisfaire l’ambition et occuper les talents des ministres les plus consommés. Ils avaient la suprême administration de la justice et des finances ; et ces deux objets comprennent, en temps de paix, presque tous les devoirs respectifs du souverain et de ses peuples : du souverain pour protéger les citoyens qui obéissent aux lois ; et des peuples, pour contribuer, à raison de leur fortune, aux dépenses indispensables de l’État. La monnaie, les grands chemins, les postes, les greniers publics, les manufactures, tout ce qui pouvait intéressée la prospérité publique, était administré par les préfets du prétoire. Comme représentants immédiats de la majesté impériale, ils étaient autorisés, à expliquer, à augmenter et à modifier, au besoin, les règlements généraux par des proclamations dont la teneur était laissée à leur prudence. Ils veillaient sur la conduite des gouverneurs de provinces ; ils déplaçaient les négligents et punissaient les coupables. Dans les affaires de quelque importance, soit civiles ou criminelles, on pouvait appeler de toutes les juridictions inférieures au tribunal du préfet, et sa sentence était définitive. Les empereurs eux-mêmes ne souffraient pas qu’on accusât devant eux les jugements ou l’intégrité du magistrat auquel ils accordaient une confiance illimitée[1876].
Ses appointements répondaient à sa dignité[1877], et si l’avarice était sa passion ordinaire, il avait de fréquentes occasions de la satisfaire par d’abondantes moissons de présents, par des taxes, et par un casuel considérable. Quoique les empereurs n’eussent plus rien à craindre de l’ambition de leurs préfets, ils n’en avaient pas moins l’attention de contrebalancer le pouvoir de cette grande charge, par la brièveté et l’incertitude de sa durée[1878].
Rome et Constantinople, à raison de leur importance, furent les seules villes sur lesquelles les préfets du prétoire n’eurent aucune autorité. L’expérience avait démontré que la marche ordinaire des lois était très lente pour conserver l’ordre et la tranquillité dans des villes d’une si vaste étendue, et elle avait fourni à la politique d’Auguste un prétexte pour établir à Rome un magistrat qui contint une populace licencieuse et turbulente par la terreur d’un pouvoir et de châtiments arbitraires[1879]. Valerius Messala fut décoré le premier du titre de préfet de Rome, afin que la réputation dont il jouissait diminuât ce que ses fonctions avaient d’odieux. Mais ce citoyen distingué[1880] ne les exerça que peu de jours ; et il déclara en quittant sa place, comme il convenait à l’ami de Brutus, qu’on ne lui ferait jamais accepter une autorité incompatible avec la liberté publique[1881]. A mesure que le sentiment de cette liberté s’éteignit, on sentit mieux les avantages de l’ordre et le préfet, qui avait semble d’abord n’être destiné qu’à contenir par la crainte les esclaves et les gens sans aveu, fut autorisé à étendre sa juridiction civile et criminelle sur l’ordre équestre, et sur les familles nobles de Rome.
Les préteurs qu’on choisissait tous les ans pour juger d’après les lois et l’équité, ne purent disputer longtemps la possession du Forum à un magistrat puissant et permanent, qui avait l’oreille et la confiance du prince. Leurs tribunaux furent déserts, et leur nombre, qui avait varié de douze à dix-huit[1882], tomba insensiblement à deux ou trois, dont les importantes fonctions se réduisirent à la dispendieuse nécessité de donner des fêtes au peuple[1883]. Quand la dignité des consuls fût réduite à une vaine pompe qui se déployait rarement dans la capitale, les préfets prirent leur place dans le sénat et furent bientôt regardés comme les présidents ordinaires de cette auguste assemblée. Il leur venait des appels de pays éloignés de cent milles ; et l’on reconnut, comme un principe de jurisprudence, qu’ils étaient les chefs de toute autorité municipale[1884]. Le gouverneur de Rome avait pour l’aider dans l’administration de ses pénibles travaux, quinze officiers, dont quelques-uns avaient été originairement ses égaux, ou même ses supérieurs. Les principaux départements de ces officiers étaient le commandement d’une nombreuse garde établie pour prévenir les vols, les incendies et les désordres nocturnes ; les distributions de grains et de denrées ; le soin du port, des aqueducs, des égouts, du lit et de la navigation du Tibre ; l’inspection des marchés, des théâtres et des travaux publics et particuliers. Leur vigilance devait porter sur les trois principaux objets d’une police régulière : la sûreté, l’abondance et la propreté. Le gouvernement, pour prouver son attention à conserver la magnificence et les monuments de la capitale, payait un inspecteur particulier pour les statues : il était le gardien de ce peuple inanimé, qui, selon le calcul extravagant d’un ancien écrivain, n’aurait été guère inférieur en nombre aux habitants de Rome. Trente ans après la fondation de Constantinople, on y créa un magistrat de la même espèce, et il eut les mêmes fonctions. On établit une parfaite égalité entre les deux préfets municipaux, et entre les quatre préfets du prétoire[1885].
Ceux qui dans la hiérarchie impériale étaient distingués par le titre de respectables, formèrent une classe intermédiaire entre les illustres préfets, et les honorables magistrats des provinces. Les proconsuls de l’Asie, de l’Achaïe et de l’Afrique, réclamèrent la préséance dans cette classe : on l’accorda au souvenir de leur ancienne dignité ; et l’appel de leurs tribunaux à ceux des préfets fut presque la seule marque qui restât de leur infériorité[1886]. Le gouvernement civil de l’empire fût distribué en treize grands diocèses, qui contenaient chacun l’étendue d’un grand royaume. Le premier de ces diocèses était régi par le comte de l’Orient ; et nous pouvons donner une idée de l’importance et du nombre de ses fonctions, en observant qu’il avait sous ses ordres six cents appariteurs, qui composaient ce que l’on appelle aujourd’hui secrétaires, clercs, huissiers ou messagers[1887]. La place de préfet augustal de l’Égypte ne fut plus occupée par un chevalier romain ; mais on conserva son emploi et l’on continua au gouverneur les pouvoirs extraordinaires que rendaient indispensables la situation de la province et le caractère des habitants. Les onze autres diocèses, de l’Asie, du Pont, de la Thrace, de la Macédoine, de la Dacie et de la Pannonie ou Illyrie occidentale, de l’Italie et de l’Afrique, des Gaules, de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, furent gouvernés par des vicaires ou vice préfets[1888]. Leur nom explique suffisamment leur rang et l’infériorité de leur place. On peut ajouter que les lieutenants généraux des armées romaines, les comtes militaires et les ducs, dont on aura occasion de parler, eurent le rang et le titre de respectables.
Comme l’esprit de soupçon et de vanité prévalait dans les conseils de l’empereur, on mit la plus grande attention à diviser le pouvoir et multiplier les titres. Les vastes pays que les conquérants romains avaient réunis sous une administration simple et uniforme, furent insensiblement morcelés ; si bien qu’à la fin l’empire se trouva distribué en cent seize provinces, chacune desquelles avait à supporter les frais d’un gouvernement dispendieux et magnifique. Trois furent régies par des proconsuls, trente-sept par des consulaires, cinq par des correcteurs, et soixante et onze par des présidents. Les dénominations de ces magistrats étaient différentes ; leur rang se trouvait classé ; les marques de leur dignité ne se ressemblaient point ; et selon les circonstances, leur situation devenait plus ou moins agréable ou plus ou moins avantageuse. Mais ils étaient tous, en exceptant les proconsuls, compris dans la classe des honorables, amovibles à la volonté du prince, et en possession d’administrer la justice et les finances de leur district sous l’autorité des préfets ou de leurs députés. Les énormes volumes du Code et des Pandectes[1889], nous fourniraient de grands détails sur le système du gouvernement des provinces tel que le perfectionna, durant le cours de six siècles, la sagesse des politiques et des jurisconsultes romains ; mais l’histoire se bornera au choix de deux précautions singulières, destinées à restreindre l’abus de l’autorité. 1° Pour conserver l’ordre et la paix, les gouverneurs des provinces étaient armés du glaive de la justice ; ils infligeaient des punitions corporelles, et jugeaient à mort dans les crimes capitaux. Mais ils ne pouvaient accorder au criminel le choix du genre de son supplice, ni prononcer la moindre et la plus honorable sentence d’exil. Ces prérogatives étaient réservées aux préfets, qui avaient seuls le droit d’imposer des amendes qui s’élevassent à la somme énorme de cinquante livres d’or. Les vice gérants n’avaient le droit de condamner qu’à quelques onces[1890]. Cette distinction, qui paraît accorder une grande autorité et en refuser une moindre, était fondée sur des motifs très raisonnables. La moindre était infiniment plus sujette à des abus. Les passions d’un magistrat provincial pouvaient lui faire commettre des actes d’oppression qui n’attaquassent que la fortune ou la liberté des citoyens, quoique par un motif de prudence ou d’humanité, il pût craindre de verser le sang innocent. Un doit aussi considérer que l’exil, les fortes amendes ou le choix d’une mort douce, ne regardaient guère que les citoyens riches ou les nobles. De cette manière, les personnes les plus exposées au ressentiment ou à l’avidité d’un magistrat de province se trouvaient à l’abri de sa persécution obscure, et d’adressaient au tribunal plus auguste et plus impartial du préfet. 2° Comme on sentait que l’intégrité d’un juge pouvait être corrompue par son intérêt ou par ses liaisons, les règlements les plus sévères excluaient du gouvernement de la province où on était né, à moins d’une dispense particulière de l’empereur[1891] ; et il était expressément défendu aux gouverneurs et à leurs fils de contracter des mariages avec des familles de leur arrondissement[1892], ou d’acheter des esclaves, des terres ou des maisons dans l’étendue de leur juridiction[1893]. Malgré ces précautions rigoureuses, Constantin, après trente-cinq ans de règne, déplore encore l’administration vénale et oppressive de la justice, et se plaint avec indignation de ce que les juges vendent eux-mêmes ou font vendre publiquement leurs audiences, leur diligence ou leurs délais, et enfin leurs sentences définitives. La répétition de lois et de menaces impuissantes prouve la durée et peut-être l’impunité de ces désordres[1894].
Comme les magistrats civils étaient pris parmi les jurisconsultes, les célèbres Institutes de Justinien s’adressent à la jeunesse de ses états qui se dévouait à l’étude dé la jurisprudence romaine et le souverain daigne animer leur zèle, en promettant de récompenser leur intelligence et leurs talents, par des charges dans le gouvernement. Les éléments de cette science lucrative étaient enseignés dans toutes les grandes villes de l’Orient et de l’Occident; mais l’école la plus fameuse était celle de Béryte[1895], sur la côte de Phénicie. Elle fleurit pendant plus de trois siècles après Alexandre Sévère, qui fut probablement le fondateur d’une institution si avantageuse à son pays natal. Après un cours régulier d’instruction qui durait cinq ans, les étudiants se dispersaient dans les provinces pour y chercher la fortune et les honneurs, et ils trouvaient une source inépuisable d’affaires dans un grand empire déjà corrompu par la multiplicité des lois, des professions et des vices. Le tribunal du préfet du prétoire de l’Orient employait seul cent cinquante avocats, dont soixante-quatre jouissaient de privilèges particuliers. On en choisissait deux tous les ans, auxquels on donnât pour appointements soixante livres d’or pour plaider les causes du trésor. Pour premier essai, on les faisait servir d’assesseurs aux magistrats dans quelques occasions, et on leur faisait souvent occuper ensuite le tribunal devant lequel ils avaient plaidé. Ils obtenaient le gouvernement d’une province, et par leur mérite, leur réputation ou la faveur, ils arrivaient successivement aux dignités illustres de l’État[1896]. On ne pouvait guère espérer que des hommes accoutumés, dans la pratique du barreau, à regarder le raisonnement comme l’arme de la dispute, et à interpréter les lois au gré de leur intérêt, se dépouillassent de cet esprit dangereux et méprisable en passant à l’administration publique. Il y a eu sans doute dans les temps anciens et modernes, des avocats qui ont honoré leur profession en remplissant les postes les plus importants avec autant de sagesse que d’intégrité ; mais, dans le déclin de la jurisprudence romaine, la promotion ordinaire des hommes de lois ne pouvait produire que honte et que désordre. La noble et séduisante éloquence avait été longtemps le patrimoine particulier de la noblesse ; mais elle s’était corrompue dans la bouche des affranchis et des plébéiens[1897], qui, avec plus d’artifice que d’habileté, en faisaient un trafic sordide et funeste. Quelques-uns d’entre eux cherchaient à pénétrer dans l’intérieur des familles pour y fomenter les discordes. Ils encourageaient les procès, et se préparaient d’amples moissons à eux et à’ leurs confrères. D’autres, enfermés dans leur demeure, ne soutenaient la dignité de leur état de professeurs des lois qu’en fournissant à de riches clients des subtilités pour obscurcir la vérité la plus évidente, et des arguments pour colorer les plus injustes prétentions. Parmi ces avocats, les plus distingués et les plus en vogue étaient ceux qui faisaient retentir le Forum de leur verbeuse, et déclamatoire rhétorique. Aussi indifférents pour leur réputation que pour la justice, ils sont représentés pour la plupart comme des guides infidèles, qui conduisaient leurs clients à travers un dédale de dépenses, de délais, d’espérances trompées, d’où, après des années d’attente, ils ne les laissaient sortir que quand leur patience, et leur fortune étaient presque épuisées[1898].
Dans le système politique d’Auguste, les gouverneurs, ceux du moins des provinces impériales, étaient investis de tous les pouvoirs de la souveraineté. Ministres de la paix et de la guerre, eux seuls accordaient les récompenses et infligeaient les punitions. Ils paraissaient sur leur tribunal revêtus de la robe civile de magistrat, et à la tête des légions, couverts d’une armure complète[1899]. L’influence des richesses, l’autorité de la loi et le commandement militaire, concouraient à rendre leur pouvoir absolu ; et quand ils étaient tentés de secouer l’obéissance, la province fidèle qui se trouvait enveloppée dans leur rébellion, s’apercevait à peine d’aucun changement dans son administration. Depuis le règne de Commode jusqu’à celui de Constantin, près de cent gouverneurs levèrent, avec différents succès, l’étendard de la révolte ; et quoique l’ombrageuse cruauté de leurs maîtres ait sacrifié beaucoup d’innocents il est possible qu’elle ait au su prévenir des desseins criminels[1900]. Pour ôter à ces formidables serviteurs tout moyen d’aliéner le prince ou de troubler la tranquillité publique, Constantin résolut de séparer le service militaire de l’administration civile, et de faire une profession distinguée et permanente de ce qui n’avait été jusque-là qu’une fonction passagère ; il créa deux maîtres généraux ; l’un pour la cavalerie, l’autre pour l’infanterie, et leur donna sur les armées de l’empire toute l’autorité qu’avaient exercée les préfets du prétoire. Quoique chacun de ces illustres officiers fût plus particulièrement chargé de veiller à la discipline des troupes qui étaient sous ses ordres immédiats, il commandait également, à la guerre, tous les corps, soit à pied, soit à cheval, qui composaient son armée[1901]. Le nombre de ces maîtres fut bientôt doublé par la séparation de l’Orient et de l’Occident ; et comme, des généraux séparés, égaux de titre et de rang, furent chargés de la garde des quatre importantes frontières du Rhin, du Haut et du Bas-Danube, et de l’Euphrate, la défense de l’empire romain fut à la fin confiée à huit maîtres généraux, soit de cavalerie, soit d’infanterie. Ils eurent sous leurs ordres trente-cinq commandants militaires stationnés dans les provinces ; trois dans la Grande-Bretagne, six dans les Gaules, un en Espagne, un en Italie, cinq sur le Haut, et quatre sur le Bas-Danube, huit en Asie, trois en Égypte, et quatre en Afrique. Les titres de comtes et de ducs[1902], qui leur étaient particuliers, ont, dans nos langues modernes, un sens si différent, qu’on peut être étonné ici de leur emploi. Au reste, on doit se rappeler que la seconde de ces dénominations n’est qu’une corruption du nom latin que l’on donnait indistinctement à tous les chefs militaires. Ces commandants de province étaient par conséquent connus sous le nom de ducs. Dix seulement obtinrent celui de comtes ou compagnons, titre d’honneur, ou plutôt de faveur récemment inventé à la cour de Constantin. Un baudrier d’or était la marque distinctive de la dignité de comte et de duc. On leur faisait, en outre de leurs appointements, une forte pension pour qu’ils entretinssent cent quatre-vingt-dix valets et cent quarante-huit chevaux. Il leur était expressément défendu de se mêler d’aucune affaire relative à l’administration de la justice, ou des deniers publics ; mais leur autorité sur les troupes qu’ils commandaient était tout à fait indépendante des magistrats. Constantin introduisit la balance délicate de l’autorité civile et militaire, à peu prés dans le même temps qu’il donna une sanction légale à l’ordre ecclésiastique. L’émulation, et quelquefois la discorde qui régnait entre deux professions si incompatibles d’humeur et d’intérêt, produisit de bons et de mauvais effets. On ne pouvait guère présumer que le général et le gouverneur civil d’une province s’uniraient pour la troubler ou pour la servir. Tandis que l’un négligeait d’offrir les secours que l’autre ne daignait pas demander, les troupes restaient souvent sans ordres et sans subsistances ; la sûreté publique était trahie ; et les sujets, abandonnés de leurs défenseurs, étaient exposés aux incursions des Barbares. Le partage de l’administration fait par Constantin assura la tranquillité du monarque ; mais il relâcha le nerf de l’État.
On a blâmé avec raison Constantin d’une autre innovation qui corrompit la discipline militaire et précipita la ruine de l’empire. Les dix neuf années qui précédèrent sa dernière victoire sur Licinius avaient été un temps de licence et de guerre civile. Les rivaux qui se disputaient l’empire du monde romain, avaient retiré la plupart des troupes destinées à la défense des frontières communes de l’empire, et les grandes villes situées sur les confins de leurs États respectifs étaient remplies de soldats qui regardaient leurs concitoyens comme leurs plus implacables ennemis. Quand la fin de cette guerre civile eut rendu inutiles les garnisons intérieures, l’empereur n’eut pas assez de sagesse ou de fermeté pour ramener la discipline sévère de Dioclétien, et mettre un terme à la fatale indulgence dont l’habitude avait fait, pour l’ordre militaire, un besoin et presque un droit. Depuis le règne de Constantin, il se forma une distinction d’opinion et même une distinction légale entre les troupes palatines[1903], que l’on nommait improprement les troupes de la cour, et celles qui gardaient les frontières. Les premières, fières de la supériorité de leur solde et de leurs privilèges, excepté dans le cas d’une guerre extraordinaire, passaient tranquillement leur vie au centre de l’empire, et les villes les plus florissantes gémissaient sous l’intolérable oppression des quartiers militaires. Les soldats perdaient insensiblement l’esprit de leur état, et prenaient tous les vices de l’oisiveté, ou ils s’avilissaient par une industrie basse et sordide, ou bien ils s’énervaient le corps et l’âme par les bains et par les spectacles. Ils négligèrent bientôt les exercices militaires pour se livrer à la parure et à la bonne chère : formidables pour leurs concitoyens, ils tremblaient à la vue des Barbares[1904]. La chaîne de fortifications que Dioclétien et ses collègues avaient tendue sur les bords des grands fleuves, cessa d’être entretenue avec le même soin, et défendue avec la même vigilance. Les troupes connues sous le nom de gardes des frontières auraient pu suffire à une défense ordinaire ; mais elles étaient découragées par cette humiliante réflexion, que tandis qu’elles étaient exposées toute l’année aux travaux et au danger d’une guerre continuelle, elles n’obtenaient qu’environ les deux tiers de la paye et des émoluments qu’on prodiguait aux troupes de la cour. Les bandes, les légions même qui jouissaient à peu près du même sort que ces indignes favoris, se trouvaient dégradées par le titre d’honneur qu’on accordait à ces derniers. Ce fut en vain que Constantin menaça des plus cruels châtiments, par le fer et par le feu, ceux des gardes des frontières qui abandonneraient leurs drapeaux, qui favoriseraient les incursions des Barbares, ou qui partageraient leur butin[1905]. Les maux qui résultent d’une politique imprudente, se réparent rarement par une sévérité partielle, et quoiqu’une suite de princes aient fait, chacun dans leur temps, tous leurs efforts pour recruter et ranimer les garnisons des frontières, jusqu’au dernier moment de sa dissolution ; l’empire a souffert de la blessure mortelle que lui avait faite l’imprudente faiblesse de Constantin.
Cette politique timide qui sépare tout ce qui est uni, qui abaisse tout ce qui est élevé, qui craint toutes les facultés actives, et n’attend d’obéissance que de la faiblesse, semble avoir dicté les institutions de plusieurs monarques, et particulièrement celles de Constantin. L’orgueil martial des légions, dont les camps victorieux avaient été si souvent le foyer de la révolte, se nourrissait du souvenir de leurs anciens exploits, et du sentiment de leurs forces présentes. Tant qu’elles conservèrent leur ancienne composition de six mille hommes, chacune d’elles fut encore sous le règne de Dioclétien un objet respectable dans l’histoire militaire de l’empire romain. Peu d’années après, leurs corps nombreux furent réduits à très peu de chose ; et quand sept légions, avec quelques auxiliaires, défendirent la ville d’Amide contre les Perses, tout ce qui se trouvait renfermé dans la place, en joignant à la garnison les habitants des deux sexes et les paysans qui avaient déserté la campagne, n’excédaient pas le nombre de vingt mille individus[1906]. D’après ce fait et quelques autres du même genre, il y a lieu de croire que la constitution des troupes légionnaires, à laquelle elles devaient en partie leur valeur et leur discipline, fut changée par Constantin, et que les bandes d’infanterie romaine qui en retinrent le nom et les honneurs, n’étaient composées que de mille à quinze cents hommes[1907]. On pouvait aisément arrêter les complots de ces détachements séparés, que le sentiment de leur faiblesse particulière rendait timides et incertains ; et les successeurs de Constantin pouvaient satisfaire leur goût pour l’ostentation par le plaisir illusoire de commander à cent trente-deux légions inscrites sur l’état de leur nombreuse armée. Le reste de leurs troupes était divisé, l’infanterie en cohortes, et la cavalerie en escadrons : leurs armes, leurs noms et leurs enseignes, tendaient à inspirer la terreur, et faire distinguer les différentes nations qui marchaient sous les drapeaux de l’empire. Il ne restait plus rien de cette simplicité sévère qui dans les siècles brillants de victoire et de liberté, avait distingué une armée romaine, de ce ramas immense et confus de soldats dont marchait environné un monarque d’Asie[1908]. Un dénombrement particulier tiré de la Notitia pourrait occuper l’attention d’un amateur de l’antiquité. Mais l’histoire se contentera d’observer que les postes militaires ou les garnisons placées sur les frontières de l’empire montaient à cinq cent quatre-vingt-trois, et que, sous les successeurs de Constantin, les forces totales de l’armée étaient composées de six cent quarante-cinq mille soldats[1909]. Dans les siècles précédents, cet effort aurait surpassé les besoins de l’empire ; dans les suivants il surpassa ses facultés. Dans les différents états de la société, les motifs qui contribuent au recrutement des armées sont d’un genre très différent. Les Barbares vont à la guerre par goût ; les citoyens d’un État libre y sont poussés par le devoir et l’amour de la patrie : les sujets ou du moins la noblesse d’une monarchie ont pour les y exciter le sentiment de l’honneur ; mais les timides et voluptueux habitants d’un empire sur le déclin ne sont attirés au service que par l’espoir du gain, et n’y sont retenus que par la crainte des châtiments. Les ressources du trésor romain furent épuisées par l’augmentation de la paye, par des gratifications multipliées, par l’intervention de nouveaux émoluments, et par de nouveaux privilèges qui pussent compenser, aux yeux de la jeunesse des provinces, les fatigues et les dangers de la vie militaire. Cependant, quoiqu’on fût devenu moins, exigeant sur la taille[1910], quoiqu’on fermât les yeux sur l’admission des esclaves, on se trouva dans l’impossibilité de fournir à l’armée un nombre suffisant et régulier de recrues volontaires, et les empereurs furent obligés d’avoir recours à des moyens plus effectifs et même à des mesures coercitives. Les terres qu’on donnait d’abord aux vétérans, en toute franchise, comme une récompense de leur valeur, ne leur furent plus accordées que sous une condition où l’on découvre les premières idées du système féodal. Ceux de leurs fils qui en héritaient, étaient obligés de se dévouer au métier des armes dès que leur âge le leur permettrait. Leur lâche refus était puni par la perte de l’honneur, de la fortune, et même de la vie[1911] ; mais, comme les fils des vétérans étaient loin de suffire aux besoins au service, on faisait de fréquentes levées dans les provinces. Chaque propriétaire était obligé de prendre les armes ou de payer un substitut, ou de se racheter par le paiement d’une amende considérable. Le rachat qu’on réduisit à quarante-deux pièces d’or, nous donne une idée du prix exorbitant que se vendait un soldat, et de la répugnance avec laquelle le gouvernement accorda une dispense[1912]. Les Romains abâtardis avaient pris une telle horreur pour la profession de soldat, que, pour en être dispensés, plusieurs jeunes hommes de l’Italie et des provinces se coupaient les doigts de la main droite et cet étrange expédient fut d’un usage assez commun pour nécessiter la sévérité des lois[1913], et un nom particulier dans la langue latine[1914].
L’admission des Barbares dans les armées devint de jour en jour plus commune, plu nécessaire et plus funeste. Les plus hardis d’entre les Scythes, les Goths et les Germains, qui mettaient leur bonheur dans la guerre, trouvant plus de profit à défendre qu’à ravager les provinces, non seulement s’enrôlaient parmi les troupes auxiliaires de leur nation, mais étaient encore reçus dans les légions et parmi les plus distingués des troupes palatines. Admis familièrement chez les citoyens ils apprenaient à mépriser leurs mœurs et à imiter leurs arts ; ils secouèrent le respect que l’orgueil des Romains n’avait dû qu’à leur ignorance, et ils acquirent la possession des avantages qui soutenaient encore la grandeur expirante de leurs anciens maîtres. Les soldats barbares distingués par des talents militaires, arrivaient aux postes les plus importants, sans exception. Les noms des tribuns, des comtes, des ducs et même des généraux, trahissent une origine étrangère que bientôt ils ne daignèrent plus déguiser. On leur confiait souvent la conduite d’une guerre contre leurs compatriotes, et, quoique la plupart préférassent les liens de la fidélité à ceux du sang, quelques uns cependant furent ingrats, ou du moins soupçonnés d’entretenir une correspondance criminelle avec les ennemis, d’encourager leurs incursions, et de les épargner dans leur retraite. Le fils de Constantin laissait gouverner son palais et ses camps par une faction puissante de Francs, dont tous les membres, solidement et constamment unis entre eux, et avec leurs compatriotes, regardaient un affront fait à un des leurs comme, une insulte nationale[1915]. Lorsque le tyran Caligula fut soupçonné de vouloir donner la robe de consul à un candidat d’une espèce très extraordinaire, ce sacrilège aurait excite presque autant de surprise, si, au lieu d’un cheval, le chef le plus noble de la Germanie ou de la Bretagne avait été l’objet de son choix. Un intervalle de trois siècles avait fait un changement si considérable dans les préjugés du peuple, que Constantin fut approuvé des Romains, lorsqu’il donna à ses successeurs l’exemple d’accorder les honneurs du consulat aux Barbares qui méritaient par leurs talents et leurs services d’être classés dans le nombre des Romains les plus distingués[1916]. Mais comme ces hardis vétérans, qui avaient été élevés dans l’ignorance et dans le mépris des lois, se trouvaient incapables d’exercer aucun emploi civil, les facultés de l’esprit humain étaient enchaînées par l’irréconciliable séparation des talents aussi bien que par celle des professions. Ces citoyens accomplis des républiques grecque et romaine, dont le génie brillait également au barreau, dans le sénat, dans les camps et dans les écoles, savaient écrire, parler et agir avec la même énergie et la même habileté.
Indépendamment des magistrats et des généraux qui exerçaient loin de la cour, l’autorité qu’on leur avait donnée sur les provinces ou sur les armées, l’empereur accordait le rang d’illustres à sept de ses plus intimes serviteurs, auxquels il confiait la sûreté de sa personne, celle de ses conseils et de ses, trésors. 1° L’intérieur du palais était gouverné par un eunuque favori, qu’on nommait prœpositus ou préfet de la chambre sacrée, où le prince reposait. Son devoir était d’accompagner l’empereur dans ses conseils et dans ses parties de plaisir, d’être toujours prés de sa personne, et de remplir prés de lui tous ces services domestiques qui ne peuvent recevoir quelque éclat que de l’influence de la royauté. Sous un prince digne de régner, le grand chambellan (car nous pouvons le nommer ainsi) n’était qu’un serviteur utile et modeste ; mais un domestique adroit, à portée de saisir tous les moments de confiance et d’oubli que présente la familiarité, acquerra bientôt sur un esprit faible un ascendant que doivent rarement obtenir l’austère sagesse et l’inflexible vertu. Les petits-fils dégénérés de Théodose, invisibles à la nation, et méprisés de ses ennemis, élevèrent le préfet de leur chambre au-dessus de tous les ministres du palais[1917], et son lieutenant même, le chef de cette pompeuse suite d’esclaves qui gardaient leur maître, fut jugé digne de précéder les respectables proconsuls de la Grèce et de l’Asie. La juridiction du chambellan s’étendait sur les comtes ou surintendants chargés des deux emplois importants relatifs à la table somptueuse du prince et à sa magnifique garde-robe[1918]. 2° La principale administration des affaires publiques fût confiée à l’intelligence et à l’activité du maître des offices[1919] : suprême magistrat du palais, il inspectait la discipline des écoles civiles et militaires, et recevait des appels de toutes les provinces de l’empire dans les affaires qui concernaient la multitude de citoyens privilégiés qui, comme attachés à la cour, avaient pour eux, et pour leur famille le droit de récuser la juridiction des autres tribunaux. Quatre scrinia ou bureaux dont ce ministre d’État était le chef, conduisaient la correspondance du prince avec ses sujets. Le premier bureau s’occupait des mémoires, le second des lettres, le troisième des demandes, et le quatrième des ordres et des expéditions de toute espèce. Il y avait à la tête de chacun un sous-chef de l’ordre des respectables, et le nombre total des secrétaires montait à cent’ quarante-huit : on les tirait ordinairement du barreau, à raison des extraits et des rapports qu’ils avaient souvent occasion de faire dans l’exercice de leurs fonctions. Par une condescendance qui, dans les siècles précédents, aurait paru indigne de la majesté romaine, il y eut un secrétaire particulier, pour la langue grecque, et l’on établit des interprètes pour recevoir les ambassadeurs des Barbares. Mais le département des affaires étrangères, qui constitue aujourd’hui une partie si essentielle de la politique moderne, occupait peu le grand-maître ; il portait une attention plus sérieuse sur les postes et les arsenaux de l’empire ; des compagnies régulières d’ouvriers placées dans trente-quatre villes, quinze à l’Orient, et dix-neuf à l’Occident, fabriquaient continuellement des armes offensives et défensives, et des machines de guerre que l’on déposait dans les arsenaux pour les distribuer aux troupes dans l’occasion. 3° Durant le cours de neuf siècles, l’office de questeur avait essuyé de singuliers changements. Dans l’enfance de Rome, le peuple choisissait, tous les ans, deux magistrats inférieurs pour remplacer les consuls dans l’administration délicate et dangereuse des deniers publics[1920]. Chaque proconsul ou préteur, soit qu’il eût un commandement militaire ou provincial, avait pour assesseur un de ces officiers. A mesure que les conquêtes étendirent l’empire, les deux questeurs furent successivement portés au nombre de quatre, de huit, de vingt, et peut-être même, mais seulement pour peu de temps, au nombre de quarante[1921]. Les citoyens de la première classe sollicitaient un emploi qui leur donnait l’entrée du sénat, et l’espoir fondé d’obtenir les dignités de la république. Tant qu’Auguste affecta de maintenir la liberté des élections, il se réserva le droit de présenter, on pourrait dire de nommer, un certain nombre de candidats, et il choisissait ordinairement un de ces jeunes gens de distinction pour lire dans le sénat ses discours et ses épîtres[1922]. L’usage d’Auguste fut imité par ses successeurs ; ils firent de cette fonction momentanée un office permanent ; et le questeur qui en fut revêtu survécût, sous un nom et un titre plus brillants, à la suppression de ses anciens et inutiles confrères[1923]. Comme les discours qu’il composait au nom de l’empereur[1924] acquéraient la force et, à la longue, la forme d’ordonnances absolues, on avait fini par le considérer comme le représentant du pouvoir législatif, l’oracle du conseil, et la source de toute la jurisprudence. On l’invitait quelquefois à siéger dans le consistoire impérial, avec les préfets du prétoire et le maître des offices ; c’était à lui que les juges inférieurs s’adressaient souvent pour décider les questions douteuses. Mais comme il ne s’occupait pas du détail des affaires ordinaires, il employait son loisir et ses talents à exercer ce style d’une éloquence élevée, qui, malgré la corruption du goût et du langage, conserve encore la majesté des lois romaines[1925]. On peut comparer, à quelques égards, l’office de questeur impérial à la charge moderne de chancelier ; mais l’usage du grand sceau, dont l’invention paraît appartenir à l’ignorance des Barbares, ne fut jamais introduit dans les actes publics des empereurs. 4° Le titre extraordinaire de comte des largesses sacrées fut donné au trésorier général du revenu, dans l’intention de persuader peut-être que chaque paiement était un don volontaire de l’empereur. Les forces de l’imagination la plus vigoureuse et la plus étendue ne suffiraient pas pour concevoir les détails presque infinis de la dépense annuelle et journalière qu’entraînent les administrations civiles et militaires d’un grand empire. La comptabilité seule occupait plusieurs centaines de commis, distribués en sept différentes classes, très adroitement combinées pour contrôler réciproquement leurs opérations respectives. Le nombre de ces gens tendait toujours à s’alimenter ; et l’on fut obligé plusieurs fois de renvoyer d’inutiles surnuméraires qui avaient déserté les honorables travaux de la campagne pour se livrer avec ardeur à la profession lucrative des finances[1926]. Vingt-neuf receveurs provinciaux, dont dix-huit avaient le titre de comtes, correspondaient avec le trésorier. Sa juridiction s’étendait sur les mines d’où l’on extrayait les métaux précieux, sur les établissements où ils étaient convertis en monnaie courante, et sur les trésors publics des principales villes où ils étaient déposés pour le service de l’État. Le commerce de l’empire avec l’étranger était conduit par ce ministre ; il dirigeait aussi les manufactures de toile et d’étoffes de laine, dans lesquelles les opérations successives de la filature, de la tissure, et de la teinture étaient exécutées principalement par des femmes de condition servile, pour l’usage du palais et de l’armée. On comptait vingt-six de ces établissements dans l’Occident, où les arts étaient plus récemment introduits ; et l’on doit en supposer un plus grand nombre dans les provinces industrieuses de l’Orient[1927]. 5° Outre le revenu public qu’un monarque absolu pouvait lever et dépenser à son gré, les empereurs possédaient, en qualité de citoyens opulents, une propriété très considérable. Elle était administrée par le comte ou le trésorier du revenu particulier. Une partie provenait sans doute des anciens domaines des rois, des républiques subjuguées ; ils pouvaient s’être augmentés de quelques parties des biens des différentes familles qui avaient été successivement revêtues de la pourpre, et de ce qu’y avaient ajouté successivement les différents empereurs ; mais le principal de ce revenu venait de la source impure des confiscations et amendes. Les domaines de l’empereur, étaient répandus dans toutes les provinces, depuis la Mauritanie jusqu’à la Grande-Bretagne. Mais la richesse et la fertilité du sol de la Cappadoce engagèrent le monarque à acquérir dans cette province des possessions considérables[1928] ; et Constantin ou ses successeurs saisirent l’occasion de couvrir leur avidité du masque d’un zèle religieux. Ils supprimèrent le riche temple de Comana, où le grand-prêtre de la déesse de la guerre tenait l’état d’un souverain. Ils s’approprièrent des terres habitées par six mille sujets ou esclaves de la divinité et de ses ministres[1929]. Les hommes n’étaient pas les plus précieux habitants de cette contrée. Les plaines qui s’étendent du pied du mont Argée aux bords de la rivière de Sarus, nourrissent une race de chevaux estimés dans l’ancien monde comme supérieurs à tous les autres par la beauté de leur structure et par leur incomparable vitesse. Ces animaux sacrés étaient destinés au service du palais et des jeux impériaux[1930], et la loi défendait de les profaner pour le service, d’un maître vulgaire. Les domaines de la Cappadoce étaient assez importants pour exiger l’inspection d’un comte[1931] ; on plaça des officiers d’un rang inférieur dans ceux du reste de l’empire ; des représentants des trésoriers publics et particuliers conservèrent l’exercice indépendant de leurs emplois, et furent protégés dans toutes les occasions contre l’autorité des magistrats de la province[1932]. 6°, 7° Les bandes choisies de cavalerie et d’infanterie qui gardaient la personne de l’empereur, prenaient les ordres des deux comtes des domestiques. Cette garde consistait en trois mille cinq cents hommes, partagés en sept écoles ou troupes, chacune de cinq cents ; et les Arméniens étaient en Orient, presque les seuls en possession de ce service honorable. Lorsque, dans les cérémonies publiques, on les rangeait dans les cours et dans les portiques du palais, leur haute stature, leur discipline silencieuse, et leurs magnifiques armes, brillantes d’or et d’argent, présentaient un spectacle digne de la grandeur romaine[1933]. On tirait de ces sept écoles deux compagnies choisies, moitié à pied, moitié à cheval, dont on formait les protecteurs, ce poste avantageux était l’ambition et la récompense des meilleurs soldats. Les protecteurs montaient la garde dans les appartements intérieurs, et étaient souvent dépêchés dans les provinces pour y exécuter les ordres qui demandaient du courage et de la célérité[1934]. Les comtés des domestiques avaient succédé aux préfets du prétoire ; et du service du palais, ils aspirèrent, comme eux, au commandement des armées.
La communication entre la cour et les provinces fut facilitée par la construction des routes et l’institution des postes ; mais à l’avantage qui résultait de ces établissements se joignit un abus intolérable. Deux ou trois cents agents ou messagers furent employés, sous les ordres du maître des offices, à communiquer aux provinces les noms des consuls de l’année, les édits et les victoires des empereurs. S’étant ingérés peu à peu de rapporter à la cour tout ce qu’ils pouvaient observer de la conduite des magistrats et des particuliers, ils firent regardés comme les yeux du prince[1935] et le fléau des citoyens. L’influence propice d’un règne faible les multiplia jusqu’au nombre incroyable de dix mille. Ils méprisèrent les douces mais fréquentes admonitions des lois, et exercèrent dans la régie des postes les exactions les plus odieuses et les vexations les plus insolentes. Ces espions officiels, qui avaient une correspondance exacte avec le palais, furent encouragés, par des faveurs et des récompenses, à surveiller attentivement les progrès de tout dessein criminel, depuis les symptômes faibles et sourds du mécontentement, jusqu’aux préparatifs d’une révolte ouverte. Ils couvraient du masque révéré du zèle, la légèreté ou la perfidie avec laquelle ils violaient continuellement la justice et la vérité, et lançaient impunément leurs traits empoisonnés dans le sein du criminel ou de l’innocent, qui s’était attiré leur haine, ou qui avait refusé d’acheter leur silence. Un sujet fidèle, habitant peut-être la Bretagne ou la Syrie, était exposé au danger, et pour le moins à la crainte de se voir traîné sous le poids des chaînes jusqu’à Milan ou à Constantinople, pour y défendre sa vie contre les accusations insidieuses de ces délateurs privilégiés. L’administration ordinaire était conduite par ces moyens qu’une extrême nécessité pourrait seule pallier, et l’on avait soin de suppléer au défaut de témoins par l’usage de la torture[1936].
La trompeuse et dangereuse invention de la question criminelle, selon le nom expressif qu’on lui a donné, était reçue plutôt qu’approuvée par la jurisprudence des Romains. Ils n’employaient cette sanguinaire méthode d’examen que par des corps dévoués à l’esclavage, et- dont ces républicains orgueilleux pesaient rarement les douleurs dans la balance de la justice et de l’humanité. Mais ils ne consentirent jamais à violer la personne sacrée d’un citoyen, jusqu’à ce que la preuve du crime fut évidente[1937]. Les annales de la tyrannie, depuis le règne de Tibère jusqu’à celui de Domitien rapportent en détail l’exécution d’un grand nombre de victimes innocentes. Mais aussi longtemps que la nation eut un faible souvenir de sa glaire et de sa liberté, les derniers moments d’un Romain furent à l’abri du danger d’une torture ignominieuse[1938]. Les magistrats des provinces ne suivirent cependant ni les usages de la capitale, ni les maximes des gens de loi ; ils trouvèrent l’usage de la question établi, non seulement chez les esclaves de la tyrannie orientale, mais aussi chez les Macédoniens, qui obéissaient à une monarchie mitigée ; chez les Rhodiens, qui florissaient par la liberté et le commerce, et même chez les sages Athéniens, qui avaient soutenu et relevé la dignité de l’homme[1939]. Le consentement des habitants des provinces, encouragea les gouverneurs à demander, et peut-être à usurper le pouvoir arbitraire de forcer, par les tourments, des accusés, vagabonds et plébéiens, à l’aveu du crime dont on les présumait coupables ; ils confondirent ensuite peu à peu les distinctions du rang, et ils dédaignèrent les privilèges des citoyens romains. Les sujets effrayés sollicitaient, et le souverain avait soin d’accorder une foule d’exemptions spéciales qui approuvaient tacitement et même qui autorisaient l’usage général de la torture. Tous les hommes de la classe des illustres ou des honorables, les évêques et leurs prêtres, les professeurs des arts libéraux, les soldats et leurs familles, les officiers municipaux et leur postérité jusqu’à la troisième génération, et tous les enfants au-dessous de l’âge de puberté en étaient exempts[1940]. Mais il s’introduisit une maxime fatale dans la nouvelle jurisprudence de l’empire : le cas du crime de lèse-majesté, qui comprenait tous les délits que la subtilité des gens de loi pouvait déduire d’une intention hostile envers le prince ou la république[1941], suspendait tous les privilèges et réduisait toutes les conditions au même niveau d’ignominie. Du moment où l’on mit la sûreté de l’empereur au dessus de toutes les considérations de la justice et de l’humanité, l’âge le plus vénérable et la plus tendre jeunesse se trouvèrent exposés aux plus cruelles tortures : et les principaux citoyens du monde romain avaient toujours à craindre qu’un vil délateur ne les dénonçât comme complices, et même comme témoins d’un crime peut-être imaginaire[1942].
Quelques terribles que puissent nous paraître ces maux, ils ne tombaient que sur un petit nombre de sujets romains, dont les dangers étaient, en quelque façon, compensés par les avantages de la nature ou de la fortune qui les exposaient aux soupçons du monarque. Ce millions d’habitants obscurs qui composent la masse d’un grand empire, ont moins à craindre de la cruauté que de l’avarice de leur maître. Leur humble bonheur n’est troublé que par l’excès des impositions qui, passant légèrement sur les citoyens opulents, tombent en doublant de poids et de vitesse, sur la classe faible et indigente de la société. Un philosophe ingénieux[1943] a calculé la mesure universelle des taxes publiques, par les degrés de servitude et de liberté, et il essaie de soutenir que d’après une règle invariable de la nature, on peut lever des tributs plus forts en proportion de la liberté des sujets, et qu’on est forcé de les modérer à mesure que la servitude augmente ; mais cette assertion, qui tendrait à adoucir le tableau des misères qui suivent le despotisme, est au moins contredite par l’histoire de l’empire romain, qui accuse les mêmes princes d’avoir en même temps dépouillé le sénat de son autorité, et les provinces de leurs richesses. Sans abolir les droits sur les marchandises, que l’acquéreur acquitte imperceptiblement comme un tribut volontaire, Constantin et ses successeurs préférèrent une taxe simple et directe, plus conforme au génie d’un gouvernement arbitraire[1944].
Le nom et l’usage des indictions[1945] dont on se sert pour fixer la chronologie du moyen âge, sont tirés d’une coutume relative aux tributs romains[1946]. L’empereur signait de sa main, et en caractères de couleur pourpre, l’édit solennel, ou indiction, qu’on exposait publiquement dans la principale ville de chaque diocèse, pendant les deux mois de juillet et d’août. Par une liaison d’idées très naturelle, le nom d’indiction fut donné à la mesure du tribut qu’il ordonnait, et au temps de l’année fixé pour le paiement[1947]. Cette estimation générale des subsides était proportionnée aux besoins réels et imaginaires de l’État. Toutes les fois que la dépense excédait la recette, ou que la recette rendait moins qu’elle n’avait été évaluée, on y ajoutait un supplément de taxe sous le nom de superindiction, et le plus précieux des attributs de la souveraineté était communiqué aux préfets du prétoire, à qui, dans certaines occasions, on permettait de pourvoir aux besoins extraordinaires et imprévus du service de l’État. L’exécution de ces lois, dont, il serait trop fastidieux de suivre les détails compliqués, consistait en deux opérations distinctes ; celle de réduire l’imposition générale et particulière, et de fixer la somme que devaient payer chaque province, chaque ville, et enfin chaque sujet de l’empire romain, et celle de recueillir les contributions séparées des individus, des villes et des provinces, jusqu’à ce que les sommes accumulées fussent versées dans les coffres de l’empereur. Mais comme le compte était toujours ouvert entre le prince et le sujet, et que la nouvelle demande venait avant que la précédente fût entièrement acquittée, l’accablante machine des finances était dirigée, pendant toute l’année, par les mêmes mains. Tout ce qu’il y avait d’important et d’honorable dans cette administration était confié à la sagesse des préfets et de leurs représentants dans les provinces. Une foule d’officiers d’un rang inférieur en réclamaient les fonctions lucratives ; les uns dépendaient du trésorier, les autres du gouverneur de la province ; et, dans les inévitables conflits d’une juridiction incertaine, ils trouvaient tous de fréquentes occasions de se disputer les dépouilles du peuple. Les emplois pénibles, qui n’étaient susceptibles de produire que la haine du peuple, des reproches, des dangers et des dépenses, étaient donnés aux décurions[1948], qui formaient les corporations des villes, et que la sévérité des lois impériales avait condamnés à soutenir le poids de la société civile[1949]. Toutes les terres de l’État, sans en excepter les patrimoines de l’empereur, étaient assujetties à la taxe ordinaire, et chaque nouveau propriétaire était tenu des dettes de l’ancien. Un cens ou cadastre exact était[1950] le seul moyen équitable de figer ce que chaque citoyen devait pour sa contribution au service public, et, d’après la période bien connue des indictions, il paraît que cette opération difficile et dispendieuse se répétait régulièrement tous les quinze ans. des inspecteurs envoyés dans les provinces arpentaient toutes les terres. On désignait dans les registres l’espèce de la culture, comme terres labourables, pâturages, vignes ou bois, et l’on en estimait la valeur moyenne, d’après le revenu de cinq ans. Le nombre des esclaves et des troupeaux faisait une partie essentielle du rapport. Les propriétaires étaient contraint de déclarer tout ce qu’ils possédaient, et d’affirmer par serment la vérité de leur déclaration ; on faisait les recherches les plus minutieuses contre toute tentative qui aurait eu pour but d’éluder l’intention du législateur, et la moindre prévarication était punie comme un crime capital qui joignait le sacrilège au crime de lèse-majesté[1951]. Une forte partie du tribut devait être payée en espèces de la monnaie courante dans l’empire, et l’on ne recevait que la monnaie d’or[1952]. Le reste de la taxe déterminée par l’indiction de l’année devait être fourni d’une manière encore plus directe et plus vexatoire. Les produits réels des différentes terres qui, selon leur nature, devaient fournir du vin ou de l’huile, du blé ou de l’orge, du bois ou du fer, devaient être conduits par les propriétaires, ou au moins à leurs frais, dans les magasins impériaux, d’où ils étaient ensuite distribués, selon le besoin, pour l’usage de la cour, de l’armée et des deux capitales, Rome et Constantinople[1953]. Les commissaires du trésor étaient si souvent forcés de très gros achats, malgré le produit de l’indiction, qu’il leur était expressément défendu d’accorder la moindre remisse sur l’impôt en nature, ou d’en accepter même la valeur en argent. Dans la simplicité primitive d’une petite communauté, cette méthode peut servir à recueillir les dons presque volontaires du peuple ; mais, susceptible à la fois de beaucoup d’abus d’une part, et de beaucoup de rigueur de l’autre, elle expose, dans un gouvernement despotique et corrompu, à une guerre continuelle entre la fraude et l’oppression[1954]. La culture des provinces romaines fut détruite peu à peu, et les progrès du despotisme, qui tend toujours à sa propre ruine, obligèrent l’empereur à se faire un mérite envers ses sujets de la remise des dettes ou des tributs qu’il leur était impossible de payer. Dans la nouvelle division de l’Italie, l’heureuse et fertile province de la Campanie, ce théâtre des premières victoires de Rome, et, depuis la délicieuse retraite d’un grand nombre de citoyens, s’étendait entre la mer et l’Apennin, depuis le Tibre jusqu’au Silare. Environ soixante ans après la mort de Constantin, on fut obligé, d’après une nouvelle inspection faite avec soin sur les lieux, d’exempter de tout tribut trois cent trente mille acres de terres incultes et désertes, composant un huitième de la province. Cette étonnante désolation, constatée par les lois, ne peut-être attribuée qu’à la mauvaise administration dés empereurs romains, dans un temps où les Barbares n’avaient pas encore pu pénétrer en Italie[1955].
Il paraît que, soit qu’on l’eût ainsi régler à dessein ou par hasard, cet impôt par le mode de levée qu’on employait, offrait à la fois la nature d’une taxe territoriale et les formes de la capitation[1956]. La taxe que fournissait chaque ville ou chaque district représentait à la fois le nombre des contribuables et le montant des impositions publiques. On divisait la somme totale par le nombre des têtes, on disait communément que telle province contenait tant de têtes de tribut et que chaque tête payait telle somme. Cette opinion n’était pas reçue du peuple seulement, mais elle était admise dans le calcul fiscal. Le taux de ce tribut personnel a sans doute varié avec les circonstances, mais on a conservé la mémoire d’un fait curieux et d’autant plus frappant qu’il s’agit d’une des riches provinces de l’empire, aujourd’hui le plus puissant royaume de l’Europe. Les ministres de Constance avaient épuisé les richesses de la Gaule, en exigeant vingt-cinq pièces d’or pour le tribut de chaque habitant. Mais la politique humaine de son successeur réduisit à sept pièces[1957] cette énorme capitation. En prenant un terme moyen entre la plus grande vexation et cette indulgence passagère, on peut évaluer le tribut ordinaire d’un Gaulois à seize pièces d’or ou neuf livres sterling[1958] ; mais ce calcul ou plutôt les faits sur lesquels il est appuyé, offrent à la réflexion deux difficultés : on sera surpris et de l’égalité et de l’énormité de cette capitation. En essayant de les résoudre, peut-être jetterai-je quelque lumière sur l’état où étaient alors les finances de cet empire à son déclin.
1° Il est évident que l’inégalité de fortune parmi les hommes est l’effet de l’immuable constitution de la nature humaine, et que, tant qu’elle subsistera, une taxe générale qui serait imposée indistinctement sur tous les habitants d’un royaume, ne donnerait au souverain qu’un faible revenu et priverait le plus grand nombre de ses sujets de leur subsistance. La théorie de la capitation romaine a pu être fondée sur ce calcul d’égalité ; mais dans la pratique, cette égalité injuste disparaissait parce que l’imposition était levée comme réelle et non pas comme personnelle. Plusieurs pauvres citoyens réunis ne formaient qu’une tête ou une part de la taxe, tandis qu’un riche propriétaire représentait, à raison de sa fortune, plusieurs de ces têtes imaginaires. Dans une requête poétique adressée à l’un des derniers et des plus vertueux empereurs romains qui aient régné sur les Gaules, Sidonius Apollinaris personnifie sa part du tribut, sous la figure d’un triple monstre, le Géryon de la fable, et il supplie le nouvel Hercule de lui sauver la vie en lui abattant trois de ces têtes[1959]. La fortune de Sidonius était sans doute fort au-dessus de celle d’un poète ordinaire ; mais s’il avait voulu suivre l’allégorie, il aurait pu peindre un grand nombre des nobles de la Gaulle sous la forme de l’hydre à cent têtes, qui s’étendait sur toute une province, et dévorait la substance de cent familles.
On ne peut raisonnablement croire que la somme de neuf livres sterling ait été la mesure moyenne et proportionnelle de la capitation des Gaules, et l’on en sentira mieux l’impossibilité, si on examine le rapport de ce même pays aujourd’hui riche, industrieux et affectionné à un monarque absolu. Ni la crainte ni la flatterie ne peuvent enfler les taxes de la France au-dessus de dix-huit millions sterling, qui doivent être répartis peut-être entre vingt-quatre millions d’habitants[1960] : sept millions d’entre eux, soit pères, frères ou maris, acquittent le tribut du reste, composé de femmes et d’enfants ; et cependant la contribution de chacun de ces sept millions d’individus n’excèdera guère cinquante schellings d’Angleterre, ou environ cinquante-six livres tournois, et cette somme est presque quatre fois au-dessous de celle que payait annuellement un Gaulois. Cette différence vient beaucoup plus du changement qu’a éprouvé la civilisation de la France, que de la rareté ou de l’abondance relative des espèces d’or et d’argent. Dans un pays où a liberté est l’apanage de tous les sujets, la masse totale des impôts sur la propriété ou sur les consommations, peut être répartie sur tout le corps de la nation ; mais la plus grande partie des terres de la Gaule et des autres provinces romaines étaient cultivées par des esclaves ou par des paysans dont l’état précaire n’était qu’un esclavage mitigé[1961]. Les pauvres travaillaient pour les riches et vivaient à leurs dépens ; et comme l’on n’inscrivait sur le rôle des impositions que ceux qui avaient une certaine propriété, le petit nombré des contribuables explique et justifie le taux élevé de leur impôt. L’exemple suivant confirmera la vérité de cette observation. Les Æduens, une des tribus les plus puissantes et les plus civilisées de la Gaule, occupaient le territoire uniforme, aujourd’hui les deux diocèses[1962] de Nevers et d’Autun, dont la population s’élève à plus de cinq cent mille habitants ; et, en y joignant le territoire[1963] de Châlons et de Mâcon, qui alors y était probablement compris, on aura une population de huit cent mille âmes. Sous le règne de Constantin, les Æduens n’étaient compris dans les rôles que pour vingt-cinq mille têtes de capitation, sur lesquelles sept mille furent exemptées, par ce prince, d’un tribut qu’elles étaient hors d’état de payer[1964]. Ces remarques paraîtraient, par analogie, justifier l’opinion d’un ingénieux historien[1965], qui prétend que dans l’empire le nombre des citoyens libres payant l’impôt ne s’élevait pas à plus de cinq cent mille, et si, dans l’administration ordinaire du gouvernement, les paiements annuels pouvaient être calculés à quatre millions et demi sterling, il s’ensuivrait que, quoique la part de chaque citoyen fût des trois quarts plus forte qu’aujourd’hui, la Gaule, comme province romaine, ne payait cependant qu’un quart de ce que la France paie de nos jours. Les exactions de Constance portèrent les tributs à sept millions sterling ; ils furent réduits à deux millions sterling, par la sagesse ou l’humanité de Julien.
Mais comme une nombreuse et opulente classe de citoyens libres se trouvait exempté d’une taxe ou capitation qui ne frappait que sur les propriétaires des terres, les empereurs, qui voulaient aussi partager les richesses qui sont le fruit de l’art et du travail, et qui ne consistent qu’en argent comptant et en marchandises, imposèrent personnellement tous ceux de leurs sujets qui s’occupaient du commerce[1966]. Ils accordèrent, à la vérité, à ceux qui vendaient le produit de leurs propres domaines, quelques exemptions rigoureusement bornées à certains temps et certains endroits ; la profession des arts libéraux obtint aussi quelque indulgence, mais toute autre espèce de commerce ou industrie fut soumise à la sévérité de la loi. L’honorable marchand d’Alexandrie qui rapportait dans l’empire les diamants et les épices de l’Inde, l’usurier qui tirait en silence de son argent un revenu ignominieux, l’ingénieux manufacturier, l’adroit mécanicien, et jusqu’au plus obscur détail d’un village écarté, tous étaient obligés de faire entrer les préposés du fisc de part dans leurs profits ; et le souverain de l’empire romain consentait à partager l’infâme salaire de la prostitution dont il tolérait, le trafic[1967]. Comme on ne levait que tous les quatre ans la taxe assise sur l’industrie, on la nommait la contribution lustrale. On peut lire les lamentations de l’historien Zozime[1968] sur l’approche de la fatale période, annoncée par les terreurs et par les larmes des citoyens, qui se trouvaient souvent forcés d’user des ressources les plus odieuses et les plus répugnantes à la nature pour se procurer la somme qu’on extorquait à leur misère par la crainte des châtiments. On ne peut nier, à la vérité, que le témoignage de Zozime ne porte tous les caractères de la passion et de la prévention ; mais de la nature même de ce tribut, on peut, ce me semble, raisonnablement conclure que sa répartition devait être arbitraire, et sa perception rigoureuse. Les richesses secrètes du commerce et des profits précaires du travail et de l’art ne sont susceptibles que d’une estimation arbitraire, qui est rarement désavantageuse aux intérêts du trésor. Le commerçant ne pouvant offrir pour caution de son paiement, des terres et des récoltes à saisir, toute sa solvabilité consiste dans sa personne, et l’on ne peut guère le contraindre que par des punitions corporelles[1969]. Les cruautés, qu’on exerçait sur les débiteurs insolvables de l’État, sont attestées et ont peut-être été adoucies par un édit plein d’humanité de Constantin lui-même, où il proscrit l’usage des fouets et des tortures, et l’accorde pour le lieu de leur détention une prison aérée et spacieuse.
Ces taxes générales étaient imposées et perçues par l’autorité absolue des empereurs ; mais les offrandes accidentelles des couronnes d’or conservèrent toujours le nom et l’apparence de dons volontaires. C’était une ancienne coutume que ceux des alliés de la république qui devaient ou leur délivrance ou leur sûreté aux armées romaines, ou même que les villes d’Italie, qui admiraient les vertus de leurs généraux, enrichissent la pompe de leur triomphe par le don volontaire d’une couronne d’or, que l’on plaçait, après la cérémonie, dans le temple de Jupiter, comme un monument durable qui rappelait à la postérité le souvenir de la victoire et celui du vainqueur[1970]. Le zèle et l’adulation en multiplièrent bientôt le nombre et en augmentèrent le poids. Le triomphe de César fut orné de deux mille huit cent vingt-deux couronnes d’or massif, dont le poids montait à vingt mille quatre cent quatorze livres d’or. Le prudent dictateur fit fondre immédiatement ce trésor, convaincu que ses soldats en tireraient plus d’usage que les dieux. Son exemple fut suivi par ses successeurs, et l’usage s’introduisit de substituer, à ces magnifiques ornements le don beaucoup plus utile d’une somme en or, au coin de l’empire[1971]. L’offrande libre fut à la fin exigée comme une dette de rigueur ; et, au lieu de la restreindre aux cérémonies d’un triomphe, on la demandait aux différentes provinces et aux villes de l’empire, toutes les fois que le monarque daignait annoncer ou son avènement, ou son consulat, ou la création d’un César ou une victoire sur les Barbares, ou enfin quelque autre événement réel ou imaginaire qu’il jugeait propre à décorer les annales de son règne. Le don volontaire du sénat romain, en particulier, était fixé, par l’usage, à seize cents livres d’or, environ soixante-quatre mille livres sterling. Les citoyens opprimés se félicitaient de l’indulgence avec laquelle le souverain daignait accepter ce faible témoignage de leur reconnaissance et de leur fidélité[1972].
Un peuple enflammé par orgueil ou aigri par le malheur est rarement susceptible de juger sainement de sa propre situation. Les sujets de Constantin étaient incapables d’apercevoir cette décadence du génie de la vertu, qui les dégradait si entièrement de la dignité de leurs ancêtres ; mais ils sentaient et savaient déplorer les fureurs de la tyrannie, le relâchement de la discipline, et l’augmentation énorme des impôts. L’historien impartial, en reconnaissant la justice de leurs plaintes, observera avec plaisir quelques circonstances tendant à adoucir le malheur de leur condition. L’irruption menaçante des Barbares, qui détruisirent les fondements de la grandeur romaine, était encore arrêtée du repoussée sur les frontières. Les sciences et les arts étaient cultivés, et les habitants d’une grande partie du globe jouissaient des plaisirs délicats de la société. La forme, la pompe et la dépense de l’administration civile, contribuèrent à contenir la licence des soldats ; et quoique les lois fussent souvent ou violées par le despotisme, ou corrompues par l’artifice, les sages principes de la jurisprudence romaine maintinrent un fond d’ordre et d’équité inconnu aux gouvernements absolus de l’Orient. Les droits de l’homme trouvaient encore quelques secours dans la religion et la philosophie ; et l’antique nom de liberté, qui n’alarmait plus les successeurs d’Auguste, pouvait encore leur rappeler que tous leurs sujets n’étaient pas des esclaves ou des Barbares[1973].