OBSERVATIONS GÉNÉRALES SUR LA CHUTE DE L’EMPIRE ROMAIN DANS L’OCCIDENT.

LES Grecs, lorsque leur patrie eut été réduite au rang de province romaine, attribuèrent les triomphes de la république à sa FORTUNE plutôt qu’à ses vertus : L’inconstante déesse, qui distribue et reprend si aveuglément ses faveurs, a enfin consenti, disaient d’envieux flattées, à abandonner sa roue, à quitter ses ailes, et à établir pour toujours son trône sur les bords du Tibre[4439]. Un Grec plus judicieux, qui a composé philosophiquement l’histoire mémorable de son siècle, détruisit cette vaine illusion de ses compatriotes, en découvrant à leurs regards les fondements profonds et solides de la grandeur des Romains[4440]. Les préceptes de l’éducation et les préjugés de la religion confirmaient la fidélité réciproque des citoyens, et leur dévouement à la patrie. La république avait également pour principe le sentiment de l’honneur, et celui de la vertu. Les citoyens brûlaient du désir de mériter les honneurs d’un triomphe ; et l’ardeur de la jeunesse romaine se convertissait en une noble émulation à la vue des portraits de ses ancêtres[4441]. Les débats modérés des patriciens et des plébéiens avaient enfin établi dans la constitution une balance égale, qui réunissait la liberté des assemblées du peuple, la sage autorité d’un sénat, et la puissance exécutrice d’un magistrat suprême. Lorsque le consul déployait l’étendard de la république, chaque citoyen contractait, par serment l’obligation de combattre pour sa patrie jusqu’à ce qu’il eût accompli ses devoirs envers elle par un service militaire de dix années. Cette sage institution amenait continuellement sous les drapeaux les générations naissantes des citoyens et des soldats ; et leur nombre s’augmentait insensiblement des forces guerrières de toutes les nations de la populeuse Italie, qui, après une résistance courageuse, cédant à la valeur des Romains, embrassaient leur alliance. Le sage historien qui enflamma le courage du dernier des Scipions, et qui contempla les ruines de Carthage[4442], a décrit soigneusement leur système militaire, leurs levées, leurs armes, leurs exercices, leur subordination, leurs marches, leurs campements, et leur invincible légion, si supérieure en force, et en activité à la phalange macédonienne de Philippe et d’Alexandre. C’est à ses sages institutions de paix et de guerre que Polybe attribuait le caractère et les succès d’un peuple incapable de crainte et ennemi du repos. Le vaste projet de conquête, que les nations auraient pu déconcerter en se réunissant à temps contre les Romains, fut entrepris et terminé avec succès ; et des vertus politiques, la valeur et la prudence, soutinrent le parti qui violait perpétuellement la justice et l’humanité. Les armées de la république, vaincues dans quelques batailles, mais toujours victorieuses à la fin de la guerre, s’avancèrent avec rapidité vers l’Euphrate, le Danube, le Rhin et l’Océan ; et l’or, l’argent, le cuivre, images qui ont pu servir à représenter les rois et leurs nations, furent successivement brisés sous le joug de fer de la domination romaine[4443].

L’élévation d’une ville qui devint ensuite un empire mérité par sa singularité presque miraculeuse, d’exercer les réflexions d’un esprit philosophique ; mais la chute de Rome fut l’effet naturel et inévitable de l’excès de sa grandeur. Sa prospérité mûrit, pour ainsi dire, les principes de décadence qu’elle renfermait dans son sein ; les causes de destruction se multiplièrent avec l’étendue de ses conquêtes ; et dès que le temps ou les événements eurent détruit les supports artificiels qui soutenaient ce prodigieux édifice, il succomba sous son propre poids. L’histoire de sa ruine est simple et facile à concevoir. Ce n’est point la destruction de Rome, mais la durée de son empire, qui a droit de nous étonner. Les légions victorieuses, qui contractèrent dans des guerres éloignées les vices des étrangers et des mercenaires, opprimèrent d’abord la liberté de la république, et violèrent ensuite la majesté de la pourpre. Les empereurs, occupés de leur sûreté personnelle et de la tranquillité publique, eurent recours, malgré eux au funeste expédient de corrompre la discipline, qui rendait les armées aussi redoutables à leur souverain qu’aux ennemis ; le gouvernement militaire perdit de sa vigueur, les institutions partiales de Constantin l’anéantirent, et le monde romain devint la proie d’une multitude de Barbares.

On a souvent attribué la chute du gouvernement romain à la translation du siége de l’empire ; mais j’ai déjà démontré dans cette Histoire que la puissance du gouvernement fût divisée, plutôt que transférée. Tandis que les empereurs de Constantinople régnaient en Orient, l’occident eut une suite de souverains qui faisaient leur résidence en Italie, et partageaient également les provinces et les légions. Cette dangereuse innovation diminua les forces et augmenta les vices d’un double règne ; les instruments d’un système arbitraire et tyrannique se multiplièrent, et une vaine émulation de luxe, et non de mérite, s’introduisit entre les successeurs dégénérés de Théodose. L’excès du péril, qui réunit un peuple vertueux et libre, envenime les factions d’une monarchie qui penche vers sa ruine. L’inimitié des favoris d’Honorius et d’Arcadius livra la république à ses ennemis, et la cour de Constantinople vit avec différence, peut-être même avec satisfaction, l’humiliation de Rome ; les malheurs de l’Italie et la perte de l’Occident. Sous les règnes suivants, les deux empires renouvelèrent leur alliance ; mais les secours des Romains orientaux furent tardifs, suspects et inutiles ; et la différence de langage, de mœurs, d’intérêts, et même de religion, confirma le schisme national des Grecs et des Latins. L’événement justifia cependant, en quelque façon, le choix de Constantin. Durant une longue période de faiblesse, l’imprenable Byzance repoussa les armées victorieuses des Barbares, protégea les riches contrées de l’Asie, et défendit avec succès, en temps de paix comme en temps de guerre, le détroit qui joint la mer Noire à la Méditerranée. Constantinople contribua beaucoup plus à la conservation de l’Orient qu’à la ruine de l’Occident.

Comme le principal objet de la religion est le bonheur d’une vie future, on peut remarquer sans surprise et sans scandale que l’introduction, ou au moins l’abus du christianisme, eut quelque influencé sur le déclin et sur la chute de l’empire des Romains. Le clergé prêchait avec succès la doctrine de la patience et de la pusillanimité. Les vertus actives qui soutiennent la société étaient découragées, et les derniers débris de l’esprit militaire s’ensevelissaient dans les cloîtres. On consacrait sans scrupule aux usages de la charité ou de la dévotion une grande partie des richesses du public et des particuliers ; et la paye des soldats était prodiguée à une multitude oisive des deux sexes qui n’avait d’autres vertus que celles de l’abstinence et de la chasteté. La foi, le zèle, la curiosité et les passions plus mondaines de l’ambition et de l’envie, enflammaient les discordes théologiques. L’Église et l’État furent déchirés par des factions religieuses dont les querelles étaient quelquefois sanglantes et toujours implacables. L’attention des empereurs abandonna les camps pour s’occuper des synodes. Une nouvelle espèce de tyrannie opprima le monde romain, et les sectes persécutées devinrent en secret ennemies de leur patrie. Cependant l’esprit de parti, quoique absurde et pernicieux, tend à réunir les hommes aussi bien qu’à les diviser : les évêques faisaient retentir dix-huit cents chaires des préceptes d’une soumission passive à l’autorité d’un souverain orthodoxe et légitime ; leurs fréquentes assemblées et leur continuelle correspondance maintenaient l’union des Églises éloignées, et l’alliance spirituelle des catholiques soutenait l’influence bienfaisante de l’Évangile, qu’elle resserrait à la vérité dans d’étroites limites. Un siècle servile et efféminé adopta facilement la sainte indolence de la vie monastique ; mais, si la superstition n’eût pas ouvert cet asile, les lâches Romains auraient déserté l’étendard de la république par des motifs plus condamnables. On obéit sans peine à des préceptes religieux qui encouragent et sanctifient l’inclination des prosélytes ; mais on peut suivre et admirer la véritable influence du christianisme dans les effets salutaires, quoique imparfaits, qu’il produisit sur les Barbares du Nord. Si la conversion de Constantin précipita la décadence de l’empire, sa religion victorieuse rompit du moins la violence de la chute en adoucissant la férocité des conquérants.

Cette effrayante révolution peut s’appliquer utilement à l’instruction de notre siècle : un patriote doit sans doute préférer et chercher exclusivement l’intérêt et la gloire de son pays natal ; mais il est permis à un philosophe d’étendre ses vues, et de considérer l’Europe entière comme une grande république, dont tous les habitants ont atteint à peu près au même degré de culture et de perfection. La prépondérance continuera de passer successivement d’une puissance à l’autre, et la prospérité de notre patrie ou des royaumes voisins peut alternativement s’accroître ou diminuer ; mais ces faibles, révolutions, n’influeront pas à un certain point sur le bonheur général ; elles ne détruiront point le système d’arts, de lois et de mœurs, qui distinguent si avantageusement les Européens et leurs colonies des autres nations de la terre. Les peuples sauvages sont les ennemis communs de toutes les sociétés civilisées ; nous pouvons examiner avec quelque inquiétude et quelque curiosité si l’Europe est exposée à craindre encore une répétition des calamités qui renversèrent l’empire de Rome et anéantirent ses institutions : les mêmes réflexions serviront peut-être à expliquer des causes qui contribuèrent à la ruine de ce puissant empire, et celles qui motivent aujourd’hui notre sécurité.

I. Les Romains ignoraient l’étendue de leur danger et le nombre de leurs ennemis. Au-delà du Danube et su Rhin, les pays septentrionaux de l’Europe et de l’Asie étaient remplis d’innombrables tribus de pâtres et de chasseurs, pauvres, voraces et turbulents, hardis les armes à la main, et avides de s’emparer des fruits de l’industrie. La rapide impulsion de la guerre se fit sentir dans tout le monde barbare, et les révolutions de la Chine entraînèrent celles de la Gaule et de l’Italie. Les Huns, fuyant devant un ennemi victorieux, dirigèrent leur marche vers l’Occident, et le torrent s’augmenta de la foule des captifs et des alliés. Les tribus fugitives, qui cédaient aux Huns, furent saisies à leur tour de l’esprit de conquête. Le poids accumulé d’une multitude de Barbares qui se précipitaient les uns sur les autres, fondit avec impétuosité sur l’empire romain ; à peine avaient-ils détruit les premiers, que d’autres occupaient leur place et présentaient de nouveaux assaillants. On ne peut plus voir sortir du Nord ces émigrations formidables ; et le long repos qui a été attribué au décroissement de la population, est la suite heureuse des progrès des arts et de l’agriculture. Au lieu de quelques villages placés de loin en loin parmi les bois et les marais, l’Allemagne compte aujourd’hui deux mille trois cents villes environnés de murs. Les royaumes chrétiens du Danemark, de la Suède et de la Pologne se sont élevés successivement ; les négociants hanséatiques et les chevaliers teutons ont étendu leurs colonies le long des côtes de la mer Baltique jusqu’au golfe de Finlande. Depuis le golfe de Finlande jusqu’à l’océan Oriental, la Russie prend aujourd’hui la forme d’un empire puissant et civilisé. On voit sur les bords du Volga, de l’Obi et du Lena le laboureur conduire sa charrue, le tisserand travailler à son métier, et le forgeron battre le fer sur son enclume ; les plus féroces des Tartares ont appris à craindre et à obéir. Les Barbares indépendants n’occupent plus qu’un bien petit espace ; et les restes des Kalmouks et des Uzbeks, réduits à un si petit nombre, que l’on peut, pour ainsi dire, les compter, n’ont pas le pouvoir d’inquiéter sérieusement la grande république d’Europe[4444]. Cependant, cette sécurité apparente ne doit pas nous faire oublier qui du sein de quelque peuple obscur, ç peine visible sur la carte du monde, peuvent naître de nouveaux ennemis et des dangers imprévus. Les Arabes ou Sarrasins, qui étendirent leurs conquêtes depuis l’Inde jusqu’en Espagne, languissaient dans l’indigence et dans l’obscurité, lorsque Mahomet anima leurs corps sauvages du souffle de l’enthousiasme.

II. L’empire de Rome était solidement établi sur la singulière et parfaite union de toutes ses parties. Les peuples devenus ses sujets avaient renoncé à l’espoir et même au désir de l’indépendance, et se trouvaient honorés du titre de citoyens romains. Forcées de céder aux Barbares, les provinces de l’Occident se virent, avec douleur séparées de leur mère-patrie[4445] ; mais elles avaient acheté cette union par la perte de la liberté nationale et de l’esprit militaire ; et, dénuées de vie et de mouvement, ces provinces asservies attendaient leur salut de troupes mercenaires et de gouverneurs dirigés par les ordres d’une cour éloignée. Le bonheur de cent millions d’individus dépendait du mérite personnel d’un ou deux hommes, peut-être de deux enfants dont l’éducation, le luxe et le despotisme, avaient corrompu le caractère et les inclinations. Ce fut sous les minorités des fils et des petits-fils de Théodose que l’empire reçut les plus profondes blessures ; et lorsque ces princes méprisables parurent avoir atteint l’âge de la virilité, ils abandonnèrent l’Église aux évêques, l’État aux eunuques, et les provinces aux Barbares. Aujourd’hui l’Europe est divisée en douze royaumes puissants, quoique inégaux, trois républiques respectables, et un grand nombre d’autres souveraineté plus petites, mais indépendantes. Les chances de talents dans les princes et les ministres sont au moins multipliées en raison du nombre des souverains : un Julien, une Sémiramis, peuvent régner dans le Nord tandis qu’Arcadius et Honorius dorment encore sur les trônes du Midi. L’influence réciproque de la crainte et de la honte arrêtèrent l’abus de la tyrannie. Les républiques ont acquis de l’ordre et de la stabilité ; les monarchies ont adopté des maximes de liberté ou au moins de modération et les mœurs générales du siècle ont introduit quelques sentiments d’honneur et le justice dans les constitutions les plus défectueuses. En temps de paix, l’émulation active de tant de rivaux accélère les progrès des sciences et de l’industrie ; en temps de guerre, des contestations passagères et peu décisives exercent les forces militaires de l’Europe. Si un conquérant sauvage sortait des déserts de la Tartane, il aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France, et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient tous pour la défense commune. En supposant que les Barbares victorieux portassent l’esclavage et la désolation jusqu’à l’océan Atlantique, dix mille vaisseaux mettraient les restes de la société civilisée à l’abri de leurs poursuites, et l’Europe renaîtrait et fleurirait en Amérique, où elle a déjà fait passer ses institutions avec ses nombreuses colonies[4446].

III. Le froid, la pauvreté, l’habitude des dangers et de la fatigue, entretiennent les forces et le courage des Barbares. Dans tous les siècles ils ont fait la loi aux nations paisibles et policées de la Chine, de l’Inde et de la Perse, qui négligeaient et négligent encore de suppléer à ces avantages naturels par les ressources de l’art militaire. Les nations guerrières de l’antiquité, de la Grèce, de la Macédoine et de Rome, élevaient une race de soldats, exerçaient leurs corps, disciplinaient leur courage, multipliaient leurs forces par des évolutions régulières ; et convertissaient le fer, production de leurs climats, en armes utiles pour l’attaque et pour la défense ; mais la corruption de leurs mœurs ou de leurs lois fit invisiblement disparaître cette supériorité. La politique faible de Constantin et de ses successeurs arma et instruisit la valeur indisciplinée des mercenaires barbares qui renversèrent l’empire. L’invention de la poudre a produit une grande révolution dans l’art militaire, en soumettant au pouvoir de l’homme l’air et le feu les deux plus redoutables agents de la nature. Les mathématiques, la chimie, la mécanique et l’architecture, ont appliqué leurs découvertes au service de la guerre ; et les combattants emploient aujourd’hui, pour l’attaque et la défense, les méthodes les plus savantes et les plus compliquées. Les historiens peuvent observer avec indignation que les préparatifs d’un siége établiraient et entretiendraient une colonie florissante[4447] ; on n’en regardera pas moins, sans doute comme un bonheur, que la destruction d’une ville soit une entreprise difficile et dispendieuse, ou qu’un peuple industrieux fasse servir à sa défense les arts qui survivent et suppléent à la valeur militaire. Le canon et les fortifications forment une barrière impénétrable à la cavalerie des Tartares et l’Europe n’a plus à redouter une irruption de Barbares, puisqu’il serait indispensable qu’ils se civilisassent avant de pouvoir conquérir. Leurs découvertes dans la science de la guerre seraient nécessairement accompagnées, comme l’exemple de la Russie le démontre, de progrès proportionnés dans les arts paisibles et dans la politique civile ; ils mériteraient alors d’être comptés dans le nombre des nations civilisées qu’ils pourraient soumettre.

Si ces réflexions paraissaient insuffisantes, il nous resterait encore une source plus humble d’espoir ou de sécurité : les découvertes des navigateurs anciens et modernes, et l’histoire domestique ou la tradition des nations les plus éclairées, représentent l’homme sauvage comme également dépouillé de vêtement et d’imagination, privé de lois, d’arts, d’idées, et presque d’un langage qui puisse les exprimer[4448]. De cette situation abjecte, peut-être l’état primitif et universel de l’homme, il est parvenu à dompter les animaux, à fertiliser la terre, à traverser l’Océan, et à mesurer les cieux. Ses progrès, dans le développement et dans l’usage de ses facultés mentales et corporelles[4449], ont été irréguliers et divers ; très lents dans le principe, ils se sont étendus par degrés avec une rapidité toujours croissante ; une chute subite à souvent détruit en un instant les travaux pénibles de plusieurs siècles, et, tous les climats de la terre ont éprouvé successivement les vicissitudes de la lumière et de l’obscurité. Cependant l’expérience de quatre mille ans doit diminuer nos craintes et encourager nos espérances. Nous ne saurions déterminer à quelle hauteur le genre humain est capable de s’élever dans la route de la perfection ; mais on peut présumer raisonnablement qu’à moins d’une révolution générale qui bouleverse la face du globe, aucun des peuples qui habitent ne retombera dans sa barbarie originelle. Nous envisagerons les progrès de la société sous trois aspects : 1° Le poète et le philosophe éclairent leur pays et leur siècle par les efforts d’un seul génie ; mais ces prodiges de raison ou d’imagination sont des productions libres et rares. Le génie d’Homère, de Cicéron ou de Newton, exciteraient moins d’admiration s’ils pouvaient être crées par les ordres d’un prince ou par les leçons d’un précepteur. 2° Les avantages des lois, de la politique, du commerce, des manufactures, des sciences et des arts, sont plus solides et plus durables ; l’éducation et l’instruction peuvent rendre un grand nombre d’hommes, dans leurs différentes situations, utiles à l’intérêt de la communauté ; mais cet ordre général est l’effet du travail et de l’intelligence. Le temps peut dégrader cette machine compliquée, et la violence peut l’altérer. 3° Mais les arts les plus utiles, ou du moins les plus nécessaires, peuvent, heureusement pour le genre humain, s’exercer sans talents supérieurs et sans subordination nationale, sans le génie d’un seul ou l’union d’un grand nombre. Un village, une famille, ou même un individu ont toujours assez d’intelligence et de volonté pour perpétuer l’usage du feu[4450] et des métaux ; la propagation et le service des animaux domestiques, la chasse, la pèche, les premiers principes de la navigation, la culture imparfaite du blé ou de quelque autre graine nourrissante, et la pratique simple des arts mécaniques et grossiers. L’industrie publique et le génie des particuliers pourront disparaître ; mais ces plantes solides et robustes survivront à la tempête, et puiseront des racines profondes dans le sol le plus ingrat. Un nuage épais d’ignorance éclipsa les jours brillants d’Auguste et de Trajan ; les Barbares anéantirent les lois et les palais de Rome ; mais la faux, invention ou emblème de Saturne[4451], continua à abattre les moissons de l’Italie, et ces repas où les Lestrigons se nourrissaient de chair humaine[4452] ne se sont jamais renouvelés sur les côtes de la Campanie.

Depuis la première découverte des arts, la erré, le commerce et le zèle religieux, ont répandu ces dons inestimables parmi les sauvages habitants de l’Ancien et du Nouveau-Monde ; ils se sont propagés, et ne seront jamais totalement perdus. Nous pouvons donc conclure, avec confiance, que depuis le commencement du monde chaque siècle a augmenté et augmente encore les richesses réelles, le bonheur, l’intelligence, et peut-être les vertus de race humaine[4453].