Il y avail un peu plus de quatre heures que l'ourque s'était éloignée de la crique de Portland, laissant sur le rivage ce garçon. Depuis ces longues heures qu'il était abandonné, et qu'il marchait devant lui, il n'avait encore fait, dans celle société humaine où peut−être il allait entrer, que trois rencontres, un homme, une femme et un enfant. Un homme, cet homme sur la colline; une femme, cette femme dans la neige; un enfant, cette petite fille qu'il avait dans les bras.

Il était exténué de faligue et de faim. Il avançait plus résolument que jamais, avec de la force de moins et un fardeau de plus.

Il était maintenant à peu près sans vêtements. Le peu de haillons qui lui restaient, durcis par le givre, étaient coupants comme du verre et lui écorchaient la peau. Il se refroidissait, mais l'autre enfant se réchauffait. Ce qu'il perdait n'était pas perdu, elle le regagnait. Il constatait cette chaleur qui était pour la pauvre petite une reprise de vie. Il continuait d'avancer.

De temps en temps, tout en la soutenant bien, il se baissait et d'une main prenait de la neige à poignée, et en frottait ses pieds, pour les empêcher de geler.

Dans d'autres moments, ayant la gorge en feu, il se mettait dans la bouche un peu de cette neige et la suçait, ce qui trompait une minute sa soif, mais la changeait en fièvre. Soulagement qui était une aggravation.

La tourmemte était devenue informe à force de violence; les déluges de neige sont possibles; c'en était un. Ce paroxysme maltraitait le littoral en même temps qu'il bouleversait l'océan. C'était probablement l'instant où l'ourque éperdue se disloquait dans la bataille des écueils.

Il traversa sous cette bise, marchant toujours vers l'est, de larges surfaces de neige. Il ne savait quelle heure il était. Depuis longtemps il ne voyait plus de fumées. Ces indications dans la nuit sont vite effacées; d'ailleurs, il était plus que l'heure où les feux sont éteints; enfin peut−être s'était−il trompé, et il était possible qu'il n'y eût point de ville ni de village du côté où il allait.

Dans le doute, il persévérait.

Deux ou trois fois la petite cria. Alors il imprimait à son allure un mouvement de bercement; elle s'apaisait et se taisait. Elle finit par se bien endormir, et d'un bon sommeil. Il la sentait chaude, tout en grelottant.

Il resserrait fréquemment les plis de la vareuse autour du cou de la petite, afin que le givre ne s'introduisît pas par quelque ouverture et qu'il n'y eût aucune fuite de neige fondue entre le vêtement et l'enfant.

La plaine avait des ondulations. Aux déclivités où elle s'abaissait, la neige, amassée par le vent dans les plis de terrain, était si haute pour lui petit qu'il y enfonçait presque tout entier, et il fallait marcher à demi enterré.

Il marchait, poussant la neige des genoux.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

88

L'homme Qui Rit

Le ravin franchi, il parvenait à des plateaux balayés par la bise où la neige était mince. Là il trouvait le verglas.

L'haleine tiède de la petite fille effleurait sa joue, le réchauffait un moment, et s'arrêtait et se gelait dans ses cheveux, où elle faisait un glaçon.

Il se rendait compte d'une complication redoutable, il ne pouvait plus tomber. Il sentait qu'il ne se relèverait pas. Il était brisé de fatigue, et le plomb de l'ombre l'eût, comme la femme expirée, appliqué sur le sol, et la glace l'eût soudé vivant à la terre. Il avait dévalé sur des pentes de précipices, et s'en était tiré; il avait trébuché dans des trous, et en était sorti; désormais une simple chute, c'était la mort. Un faux pas ouvrait la tombe. Il ne fallait pas glisser. Il n'aurait plus la force méme de se remettre sur ses genoux.

Or le glissement était partout autour de lui; tout était givre et neige durcie.

La petite qu'il portait lui faisait la marche affreusement difficile; non seulement c'était un poids, excessif pour sa lassitude et son épuisement, mais c'était un embarras. Elle lui occupait les deux bras, et, à qui chemine sur le verglas, les deux bras sont un balancier naturel et nécessaire.

Il fallait se passer de ce balancier.

Il s'en passait, et marchait, ne sachant que devenir sous son fardeau.

Cette petite était la goutte qui faisait déborder le vase de détresse.

Il avançait, oscillant à chaque pas, comme sur un tremplin, et accomplissant, pour aucun regard, des miracles d'équilibre. Peut−être pourtant, redisons−le, était−il suivi en cette voie douloureuse par des yeux ouverts dans les lointains de l'ombre, l'oeil de la mère et l'oeil de Dieu.

Il chancelait, chavirait, se raffermissait, avait soin de l'enfant, lui remettait du vêtement sur elle, lui couvrait la tête, chavirait encore, avançait toujours, glissait, puis se redressait. Le vent avait la lâcheté de le pousser.

Il faisait vraisemblablement beaucoup plus de chemin qu'il ne fallait. Il était selon toute apparence dans ces plaines o s'est établie plus tard la Bincleaves Farm, entre ce qu'on nomme maintenant Spring Gardens et Personage House. Métairies et cottages à présent, friches alors. Souvent moins d'un siècle sépare un steppe d'une ville.

Subitement, une interruption s'étant faite dans la bourrasque glaciale qui l'aveuglait, il aperçut à peu de distance devant lui un groupe de pignons et de cheminées mis en relief par la neige, le contraire d'une silhouette, une ville dessinée en blanc sur l'horizon noir, quelque chose comme ce qu'on appellerait aujourd'hui une épreuve négative.

Des toits, des demeures, un gîte! Il était donc quelque part! Il sentit l'ineffable encouragement de l'espérance.

La vigie d'un navire égaré criant terre! a de ces émotions. Il pressa le pas.

Il touchait donc enfin à des hommes. Il allait donc arriver des vivants. Plus rien à craindre. Il avait en lui cette chaleur subite, la sécurité. Ce dont il sortait était fini. Il n'y aurait plus de nuit désormais, ni d'hiver, ni de tempête. Il lui semblait que tout ce qu'il y a de possible dans le mal était maintenant derrière lui. La petite n'était plus un poids. Il courait presque.

Son oeil était fixé sur ces toits. La vie était là. Il ne les quittait pas du regard. Un mort regarderait ainsi ce qui lui apparaîtrait par l'entre−bâillement d'un couvercle de tombe. C'étaient les cheminées dont il avait vu les XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

89

L'homme Qui Rit

fumées. Aucune fumée n'en sortait.

Il eut vite fait d'atteindre les habitations. Il parvint à un faubourg de ville qui était une rue ouverte. A celle époque le barrage des rues la nuit tombait en désuétude.

La rue commençait par deux maisons. Dans ces deux maisons on n'apercevait aucune chandelle ni aucune lampe, non plus que dans toute la rue, ni dans toute la ville, aussi loin que la vue pouvait s'étendre.

La maison de droite étaie plutôt un toit qu'une maison; rien de plus chétif; la muraille était de torchis et le toit de paille; il y avait plus de chaume que de mur. Une grande ortie née au pied du mur touchait au bord du toit.

Cette masure n'avait qu'une porte qui semblait une chatière et qu'une fenêtre qui était une lucarne. Le tout fermé. A côté une soue à porcs habitée indiquait que la chaumière était habitée aussi.

La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d'ardoises. Fermée aussi. C'était Chez le Riche vis−à−vis de Chez le Pauvre.

Le garçon n'hésita pas.

Il alla à la grande maison.

La porte à deux battants, massif damier de chêne à gros clous, était de celles derrière lesquelles on devine une robuste armature de barres et de serrures; un marteau de fer y pendait.

Il souleva le marteau, avec quelque peine, car ses mains engourdies étaient plutôt des moignons que des mains. il frappa un coup.

On ne répondit pas.

Il frappa une seconde fois, et deux coups.

Aucun mouvement ne se fit dans la maison.

Il frappa une troisième fois. Rien.

Il comprit qu'on dormait, ou qu'on ne se souciait pas de se lever.

Alors il se tourna vers la maison pauvre. Il prit à terre, dans la neige, un galet et heurta à la porte basse.

On ne répondit pas.

Il se haussa sur la pointe des pieds, et cogna de son caillou la lucarne, assez doucement pour ne point casser la vitre, assez fort pour être entendu.

Aucune voix ne s'éleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s'alluma.

Il pensa que là aussi on ne voulait point se réveiller.

Il y avait dans l'hôtel de pierre et dans le logis de chaume la même surdité aux misérables.

Le garçon se décida à pousser plus loin, et pénétra dans le détroit de maisons qui se prolongeait devant lui, si obscur qu'on eût plutôt dit l'écart de deux falaises que l'entrée d'une ville.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

90

L'homme Qui Rit

IV

AUTRE FORME DU DÉSERT

C'est dans le Weymouth qu'il venait d'entrer.

Le Weymouth d'alors n'était pas l'honorable et superbe Weymouth d'aujourd'hui. Cet ancien Weymouth n'avait pas, connue le Weymouth actuel, un irréprochable quai rectiligne avec une statue et une auberge en l'honneur de Georges III. Cela tenait à ce que Georges III n'était pas né. Par la même raison, on n'avait point encore, au penchant de la verte colline de l'est, dessiné, à plat sur le sol, au moyen du gazon scalpé et de la craie mise à nu, ce cheval blanc, d'un arpent de long, le White Horse, portant un roi sur son dos, et tournant, toujours en l'honneur de Georges III, sa queue vers la ville. Ces honneurs, du reste, sont mérités; Georges III, ayant perdu dans sa vieillesse l'esprit qu'il n'avait jamais eu dans sa jeunesse, n'est point responsable des calamités de son règne. C'était un innocent. Pourquoi pas des statues?

Le Weymouth d'il y a cent quatrevingts ans était à peu près aussi symétrique qu'un jeu d'onchets brouillé.

L'Astaroth des légendes se promenait quelquefois sur la terre portant derrière son dos une besace dans laquelle il y avait de tout, même des bonnes femmes dans leurs maisons. Un pêle−mêle de baraques tombé de ce sac du diable donnerait l'idée de ce Weymouth incorrect. Plus, dans les baraques, les bonnes femmes. Il reste comme spécimen de ces logis la maison des Musiciens. Une confusion de tanières de bois sculptées, et vermoulues, ce qui est une autre sculpture, d'informes bâtisses branlantes à surplombs, quelques−unes piliers, s'appuyant les unes sur les autres pour ne pas tomber au vent de mer, et laissant entre elles les espacements exigus d'une voirie tortue et maladroite, ruelles et carrefours souvent inondés par les marées d'équinoxe, un amoncellement de vieilles maisons grand−mères groupées autour d'une église aïeule, c'était là Weymouth.

Weymouth était une sorte d'antique village normand échoué sur la côte d'Angleterre.

Le voyageur, s'il entrait à la taverne remplacée aujourd'hui par l'hôtel, au lieu de payer royalement une sole frite et une bouteille de vin vingt−cinq francs, avait l'humiliation de manger pour deux sous une soupe au poisson, fort bonne d'ailleurs. C'était misérable.

L'enfant perdu portant l'enfant trouvé suivit la première rue, puis la seconde, puis une troisième. Il levait les yeux cherchant aux étages et sur les toits une vitre éclairée, mais tout était clos et éteint. Par intervalles, il cognait aux portes. Personne ne répondait. Rien ne fait le coeur de pierre comme d'être chaudement entre deux draps. Ce bruit et ces secousses avaient fini par réveiller la petite. Il s'en apercevait parce qu'il se sentait téter la joue. Elle ne criait pas, croyant à une mère.

Il risquait de tourner et de rôder longtemps peut−être dans les intersections des ruelles de Scrambridge où il y avait alors plus de sculptures que de maisons, et plus de haies d'épines que de logis, mais il s'engagea à propos dans un couloir qui existe encore aujourd'hui près de Trinity Schools. Ce couloir le mena sur une plage qui était un rudiment de quai avec parapet, et à sa droite il distingua un pont.

Ce pont était le pont de la Wey qui relie Weymouth Melcomb−Regis, et sous les arches duquel le Harbour communique avec la Back Water.

Weymouth, hameau, était alors le faubourg de Melcomb−Regis, cit et port; aujourd'hui Melcomb−Regis est une paroisse de Weymouth. Le village a absorbé la ville. C'est par ce pont que s'est fait ce travail. Les ponts sont de singuliers appareils de succion qui aspirent la population et font quelquefois grossir un quartier riverain aux dépens de son vis−à−vis.

Le garçon alla à ce pont, qui à cette époque était une passerelle de charpente couverte. Il traversa cette passerelle.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

91

L'homme Qui Rit

Grâce au toit du pont, il n'y avait pas de neige sur le tablier. Ses pieds nus eurent un moment de bien−être en marchant sur ces planches sèches.

Le pont franchi, il se trouva dans Melcomb−Regis.

Il y avait là moins de maisons de bois que de maisons de pierre. Ce n'était plus le bourg, c'était la cité. Le pont débouchait sur une assez belle rue qui était Saint−Thomas street. Il y entra. La rue offrait de hauts pignons taillés, et ça et là des devantures de boutiques. Il se remit à frapper aux portes. Il ne lui restait pas assez de force pour appeler et crier.

A Melcomb−Regis comme à Weymouth, personne ne bougeait. Un bon double tour avait été donné aux serrures. Les fenêtres étaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupières. Toutes les précautions étaient prises contre le réveil, soubresaut désagréable.

Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. Toutes ces léthargies mêlent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumée de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie; la pensée décomposée des endormis flotte au−dessus d'eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement aussi dans l'espace. De là des enchevêtrements. Le rêve, ce nuage, superpose ses épaisseurs et ses transparences cette étoile, l'esprit. Au−dessus de ces paupières fermées où la vision a remplacé la vue, une désagrégation sépulcrale de silhouettes et d'aspects se dilate dans l'impalpable. Une dispersion d'existences mystérieuses s'amalgame à notre vie par ce bord de la mort qui est le sommeil. Ces entrelacements de larves et d'âmes sont dans l'air. Celui même qui ne dort pas sent peser sur lui ce milieu plein d'une vie sinistre. La chimère ambiante, réalité devinée, le gêne. L'homme éveillé qui chemine à travers les fantômes du sommeil des autres refoule confusément des formes passantes, a, ou croit avoir, la vague horreur des contacts hostiles de l'invisible, et sent à chaque instant la poussée obscure d'une rencontre inexprimable qui s'évanouit. Il y a des effets de forêt dans cette marche au milieu de la diffusion nocturne des songes.

C'est ce qu'on appelle avoir peur sans savoir pourquoi.

Ce qu'un homme éprouve, un enfant l'éprouve plus encore.

Ce malaise de l'effroi nocturne, amplifié par ces maisons spectres, s'ajoutait à tout cet ensemble lugubre sous lequel il luttait.

Il entra dans Conyear Lane, et aperçut au bout de cette ruelle la Bach Water qu'il prit pour l'Océan; il ne savait plus de quel coté était la mer; il revint sur ses pas, tourna à gauche par Maiden street, et rétrograda jusqu'à Saint−Albans row.

Là, au hasard, et sans choisir, et aux premières maisons venues, il heurta violemment. Ces coups, où il épuisait sa dernière énergie, étaient désordonnés et saccadés, avec des intermittences et des reprises presque irritées. C'était le battement de sa fièvre frappant aux portes.

Une voix répondit.

Celle de l'heure.

Trois heures du matin sonnèrent lentement derrière lui au vieux clocher de Saint−Nicolas.

Puis tout retomha dans le silence.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

92

L'homme Qui Rit

Que pas un habitant n'eût même entr'ouvert une lucarne, cela peut sembler surprenant. Pourtant dans une certaine mesure ce silence s'explique. Il faut dire qu'en janvier 1690 on était au lendemain d'une assez forte peste qu'il y avait eu à Londres, et que la crainte de recevoir des vagabonds malades produisait partout une certaine diminution d'hospitalité. On n'entre−baillait pas même sa fenêtre de peur de respirer leur miasme.

L'enfant sentit le froid des hommes plus terrible que le froid de la nuit. C'est un froid qui veut. Il eut ce serrement du coeur découragé qu'il n'avait pas eu dans les solitudes. Maintenant il était rentré dans la vie de tous, et il restait seul. Comble d'angoisse. Le désert impitoyable, il l'avait compris; mais la ville inexorable, c'était trop.

L'heure, dont il venait de compter les coups, avait été un accablement de plus. Rien de glaçant en de certains cas comme l'heure qui sonne. C'est une déclaration d'indifférence. C'est l'éternité disant: que m'importe!

Il s'arrêta. Et il n'est pas certain qu'en celle minute lamentable, il ne se soit pas demandé s'il ne serait pas plus simple de se coucher là et de mourir. Cependant la petite fille posa la tête sur son épaule, et se rendormit.

Cette confiance obscure le remit en marche.

Lui qui n'avait autour de lui que de l'écroulement, il sentit qu'il était point d'appui. Profonde sommation du devoir.

Ni ces idées ni cette situation n'étaient de son âge. Il est probable qu'il ne les comprenait pas. Il agissait d'instinct. Il faisait ce qu'il faisait.

Il marcha dans la direction de Johnstone row.

Mais il ne marchait plus, il se traînait.

Il laissa à sa gauche Sainte−Mary street, fit des zigzags dans les ruelles, et, au débouché d'un boyau sinueux entre deux masures, se trouva dans un assez large espace libre. C'était un terrain vague, point bâti, probablement l'endroit où est aujourd'hui Chesterfield place. Les maisons finissaient là. Il apercevait à sa droite la mer, et presque plus rien de la ville sa gauche.

Que devenir? La campagne recommençait. A l'est, de grands plans inclinés de neige marquaient les larges versants de Radipole. Allait−il continuer ce voyage? allait−il avancer et rentrer dans les solitudes? allait−il reculer et rentrer dans les rues? que faire entre ces deux silences, la plaine muette et la ville sourde? lequel choisir de ces refus?

Il y a l'ancre de miséricorde, il y a aussi le regard de miséricorde. C'est ce regard que le pauvre petit désespéré jeta autour de lui.

Tout à coup il entendit une menace.

V

LA MISANTHROPIE FAIT DES SIENNES

On ne sait quel grincement étrange et alarmant vint dans cette ombre jusqu'à lui.

C'était de quoi reculer. Il avança.

A ceux que le silence consterne, un rugissement plaît.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

93

L'homme Qui Rit

Ce rictus féroce le rassura. Cette menace était une promesse. Il y avait là un être vivant et éveillé, fût−ce une bête fauve. Il marcha du côté d'où venait le grincement.

Il tourna un angle de mur, et, derrière, à la réverbération de la neige et de la mer, sorte de vaste éclairage sépulcral, il vit une chose qui était là comme abritée. C'était une charrette, moins que ce ne fût une cabane. Il y avait des roues, c'était une voiture; et il y avait un toit, c'était une demeure. Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumée. Cette fumée était vermeille, ce qui semblait annoncer un assez bon feu a l'intérieur. A l'arrière, des gonds en saillie indiquaient une porte, et au centre de cette porte une ouverture carrée laissait voir de la lueur dans la cahute. Il approcha.

Ce qui avait grincé le sentit venir. Quand il fut près de la cahute, la menace devint furieuse. Ce n'était plus à un grondement qu'il avait affaire, mais à un hurlement. Il entendit un bruit sec, comme d'une chaîne violemment tendue, et brusquement, au−dessous de la porle, dans l'écartement des roues de derrière, deux rangées de dents aiguës et blanches apparurent.

En même temps qu'une gueule entre les roues, une tête passa par la lucarne.

Paix là! dit la tête.

La gueule se tut.

La tête reprit:

Est−ce qu'il y a quelqu'un?

L'enfant répondit:

Oui.

Qui?

Moi.

Toi? qui çà, d'où viens−tu?

Je suis las, dit l'enfant.

Quelle heure est−il?

J'ai froid.

Que fais−tu là?

J'ai faim.

La tête répliqua:

Tout le monde ne peut pas être heureux comme un lord. Va−t−en.

La tête rentra, et le vasistas se ferma.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

94

L'homme Qui Rit

L'enfant courha le front, resserra entre ses bras la petite endormie et rassembla sa force pour se remettre en route. Il fit quelques pas et commença à s'éloigner.

Cependant, en même temps que la lucarne s'était fermée, la porte s'était ouverte. Un marche−pied s'était abaissé. La voix qui venait de parler à l'enfant cria du fond de la cahute avec colère: Eh bien, pourquoi n'entres−tu pas?

L'enfant se retourna.

Entre donc, reprit la voix. Qui est−ce qui m'a donné un garnement comme cela, qui a faim et qui a froid, et qui n'entre pas?

L'enfant, à la fois repoussé et attiré, demeurait immobile.

La voix repartit:

On te dit d'entrer, drôle!

Il se décida, et mit un pied sur le premier échelon de l'escalier.

Mais on gronda sous la voilure.

Il recula. La gueule ouverte reparut.

Paix! cria la voix de l'homme.

La gueule rentra. Le grondement cessa.

Monte, reprit l'homme.

L'enfant gravit péniblement les trois marches. Il était gêné par l'autre enfant, tellement engourdie, enveloppée et roulée dans le suroît qu'on ne distinguait rien d'elle, et que ce n'était qu'une petite masse informe.

Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s'arrêta.

Aucune chandelle ne brûlait dans la cahute, par économie de misère probablement. La baraque n'était éclairée que d'une rougeur faite par le soupirail d'un poêle de fonte où pétillait un feu de tourbe. Sur le poêle fumaient une écuelle et un pot contenant selon toute apparence quelque chose à manger. On en sentait la bonne odeur.

Cette habitation était meublée d'un coffre, d'un escabeau, et d'une lanterne, point allumée, accrochée au plafond. Plus, aux cloisons, quelques planches sur tasseaux, et un décroche−moi−çà, où pendaient des choses mêlées. Sur les planches et aux clous s'étageaint des verreries, des cuivres, un alambic, un récipient assez semblable à ces vases grener la cire qu'on appelle grelous, et une confusion d'objets bizarres auxquels l'enfant n'eût pu rien comprendre, et qui était une batterie de cuisine de chimiste. La cahute avait une forme oblongue, le poêle à l'aval. Ce n'était pas même une petite chambre, c'était à peine une grande boîte. Le dehors était plus éclairé par la neige que cet intérieur par le poêle. Tout dans la baraque était indistinct et trouble. Pourtant un reflet du feu sur le plafond permettait d'y lire cette inscription en gros caractères: URSUS, PHILOSOPHE.

L'enfant, en effet, faisait son entrée chez Homo et chez Ursus. On vient d'entendre gronder l'un et parler l'antre.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

95

L'homme Qui Rit

L'enfant, arrivé au seuil, aperçut près du poêle un homme long, glabre, maigre et vieux, vêtu en grisaille, qui était debout et dont le crâne chauve touchait le toit. Cet homme n'eût pu se hausser sur les pieds. La cahute était juste.

Entre, dit l'homme, qui était Ursus.

L'enfant entra.

Pose−là ton paquet.

L'enfant posa sur le coffre son fardeau, avec précaution, de crainte de l'effrayer et de le réveiller.

L'homme reprit:

Comme tu mets ça là doucement! Ce ne serait pas pire quand ce serait une châsse. Est−ce que tu as peur de faire une fêlure tes guenilles? Ah! l'abominable vaurien! dans les rues à cette heure−ci! Qui es−tu? Réponds.

Mais non, je te défends de répondre. Allons au plus pressé; tu as froid, chauffe−toi.

Et il le poussa par les deux épaules devant le poêle.

Es−tu assez mouillé! Es−tu assez glacé! S'il est permis d'entrer ainsi dans les maisons! Allons, ôte−moi toutes ces pourritures, malfaiteur!

Et, d'une main, avec une brusquerie fébrile, il lui arracha ses haillons qui se déchirèrent en charpie, tandis que, de l'autre main, il décrochait d'un clou une chemise d'homme et une de ces jaquettes de tricot qu'on appelle encore aujourd'hui kiss−my−quick.

Tiens, voilà des nippes.

Il choisit dans le tas un chiffon de laine et en frotta devant le feu les membres de l'enfant ébloui et défaillant, et qui, en cette minute de nudité chaude, crut voir et toucher le ciel. Les membres frottés, l'homme essuya les pieds.

Allons, carcasse, tu n'as rien de gelé. J'étais assez hôte pour avoir peur qu'il n'eût quelque chose de gelé, les pattes de derrière ou de devant! Il ne sera pas perclus pour cette fois. Rhabille−toi.

L'enfant endossa la chemise, et l'homme lui passa, pardessus, la jaquette de tricot.

A présent...

L'homme avança du pied l'escabeau, y fit asseoir, toujours par une poussée aux épaules, le petit garçon, et lui montra de l'index l'écuelle qui fumait sur le poêle. Ce que l'enfant entrevoyait dans celte écuette, c'était encore le ciel, c'est−à−dire une pomme de terre et du lard.

Tu as faim, mange.

L'homme prit sur une planche une croûte de pain dur et une fourchette de fer, et les présenta à l'enfant.

L'enfant hésita.

Faut−il que je mette le couvert? dit l'homme.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

96

L'homme Qui Rit

Et il posa l'écuelle sur les genoux de l'enfant.

Mords dans tout ça!

La faim l'emporta sur l'ahurissement. L'enfant se mit à manger. Le pauvre être dévorait plutôt qu'il ne mangeait. Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. L'homme bougonnait.

Pas si vite, horrible goinfre! Est−il gourmand, ce gredin−là! Ces canailles qui ont faim mangent d'une façon révoltante. On n'a qu'à voir souper un lord. J'ai vu dans ma vie des ducs manger. Ils ne mangent pas; c'est ça qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre−toi!

L'absence d'oreilles qui caractérise le ventre affamé faisait l'enfant peu sensible à celte violence d'épithètes, tempérée d'ailleurs par la charité des actions, contresens à son profit. Pour l'instant, il était absorbé par ces deux urgences, et par ces deux extases, se réchauffer, manger.

Ursus poursuivait entre cuir et chair son imprécation en sourdine:

J'ai vu le roi Jacques souper en personne dans le Banqueting House où l'on admire des peintures du fameux Rubens; sa majest ne touchait à rien. Ce gueux−ci broute! Brouter, mot qui dérive de brute. Quelle idée ai−je eue de venir dans ce Weymouth, sept fois voué aux dieux infernaux! Je n'ai depuis ce matin rien vendu, j'ai parlé à la neige, j'ai joué de la flûte à l'ouragan, je n'ai pas empoché un farthing, et le soir il m'arrive des pauvres! Hideuse contrée! Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. Ils tâchent de ne me donner que des liards, je tâche de ne leur donner que des drogues. Eh bien, aujourd'hui, rien! pas un idiot dans le carrefour, pas un penny dans la caisse! Mange, boy de l'enfer! tords et croque! nous sommes dans un temps où rien n'égale le cynisme des pique−assiettes. Engraisse a mes dépens, parasite. Il est mieux qu'affamé, il est enragé, cet être−là. Ce n'est pas de l'appétit, c'est de la férocité. Il est surmené par un virus rabique. Qui sait? il a peut−être la peste. As−tu la peste, brigand? S'il allait la donner à Homo! Ah mais, non!

crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. Ah ça, j'ai faim moi aussi. Je déclare que ceci est un incident désagréable. J'ai travaillé aujourd'hui très avant dans la nuit. Il y a des fois dans la vie qu'on est pressé. Je l'étais ce soir de manger. Je suis tout seul, je fais du feu, je n'ai qu'une pomme de terre, une croûte de pain, une bouchée de lard et une goutte de lait, je mets ça à chauffer, je me dis: bon! je m'imagine que je vais me repaître. Patatras! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment−là. Il s'installe carrément entre ma nourriture et moi. Voilà mon réfectoire dévasté. Mange, brochet, mange, requin, combien as−tu de rangs de dents dans la gargamelle? bâfre, louveteau. Non, je retire le mol, respect aux loups. Engloutis ma pâture, boa! J'ai travaillé aujourd'hui, l'estomac vide, le gosier plaintif, le pancréas en détresse, les entrailles délabrées, très avant dans la nuit; ma récompense est de voir manger un autre. C'est égal, part à deux. Il aura le pain, la pomme de terre et le lard, mais j'aurai le lait.

En ce moment un cri lamentable et prolongé s'éleva dans la cahute. L'homme dressa l'oreille.

Tu cries maintenant, sycophante! Pourquoi cries−tu?

Le garçon se retourna. Il était évident qu'il ne criait pas. Il avait la bouche pleine.

Le cri ne s'interrompait pas.

L'homme alla au coffre.

C'est donc le paquet qui gueule! Vallée de Josaphat! Voilà le paquet qui vocifère! Qu'est−ce qu'il a à croasser, ton paquet?

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

97

L'homme Qui Rit

Il déroula le suroit. Une têe d'enfant en sortit, la bouche ouverte et criant.

Eh bien, qui va là? dit l'homme. Qu'est−ce que c'est? Il y en a un autre. Ça ne va donc pas finir? Qui vive?

aux armes! Caporal, hors la garde! Deuxième patatras! Qu'est−ce que tu m'apportes là, bandit? Tu vois bien qu'elle a soif. Allons, il faut qu'elle boive, celle−ci. Bon! je n'aurai pas même le lait à présent.

Il prit dans un fouillis sur une planche un rouleau de linge bandage, une éponge et une fiole, en murmurant avec frénésie:

Damné pays!

Puis il considéra la petite.

C'est une fille. Ça se reconnaît au glapissement. Elle est trempée, elle aussi.

Il arracha, comme il avait fait pour le garçon, les haillons dont elle était plutôt nouée que vêtue, et il l'entortilla d'un lambeau indigent, mais propre et sec, de grosse toile. Ce rhabillement rapide et brusque exaspéra la petite fille.

Elle miaule inexorablement, dit−il.

Il coupa avec ses dents un morceau allongé de l'éponge, déchira du rouleau un carré de linge, en étira un brin de fil, prit sur le poêle le pot où il y avait du lait, remplit de ce lait la fiole, introduisit à demi l'éponge dans le goulot, couvrit l'éponge avec le linge, ficela ce bouchon avec le fil, appliqua contre sa joue la fiole, pour s'assurer qu'elle n'était pas trop chaude, et saisit sous son bras gauche le maillot éperdu qui continuait de crier.

Allons, soupe, créature! prends−moi le téton.

Et il lui mit dans la bouche le goulot de la fiole.

La petite but avidement.

Il soutint la fiole à l'inclinaison voulut en grommelant:

Ils sont tous les mêmes, les lâches! Quand ils ont ce qu'ils veulent, ils se taisent.

La petite avait bu si énergiquement et avait saisi avec tant d'emportement ce bout de sein offert par cette providence bourrue, qu'elle fut prise d'une quinte de toux.

Tu vas t'étrangler, gronda Ursus. Une fière goulue aussi que celle−là!

Il lui retira l'éponge qu'elle suçait, laissa la quinte s'apaiser, et lui replaça la fiole entre les lèvres, en disant: Tette, coureuse!

Cependant le garçon avail posé sa fourchette. Voir la petite boire lui faisait oublier de manger. Le moment d'auparavant, quand il mangeait, ce qu'il avait dans le regard, c'était de la satisfaction, maintenant c'était de la reconnaissance. Il regardait la petite revivre. Cet achèvement de la résurrection commencée par lui emplissait sa prunelle d'une réverbération ineffable. Ursus continuait entre ses gencives son mâchonnement de paroles courroucées. Le petit garçon par instant levait sur Ursus ses yeux humides de l'émotion indéfinissable qu'éprouvait, sans pouvoir l'exprimer, le pauvre être rudoyé et attendri.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

98

L'homme Qui Rit

Ursus l'apostropha furieusement.

Eh bien, mange donc!

Et vous? dit l'enfant tout tremblant, et une larme dans la prunelle. Vous n'aurez rien?

Veux−tu bien manger tout, engeance! Il n'y en a pas trop pour toi puisqu'il n'y en avait pas assez pour moi.

L'enfant reprit sa fourchette, mais ne mangea point.

Mange, vociféra Ursus. Est−ce qu'il s'agit de moi? Qui est−ce qui te parle de moi? Mauvais petit clerc pieds nus de la paroisse de Sans−le−Sou, je te dis de manger tout. Tu es ici pour manger, boire et dormir. Mange, sinon je te jette à la porte, toi et ta drôlesse.

Le garçon, sur cette menace, se remit à manger. Il n'avait pas grand'chose à faire pour expédier ce qui restait dans l'écuelle.

Ursus murmura:

Ça joint mal, cet édifice, il vient du froid par les vitres.

Une vitre en effet avait été cassée à l'avant, par quelque cahot de la carriole, ou par quelque pierre de polisson. Ursus avait appliqué sur cette avarie une étoile de papier qui s'était décollée. La bise entrait par là.

Il s'était à demi assis sur le coffre. La petite, à la fois dans ses bras et sur ses genoux, suçait voluptueusement la bouteille avec cette somnolence béate des chérubins devant Dieu et des enfants devant la mamelle.

Elle est soule, dit Ursus.

Et il reprit:

Faites donc des sermons sur la tempérance!

Le vent arracha de la vitre l'emplâtre de papier qui vola travers la cahute; mais ce n'était pas de quoi troubler les deux enfants occupés à renaître.

Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugréait.

L'ivrognerie commence au maillot. Donnez−vous donc la peine d'être l'évêque Tillotson et de tonner contre les excès de la boisson. Odieux vent coulis! Avec cela que mon poêle est vieux. Il laisse échapper des bouffées de fumée à vous donner la trichiasis. On a l'inconvénient du froid et l'inconvénient du feu. On ne voit pas clair. L'être que voici abuse de mon hospitalité. Eh bien, je n'ai pas encore pu distinguer le visage de ce mufle. Le confortable fait défaut céans. Par Jupiter, j'estime fortement les festins exquis dans les chambres bien closes. J'ai manqué ma vocation, j'étais né pour être sensuel. Le plus grand des sages est Philoxénès qui souhaita d'avoir un cou de grue pour goûter plus longuement les plaisirs de la table. Zéro de recette aujourd'hui! Rien vendu de la journée! Calamité. Habitants, laquais, et bourgeois, voilà le médecin, voilà la médecine. Tu perds ta peine, mon vieux. Remballe ta pharmacie. Tout le monde se porte bien ici. En voilà une ville maudite où personne n'est malade! Le ciel seul a la diarrhée. Quelle neige! Anaxagoras enseignait que la neige est noire. Il avait raison, froideur étant noirceur. La glace, c'est la nuit. Quelle bourrasque! Je me représente l'agrément de ceux qui sont en mer. L'ouragan, c'est le passage des satans, c'est le hourvari des brucolaques galopant et roulant, tête bêche, au−dessus de nos boîtes osseuses. Dans la nuée, celui−ci a une queue, celui−là a des cornes, celui−là a une flamme pour langue, cet autre a des griffes aux ailes, cet autre a XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

99

L'homme Qui Rit

une bedaine de lord−chancelier, cet autre a une caboche d'académicien, on distingue une forme dans chaque bruit. A vent nouveau, démon différent; l'oreille écoule, l'oeil voit, le fracas est une figure. Parbleu, il y a des gens en mer, c'est évident. Mes amis, tirez−vous de la tempête, j'ai assez à faire de me tirer de la vie. Ah ça, est−ce que je tiens auberge, moi? Pourquoi est−ce que j'ai des arrivages de voyageurs? La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine. Je suis livré à la voracité des passants. Je suis une proie. La proie des meurt−de−faim. L'hiver, la nuit, une cahute de carton, un malheureux ami dessous, et dehors la tempête, une pomme de terre, du feu gros comme le poing, des parasites, le vent pénétrant par toutes les fentes, pas le sou, et des paquets qui se mettent à aboyer. On les ouvre, on trouve dedans des gueuses. Si c'est là un sort! J'ajoute que les lois sont violées. Ah! vagabond avec ta vagabonde, malicieux pick−pocket, avorton mal intentionné, ah! tu circules dans les rues passé le couvre−feu! Si notre bon roi le savait, c'est lui qui te ferait joliment flanquer dans un cul de basse−fosse pour t'apprendre! Monsieur se promène la nuit avec Mademoiselle! Par quinze degrés de froid, nu−tête, nu−pieds! sache que c'est défendu. Il y a des règlements et ordonnances, factieux! les vagabonds sont punis, les honnêtes gens qui ont des maisons à eux sont gardés et protégés, les rois sont les pères du peuple. Je suis domicilié, moi! Tu aurais été fouetté en place publique, si l'on t'avait rencontré, et c'eût été bien fait. Il faut de l'ordre dans un état policé. Moi j'ai eu tort de ne pas te dénoncer au constable. Mais je suis comme cela, je comprends le bien, et je fais le mal. Ah! le ruffian! m'arriver dans cet état−là! Je ne me suis pas aperçu de leur neige en entrant, ça a fondu. Et voilà toute ma maison mouillée. J'ai l'inondation chez moi. Il faudra brûler un charbon impossible pour sécher ce lac. Du charbon à douze farthings le dénerel! Comment allons−nous faire pour tenir trois dans cette baraque? Maintenant c'est fini, j'entre dans la nursery, je vais avoir chez moi en sevrage l'avenir de la gueuserie d'Angleterre. J'aurai pour emploi, office et fonction de dégrossir les foetus mal accouchés de la grande coquine Misère, de perfectionner la laideur des gibiers de potence en bas âge, et de donner aux jeunes filous des formes de philosophe! La langue de l'ours est l'ébauchoir de Dieu. Et dire que, si je n'avais pas été depuis trente ans grugé par des espèces de cette sorte, je serais riche, Homo serait gras, j'aurais un cabinet de médecine plein de raretés, des instruments de chirurgie autant que le docteur Linacre, chirurgien du roi Henri VIII, divers animaux de tous genres, des momies d'Egypte, et autres choses semblables! Je serais du collège des Docteurs, et j'aurais le droit d'user de la bibliothèque bâtie en 1652 par le célèbre Harvey, et d'aller travailler dans la lanterne du dôme d'où l'on découvre toute la ville de Londres! Je pourrais continuer mes calculs sur l'offuscation solaire, et prouver qu'une vapeur caligineuse sort de l'astre. C'est l'opinion de Jean Kepler, qui naquit un an avant la Saint−Barthélemy, et qui fut mathématicien de l'empereur. Le soleil est une cheminée qui fume quelquefois. Mon poêle aussi. Mon poêle ne vaut pas mieux que le soleil. Oui, j'eusse fait fortune, mon personnage serait autre, je ne serais pas trivial, je n'avilirais point la science dans les carrefours. Car le peuple n'est pas digne de la doctrine, le peuple n'étant qu'une multitude d'insensés, qu'un mélange confus de toutes sortes d'âges, de sexes, d'humeurs et de conditions, que les sages de tous les temps n'ont point hésit mépriser, et dont les plus modérés, dans leur justice, détestent l'extravagance et la fureur. Ah! je suis ennuyé de ce qui existe. Après cela on ne vit pas longtemps. C'est vite fait, la vie humaine. Hé bien non, c'est long.

Par intervalles, pour que nous ne nous découragions pas, pour que nous ayons la stupidit de consentir à être, et pour que nous ne profitions pas des magnifiques occasions de nous pendre que nous offrent toutes les cordes et tous les clous, la nature a l'air de prendre un peu soin de l'homme. Pas cette nuit pourtant. Elle fait pousser le blé, elle fail mûrir le raisin, elle fail chanter le rossignol, celle sournoise de nature. De temps en temps un rayon d'aurore, ou un verre de gin, c'est là ce qu'on appelle le bonheur. Une mince bordure de bien autour de l'immense suaire du mal. Nous avons une destinée dont le diable a fait l'étoffe et dont Dieu a fait l'ourlet. En attendant, tu m'as mangé mon souper, voleur!

Cependant le nourrisson, qu'il tenait toujours entre ses bras, et très doucement tout en faisant rage, refermait vaguement les yeux, signe de plénitude. Ursus examina la fiole, et grogna: Elle a tout bu, l'effrontée!

Il se dressa et, soutenant la petite du bras gauche, de la main droite il souleva le couvercle du coffre, et tira de XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

100

L'homme Qui Rit

l'intérieur une peau d'ours, ce qu'il appelait, on s'en souvient, sa «vraie peau».

Tout en exécutant ce travail, il entendait l'autre enfant manger, et il le regardait de travers.

Ce sera une besogne s'il faut désormais que je nourrisse ce glouton en croissance! Ce sera un ver solitaire que j'aurai dans le ventre de mon industrie.

Il étala, toujours d'un seul bras, et de son mieux, la peau d'ours sur le coffre, avec des efforts de coude et des ménagements de mouvements pour ne point secouer le commencement de sommeil de la petite fille. Puis il la déposa sur la fourrure, du côté le plus proche du feu.

Cela fait, il mit la fiole vide sur le poêle, et s'écria:

C'est moi qui ai soif!

Il regarda dans le pot; il y restait quelques bonnes gorgées de lait; il approcha le pot de ses lèvres. Au moment où il allait boire, son oeil tomba sur la petite fille. Il remit le pot sur le poêle, prit la fiole, la déboucha, y vida ce qui restait de lait, juste assez pour l'emplir, replaça l'éponge, et reficela le linge sur l'éponge autour du goulot.

J'ai tout de même faim et soif, reprit−il.

Et il ajouta:

Quand on ne peut pas manger du pain, on boit de l'eau. On entrevoyait derrière le poêle une cruche égueulée. Il la prit et la présenta au garçon:

Veux−tu boire?

L'enfant but, et se remit à manger.

Ursus ressaisit la cruche et la porta à sa bouche. La température de l'eau qu'elle contenait avait été inégalement modifiée par le voisinage du poêle. Il avala quelques gorgées, et fit une grimace.

Eau prétendue pure, tu ressembles aux faux amis. Tu es tiède en dessus et froide en dessous.

Cependant le garçon avait fini de souper. L'écuelle était mieux que vidée, elle était nettoyée. Il ramassait et mangeait, pensif, quelques miettes de pain éparses dans les plis du tricot, sur ses genoux.

Ursus se tourna vers lui.

Ce n'est pas tout ça. Maintenant, à nous deux. La bouche n'est pas faite que pour manger, elle est faite pour parler. A présent que tu es réchauffé et gavé, animal, prends garde à toi, tu vas répondre à mes questions.

D'où viens−tu?

L'enfant répondit:

Je ne sais pas.

Comment, tu ne sais pas?

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

101

L'homme Qui Rit

J'ai été abandonné ce soir au bord de la mer.

Ah! le chenapan! Comment t'appelles−tu? Il est si mauvais sujet qu'il en vient à être abandonné par ses parents.

Je n'ai pas de parents.

Rends−toi un peu compte de mes goûts, el fais attention que je n'aime point qu'on me chante des chansons qui sont des contes. Tu as des parents, puisque tu as ta soeur.

Ce n'est pas ma soeur.

Ce n'est pas ta soeur?

Non.

Qu'est−cc que c'est alors?

C'est une petite que j'ai trouvée.

Trouvée!

Oui.

Comment! tu as ramassé ça?

Oui.

Où? si tu mens, je t'extermine.

Sur une femme qui était morte dans la neige.

Quand?

Il y a une heure.

Où?

A une lieue d'ici.

Les arcades frontales d'Ursus se plissèrent et prirent cette forme aiguë qui caractérise l'émotion des sourcils d'un philosophe.

Morte! en voilà une qui est heureuse! Il faut l'y laisser, dans sa neige. Elle y est bien. De quel côté?

Du côté de la mer.

As−tu passé le pont?

Oui.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

102

L'homme Qui Rit

Ursus ouvrit la lucarne de l'arrière et examina le dehors. Le temps ne s'était pas amélioré. La neige tombait épaisse et lugubre.

Il referma le vasistas.

Il alla à la vitre cassée, il boucha le trou avec un chiffon, il remit de la tourbe dans le poêle, il déploya le plus largement qu'il put la peau d'ours sur le coffre, prit un gros livre qu'il avait dans un coin et le mit sous le chevet pour servir d'oreiller, et plaça sur ce traversin la tête de la petite endormie.

Il se tourna vers le garçon.

Couche−toi là.

L'enfant obéit et s'étendit de tout son long avec la petite.

Ursus roula la peau d'ours autour des deux enfants, et la borda sous leurs pieds.

Il atteignit sur une planche, et se noua autour du corps une ceinture de toile à grosse poche contenant probablement une trousse de chirurgien et des flacons d'élixirs.

Puis il décrocha du plafond la lanterne, et l'alluma. C'était une lanterne sourde. En s'allumant, elle laissa les enfants dans l'obscurité.

Ursus entre−bailla la porte et dit:

Je sors. N'ayez pas peur. Je vais revenir. Dormez.

Et, abaissant le marchepied, il cria:

Homo!

Un grondement tendre lui répondit. Ursus, la lanterne à la main, descendit, le marchepied remonta, la porte se referma. Les enfants demeurèrent seuls. Du dehors, une voix, qui était la voix d'Ursus, demanda: Boy qui viens de me manger mon souper!dis donc, tu ne dors pas encore?

Non, répondit le garçon.

Eh bien! si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait.

On entendit un cliquetis de chaîne défaite, et le bruit d'un pas d'homme, compliqué d'un pas de bête, qui s'éloignait.

Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément.

C'était on ne sait quel ineffable mélange d'haleines; plus que la chasteté, l'ignorance; une nuit de noces avant le sexe. Le petit garçon et la petite fille, nus et côte à côte, eurent pendant ces heures silencieuses la promiscuité séraphique de l'ombre; la quantité de songe possible à cet âge flottait de l'un à l'autre; il y avait probablement sous leurs paupières fermées de la lumière d'étoile; si le mot mariage n'est pas ici disproportionné, ils étaient mari et femme de la façon dont on est ange. De telles innocences dans de telles ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont possibles qu'à XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

103

L'homme Qui Rit

l'enfance, et aucune immensit n'approche de cette grandeur des petits. De tous les gouffres celui−ci est le plus profond. La perpétuité formidable d'un mort enchaîné hors de la vie, l'énorme acharnement de l'océan sur un naufrage, la vaste blancheur de la neige recouvrant des formes ensevelies, n'égalent pas en pathétique deux bouches d'enfants qui se touchent divinement dans le sommeil, et dont la rencontre n'est pas même un baiser.

Fiançailles peut−être; peut−être catastrophe. L'ignoré pèse sur cette juxtaposition. Cela est charmant; qui sait si ce n'est pas effrayant? on se sent le coeur serré. L'innocence est plus suprême que la vertu. L'innocence est faite d'obscurité sacrée. Ils dormaient. Ils étaient paisibles. Ils avaient chaud. La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. Ils étaient l comme dans le nid de l'abîme.

VI

LE RÉVEIL

Le jour commence par être sinistre. Une blancheur triste entra dans la cahute. C'était l'aube glaciale. Ce blêmissement, qui ébauche en réalité funèbre le relief des choses frappées d'apparence spectrale par la nuit, n'éveilla pas les enfants, étroitement endormis. La cahute était chaude. On entendait leurs deux respirations alternant comme deux ondes tranquilles. Il n'y avait plus d'ouragan dehors. Le clair du crépuscule prenait lentement possession de l'horizon. Les constellations s'éteignaient comme des chandelles soufflées l'une après l'autre. Il n'y avait plus que la résistance de quelques grosses étoiles. Le profond chant de l'infini sortait de la mer.

Le poêle n'était pas tout à fait éteint. Le petit jour devenait peu à peu le grand jour. Le garçon dormait moins que la fille. Il y avait en lui du veilleur et du gardien. A un rayon plus vif que les autres qui traversa la vitre, il ouvrit les yeux; le sommeil de l'enfance s'achève en oubli; il demeura dans un demi−assoupissement, sans savoir où il était, ni ce qu'il avait près de lui, sans faire effort pour se souvenir, regardant au plafond, et se composant un vague travail de rêverie avec les lettres de l'inscription Ursus, philosophe, qu'il examinait sans les déchiffrer, car il ne savait pas lire.

Un bruit de serrure fouillée par une clef lui fit dresser le cou.

La porte tourna, le marchepied bascula. Ursus revenait. Il monta les trois degrés, sa lanterne éteinte à la main.

En même temps un piétinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. C'était Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui.

Le garçon réveillé eut un certain sursaut.

Le loup, probablement en appétit, avait un rictus matinal qui montrait toutes ses dents, très blanches.

Il s'arrêta à demi−montée et posa ses deux pattes de devant dans la cahute, les deux coudes sur le seuil comme un prêcheur au bord de la chaire. Il flaira à distance le coffre qu'il n'était pas accoutumé à voir habité de cette façon. Son buste de loup, encadré par la porte, se dessinait en noir sur la clarté du matin. Il se décida, et fit son entrée.

Le garçon, en voyant le loup dans la cahute, sortit de la peau d'ours, se leva et se plaça debout devant la petite, plus endormie que jamais.

Ursus venait de raccrocher la lanterne au clou du plafond. Il déboucla silencieusement et avec une lenteur machinale sa ceinture où était sa trousse, et la remit sur une planche. Il ne regardait rien et semblait ne rien voir. Sa prunelle était vitreuse. Quelque chose de profond remuait dans son esprit. Sa pensée enfin se fit jour, comme d'ordinaire, par une vive sortie de paroles. Il s'écria:

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

104

L'homme Qui Rit

Décidément heureuse! Morte, bien morte. Il s'accroupit, et remit une pelletée de scories dans le poêle, et, tout en fourgonnant la tourbe, il grommela:

J'ai eu de la peine à la trouver. La malice inconnue l'avail fourrée sous deux pieds de neige. Sans Homo, qui voit aussi clair avec son nez que Christophe Colomb avec son esprit, je serais encore là à patauger dans l'avalanche et à jouer cache−cache avec la mort. Diogène prenait sa lanterne et cherchait un homme, j'ai pris ma lanterne et j'ai cherché une femme; il a trouvé le sarcasme, j'ai trouvé le deuil. Comme elle était froide!

J'ai touché la main, une pierre. Quel silence dans les yeux! Comment peut−on être assez bête pour mourir en laissant un enfant derrière soi! Ça ne va pas être commode présent de tenir trois dans celle boîte−ci. Quelle tuile! Voil que j'ai de la famille à présent! Fille et garçon.

Tandis qu'Ursus parlait, Homo s'était glissé près du poêle. La main de la petite endormie pendait entre le poêle et le coffre. Le loup se mit à lécher cette main.

Il la léchait si doucement que la petite ne s'éveilla pas.

Ursus se retourna.

Bien, Homo. Je serai le père et tu seras l'oncle. Puis il reprit sa besogne de philosophe d'arranger le feu, sans interrompre son aparte.

Adoption. C'est dit. D'ailleurs Homo veut bien.

Il se redressa.

Je voudrais savoir qui est responsable de cette morte. Sont−ce les hommes? ou...

Son oeil regarda en l'air, mais au delà du plafond, et sa bouche murmura:

Est−ce toi?

Puis son front s'abaissa comme sous un poids, et il reprit:

La nuit a pris la peine de tuer cette femme.

Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l'écoutait, Ursus l'interpella brusquement:

Qu'as−tu à rire?

Le garçon répondit:

Je ne ris pas.

Ursus eut une sorte de secousse, l'examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit: Alors tu es terrible.

L'intérieur de la cahute dans la nuit était si peu éclair qu'Ursus n'avait pas encore vu la face du garçon. Le grand jour la lui montrait.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

105

L'homme Qui Rit

Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux épaules de l'enfant, considéra encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria:

Ne ris donc plus!

Je ne ris pas, dit l'enfant.

Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds.

Tu ris, te dis−je.

Puis secouant l'enfant avec une étreinte qui était de la fureur si elle n'était de la pitié, il lui demanda violemment:

Qui est−ce qui t'a fait cela?

L'enfant répondit:

Je ne sais ce que vous voulez dire.

Ursus reprit:

Depuis quand as−tu ce rire?

J'ai toujours été ainsi, dit l'enfant.

Ursus se tourna vers le coffre en disant à demi−voix:

Je croyais que ce travail−là ne se faisait plus.

Il prit au chevet, très doucement pour ne pas la réveiller, le livre qu'il avait mis comme oreiller sous la tète de la petite.

Voyons Conquest, murmura−t−il.

C'était une liasse in−folio, reliée en parchemin mou. Il la feuilleta du pouce, s'arrêta à une page, ouvrit le livre tout grand sur le poêle, et lut:

... De Denasatis.C'est ici.

Et il continua:

Bucca fissa usque ad aures, genzivis denudatis, nasoque murdridato, masca eris, et ridebis semper.

C'est bien cela.

Et il replaça le livre sur une des planches en grommelant:

Aventure dont l'approfondissement serait malsain. Restons à la surface. Ris, mon garçon.

La petite fille se réveilla. Son bonjour fut un cri.

XVIII. LA RESSOURCE SUPRÊME

106

L'homme Qui Rit

Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus.

La petite s'était dressée sur son séant. Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer.

En ce moment le soleil se levait. Il était à fleur de l'horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille tourné vers lui. Les prunelles de l'enfant fixées sur le soleil réfléchissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi.

Tiens, dit Ursus, elle est aveugle.

DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

LIVRE PREMIER ÉTERNELLE PRÉSENCE DU PASS LES

HOMMES REFLÈTENT L'HOMME

I. LORD CLANCHARLIE

I

Il y avait dans ces temps−là un vieux souvenir.

Ce souvenir était lord Linnaeus Clancharlie.

Le baron Linnaeus Clancharlie, contemporain de Cromwell, était un des pairs d'Angleterre, peu nombreux, hâtons−nous de le dire, qui avaient accepté la république. Cette acceptation pouvait avoir sa raison d'être, et s'explique à la rigueur, puisque la république avait momentanément triomphé. Il était tout simple que lord Clancharlie demeurât du parti de la république, tant que la république avait eu le dessus. Mais, après la clôture de la révolution et la chute du gouvernement parlementaire, lord Clancharlie avait persisté. Il était aisé au noble patricien de rentrer dans la chambre haute reconstituée, les repentirs étant toujours bien reçus des restaurations, et Charles II étant bon prince à ceux qui revenaient à lui; mais lord Clancharlie n'avait pas compris ce qu'on doit aux événements. Pendant que la nation couvrait d'acclamations le roi, reprenant possession de l'Angleterre, pendant que l'unanimité prononçait son verdict, pendant que s'accomplissait la salutation du peuple à la monarchie, pendant que la dynastie se relevait au milieu d'une palinodie glorieuse et triomphale, à l'instant où le pass devenait l'avenir et où l'avenir devenait le passé, ce lord était resté réfractaire. Il avait détourné la tête de toute cette allégresse; il s'était volontairement exilé; pouvant être pair, il avait mieux aimé être proscrit; et les années s'étaient écoulées ainsi; il avait vieilli dans cette fidélité à la république morte. Aussi était−il couvert du ridicule qui s'attache naturellement à cette sorte d'enfantillage.

Il s'était retiré en Suisse. Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. Il s'était choisi cette demeure dans le plus âpre recoin du lac, entre Chillon où est le cachot de Bonnivard, et Vevoy où est le tombeau de Ludlow. Les Alpes sévères, pleines de crépuscules, de souffles et de nuées, l'enveloppaient; et il vivait là, perdu dans ces grandes ténèbres qui tombent des montagnes. Il était rare qu'un passant le rencontrât.

Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle. En ce moment, pour ceux qui étaient au courant et qui connaissaient les affaires du temps, aucune résistance aux conjonctures n'était justifiable.

L'Angleterre était heureuse; une restauration est une réconciliation d'époux; prince et nation ont cessé de faire lit à part; rien de plus gracieux et de plus riant; la Grande−Bretagne rayonnait; avoir un roi, c'est beaucoup, mais de plus on avait un charmant roi; Charles II était aimable, homme de plaisir et de gouvernement, et grand à la suite de Louis XIV; c'était un gentleman et un gentilhomme; Charles II était admiré de ses sujets; il avait fait la guerre de Hanovre, sachant certainement pourquoi, mais le sachant tout seul; il avait vendu DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

107

L'homme Qui Rit

Dunkerque à la France, opération de haute politique; les pairs démocrates, desquels Chamberlayne a dit: «La maudite république infecta avec son haleine puante plusieurs de la haute noblesse», avaient eu le bon sens de se rendre à l'évidence, d'être de leur époque, et de reprendre leur siège à la noble chambre; il leur avait suffi pour cela de prêter au roi le serment d'allégeance. Quand on songeait à toutes ces réalités, ce beau règne, à cet excellent roi, à ces augustes princes rendus par la miséricorde divine à l'amour des peuples; quand on se disait que des personnages considérables, tels que Monk, et plus lard Jeffreys, s'étaient ralliés au trône, qu'ils avaient ét justement récompensés de leur loyauté et de leur zèle par les plus magnifiques charges et par les fonctions les plus lucratives, que lord Clancharlie ne pouvait l'ignorer, qu'il n'eut tenu qu'a lui d'être glorieusement assis à côté d'eux dans les honneurs, que l'Angleterre était remontée, grâce à son roi, au sommet de la prospérité, que Londres n'était que fêtes et carrousels, que tout le monde était opulent et enthousiasmé, que la cour était galante, gaie et superbe; si, par hasard, loin de ces splendeurs, dans on ne sait quel demi−jour lugubre ressemblant à la tombée de la nuit, on apercevait ce vieillard vêtu des mêmes habits que le peuple, pâle, distrait, courbé, probablement du côté de la tombe, debout au bord du lac, à peine attentif à la tempête et à l'hiver, marchant comme au hasard, l'oeil fixe, ses cheveux blancs secoués par le vent de l'ombre, silencieux, solitaire, pensif, il était difficile de ne pas sourire.

Sorte de silhouette d'un fou.

En songeant à lord Clancharlie, à ce qu'il aurait pu être et à ce qu'il était, sourire était de l'indulgence.

Quelques−uns riaient tout haut. D'autres s'indignaient.

On comprend que les hommes sérieux fussent choqués par une telle insolence d'isolement.

Circonstance atténuante: lord Clancharlie n'avait jamais eu d'esprit. Tout le monde en tombait d'accord.

II

Il est désagréable de voir les gens pratiquer l'obstination. On n'aime pas ces façons de Régulus, et dans l'opinion publique quelque ironie en résulte.

Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l'on a raison d'en rire.

Et puis, en somme, ces entêtements, ces escarpements, sont−ce des vertus? N'y a−t−il pas dans ces affiches excessives d'abnégation et d'honneur beaucoup d'ostentation? C'est plutôt parade qu'autre chose. Pourquoi ces exagérations de solitude et d'exil? Ne rien outrer est la maxime du sage. Faites de l'opposition, soit; blâmez si vous voulez, mais décemment, et tout en criant vive le roi! La vraie vertu, c'est d'être raisonnable. Ce qui tombe a dû tomber, ce qui réussit a dû réussir. La providence a ses motifs; elle couronne qui le mérite.

Avez−vous la prétention de vous y connaître mieux qu'elle? Quand les circonstances ont prononcé, quand un régime a remplacé l'autre, quand la défalcation du vrai et du faux s'est faite par le succès, ici la catastrophe, là le triomphe, aucun doute n'est plus possible, l'honnête homme se rallie à ce qui a prévalu, et, quoique cela soit utile à sa fortune et à sa famille, sans se laisser influencer par cette considération, et ne songeant qu'à la chose publique, il prête main−forte au vainqueur.

Que deviendrait l'état si personne ne consentait à servir? Tout s'arrêterait donc? Garder sa place est d'un bon citoyen. Sachez sacrifier vos préférences secrètes. Les emplois veulent être tenus. Il faut bien que quelqu'un se dévoue, Être fidèle aux fonctions publiques est une fidélité. La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l'état. Vous vous bannissez, c'est pitoyable. Est−ce un exemple? quelle vanité! Est−ce un défi?

quelle audace! Quel personnage vous croyez−vous donc? Apprenez que nous vous valons. Nous ne désertons pas, nous. Si nous voulions, nous aussi, nous serions intraitables et indomptables, et nous ferions de pires choses que vous. Mais nous aimons mieux être des gens intelligents. Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez, pas capable d'être Caton! Allons donc!

DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

108

L'homme Qui Rit

III

Jamais situation ne fut plus nette et plus décisive que celle de 1660. Jamais la conduite à tenir n'avait été plus clairement indiquée à un bon esprit.

L'Angleterre était hors de Cromwell. Sous la république beaucoup de faits irréguliers s'étaient produits. On avait crée la suprématie britannique; on avait, avec l'aide de la guerre de Trente ans, dominé l'Allemagne, avec l'aide de la Fronde, abaiss la France, avec l'aide du duc de Bragance, amoindri l'Espagne. Cromwell avait domestiqué Mazarin; dans les traités, le protecteur d'Angleterre signait au−dessus du roi de France; on avait mis les Provinces−Unies à l'amende de huit millions, molesté Alger et Tunis, conquis la Jamaïque, humilié Lisbonne, suscité dans Barcelone la rivalité française, et dans Naples Masaniello; on avait amarré le Portugal à l'Angleterre; on avait fait, de Gibraltar à Candie, un balayage des barbaresques; on avait fondé la domination maritime sous ces deux formes, la victoire el le commerce; le 10 août 1653, l'homme des trente−trois batailles gagnées, le vieil amiral qui se qualifiait Grand−père des matelots, ce Martin Happertz Tromp, qui avait, battu la flotte espagnole, avait été détruit par la flotte anglaise; on avait retiré l'Atlantique à la marine espagnole, le Pacifique à la marine hollandaise, la Méditerranée à la marine vénitienne, et, par l'acte de navigation, on avait pris possession du littoral universel; par l'océan on tenait le monde; le pavillon hollandais saluait humblement en mer le pavillon britannique; la France, dans la personne de l'ambassadeur Mancini, faisait des génuflexions à Olivier Cromwell; ce Cromwell jouait de Calais et de Dunkerque comme de deux volants sur une raquette; on avait fait trembler le continent, dicté la paix, décrété la guerre, mis sur tous les faîtes le drapeau anglais; le seul régiment des côtes−de−fer du protecteur pesait dans la terreur de l'Europe autant qu'une armée; Cromwell disait: Je veux qu'on respecte la république anglaise comme on a respecté la république romaine; il n'y avait plus rien de sacré; la parole était libre, la presse était libre; on disait en pleine rue ce qu'on voulait; on imprimait sans contrôle ni censure ce qu'on voulait; l'équilibre des trônes avait été rompu; tout l'ordre monarchique européen, dont les Stuarts faisaient partie, avait été bouleversé... Enfin, on était sorti de cet odieux régime, et l'Angleterre avait son pardon.

Charles II, indulgent, avait donné la Déclaration de Bréda. Il avait octroyé à l'Angleterre l'oubli de cette époque où le fils d'un brasseur de Huntingdon mettait le pied sur la tête de Louis XIV. L'Angleterre faisait son mea culpa, et respirait. L'épanouissement des coeurs, nous venons de le dire, était complet; les gibets des régicides s'ajoutant à la joie universelle. Une restauration est un sourire; mais un peu de potence ne messied pas, et il faut satisfaire la conscience publique. L'esprit d'indiscipline s'était dissipé, la loyauté se reconstituait.

Être de bons sujets était désormais l'ambition unique. On était revenu des folies de là politique; on bafouait la révolution, on raillait la république et ces temps singuliers où l'on avait toujours de grands mots à la bouche, Droit, Liberté, Progrès; on riait de ces emphases. Le retour au bon sens était admirable; l'Angleterre avait rêvé. Quel bonheur d'être hors de ces égarements! Y a−t−il rien de plus insensé? Où en serait−on si le premier venu avait des droits? Se figure−t−on tout le monde gouvernant? S'imagine−t−on la cit menée par les citoyens? Les citoyens sont un attelage, et l'attelage n'est pas le cocher. Mettre aux voix, c'est jeter aux vents.

Voulez−vous faire flotter les états comme les nuées? Le désordre ne construit pas l'ordre. Si le chaos est l'architecte, l'édifice sera Babel. Et puis quelle tyrannie que cette prétendue liberté! Je veux m'amuser, moi, et non gouverner. Voter m'ennuie; je veux danser. Quelle providence qu'un prince qui se charge de tout! Certes ce roi est généreux de se donner pour nous cette peine! Et puis, il est élevé là dedans, il sait ce que c'est. C'est son affaire. La paix, la guerre, la législation, les finances, est−ce que cela regarde les peuples? Sans doute il faut que le peuple paie, sans doute il faut que le peuple serve, mais cela doit lui suffire. Une part lui est faite dans la politique; c'est de lui que sortent les deux forces de l'état, l'armée et le budget. Etre contribuable, et être soldat, est−ce que ce n'est pas assez? Qu'a−t−il besoin d'autre chose? il est le bras militaire, il est le bras financier. Rôle magnifique. On règne pour lui. Il faut bien qu'il rétribue ce service. Impôt et liste civile sont des salaires acquittés par les peuples et gagnés par les princes. Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène. Vouloir se conduire lui−même, quelle idée bizarre! un guide lui est nécessaire.

Étant ignorant, le peuple est aveugle. Est−ce que l'aveugle n'a pas un chien? Seulement, pour le peuple, c'est un lion, le roi, qui consent à être le chien. Que de bonté! Mais pourquoi le peuple est−il ignorant? Parce qu'il DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

109

L'homme Qui Rit

faut qu'il le soit. L'ignorance est gardienne de la vertu. Où il n'y a pas de perspectives, il n'y a pas d'ambitions; l'ignorant est dans une nuit utile, qui, supprimant le regard, supprime les convoitises. De là l'innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c'est le devoir; c'est aussi le bonheur. Ces vérités sont incontestables. La société est assise dessus.

Ainsi s'étaient rétablies les saines doctrines sociales en Angleterre. Ainsi la nation s'était réhabilitée. En même temps on revenait à la belle littérature. On dédaignait Shakespeare et l'on admirait Dryden. Dryden est le plus grand poète de l'Angleterre et du siècle, disait Atterbury le traducteur d' Achitophel, C'était l'époque où M. Huet, évêque d'Avranches, écrivait à Saumaise qui avait fait à l'auteur du Paradis perdu l'honneur de le réfuter et de l'injurier: Comment pouvez−vous vous occuper de si peu de chose que ce Milton? Tout renaissait, tout reprenait sa place. Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles II sur le trône, Cromwell au gibet. L'Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passé. C'est un grand bonheur pour les nations d'être ramenées par la monarchie au bon ordre dans l'état et au bon goût dans les lettres.

Que de tels bienfaits pussent être méconnus, cela est difficile croire. Tourner le dos à Charles II, récompenser par de l'ingratitude la magnanimité qu'il avait eue de remonter sur le trône, n'était−ce pas abominable? Lord Linnaeus Clancharlie avait fait aux honnêtes gens ce chagrin. Bouder le bonheur de sa patrie, quelle aberration!

On sait qu'en 1650 le parlement avait décrété cette rédaction: Je promets de demeurer fidèle à la république, sans roi, sans souverain, sans seigneur.Sous prétexte qu'il avait prêté ce serment monstrueux, lord Clancharlie vivait hors du royaume, et, en présence de la félicité générale, se croyait le droit d'être triste. Il avait la sombre estime de ce qui n'était plus; attache bizarre à des choses évanouies.

L'excuser était impossible; les plus bienveillants l'abandonnaient. Ses amis lui avaient fait longtemps l'honneur de croire qu'il n'était entré dans les rangs républicains que pour voir de plus près les défauts de la cuirasse de la république, et pour la frapper plus sûrement, le jour venu, au profit de la cause sacrée du roi.

Ces attentes de l'heure utile pour tuer l'ennemi par derrière font partie de la loyauté. On avait espéré cela de lord Chancharlie, tant on avait de pente le juger favorablement. Mais, en présence de son étrange persistance républicaine, il avait bien fallu renoncer à celle bonne opinion. Évidemment lord Clancharlie était convaincu, c'est−à−dire idiot.

L'explication des indulgents flottait entre obstination puérile et opiniâtreté sénile.

Les sévères, les justes, allaient plus loin. Ils flétrissaient ce relaps. L'imbécillité a des droits, mais elle a des limites. On peut être une brute, on ne doit pas être un rebelle. Et puis, qu'était−ce après tout que lord Clancharlie? un transfuge. Il avait quitté son camp, l'aristocratie, pour aller au camp opposé, le peuple. Ce fidèle était un traître. Il est vrai qu'il était «traître» au plus fort et fidèle au plus faible; il est vrai que le camp répudié par lui était le camp vainqueur, et que le camp adopté par lui était le camp vaincu; il est vrai qu'à cette «trahison» il perdait tout, son privilège politique et son foyer domestique, sa pairie et sa patrie; il ne gagnait que le ridicule; il n'avait de bénéfice que l'exil. Mais qu'est−ce que cela prouve? qu'il était un niais.

Accordé.

Traître et dupe en même temps, cela se voit.

Qu'on soit niais tant qu'on voudra, à la condition de ne pas donner le mauvais exemple. On ne demande aux niais que d'être honnêtes, moyennant quoi ils peuvent prétendre à être les bases des monarchies. La brièveté d'esprit de ce Clancharlie était inimaginable. Il était resté dans l'éblouissement de la fantasmagorie révolutionnaire. Il s'était laissé mettre dedans par la république, et dehors. Il faisait affront à son pays. Pure félonie que son attitude! Être absent, c'est être injurieux. Il semblait se tenir à l'écart du bonhcur public comme d'une peste. Dans son bannissement volontaire, il y avait on ne sait quel refuge contre la satisfaction DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

110

L'homme Qui Rit

nationale. Il traitait la royauté comme une contagion. Sur la vaste allégresse monarchique, dénoncée par lui comme lazaret, il était le drapeau noir. Quoi! au−dessus de l'ordre reconstitué, de la nation relevée, de la religion restaurée, faire cete figure sinistre! sur cete sérénité jeter cette ombre! prendre en mauvaise part l'Angleterre contente! être le point obscur dans ce grand ciel bleu! ressembler à une menace! protester contre le voeu de la nation! refuser son oui au consentement universel! Ce serait odieux si ce n'était pas bouffon. Ce Clancharlie ne s'était pas rendu compte qu'on peut s'égarer avec Cromwell, mais qu'il faut revenir avec Monk.

Voyez Monk. Il commande l'armée de la république; Charles II en exil, instruit de sa probité, lui écrit; Monk, qui concilie la vertu avec les démarches rusées, dissimule d'abord, puis tout à coup, à la tête des troupes, casse le parlement factieux, et rétablit le roi, et Monk est créé duc d'Albemarle, a l'honneur d'avoir sauvé la société, devient très riche, illustre à jamais son époque, et est fait chevalier de la Jarretière avec la perspective d'un enterrement à Westminster. Telle est la gloire d'un anglais fidèle. Lord Clancharlie n'avait pu s'élever jusqu'à l'intelligence du devoir ainsi pratiqué. Il avait l'infatuation et l'immobilité de l'exil. Il se satisfaisait avec des phrases creuses. Cet homme était ankylosé par l'orgueil. Les mots conscience, dignité, etc., sont des mots après tout. Il faut voir le fond.

Ce fond, Clancharlie ne l'avait pas vu. C'était une conscience myope, voulant, avant defaire une action, la regarder d'assez prèspour en sentir l'odeur. De là des dégoûts absurdes. On n'est pas homme d'état avec ces délicatesses. L'excès de conscience dégénère en infirmité. Le scrupule est manchot devant le sceptre à saisir et eunuque devant la fortune a épouser. Méfiez−vous des scrupules. Ils mènent loin. La fidélit déraisonnable se descend comme un escalier de cave. Une marche, puis une marche, puis une marche encore, et l'on se trouve dans le noir. Les habiles remontent, les naïfs restent. Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s'engager dans le farouche. De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique.

Alors on est perdu. C'était l'aventure de lord Clancharlie.

Les principes finissent par être un gouffre.

Il se promenait, les mains derrière le dos, le long du lac de Genève; la belle avance!

On parlait quelquefois à Londres de cet absent. C'était, devant l'opinion publique, à peu près un accusé. On plaidait le pour et le contre. La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis.

Beaucoup d'anciens zélés de l'ex−république avaient fait adhésion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer.

Naturellement ils le calomniaient un peu. Les entêtés sont importuns aux complaisants. Des gens d'esprit, bien vus et bien situés en cour, et ennuyés de son attitude désagréable, disaient volontiers: S'il ne s'est pas rallié, c'est qu'on ne l'a pas payé assez cher, etc. Il voulait la place de chancelier que le roi a donnée à lord Hyde, etc.Un de ses «anciens amis» allait même jusqu'à chuchoter: Il me l'a dit à moi−même. Quelquefois, tout solitaire qu'était Linnaeus Clancharlie, par des proscrits qu'il rencontrait, par de vieux régicides tels que Andrew Broughton, lequel habitait Lausanne, il lui revenait quelque chose de ces propos. Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d'épaules, signe de profond abrutissement.

Une fois il compléta ce haussement d'épaules par ces quelques mots murmurés à demi−voix: Je plains ceux qui croient cela.

IV

Charles II, bon homme, le dédaigna. Le bonheur de l'Angleterre sous Charles Il était plus que du bonheur, c'était de l'enchantement. Une restauration, c'est un ancien tableau pouss au noir qu'on revernit; tout le passé reparaît. Les bonnes vieilles moeurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient.

Evelyn en a pris note; on lit dans son journal: «Luxure, profanation, mépris de Dieu. J'ai vu un dimanche soir le roi avec ses filles de joie, la Portsmouth, la Cleveland, la Mazarin, et deux ou trois autres; toutes à peu près nues dans la galerie du jeu.» On sent percer quelque humeur dans cette peinture; mais Evelyn était un puritain DEUXIEME PARTIE. PAR ORDRE DU ROI

111

L'homme Qui Rit

grognon, entaché de rêverie républicaine. Il n'appréciait pas le profitable exemple que donnent les rois par ces grandes gaîtés babyloniennes qui, en définitive, alimentent le luxe. Il ne comprenait pas l'utilit des vices.

Règle: N'extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. Autrement vous ressembleriez aux imbéciles qui détruisent les chenilles tout en raffolant des papillons.

Charles II, nous venons de le dire, s'aperçut à peine qu'il existait un réfractaire appelé Clancharlie, mais Jacques II fut plus attentif. Charles II gouvernait mollement, c'était sa manière; disons qu'il n'en gouvernait pas plus mal. Un marin quelquefois fait à un cordage destiné à maîtriser le vent un noeud lâche qu'il laisse serrer par le vent. Telle est la bêtise de l'ouragan, et du peuple.

Ce noeud large, devenu très vite noeud étroit, ce fut le gouvernement de Charles II.

Sous Jacques II, l'étranglement commença. Étranglement nécessaire de ce qui restait de la révolution. Jacques II eut l'ambition louable d'être un roi efficace. Le règne de Charles II n'était à ses yeux qu'une ébauche de restauration; Jacques II voulut un retour à l'ordre plus complet encore. Il avait, en 1660, déploré qu'on se fût borné à une pendaison de dix régicides. Il fut un plus réel reconstructeur de l'autorité. Il donna vigueur aux principes sérieux; il fit régner cette justice qui est la véritable, qui se met au−dessus des déclamations sentimentales, et qui se préoccupe avant tout des intérêts de la société. A ces sévérités protectrices, on reconnaît le père de l'état. Il confia la main de justice à Jeffreys, et l'épée Kirke. Kirke multipliait les exemples. Ce colonel utile fit un jour pendre et dépendre trois fois de suite le même homme, un républicain, lui demandant à chaque fois:Abjures−tu la république? Le scélérat ayant toujours dit non, fut achevé. Je l'ai pendu quatre fois, dit Kirke satisfait. Les supplices recommencés sont un grand signe de force dans le pouvoir. Lady Lyle, qui pourtant avait envoyé son fils en guerre contre Monmouth, mais qui avait caché chez elle deux rebelles, fut mise à mort. Un autre rebelle, ayant eu l'honnêteté de déclarer qu'une femme anabaptiste lui avait donné asile, eût sa grâce, et la femme fut brûlée vive. Kirke, un autre jour, fit comprendre une ville qu'il la savait républicaine en pendant dix−neuf bourgeois. Représailles bien légitimes, certes, quand on songe que sous Cromwell on coupait le nez et les oreilles aux saints de pierre dans les églises. Jacques II, qui avait su choisir Jeffreys et Kirke, était un prince imbu de vraie religion, il se mortifiait par la laideur de ses maîtresses, il écoutait le père la Colombière, ce prédicateur qui était presque aussi onctueux que le père Cheminais, mais avec plus de feu, et qui eut la gloire d'être dans la première moitié de sa vie le conseiller de Jacques II, et dans la seconde l'inspirateur de Marie Alacoque. C'est grâce à cette forte nourriture religieuse que plus tard Jacques II put supporter dignement l'exil et donner dans sa retraite de Saint−Germain le spectacle d'un roi supérieur l'adversité, touchant avec calme les écrouelles, et conversant avec des jésuites.

On comprend qu'un tel roi dut, dans une certaine mesure, se préoccuper d'un rebelle comme lord Linnaeus Clancharlie. Les pairies héréditairement transmissibles contenant une certaine quantité d'avenir, il était évident que, s'il y avait quelque précaution à prendre du côté de ce lord, Jacques II n'hésiterait pas.

II. LORD DAVID DIRRY−MOIR

Lord Linnaeus Clancharlie n'avait pas toujours été vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. On sait, par Harrison et Pride, que Cromwell jeune avait aimé les femmes et le plaisir, ce qui, parfois (autre aspect de la question femme), annonce un séditieux. Défiez−vous de la ceinture mal attachée. Male praecinctum juvenem cavete.

Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. Ce fils, venu au monde à l'instant où la république finissait, était né en Angleterre pendant que son père partait pour l'exil. C'est pourquoi il n'avait jamais vu ce père qu'il avait. Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles II. On l'appelait lord David Dirry−Moir; il était lord de courtoisie, sa mère étant femme de qualité. Cette mère, pendant que lord Clancharlie devenait hibou en II. LORD DAVID DIRRY−MOIR

112

L'homme Qui Rit

Suisse, prit le parti, étant belle, de bouder moins, et se fit pardonner ce premier amant sauvage par un deuxième, celui−là incontestablement apprivoisé, et même royaliste, car c'était le roi. Elle fut un peu la maîtresse de Charles II, assez pour que sa majesté, charmée d'avoir repris cette jolie femme à la république, donnât au petit lord David, fils de sa conquête, une commission de garde de la branche. Ce qui fit ce bâtard officier, avec bouche en cour, et par contre−coup stuartiste ardent. Lord David fut quelque temps, comme garde de la branche, un des cent soixante−dix portant la grosse épée; puis il entra dans la bande des pensionnaires, et fut un des quarante qui portent la pertuisane dorée. Il eut en outre, étant de cette troupe noble instituée par Henri VIII pour garder son corps, le privilège de poser les plats sur la table du roi. Ce fut ainsi que, tandis que son père blanchissait en exil, lord David prospéra sous Charles II.

Après quoi il prospéra sous Jacques II.

Le roi est mort, vive le roi, c'est le non deficit alter, aureus .

Ce fut à cet avénement du duc d'York qu'il obtint la permission de s'appeler lord David Dirry−Moir, d'une seigneurie que sa mère, qui venait de mourir, lui avait léguée dans cette grande forêt d'Ecosse où l'on trouve l'oiseau Krag, lequel creuse son nid avec son bec dans le tronc des chênes.

II

Jacques II était un roi, et avait la prétention d'être un général. Il aimait à s'entourer de jeunes officiers. Il se montrait volontiers en public à cheval avec un casque et une cuirasse, et une vaste perruque débordante sortant de dessous le casque par−dessus la cuirasse; espèce de statue équestre de la guerre imbécile. Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. Il sut gré à ce royaliste d'être fils d'un républicain; un père renié ne nuit point à une fortune de cour qui commence. Le roi fit lord David gentilhomme de la chambre du lit, à mille livres de gages.

C'était un bel avancement. Un gentilhomme du lit couche toutes les nuits près du roi sur un lit qu'on dresse.

On est douze gentilshommes, et l'on se relaie.

Lord David, dans ce poste, fut le chef de l'avenier du roi, celui qui donne l'avoine aux chevaux et qui a deux cent soixante livres de gages. Il eut sous lui les cinq cochers du roi, les cinq postillons du roi, les cinq palefreniers du roi, les douze valets de pied du roi, et les quatre porteurs de chaise du roi. Il eut le gouvernement des six chevaux de course que le roi entretient Haymarket et qui coûtent six cents livres par an à sa majesté. Il fit la pluie et le beau temps dans la garde−robe du roi, laquelle fournit les habits de cérémonie aux chevaliers de la Jarretière. Il fut salué jusqu'à terre par l'huissier de la verge noire, qui est au roi. Cet huissier, sous Jacques II, était le chevalier Duppa. Lord David eut les respects de M. Baker, qui était clerc de la couronne, et de M. Brown, qui était clerc du parlement. La cour d'Angleterre, magnifique, est un patron d'hospitalité. Lord David présida, comme l'un des douze, aux tables et réceptions. Il eut la gloire d'être debout derrière le roi les jours d'offrande, quand le roi donne l'église le besant d'or, byzantium, les jours de collier, quand le roi porte le collier de son ordre, et les jours de communion, quand personne ne communie, hors le roi et les princes. Ce fut lui qui, le jeudi saint, introduisit près de sa majesté les douze pauvres auxquels le roi donne autant de sous d'argent qu'il a d'années de vie et autant de shellings qu'il a d'années de règne. Il eut la fonction, quand le roi était malade, d'appeler, pour assister sa majesté, les deux grooms de l'aumônerie qui sont prêtres, et d'empêcher les médecins d'approcher sans permission du conseil d'état. De plus, il fut lieutenant−colonel du régiment écossais de la garde royale, lequel bat la marche d'Ecosse.

En cette qualité il fit plusieurs campagnes, et très glorieusement, car il était vaillant homme de guerre. C'était un seigneur brave, bien fait, beau, généreux, fort grand de mine et de manières. Sa personne ressemblait à sa qualité. Il était de haute taille comme de haute naissance.

II. LORD DAVID DIRRY−MOIR

113

L'homme Qui Rit

Il fut presque un moment en passe d'être nommé groom of the stole, ce qui lui eût donné le privilège de passer la chemise au roi; mais il faut pour cela être prince ou pair.

Créer un pair, c'est beaucoup. C'est créer une pairie, cela fait des jaloux. C'est une faveur; une faveur fait au roi un ami et cent ennemis, sans compter que l'ami devient ingrat. Jacques II, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. Une pairie transférée ne produit pas d'émoi. C'est simplement un nom qui continue. La lordship en est peu troublée.

La bonne volonté royale ne répugnait point à introduire lord David Dirry−Moir dans la chambre haute, pourvu que ce fut par la porte d'une pairie substituée. Sa majesté ne demandait pas mieux que d'avoir une occasion de faire David Dirry−Moir, de lord de courtoisie, lord de droit.

III

Cette occasion se présenta.

Un jour on apprit qu'il était arrivé au vieil absent, lord Linnaeus Clancharlie, diverses choses dont la principale était qu'il était trépassé. La mort a cela de bon pour les gens, qu'elle fait un peu parler d'eux. On raconta ce qu'on savait, ou ce qu'on croyait savoir, des dernières années de lord Linnaeus. Conjectures et légendes probablement. A en croire ces récits, sans doute très hasardés, vers la fin de sa vie, lord Clancharlie aurait eu une recrudescence républicaine telle, qu'il en était venu, affirmait−on, jusqu'à épouser, étrange entêtement de l'exil, la fille d'un régicide, Ann Bradshaw,on précisait le nom,laquelle était morte aussi, mais, disait−on, en mettant au monde un enfant, un garçon, qui, si tous ces détails étaient exacts, se trouverait être le fils légitime et l'héritier légal de lord Clancharlie. Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu'à des faits. Ce qui se passait en Suisse était pour l'Angleterre d'alors aussi lointain que ce qui se passe en Chine pour l'Angleterre d'aujourd'hui. Lord Clancharlie aurait eu cinquante−neuf ans au moment de son mariage, et soixante à la naissance de son fils, et serait mort fort peu de temps après, laissant derrière lui cet enfant, orphelin de père et de mère. Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. On ajoutait que cet enfant était «beau comme le jour», ce qui se lit dans tous les contes de fées. Le roi Jacques mit fin à ces rumeurs, évidemment sans fondement aucun, en déclarant un beau matin lord David Dirry−Moir unique et définitif héritier, défaut d'enfant légitime, et par le bon plaisir royal, de lord Linnæus Clancharlie, son père naturel, l'absence de toute autre filiation et descendance étant constatée; de quoi les patentes furent enregistrées en chambre des lords. Par ces patentes, le roi substituait lord David Dirry−Moir aux titres, droits et prérogatives dudit défunt lord Linnæus Glancharlie, à la seule condition que lord David épouserait, quand elle serait nubile, une fille, en ce moment−là tout enfant et âgée de quelques mois seulement, que le roi avait au berceau faite duchesse, on ne savait trop pourquoi. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane.

La mode anglaise était alors aux noms espagnols. Un des bâtards de Charles Il s'appelait Carlos, comte de Plymouth. Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa y Ana. Cependant peut−être y avait−il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri III se nommait Josias du Passage.

C'est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. Elle était pairesse en attendant qu'il y eût un pair. Le pair serait son mari. Cette pairie reposait sur une double châtellenie, la baronnie de Clancharlie et la baronnie de Hunkerville; en outre les lords Clancharlie étaient, en récompense d'un ancien fait d'armes et par permission royale, marquis de Corleone en Sicile. Les pairs d'Angleterre ne peuvent porter de titres étrangers; il y a pourtant des exceptions; ainsi Henry Arundel, baron Arundel de Wardour, était, ainsi que lord Clifford, comte du Saint−Empire, dont lord Cowper est prince; le duc de Hamilton est en France duc de Chatellerault; Basil Feilding, comte de Denbigh, est en Allemagne comte de Hapsbourg, de Lauffenbourg et de Rheinfelden. Le duc de Malborough était prince de Mindelheim en Souabe, de même que le duc de Wellington était prince de Waterloo en Belgique. Le même lord Wellington était duc espagnol de II. LORD DAVID DIRRY−MOIR

114

L'homme Qui Rit

Ciudad−Rodrigo, et comte portugais de Vimeira.

Il y avait en Angleterre, et il y a encore, des terres nobles et des terres roturières. Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. Ces terres, châteaux, bourgs, bailliages, fiefs, rentes, alleux et domaines adhérents à la pairie Clancharlie−Hunkerville appartenaient provisoirement à lady Josiane, et le roi déclarait qu'une fois Josiane épousée, lord David Dirry−Moir serait baron Clancharlie.

Outre l'héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Elle possédait de grands biens, dont plusieurs venaient des dons de Madame sans queue au duc d'York. Madame sans queue , cela veut dire Madame tout court. On appelait ainsi Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, la première femme de France après la reine.

IV

Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. Son jacobisme n'alla point jusqu'à suivre Jacques II en exil. Tout en continuant d'aimer son roi légitime, il eut le bon sens de servir l'usurpateur. Il était, du reste, quoique avec quelque indiscipline, excellent officier; il passa de l'armée de terre dans l'armée de mer, et se distingua dans l'escadre blanche. Il y devint ce qu'on appelait alors «capitaine de frégate légère». Cela finit par faire un très galant homme, poussant fort loin l'élégance des vices, un peu poète comme tout le monde, bon serviteur de l'état, bon domestique du prince, assidu aux fêtes, aux galas, aux petits levers, aux cérémonies, aux batailles, servile comme il faut, très hautain, ayant la vue basse ou perçante selon l'objet regarder, probe volontiers, obséquieux et arrogant à propos, d'un premier mouvement franc et sincère, quitte à se remasquer ensuite, très observateur de la bonne et mauvaise humeur royale, insouciant devant une pointe d'épée, toujours prêt à risquer sa vie sur un signe de sa majesté avec héroïsme et platitude, capable de toutes les incartades et d'aucune impolitesse, homme de courtoisie et d'étiquette, fier d'être à genoux dans les grandes occasions monarchiques, d'une vaillance gaie, courtisan en dessus, paladin en dessous, tout jeune à quarante−cinq ans.

Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles II.

Il aimait l'éloquence et le beau langage. Il admirait fort ces boniments célèbres qu'on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet.

Du côté de sa mère, il avait à peu près de quoi vivre, environ dix mille livres sterling de revenu, c'est−à−dire deux cent cinquante mille francs de rente. Il s'en tirait en faisant des dettes. En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. Dès qu'on le copiait, il changeait sa mode. A cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. Il avait des chapeaux que personne n'avait, des dentelles inouïes, et des rabats à lui tout seul.

III. LA DUCHESSE JOSIANE

I

Vers 1705, bien que lady Josiane eût vingt−trois ans et lord David quarante−quatre, le mariage n'avait pas encore eu lieu, et cela par les meilleures raisons du monde. Se haïssaient−ils? loin de là. Mais ce qui ne peut vous échapper n'inspire aucune hâte. Josiane voulait rester libre; David voulait rester jeune. N'avoir de lien que le plus tard possible, cela lui semblait un prolongement du bel âge. Les jeunes hommes retardataires abondaient dans ces époques galantes; on grisonnait dameret; la perruque était complice, plus tard la poudre fut auxiliaire. A cinquante−cinq ans, lord Charles Gerrard, baron Gerrard des Gerrards de Bromley, remplissait Londres de ses bonnes fortunes. La jolie et jeune duchesse de Buckingham, comtesse de Coventry, faisait des folies d'amour pour les soixante−sept ans du beau Thomas Bellasyse, vicomte III. LA DUCHESSE JOSIANE

115

L'homme Qui Rit

Falcomberg. On citait les vers fameux de Corneille septuagénaire à une femme de vingt ans: Marquise, si mon visage. Les femmes aussi avaient des succès d'automne, témoin Ninon et Marion. Tels étaient les modèles.

Josiane et David étaient en coquetterie avec une nuance particulière. Ils ne s'aimaient pas, ils se plaisaient. Se côtoyer leur suffisait. Pourquoi se dépêcher d'en finir? Les romans d'alors poussaient les amoureux et les fiancés à ce genre de stage qui était du plus bel air. Josiane, en outre, se sachant bâtarde, se sentait princesse, et le prenait de haut avec les arrangements quelconques. Elle avait du goût pour lord David. Lord David était beau, mais c'était pardessus le marché. Elle le trouvait élégant.

Être élégant, c'est tout. Caliban élégant et magnifique distance Ariel pauvre. Lord David était beau, tant mieux; l'écueil d'être beau, c'est d'être fade; il ne l'était pas. Il pariait, boxait, s'endettait. Josiane faisait grand cas de ses chevaux, de ses chiens, de ses perles au jeu, de ses maîtresses. Lord David de son côté subissait la fascination de la duchesse Josiane, fille sans tache et sans scrupule, altière, inaccessible et hardie. Il lui adressait des sonnets que Josiane lisait quelquefois. Dans ces sonnets, il affirmait que posséder Josiane, ce serait monter jusqu'aux astres, ce qui ne l'empêchait pas de toujours remettre cette ascension à l'an prochain.

Il faisait antichambre à la porte du coeur de Josiane, et cela leur convenait à tous les deux. A la cour on admirait le suprême bon goût de cet ajournement. Lady Josiane disait: C'est ennuyeux que je sois forcée d'épouser lord David, moi qui ne demanderais pas mieux que d'être amoureuse de lui!

Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. Elle était très grande, trop grande. Ses cheveux étaient de cette nuance qu'on pourrait nommer le blond pourpre. Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. D'amant, point; de chasteté, pas davantage. Elle se murait dans l'orgueil. Les hommes, fi donc! un dieu tout au plus était digne d'elle; ou un monstre. Si la vertu consiste dans l'escarpement, Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence.

Elle n'avait pas d'aventures, par dédain; mais on ne l'eût point fâchée de lui en supposer, pourvu qu'elles fussent étranges et proportionnées à une personne faite comme elle. Elle tenait peu à sa réputation et beaucoup à sa gloire. Sembler facile et être impossible, voilà le chef−d'oeuvre. Josiane se sentait majesté et matière. C'était une beauté encombrante. Elle empiétait plus qu'elle ne charmait. Elle marchait sur les coeurs.

Elle était terrestre. On l'eut aussi étonnée de lui montrer une âme dans sa poitrine que de lui faire voir des ailes sur son dos. Elle dissertait sur Locke. Elle avait de la politesse. On la soupçonnait de savoir l'arabe.

Être la chair et être la femme, c'est deux. Où la femme est vulnérable, au côté pitié, par exemple, qui devient si aisément amour, Josiane ne l'était pas. Non qu'elle fût insensible. L'antique comparaison de la chair avec le marbre est absolument fausse. La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre; c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner; c'est d'avoir la fermeté sans avoir la dureté; c'est d'être blanche sans être froide; c'est d'avoir ses tressaillements et ses infirmités; c'est d'être la vie, et le marbre est la mort. La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit de nudité; elle se couvre d'éblouissement comme d'un voile; qui eût vu Josiane nue n'aurait aperçu ce modelé qu' travers une dilatation lumineuse. Elle se fût montrée volontiers à un satyre, ou à un eunuque. Elle avait l'aplomb mythologique. Faire de sa nudité un supplice, éluder un Tantale, l'eût amusée. Le roi l'avait faite duchesse, et Jupiter néréide. Double irradiation dont se composait la clarté étrange de cette créature, A l'admirer on se sentait devenir païen et laquais. Son origine, c'était la bâtardise et l'océan. Elle semblait sortir d'une écume. A vau−l'eau avait été le premier jet de sa destinée, mais dans le grand milieu royal. Elle avait en elle de la vague, du hasard, de la seigneurie, et de la tempête. Elle était lettrée et savante. Jamais une passion ne l'avait approchée, et elle les avait sondées toutes.

Elle avait le dégoût des réalisations, et le goût aussi. Si elle se fût poignardée, ce n'eût été, comme Lucrèce, qu'après. Toutes les corruptions, à l'état visionnaire, étaient dans cette vierge. C'était une Astarté possible dans une Diane réelle. Elle était, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s'arranger elle−même une chute. Elle habitait une gloire dans un nimbe avec la velléité d'en descendre, et peut−être avec la curiosité d'en tomber. Elle était un peu lourde pour son nuage.

Faillir plaît. Le sans−gêne princier donne un privilège d'essai, et une personne ducale s'amuse où une III. LA DUCHESSE JOSIANE

116

L'homme Qui Rit

bourgeoise se perdrait. Josiane était en tout, par la naissance, par la beauté, par l'ironie, par la lumière, à peu près reine. Elle avait eu un moment d'enthousiasme pour Louis de Boufflers qui cassait un fer cheval entre ses doigts. Elle regrettait qu'Hercule fût mort. Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême.

Au moral, Josiane faisait penser au vers de l'épître aux Pisons: Desinit in piscem.

Un beau torse de femme en hydre se termine.

C'était une noble poitrine, un sein splendide harmonieusement soulevé par un coeur royal, un vivant et clair regard, une figure pure et hautaine, et, qui sait? ayant sous l'eau, dans la transparence entrevue et trouble, un prolongement ondoyant, surnaturel, peut−être draconien et difforme. Vertu superbe achevée en vices dans la profondeur des rêves.

II

Avec cela, précieuse.

C'était la mode.

Qu'on se rappelle Élisabeth.

Elisabeth est un type qui, en Angleterre, a dominé trois siècles, le seizième, le dix−septième et le dix−huitième. Élisabeth est plus qu'une anglaise, c'est une anglicane. De là le respect profond de l'église épiscopale pour cette reine; respect ressenti par l'église catholique, qui la mélangeait d'un peu d'excommunication. Dans la bouche de Sixte−Quint anathématisant Elisabeth, la malédiction tourne au madrigal. Un gran cervello di principessa, dit−il. Marie Stuart, moins occupée de la question église et plus occupée de la question femme, était peu respectueuse pour sa soeur Élisabeth et lui écrivait de reine reine et de coquette à prude: «Votre esloignement du mariage provient de ce que vous ne voulez perdre liberté de vous faire faire l'amour.» Marie Stuart jouait de l'éventail et Elisabeth de la hache. Partie inégale. Du reste toutes deux rivalisaient en littérature. Marie Stuart faisait des vers français; Élisabeth traduisait Horace.

Elisabeth, laide, se décrétait belle, aimait les quatrains et les acrostiches, se faisait présenter les clefs des villes par des cupidons, pinçait la lèvre à l'italienne et roulait la prunelle à l'espagnole, avait dans sa garde−robe trois mille habits et toilettes, dont plusieurs costumes de Minerve et d'Amphitrite, estimait les irlandais pour la largeur de leurs épaules, couvrait son vertugadin de paillons et de passequilles, adorait les roses, jurait, sacrait, trépignait, cognait du poing ses filles d'honneur, envoyait au diable Dudley, battait le chancelier Burleigh, qui pleurait, la vieille bête, crachait sur Mathew, colletait Hatton, souffletait Essex, montrait sa cuisse Bassompierre, était vierge.

Ce qu'elle avait fait pour Bassompierre, la reine de Saba l'avait fait pour Salomon[1]. Donc, c'était correct, l'écriture sainte ayant créé le précédent. Ce qui est biblique peut être anglican. Le précédent biblique va même jusqu'à faire un enfant qui s'appelle Ebnehaquem ou Melilechet, c'est−à−dire le Fils du Sage.

[1] Regina Saba coram rege crura denudavit. Schicklardus In

Prooemio Tarich. Jersici F. 65.

Pourquoi pas ces moeurs? Cynisme vaut bien hypocrisie. Aujourd'hui l'Angleterre, qui a un Loyola appelé Wesley, baisse un peu les yeux devant ce passé. Elle en est contrariée, mais fière.

Dans ces moeurs−là, le goût du difforme existait, particulièrement chez les femmes, et singulièrement chez les belles. A quoi bon être belle, si l'on n'a pas un magot? Que sert d'être reine, si l'on n'est pas tutoyée par un III. LA DUCHESSE JOSIANE

117

L'homme Qui Rit

poussah? Marie Stuart avait eu des «bontés» pour un cron, Rizzio. Marie−Thérèse d'Espagne avait été «un peu familière» avec un nègre. D'où l'abbesse noire. Dans les alcôves du grand siècle la bosse était bien portée; témoin le maréchal de Luxembourg.

Et avant Luxembourg, Condé, «ce petit homme tant joli».

Les belles elles−mêmes pouvaient, sans inconvénient, être contrefaites. C'était accepté. Anne de Boleyn avait un sein plus gros que l'autre, six doigts à une main, et une surdent. La Vallière était bancale. Cela n'empêcha pas Henri VIII d'être insensé et Louis XIV d'être éperdu.

Au moral, mêmes déviations. Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fût un cas tératologique.

Agnès contenait Mélusine. On était femme le jour et goule la nuit. On allait en grève baiser sur le pieu de fer des têtes fraîches coupées. Marguerite de Valois, une aïeule des précieuses, avait porté à sa ceinture sous cadenas, dans des boîtes de fer−blanc cousues à son corps de jupe, tous les coeurs de ses amants morts. Henri IV s'était caché sous ce vertugadin−là.

Au dix−huitième siècle la duchesse de Berry, fille du régent, résuma toutes ces créatures dans un type obscène et royal.

En outre les belles dames savaient le latin. C'était, depuis le seizième siècle, une grâce féminine. Jane Grey avait pouss l'élégance jusqu'à savoir l'hébreu.

La duchesse Josiane latinisait. De plus, autre belle manière, elle était catholique. En secret, disons−le, et plutôt comme son oncle Charles II que comme son père Jacques II. Jacques, à son catholicisme, avait perdu sa royauté, et Josiane ne voulait point risquer sa pairie. C'est pourquoi, catholique dans l'intimité et entre raffinés et raffinées, elle était protestante extérieure. Pour la canaille.

Cette façon d'entendre la religion est agréable; on jouit de tous les biens attachés à l'église officielle épiscopale, et plus tard on meurt, comme Grotius, en odeur de catholicisme, et l'on a la gloire que le père Petau dise une messe pour vous.

Quoique grasse et bien portante, Josiane était, insistons−y, une précieuse parfaite.

Par moments, sa façon dormante et voluptueuse de traîner la fin des phrases imitait les allongements de pattes d'une tigresse marchant dans les jongles.

L'utilité d'être précieuse, c'est que cela déclasse le genre humain. On ne lui fait plus l'honneur d'en être.

Avant tout, mettre l'espèce humaine à distance, voilà ce qui importe.

Quand on n'a pas l'olympe, on prend l'hôtel de Rambouillet.

Junon se résout en Araminte. Une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. A défaut de coups de tonnerre, on a l'impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. Ne pouvant être déesse, on est idole.

Il y a en outre dans le précieux une certaine pédanterie qui plaît aux femmes.

La coquette et le pédant sont deux voisins. Leur adhérence est visible dans le fat.

Le subtil dérive du sensuel. La gourmandise affecte la délicatesse. Une grimace dégoûtée sied à la convoitise, III. LA DUCHESSE JOSIANE

118

L'homme Qui Rit

Et puis le côté faible de la femme se sent gardé par toute cette casuistique de la galanterie qui tient lieu de scrupules aux précieuses. C'est une circonvallation avec fossé. Toute précieuse a un air de répugnance. Cela protège.

On consentira, mais on méprise. En attendant.

Josiane avait un for intérieur inquiétant. Elle se sentait une telle pente à l'impudeur qu'elle était bégueule. Les reculs de fierté en sens inverse de nos vices nous mènent aux vices contraires. L'excès d'effort pour être chaste la faisait prude. Être trop sur la défensive, cela indique un secret désir d'attaque. Qui est farouche n'est pas sévère.

Elle s'enfermait dans l'exception arrogante de son rang et de sa naissance, tout en préméditant peut−être, nous l'avons dit, quelque brusque sortie.

On était à l'aurore du dix−huitième siècle. L'Angleterre ébauchait ce qui a été en France la régence. Walpole et Dubois se tiennent. Marlborough se battait contre son ex−roi Jacques II auquel il avait, disait−on, vendu sa soeur Churchill. On voyait briller Bolingbroke et poindre Richelieu. La galanterie trouvait commode une certaine mêlée des rangs; le plain−pied se faisait par les vices. Il devait se faire plus tard par les idées.

L'encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever. On n'était pas très loin de Jélyotte publiquement assis en plein jour sur le lit de la marquise d'Épinay. Il est vrai, car les moeurs se font écho, que le seizième siècle avait vu le bonnet de nuit de Smeton sur l'oreiller d'Anne de Boleyn.

Si femme signifie faute, comme je ne sais plus quel concile l'a affirmé, jamais la femme n'a plus été femme qu'en ces temps−là. Jamais, couvrant sa fragilité de son charme, et sa faiblesse de sa toute−puissance, elle ne s'est plus impérieusement fait absoudre. Faire du fruit défendu le fruit permis, c'est la chute d'Eve; mais faire du fruit permis le fruit défendu, c'est son triomphe. Elle finit par là. Au dix−huitième siècle, la femme tire le verrou sur le mari. Elle s'enferme dans l'éden avec Satan. Adam est dehors.

III

Tous les instincts de Josiane inclinaient plutôt à se donner galamment qu'à se donner légalement. Se donner par galanterie implique de la littérature, rappelle Ménalque et Amaryllis, et est presque une action docte.

Mademoiselle de Scudéry, l'attrait de la laideur pour la laideur mis à part, n'avait pas eu d'autre motif pour céder à Pélisson.

La fille souveraine et la femme sujette, telles sont les vieilles coutumes anglaises. Josiane différait le plus qu'elle pouvait l'heure de cette sujétion. Qu'il fallût en venir au mariage avec lord David, puisque le bon plaisir royal l'exigeait, c'était une nécessité sans doute, mais quel dommage! Josiane agréait et éconduisait lord David. Il y avait entre eux accord tacite pour ne point conclure et pour ne point rompre. Ils s'éludaient.

Cette façon de s'aimer, avec un pas en avant et deux pas en arrière, est exprimée par les danses du temps, le menuet et la gavotte. Être des gens mariés, cela ne va pas à l'air du visage, cela fane les rubans qu'on porte, cela vieillit. L'épousaille, solution désolante de clarté. La livraison d'une femme par un notaire, quelle platitude! La brutalité du mariage crée des situations définitives, supprime la volonté, tue le choix, a une syntaxe comme la grammaire, remplace l'inspiration par l'orthographe, fait de l'amour une dictée, met en déroute le mystérieux de la vie, inflige la transparence aux fonctions périodiques et fatales, ôte du nuage l'aspect en chemise de la femme, donne des droits diminuants pour qui les exerce comme pour qui les subit, dérange par un penchement de balance tout d'un côté le charmant équilibre du sexe robuste et du sexe puissant, de la force et de la beauté, et fait ici un maître et là une servante, tandis que, hors du mariage, il y a un esclave et une reine. Prosaïser le lit jusqu'à le rendre décent, conçoit−on rien de plus grossier? Qu'il n'y ait plus de mal du tout s'aimer, est−ce assez bête!

III. LA DUCHESSE JOSIANE

119

L'homme Qui Rit

Lord David mûrissait. Quarante ans, c'est une heure qui sonne. Il ne s'en apercevait pas. Et de fait il avait toujours l'air de ses trente ans. Il trouvait plus amusant de désirer Josiane que de la posséder. Il en possédait d'autres; il avait des femmes. Josiane, de son côté, avait des songes.

Les songes étaient pires.

La duchesse Josiane avait cette particularité, moins rare du reste qu'on ne croit, qu'un de ses yeux était bleu et l'autre noir. Ses prunelles étaient faites d'amour et de haine, de bonheur et de malheur. Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard.

Son ambition était ceci: se montrer capable de l'impossible.

Un jour elle avait dit à Swift:

Vous vous figurez, vous autres, que votre mépris existe.

Vous autres, c'était le genre humain.

Elle était papiste à fleur de peau. Son catholicisme ne dépassait point la quantité nécessaire pour l'élégance.

Ce serait du puséysme aujourd'hui. Elle portait de grosses robes de velours, ou de satin, ou de moire, quelques−unes amples de quinze et seize aunes, et des entoilages d'or et d'argent, et autour de sa ceinture force noeuds de perles alternés avec des noeuds de pierreries. Elle abusait des galons. Elle mettait parfois une veste de drap passementé comme un bachelier. Elle allait cheval sur une selle d'homme, en dépit de l'invention des selles de femme introduite en Angleterre au quatorzième siècle par Anne, femme de Richard II. Elle se lavait le visage, les bras, les épaules et la gorge avec du sucre candi délayé dans du blanc d'oeuf, à la mode castillane. Elle avait, après qu'on avait spirituellement parlé auprès d'elle, un rire de réflexion d'une grâce singulière.

Du reste, aucune méchanceté. Elle était plutôt bonne.

IV. MAGISTER ELEGANTIARUM

Josiane s'ennuyait, cela va sans dire.

Lord David Dirry−Moir avait une situalion magistrale dans la vie joyeuse de Londres. Nobility et gentry le vénéraient.

Enregistrons une gloire de lord David, il osait porter ses cheveux. La réaction contre la perruque commençait.

De même qu'en 1821 Eugène Devéria osa le premier laisser pousser sa barbe, en 1702 Price Devereux osa le premier hasarder en public, sous la dissimulation d'une frisure savante, sa chevelure naturelle. Risquer sa chevelure, c'était presque risquer sa tête. L'indignation fut universelle; pourtant Price Devereux était vicomte Hereford, et pair d'Angleterre. Il fut insulté, et le fait est que la chose en valait la peine. Au plus fort de la huée, lord David parut tout à coup, lui aussi, avec ses cheveux et sans perruque. Ces choses−là annoncent la fin des sociétés. Lord David fut honni plus encore que le vicomte Hereford. Il tint bon. Price Devereux avait été le premier, David Dirry−Moir fut le second. Il est quelquefois plus difficile d'être le second que le premier. Il faut moins de génie, mais plus de courage. Le premier, enivré par l'innovation, a pu ignorer le danger; le second voit l'abîme, et s'y précipite. Cet abîme, ne plus porter perruque, David Dirry−Moir s'y jeta.

Plus tard on les imita, on eut, après ces deux révolutionnaires, l'audace de se coiffer de ses cheveux, et la poudre vint, comme circonstance atténuante.

Pour fixer en passant cet important point d'histoire, disons que la vraie priorité dans la guerre à la perruque IV. MAGISTER ELEGANTIARUM

120

L'homme Qui Rit

appartiendrait une reine, Christine de Suède, laquelle mettait des habits d'homme, et s'était montrée dès 1680

avec ses cheveux châtains naturels, poudrés et hérissés sans coiffure en tête naissante. Elle avait en outre

«quelques poils de barbe», dit Misson.

Le pape, de son côté, par sa bulle de mars 1691, avait un peu déconsidéré la perruque en l'ôtant de la tête des évêques et des prêtres, et en ordonnant aux gens d'église de laisser pousser leurs cheveux.

Lord David donc ne portait pas perruque et mettait des bottes de peau de vache.

Ces grandes choses le désignaient à l'admiration publique. Pas un club dont il ne fut le leader; pas une boxe où on ne le souhaitât pour referee. Le referee, c'est l'arbitre.

Il avait rédigé les chartes de plusieurs cercles de la high life; il avait fait des fondations d'élégance dont une, Lady Guinea, existait encore à Pall Mall en 1772. Lady Guinea était un cercle où foisonnait toute la jeune lordship. On y jouait. Le moindre enjeu était un rouleau de cinquante guinées, et il n'y avait jamais moins de vingt mille guinées sur la table. Près de chaque joueur se dressait un guéridon pour poser la tasse de th et la sébile de bois doré où l'on met les rouleaux de guinées. Les joueurs avaient, comme les valets quand ils fourbissent les couteaux, des manches de cuir, lesquelles protégeaient leurs dentelles, des plastrons de cuir qui garantissaient leurs fraises, et sur la tête, pour abriter leurs yeux, à cause de la grande lumière des lampes, et maintenir en ordre leur frisure, de larges chapeaux de paille couverts de fleurs. Ils étaient masqués, pour qu'on ne vît pas leur émotion, surtout au jeu de quinze, Tous avaient sur le dos leurs habits à l'envers, afin d'attirer la chance.

Lord David élait du Beefsteak Club, du Surly Club, et du Split−farthing Club, du Club des Bourrus et du Club des Gratte−Sous, du Noeud Scellé, Sealed Knot, club des royalistes, et du Martinus Scribblerus, fondé par Swift, en remplacement de la Rota, fondée par Milton.

Quoique beau, il était du Club des Laids. Ce club était dédi la difformité. On y prenait l'engagement de se battre, non pour une belle femme, mais pour un homme laid. La salle du club avait pour ornement des portraits hideux, Thersite, Triboulet, Duns, Hudibras, Scarron; sur la cheminée était Ésope entre deux borgnes, Coclès et Camoëns; Coclès étant borgne de l'oeil gauche et Camoëns de l'oeil droit, chacun était sculpté de son côt borgne; et ces deux profils sans yeux se faisaient vis−à−vis. Le jour où la belle madame Visart eut la petite vérole, le Club des Laids lui porta un toast. Ce club florissait encore au commencement du dix−neuvième siècle; il avait envoyé un diplôme de membre honoraire à Mirabeau.

Depuis la restauration de Charles II, les clubs révolutionnaires étaient abolis. On avait démoli, dans la petite rue avoisinant Moorfields, la taverne où se tenait le Calf's Head Club, club de la Tête de Veau, ainsi nommé parce que le 30 janvier 1649, jour où coula sur l'échafaud le sang de Charles Ier, on y avait bu dans un crâne de veau du vin rouge à la santé de Cromwell.

Aux clubs républicains avaient succédé les clubs monarchiques.

On s'y amusait décemment.

Il y avait le She romps Club. On prenait dans la rue une femme, une passante, une bourgeoise, aussi peu vieille et aussi peu laide que possible; on la poussait dans le club, de force, et on la faisait marcher sur les mains, les pieds en l'air, le visage voilé par ses jupes retombantes. Si elle y mettait de la mauvaise grâce, on cinglait un peu de la cravache ce qui n'était plus voilé. C'était sa faute. Les écuyers de ce genre de manège s'appelaient «les sauteurs». Il y avait le Club des Éclairs de chaleur, métaphoriquement Merry−dances. On y faisait danser par des nègres et des blanches les danses des picantes et des timtirimbas du Pérou, notamment la Mozamala, «mauvaise fille», danse qui a pour triomphe la danseuse s'asseyant sur un tas de son auquel en IV. MAGISTER ELEGANTIARUM

121

L'homme Qui Rit

se relevant elle laisse une empreinte callipyge. On s'y donnait pour spectacle un vers de Lucrèce, Tunc Venus in sylvis jungebat corpora amantum.

Il y avait le Hellfire Club, «Club des Flammes», où l'on jouait être impie. C'était la joute des sacrilèges.

L'enfer y était l'enchère du plus gros blasphème.

Il y avait le Club des Coups de Tête, ainsi nommé parce qu'on y donnait des coups de tête aux gens. On avisait quelque portefaix à large poitrail et à l'air imbécile. On lui offrait, et au besoin on le contraignait d'accepter, un pot de porter pour se laisser donner quatre coups de tête dans la poitrine. Et là−dessus on pariait. Une fois, un homme, une grosse brute de gallois nommé Gogangerdd, expira au troisième coup de tête. Ceci parut grave. Il y eut enquête, et le jury d'indictement rendit ce verdict: «Mort d'un gonflement de coeur causé par excès de boisson». Gogangerdd avait en effet bu le pot de porter.

Il y avait le Fun Club. Fun est, comme cant, comme humour, un mot spécial intraduisible. Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. Pénétrer dans une maison, y briser une glace de prix, y balafrer les portraits de famille, empoisonner le chien, mettre un chat dans la volière, cela s'appelle «tailler une pièce de fun.»

Donner une fausse mauvaise nouvelle qui fait prendre aux personnes le deuil à tort, c'est du fun. C'est le fun qui a fait un trou carré dans un Holbein à Hampton−Court. Le fun serait fier si c'était lui qui avait cassé les bras à la Vénus de Milo. Sous Jacques II, un jeune lord millionnaire qui avait mis le feu la nuit à une chaumière fit rire Londres aux éclats et fut proclamé roi du fun. Les pauvres diables de la chaumière s'étaient sauvés en chemise. Les membres du Fun Club, tous de la plus haute aristocratie, couraient Londres à l'heure où les bourgeois dorment, arrachaient les gonds des volets, coupaient les tuyaux des pompes, défonçaient les citernes, décrochaient les enseignes, saccageaient les cultures, éteignaient les réverbères, sciaient les poutres d'étai des maisons, cassaient les carreaux des fenêtres, surtout dans les quartiers indigents. C'étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. C'est pourquoi nulle plainte possible. D'ailleurs c'était de la comédie. Ces moeurs n'ont pas tout à fait disparu. Sur divers points de l'Angleterre ou des possessions anglaises, Guernesey par exemple, de temps en temps on vous dévaste un peu votre maison la nuit, on vous brise une clôture, ou vous arrache le marteau de votre porte, etc. Si c'étaient des pauvres, on les enverrait au bagne; mais ce sont d'aimables jeunes gens.

Le plus distingué des clubs était présidé par un empereur qui portait un croissant sur le front et qui s'appelait

«le grand Mohock». Le mohock dépassait le fun. Faire le mal pour le mal, tel était le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose, nuire. Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. En devenant mohock, on prêtait serment d'être nuisible. Nuire à tout prix, n'importe quand, à n'importe qui, et n'importe comment, était le devoir. Tout membre du Mohock Club devait avoir un talent. L'un était «maître de danse», c'est−à−dire faisait gambader les manants en leur lardant les mollets de son épée. D'autres savaient «faire suer», c'est−à−dire improviser autour d'un bélître quelconque une ronde de six ou huit gentilshommes la rapière à la main; étant entouré de toutes parts, il était impossible que le bélître ne tournât pas le dos quelqu'un; le gentilhomme à qui l'homme montrait le dos l'en châtiait par un coup de pointe qui le faisait pirouetter, un nouveau coup de pointe aux reins avertissait le quidam que quelqu'un de noble était derrière lui, et ainsi de suite, chacun piquant à son tour; quand l'homme, enfermé dans ce cercle d'épées, et tout ensanglanté, avait assez tourné et dansé, on le faisait bâtonner par des laquais pour changer le cours de ses idées. D'autres «tapaient le lion», c'est−à−dire arrêtaient en riant un passant, lui écrasaient le nez d'un coup de poing, et lui enfonçaient leurs deux pouces dans les deux yeux. Si les yeux étaient crevés, on les lui payait.

C'étaient là, au commencement du dix−huitième siècle, les passe−temps des opulents oisifs de Londres. Les oisifs de Paris en avaient d'autres. M. de Charolais lâchait son coup de fusil un bourgeois sur le seuil de sa porte. De tout temps la jeunesse s'est amusée.

Lord David Dirry−Moir apportait dans ces diverses institutions de plaisir son esprit magnifique et libéral.

IV. MAGISTER ELEGANTIARUM

122

L'homme Qui Rit

Tout comme un autre, il brûlait gaîment une cabane de chaume et de bois, et roussissait un peu ceux qui étaient dedans, mais il leur rebâtissait leur maison en pierre. Il lui arriva de faire danser sur les mains deux femmes dans le She romps Club. L'une était fille, il la dota; l'autre était mariée, il fit nommer son mari chapelain.

Les combats de coq lui durent de louables perfectionnements. C'était merveille de voir lord David habiller un coq pour le combat. Les coqs se prennent aux plumes comme les hommes aux cheveux. Aussi lord David faisait−il son coq le plus chauve possible. Il lui coupait avec des ciseaux toutes les plumes de la queue et, de la tête aux épaules, toutes les plumes du cou.Autant de moins pour le bec de l'ennemi, disait−il. Puis il étendait les ailes de son coq, et taillait en pointe chaque plume l'une après l'autre, et cela faisait les ailes garnies de dards.Voilà pour les yeux de l'ennemi, disait−il. Ensuite, il lui grattait les pattes avec un canif, lui aiguisait les ongles, lui emboîtait dans le maître ergot un éperon d'acier aigu et tranchant, lui crachait sur la tête, lui crachait sur le cou, l'oignait de salive comme on frottait d'huile les athlètes, et le lâchait, terrible, en s'écriant:Voilà comment d'un coq on fait un aigle, et comment la bête de basse−cour devient une bête de la montagne!

Lord David assistait aux boxes, et il en était la règle vivante. Dans les grandes performances, c'était lui qui faisait planter les pieux et tendre les cordes, et qui fixait le nombre de toises qu'aurait le carré de combat. S'il était second, il suivait pied à pied son boxeur, une bouteille dans une main, une éponge dans l'autre, lui criait: Strike fair[1], lui suggérait les ruses, le conseillait combattant, l'essuyait sanglant, le ramassait renversé, le prenait sur ses genoux, lui mettait le goulot entre les dents, et de sa propre bouche pleine d'eau lui soufllait une pluie fine dans les yeux et dans les oreilles, ce qui ranime le mourant. S'il était arbitre, il présidait à la loyauté des coups, interdisait à qui que ce fût, hors les seconds, d'assister les combattants, déclarait vaincu le champion qui ne se plaçait pas bien en face de l'adversaire, veillait à ce que le temps des ronds ne dépassât pas une demi−minute, faisait obstacle au butting, donnait tort à qui cognait avec la tête, empêchait de frapper l'homme tombé à terre. Toute cette science ne le faisait point pédant et n'ôtait rien à son aisance dans le monde.

[1] Frappe ferme.

Ce n'est pas quand il était referee d'une boxe que les partenaires hâlés, bourgeonnés et velus de celui−ci ou de celui−là, se fussent permis, pour venir en aide à leurs boxeurs faiblissants et pour culbuter la balance des paris, d'enjamber la palissade, d'entrer dans l'enceinte, de casser les cordes, d'arracher les pieux, et d'intervenir violemment dans le combat. Lord David était du petit nombre des arbitres qu'on n'ose rosser.

Personne n'entraînait comme lui. Le boxeur dont il consentait être le «trainer» était sûr de vaincre. Lord David choisissait un Hercule, massif comme une roche, haut comme une tour, et en faisait son enfant. Faire passer de l'état défensif à l'état offensif cet écueil humain, tel était le problème. Il y excellait. Une fois le cyclope adopté, il ne le quittait plus. Il devenait nourrice. Il lui mesurait le vin, il lui pesait la viande, il lui comptait le sommeil. Ce fut lui qui inventa cet admirable régime d'athlète, renouvelé depuis par Moreley: le matin un oeuf cru et un verre de sherry, à midi gigot saignant et thé, à quatre heures pain grillé et thé, le soir pale ale et pain grillé. Après quoi il déshabillait l'homme, le massait et le couchait. Dans la rue il ne le perdait pas de vue, écartant de lui tous les dangers, les chevaux échappés, les roues de voitures, les soldats ivres, les jolies filles. Il veillait sur sa vertu. Cette sollicitude maternelle apportait sans cesse quelque nouveau perfectionnement à l'éducation du pupille. Il lui enseignait le coup de poing qui casse les dents et le coup de pouce qui fait jaillir l'oeil. Rien de plus touchant.

Il se préparait de la sorte à la vie politique, à laquelle il devait plus tard être appelé. Ce n'est pas une petite affaire que de devenir un gentilhomme accompli.

Lord David Dirry−Moir aimait passionnément les exhibitions de carrefours, les tréteaux à parade, les circus à IV. MAGISTER ELEGANTIARUM

123

L'homme Qui Rit

bêtes curieuses, les baraques de saltimbanques, les clowns, les tartailles, les pasquins, les farces en plein vent et les prodiges de la foire. Le vrai seigneur est celui qui goûte de l'homme du peuple; c'est pourquoi lord David hantait les tavernes et les cours des miracles de Londres et des Cinq−Ports. Afin de pouvoir au besoin, sans compromettre son rang dans l'escadre blanche, se colleter avec un gabier ou un calfat, il mettait, quand il allait dans ces bas−fonds, une jaquette de matelot. Pour ces transformations, ne pas porter perruque lui était commode, car, même sous Louis XIV, le peuple a gardé ses cheveux, comme le lion sa crinière. De cette façon, il était libre. Les petites gens, que lord David rencontrait dans ces cohues et auxquelles il se mêlait, le tenaient en haute estime, et ne savaient pas qu'il fût lord. On l'appelait Tom−Jim−Jack. Sous ce nom il était populaire, et fort illustre dans cette crapule. Il s'encanaillait en maître. Dans l'occasion, il faisait le coup de poing. Ce côté de sa vie élégante était connu et fort appréci de Lady Josiane.

V. LA REINE ANNE

I

Au−dessus de ce couple, il y avait Anne, reine d'Angleterre.

La première femme venue, c'était la reine Anne. Elle était gaie, bienveillante, auguste, à peu près. Aucune de ses qualités n'atteignait à la vertu, aucune de ses imperfections n'atteignait au mal. Son embonpoint était bouffi, sa malice était épaisse, sa bonté était bête. Elle était tenace et molle. Epouse, elle était infidèle et fidèle, ayant des favoris auxquels elle livrait son coeur, et un consort auquel elle gardait son lit. Chrétienne, elle était hérétique et bigote. Elle avait une beauté, le cou robuste d'une Niobé. Le reste de sa personne était mal réussi. Elle était gauchement coquette, et honnêtement. Sa peau était blanche et fine, elle la montrait beaucoup. C'est d'elle que venait la mode du collier de grosses perles serré au cou. Elle avait le front étroit, les lèvres sensuelles, les joues charnues, l'oeil gros, la vue basse. Sa myopie s'étendait à son esprit. A part ça et là un éclat de jovialité, presque aussi pesante que sa colère, elle vivait dans une sorte de gronderie taciturne et de silence grognon. Il lui échappait des mots qu'il fallait deviner. C'était un mélange de la bonne femme et de la méchante diablesse. Elle aimait l'inattendu, ce qui est profondément féminin. Anne était un échantillon à peine dégrossi de l'Eve universelle. A cette ébauche était échu ce hasard, le trône. Elle buvait. Son mari était un danois, de race.

Tory, elle gouvernait par les whighs. En femme, en folle. Elle avait des rages. Elle était casseuse. Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l'état. Elle laissait tomber à terre les événements. Toute sa politique était fêlée. Elle excellait à faire de grosses catastrophes avec de petites causes. Quand une fantaisie d'autorité lui prenait, elle appelait cela: donner le coup de poker.

Elle disait avec un air de profonde rêverie des paroles telles que celles−ci: «Aucun pair ne peut être couvert devant le roi, excepté Courcy, baron Kinsale, pair d'Irlande.» Elle disait: «Ce serait une injustice que mon mari ne fût pas lord−amiral, puisque mon père l'a été.»Et elle faisait George de Danemark haut−amiral d'Angleterre, «and of all Her Majesty's Plantations». Elle était perpétuellement en transpiration de mauvaise humeur; elle n'exprimait pas sa pensée, elle l'exsudait. Il y avait du sphinx dans cette oie.

Elle ne haïssait point le fun, la farce taquine et hostile. Si elle eût pu faire Apollon bossu, c'eût été sa joie.

Mais elle l'eût laissé dieu. Bonne, elle avait pour idéal de ne désespérer personne, et d'ennuyer tout le monde.

Elle avait souvent le mot cru, et, un peu plus, elle eût juré, comme Elisabeth. De temps en temps, elle prenait dans une poche d'homme qu'elle avait à sa jupe une petite boîte ronde d'argent repoussé, sur laquelle était son portrait de profil, entre les deux lettres Q. A.[1], ouvrait cette boîte, et en tirait avec le bout de son doigt un peu de pommade dont elle se rougissait les lèvres. Alors, ayant arrang sa bouche, elle riait. Elle était très friande des pains d'épice plats de Zélande. Elle était fière d'être grasse.

[1] Queen Ann.

V. LA REINE ANNE

124

L'homme Qui Rit

Puritaine plutôt qu'autre chose, elle eût pourtant volontiers donné dans les spectacles. Elle eut une velléité d'académie de musique, copiée sur celle de France. En 1700, un français nomm Fortcroche voulut construire à Paris un «Cirque Royal» coûtant quatre cent mille livres, à quoi d'Argenson s'opposa; ce Fortcroche passa en Angleterre, et proposa à la reine Anne, qui en fut un moment séduite, l'idée de bâtir à Londres un théâtre machines, plus beau que celui du roi de France, et ayant un quatrième dessous. Comme Louis XIV, elle aimait que son carrosse galopât. Ses attelages et ses relais faisaient quelquefois en moins de cinq quarts d'heure le trajet de Windsor à Londres.

II

Du temps d'Anne, pas de réunion sans l'autorisation de deux juges de paix. Douze personnes assemblées, fut−ce pour manger des huîtres et boire du porter, étaient en félonie.

Sous ce règne, pourtant relativement débonnaire, la presse pour la flotte se fit avec une extrême violence; sombre preuve que l'anglais est plutôt sujet que citoyen. Depuis des siècles le roi d'Angleterre avait là un procédé de tyran qui démentait toutes les vieilles chartes de franchise, et dont la France en particulier triomphait et s'indignait. Ce qui diminue un peu ce triomphe, c'est que, en regard de la presse des matelots en Angleterre, il y avait en France la presse des soldats. Dans toutes les grandes villes de France, tout homme valide allant par les rues à ses affaires était exposé à être poussé par les racoleurs dans une maison appelée four. Là on l'enfermait pêle−mele avec d'autres, on triait ceux qui étaient propres au service, et les recruteurs vendaient ces passants aux officiers. En 1695, il y avait à Paris trente fours.

Les lois contre l'Irlande, émanées de la reine Anne, furent atroces.

Anne était née en 1664, deux ans avant l'incendie de Londres, sur quoi les astrologues(il y en avait encore, témoin Louis XIV, qui naquit assisté d'un astrologue et emmaillotté dans un horoscope)avaient prédit qu'étant «la soeur aînée du feu», elle serait reine. Elle le fut, grâce à l'astrologie, et à la révolution de 1688.

Elle était humiliée de n'avoir pour parrain que Gilbert, archevêque de Cantorbéry. Être filleule du pape n'était plus possible en Angleterre. Un simple primat est un parrain médiocre. Anne dut s'en contenter. C'était sa faute. Pourquoi était−elle protestante?

Le Danemark avait payé sa virginité, virginitas empta, comme disent les vieilles chartes, d'un douaire de six mille deux cent cinquante livres sterling de rente, pris sur le bailliage de Wardinbourg et sur l'île de Fehmarn.

Anne suivait, par conviction et par routine, les traditions de Guillaume. Les anglais, sous cette royauté née d'une révolution, avaient tout ce qui peut tenir de liberté entre la Tour de Londres où l'on mettait l'orateur et le pilori où l'on mettait l'écrivain. Anne parlait un peu danois, pour ses aparté avec son mari, et un peu français, pour ses aparté avec Bolingbroke. Pur baragouin; mais c'était, à la cour surtout, la grande mode anglaise de parler français. Il n'y avait de bon mot qu'en français. Anne se préoccupait des monnaies, surtout des monnaies de cuivre, qui sont les basses et les populaires; elle voulait y faire grande figure. Six farlhings furent frappés sous son règne. Au revers des trois premiers, elle fit mettre simplement un trône; au revers du quatrième, elle voulut un char de triomphe, et au revers du sixième une déesse tenant d'une main l'épée et de l'autre l'olivier avec l'exergue Bello et Pace. Fille de Jacques II, qui était ingénu et féroce, elle était brutale.

Et en même temps au fond elle était douce. Contradiction qui n'est qu'apparente. Une colère la métamorphosait. Chauffez le sucre, il bouillonnera.

Anne était populaire. L'Angleterre aime les femmes régnantes. Pourquoi? la France les exclut. C'est déjà une raison. Peut−être même n'y en a−t−il point d'autres. Pour les historiens anglais, Elisabeth, c'est la grandeur, Anne, c'est la bonté. Comme on voudra. Soit. Mais rien de délicat dans ces règnes féminins. Les lignes sont lourdes. C'est de la grosse grandeur et de la grosse bonté. Quant à leur vertu immaculée, l'Angleterre y tient, V. LA REINE ANNE

125

L'homme Qui Rit

nous ne nous y opposons point. Elisabeth est une vierge tempérée par Essex, et Anne est une épouse compliquée de Bolingbroke.

III

Une habitude idiote qu'ont les peuples, c'est d'attribuer au roi ce qu'ils font. Ils se battent. A qui la gloire? au roi. Ils paient. Qui est magnifique? le roi. Et le peuple l'aime d'être si riche. Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. Qu'il est généreux! Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. Que Myrmidon est grand! il est sur mon dos. Un nain a un excellent moyen d'être plus haut qu'un géant, c'est de se jucher sur ses épaules. Mais que le géant laisse faire, c'est là le singulier; et qu'il admire la grandeur du nain, c'est là le bête. Naïveté humaine.

La statue équestre, réservée aux rois seuls, figure très bien la royauté; le cheval, c'est le peuple. Seulement ce cheval se transfigure lentement. Au commencement c'est un âne, à la fin c'est un lion. Alors il jette par terre son cavalier, et l'on a 1642 en Angleterre et 1789 en France, et quelquefois il le dévore, et l'on a en Angleterre 1649 et en France 1793.

Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. On avait repris le bât de l'idolâtrie royaliste. La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. Que faisait elle pour cela? rien. Rien, c'est là tout ce qu'on demande au roi d'Angleterre. Il reçoit pour ce rien−là une trentaine de millions par an. En 1705, l'Angleterre, qui n'avait que treize vaisseaux de guerre sous Elisabeth et trente−six sous Jacques Ier, en comptait cent cinquante. Les anglais avaient trois armées, cinq mille hommes en Catalogne, dix mille en Portugal, cinquante mille en Flandre, et en outre ils payaient quarante millions par an à l'Europe monarchique et diplomatique, sorte de fille publique que le peuple anglais a toujours entretenue.

Le parlement ayant volé un emprunt patriotique de trente−quatre millions de rentes viagères, il y avait eu presse à l'échiquier pour y souscrire. L'Angleterre envoyait une escadre aux Indes orientales, et une escadre sur les côtes d'Espagne avec l'amiral Leake, sans compter un en−cas de quatre cents voiles sous l'amiral Showell. L'Angleterre venait de s'amalgamer l'Ecosse. On était entre Hochstett et Ramillies, et l'une de ces victoires faisait entrevoir l'autre. L'Angleterre, dans ce coup de filet de Hochstett, avait fait prisonniers vingt−sept bataillons et quatre régiments de dragons, et ôté cent lieues de pays à la France, reculant éperdue du Danube au Rhin. L'Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. Elle ramenait triomphalement dans ses ports dix vaisseaux de ligne espagnols et force galions chargés d'or. La baie et le détroit d'Hudson étaient déjà à demi lâchés par Louis XIV; on sentait qu'il allait lâcher aussi l'Acadie, Saint−Christophe et Terre−Neuve, et qu'il serait trop heureux si l'Angleterre tolérait au cap Breton le roi de France, pêchant la morue. L'Angleterre allait lui imposer cette honte de démolir lui−même les fortifications de Dunkerque. En attendant elle avait pris Gibraltar et elle prenait Barcelone. Que de grandes choses accomplies! Comment ne pas admirer la reine Anne qui se donnait la peine de vivre pendant ce temps−là?

A un certain point de vue, le règne d'Anne semble une réverbération du règne de Louis XIV. Anne, un moment parallèle ce roi dans cette rencontre qu'on appelle l'histoire, a avec lui une vague ressemblance de reflet. Comme lui elle joue au grand règne; elle a ses monuments, ses arts, ses victoires, ses capitaines, ses gens de lettres, sa cassette pensionnant les renommées, sa galerie de chefs−d'oeuvre latérale à sa majesté. Sa cour, à elle aussi, fait cortège et a un aspect triomphal, un ordre et une marche. C'est une réduction en petit de tous les grands hommes de Versailles, déjà pas très grands. Le trompe−l'oeil y est; qu'on y ajoute le God save the queen, qui eût pu dès lors être pris à Lulli, et l'ensemble fait illusion. Pas un personnage ne manque.

Christophe Wren est un Mansard fort passable; Somers vaut Lamoignon. Anne a un Racine qui est Dryden, un Boileau qui est Pope, un Colbert qui est Godolphin, un Louvois qui est Pembroke, et un Turenne qui est Marlborough. Grandissez les perruques pourtant, et diminuez les fronts. Le tout est solennel et pompeux, et Windsor, à cet instant−là, aurait presque un faux air de Marly. Pourtant tout est féminin, et le père Tellier d'Anne s'appelle Sarah Jennings. Du reste, un commencement d'ironie, qui cinquante ans plus tard sera la philosophie, s'ébauche dans la littérature, et le Tartuffe protestant est démasqué par Swift, de même que le V. LA REINE ANNE

126

L'homme Qui Rit

Tartuffe catholique a été dénoncé par Molière. Bien qu'à cette époque l'Angleterre querelle et batte la France, elle l'imite et elle s'en éclaire; et ce qui est sur la façade de l'Angleterre, c'est de la lumière française. C'est dommage que le règne d'Anne n'ait duré que douze ans, sans quoi les anglais ne se feraient pas beaucoup prier pour dire le siècle d'Anne, comme nous disons le siècle de Louis XIV. Anne apparaît en 1702, quand Louis XIV décline. C'est une des curiosités de l'histoire que le lever de cet astre pâle coïncide avec le coucher de l'astre de pourpre, et qu'à l'instant où la France avait le roi Soleil, l'Angleterre ait eu la reine Lune.

Détail qu'il faut noter. Louis XIV, bien qu'on fût en guerre avec lui, était fort admiré en Angleterre. C'est le roi qu'il faut à la France, disaient les anglais. L'amour des anglais pour leur liberté se complique d'une certaine acceptation de la servitude d'autrui. Cette bienveillance pour les chaînes qui attachent le voisin va quelquefois jusqu'à l'enthousiasme pour le despote d'à côté.

En somme, Anne a rendu son peuple hureux, comme le dit à trois reprises et avec une gracieuse insistance, pages 6 et 9 de sa dédicace, et page 3 de sa préface, le traducteur français du livre de Beeverell.

IV

La reine Anne en voulait un peu à la duchesse Josiane, pour deux raisons.

Premièrement, parce qu'elle trouvait la duchesse Josiane jolie.

Deuxièmement, parce qu'elle trouvait joli le fiancé de la duchesse Josiane.

Deux raisons pour être jalouse suffisent à une femme; une seule suffit à une reine.

Ajoutons ceci. Elle lui en voulait d'être sa soeur.

Anne n'aimait pas que les femmes fussent jolies. Elle trouvait cela contraire aux moeurs.

Quant à elle, elle était laide.

Non par choix pourtant.

Une partie de sa religion venait de cette laideur.

Josiane, belle et philosophe, importunait la reine.

Pour une reine laide, une jolie duchesse n'est pas une soeur agréable.

Il y avait un autre grief, la naissance improper de Josiane.

Anne était fille d'Anne Hyde, simple lady, légitimement, mais fâcheusement épousée par Jacques II, lorsqu'il était duc d'York. Anne, ayant de ce sang inférieur dans les veines, ne se sentait qu'à demi royale, et Josiane, venue au monde tout à fait irrégulièrement, soulignait l'incorrection, moindre, mais réelle, de la naissance de la reine. La fille de la mésalliance voyait sans plaisir, pas très loin d'elle, la fille de la bâtardise. Il y avait là une ressemblance désobligeante. Josiane avait le droit de dire à Anne: ma mère vaut bien la vôtre. A la cour on ne le disait pas, mais évidemment on le pensait. C'était ennuyeux pour la majesté royale. Pourquoi cette Josiane? Quelle idée avait−elle eue de naître? A quoi bon une Josiane? De certaines parentés sont diminuantes.

Pourtant Anne faisait bon visage à Josiane.

V. LA REINE ANNE

127

L'homme Qui Rit

Peut−être l'eût−elle aimée, si elle n'eût été sa soeur.

VI. BARKILPHEDRO

Il est utile de connaître les actions des personnes, et quelque surveillance est sage.

Josiane faisait un peu espionner lord David par un homme à elle, en qui elle avait confiance, et qui se nommait Barkilphedro.

Lord David faisait discrètement observer Josiane par un homme lui, dont il était sûr, et qui se nommait Barkilphedro.

La reine Anne, de son côté, se faisait secrètement tenir au courant des faits et gestes de la duchesse Josiane, sa soeur bâtarde, et de lord David, son futur beau−frère de la main gauche, par un homme à elle, sur qui elle comptait pleinement, et qui se nommait Barkilphedro.

Ce Barkilphedro avait sous la main ce clavier: Josiane, lord David, la reine. Un homme entre deux femmes.

Que de modulations possibles! Quel amalgame d'âmes!

Barkilphedro n'avait pas toujours eu cette situation magnifique de parler bas à trois oreilles.

C'était un ancien domestique du duc d'York. Il avait tâch d'être homme d'église, mais avait échoué. Le duc d'York, prince anglais et romain, composé de papisme royal et d'anglicanisme légal, avait sa maison catholique et sa maison protestante, et eût pu pousser Barkilphedro dans l'une ou l'aulre hiérarchie, mais il ne le jugea point assez catholique pour le faire aumônier, et pas assez protestant pour le faire chapelain. De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l'âme par terre.

Ce n'est point une posture mauvaise pour de certaines âmes reptiles.

De certains chemins ne sont faisables qu'à plat ventre. Une domesticité obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l'existence de Barkilphedro. La domesticité, c'est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. Il allait peut−être y arriver quand Jacques II tomba. Tout était à recommencer. Rien à faire sous Guillaume III, maussade, et ayant dans sa façon de régner une pruderie qu'il croyait de la probité.

Barkilphedro, son protecteur Jacques détrôné, ne fut pas tout de suite en guenilles. Un je ne sais quoi qui survit aux princes déchus alimente et soutient quelque temps leurs parasites. Le reste de sève épuisable fait vivre deux ou trois jours au bout des branches les feuilles de l'arbre déraciné; puis tout à coup la feuille jaunit et sêche, et le courtisan aussi.

Grâce à cet embaumement qu'on nomme légitimité, le prince, lui, quoique tombé et jeté au loin, persiste et se conserve; il n'en est pas de même du courtisan, bien plus mort que le roi. Le roi là−bas est momie, le courtisan ici est fantôme. Être l'ombre d'une ombre, c'est là une maigreur extrême. Donc Barkilphedro devint famélique. Alors il prit la qualité d'homme de lettres.

Mais on le repoussait même des cuisines. Quelquefois il ne savait où coucher.Qui me tirera de la belle étoile? disait−il. Et il luttait. Tout ce que la patience dans la détresse a d'intéressant, il l'avait. Il avait de plus le talent du termite, savoir faire une trouée de bas en haut. En s'aidant du nom de Jacques II, des souvenirs, de la fidélité, de l'attendrissement, etc., il perça jusqu'à la duchesse Josiane.

Josiane prit en gré cet homme qui avait de la misère et de l'esprit, deux choses qui émeuvent. Elle le présenta à lord Dirry−Moir, lui donna gîte dans ses communs, le tint pour de sa maison, fut bonne pour lui, et quelquefois même lui parla. Barkilphedro n'eut plus ni faim, ni froid. Josiane le tutoyait. C'était la mode des VI. BARKILPHEDRO

128

L'homme Qui Rit

grandes dames de tutoyer les gens de lettres, qui se laissaient faire. La marquise de Mailly recevait, couchée, Roy qu'elle n'avait jamais vu, et lui disail: C'est toi qui as fait l'Année galante? Bonjour. Plus tard, les gens de lettres rendirent le tutoiement. Un jour vint où Fabre d'Églantine dit à la duchesse de Rohan: N'es−tu pas la Chabot?

Pour Barkilphedro, être tutoyé, c'était un succès. Il en fut ravi. Il avait ambitionné cette familiarilé de haut en bas.

Lady Josiane me tutoie! se disait−il. Et il se frottait les mains.

Il profita de ce tutoiement pour gagner du terrain. Il devint une sorte de familier des petits appartements de Josiane, point gênant, inaperçu; la duchesse eût presque changé de chemise devant lui. Tout cela pourtant était précaire, Barkilphedro visait à une situation. Une duchesse, c'est à moitié chemin. Une galerie souterraine qui n'arrivait pas jusqu'à la reine, c'était de l'ouvrage manqué.

Un jour Barkilphedro dit à Josiane:

Votre grâce voudrait−elle faire mon bonheur?

Qu'est−ce que tu veux? demanda Josiane.

Un emploi.

Un emploi! à toi!

Oui, madame.

Quelle idée as−tu de demander un emploi? tu n'es bon à rien.

C'est pour cela.

Josiane se mit à rire.

Dans les fonctions auxquelles tu n'es pas propre, laquelle désires−tu?

Celle de déboucheur de bouteilles de l'océan.

Le rire de Josiane redoubla.

Qu'est−ce que cela? Tu te moques.

Non, madame.

Je vais m'amuser à te répondre sérieusement, dit la duchesse. Qu'est−ce que tu veux être? Répète.

Déboucheur de bouteilles de l'océan.

Tout est possible à la cour. Est−ce qu'il y a un emploi comme cela?

Oui, madame.

VI. BARKILPHEDRO

129

L'homme Qui Rit

Apprends−moi des choses nouvelles. Continue.

C'est un emploi qui est.

Jure−le moi sur l'âme que tu n'as pas.

Je le jure.

Je ne te crois point.

Merci, madame.

Donc tu voudrais?... Recommence.

Décacheter les bouteilles de la mer.

Voilà une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. C'est comme peigner le cheval de bronze.

A peu près.

Ne rien faire. C'est en effet la place qu'il te faut. Tu es bon à cela.

Vous voyez que je suis propre à quelque chose.

Ah çà! tu bouffonnes. La place existe−t−elle? Barkilphedro prit l'attitude de la gravité déférente.

Madame, vous avez un père auguste, Jacques II, roi, et un beau−frère illustre, Georges de Danemark, duc de Cumberland. Votre père a été et votre beau−frère est lord−amiral d'Angleterre.

Sont−ce là les nouveautés que tu viens m'apprendre? Je sais cela aussi bien que toi.

Mais voici ce que votre grâce ne sait pas. Il y a dans la mer trois sortes de choses: celles qui sont au fond de l'eau, Lagon ; celles qui flottent sur l'eau, Flotson; et celles que l'eau rejette sur la terre, Jetson.

Après?

Ces trois choses−là, Lagon, Flotson, Jetson, appartiennent au lord haut−amiral.

Après?

Votre grâce comprend?

Non.

Tout ce qui est dans la mer, ce qui s'engloutit, ce qui surnage et ce qui s'échoue, tout appartient à l'amiral d'Angleterre?

Tout. Soit. Ensuite?

Excepté l'esturgeon, qui appartient au roi.

VI. BARKILPHEDRO

130

L'homme Qui Rit

J'aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait à Neptune.

Neptune est un imbécile. Il a tout lâché. Il a laissé tout prendre aux anglais.

Conclus.

Les prises de mer; c'est le nom qu'on donne à ces trouvailles−là.

Soit.

C'est inépuisable. Il y a toujours quelque chose qui flotte, quelque chose qui aborde. C'est la contribution de la mer. La mer paie impôt à l'Angleterre.

Je veux bien. Mais conclus.

Votre grâce comprend que de cette façon l'océan crée un bureau.

Où ça?

A l'amirauté.

Quel bureau?

Le bureau des prises de mer.

Eh bien?

Le bureau se subdivise en trois offices, Lagon, Flotson, Jetson; et pour chaque office il y a un officier.

Et puis?

Un navire en pleine mer veut donner un avis quelconque à la terre, qu'il navigue en telle latitude, qu'il rencontre un monstre marin, qu'il est en vue d'une côte, qu'il est en détresse, qu'il va sombrer, qu'il est perdu, et coetera, le patron prend une bouteille, met dedans un morceau de papier où il a écrit la chose, cachette le goulot, et jette la bouteille à la mer. Si la bouteille va au fond, cela regarde l'officier Lagon; si elle flotte, cela regarde l'officier Flotson; si elle est portée à terre par les vagues, cela regarde l'officier Jetson.

Et tu voudrais être l'officier Jetson?

Précisément.

Et c'est ce que tu appelles être déboucheur de bouteilles de l'océan?

Puisque la place existe.

Pourquoi désires−tu cette dernière place plutôt que les deux autres?

Parce qu'elle est vacante en ce moment.

En quoi consiste l'emploi?

VI. BARKILPHEDRO

131

L'homme Qui Rit

Madame, en 1598, une bouteille goudronnée trouvée par un pêcheur de congre dans les sables d'échouage d'Epidium Promontorium fut portée à la reine Elisabeth, et un parchemin qu'on tira de cette bouteille fit savoir à l'Angleterre que la Hollande avait pris sans rien dire un pays inconnu, la nouvelle Zemble, Nova Zemla, que cette prise avait eu lieu en juin 1596, que dans ce pays−là on était mangé par les ours, et que la manière d'y passer l'hiver était indiquée sur un papier enferm dans un étui de mousquet suspendu dans la cheminée de la maison de bois bâtie dans l'île et laissée par les hollandais qui étaient tous morts, et que cette cheminée était faite d'un tonneau défoncé, emboîté dans le toit.

Je comprends peu ton amphigouri.

Soit. Élisabeth comprit. Un pays de plus pour la Hollande, c'était un pays de moins pour l'Angleterre. La bouteille qui avait donné l'avis fut tenue pour chose importante. Et à partir de ce jour, ordre fut intimé à quiconque trouverait une bouteille cachetée au bord de la mer de la porter à l'amiral d'Angleterre, sous peine de potence. L'amiral commet pour ouvrir ces bouteilles−là un officier, lequel informe du contenu sa majesté, s'il y a lieu.

Arrive−t−il souvent de ces bouteilles à l'amirauté?

Rarement. Mais c'est égal. La place existe. Il y a pour la fonction chambre et logis à l'amirauté.

Et cette manière de ne rien faire, combien la paie−t−on?

Cent guinées par an.

Tu me déranges pour cela?

C'est de quoi vivre.

Gueusement.

Comme il sied à ceux de ma sorte.

Cent guinées, c'est une fumée.

Ce qui vous fait vivre une minute nous fait vivre un an, nous autres. C'est l'avantage qu'ont les pauvres.

Tu auras la place.

Huit jours après, grâce à la bonne volonté de Josiane, grâce au crédit de lord David Dirry−Moir, Barkilphedro, sauvé désormais, tiré du provisoire, posant maintenant le pied sur un terrain solide, logé, défrayé, renté de cent guinées, était install l'amirauté.

VII. BARKILPHEDRO PERCE

Il y a d'abord une chose pressée; c'est d'être ingrat.

Barkilphedro n'y manqua point.

Ayant reçu tant de bienfaits de Josiane, naturellement il n'eut qu'une pensée, s'en venger.

Ajoutons que Josiane était belle, grande, jeune, riche, puissante, illustre, et que Barkilphedro était laid, petit, VII. BARKILPHEDRO PERCE

132

L'homme Qui Rit

vieux, pauvre, protégé, obscur. Il fallait bien aussi qu'il se vengeât de cela.

Quand on n'est fait que de nuit, comment pardonner tant de rayons?

Barkilphedro était un irlandais qui avait renié l'Irlande; mauvaise espèce.

Barkilphedro n'avait qu'une chose en sa faveur; c'est qu'il avait un très gros ventre.

Un gros ventre passe pour signe de bonté. Mais ce ventre s'ajoutait à l'hypocrisie de Barkilphedro. Car cet homme était très méchant.

Quel âge avait Barkilphedro? aucun. L'âge nécessaire à son projet du moment. Il était vieux par les rides et les cheveux gris, et jeune par l'agilité d'esprit. Il était leste et lourd; sorte d'hippopotame singe. Royaliste, certes; républicain, qui sait? catholique, peut−être; protestant, sans doute. Pour Stuart, probablement; pour Brunswick, évidemment, Être Pour n'est une force qu'à la condition d'être en même temps Contre, Barkilphedro pratiquait cette sagesse.

La place de «déboucheur de bouteilles de l'océan» n'était pas aussi risible qu'avait semblé le dire Barkilphedro. Les réclamations, qu'aujourd'hui on qualifierait déclamations, de Garcie−Ferrandez dans son Routier de la mer contre la spoliation des échouages, dite droit de bris, et contre le pillage des épaves par les gens des côtes, avaient fait sensation en Angleterre et avaient amené pour les naufragés ce progrès que leurs biens, effets et propriétés, au lieu d'être volés par les paysans, étaient confisqués par le lord−amiral.

Tous les débris de mer jetés à la rive anglaise, marchandises, carcasses de navires, ballots, caisses, etc., appartenaient au lord−amiral; mais, et ici se révélait l'importance de la place sollicitée par Barkilphedro, les récipients flottants contenant des messages et des informations éveillaient particulièrement l'attention de l'amirauté. Les naufrages sont une des graves préoccupations de l'Angleterre. La navigation étant sa vie, le naufrage est son souci. L'Angleterre a la perpétuelle inquiétude de la mer. La petite fiole de verre que jette aux vagues un navire en perdition contient un renseignement suprême, précieux tous les points de vue.

Renseignement sur le bâtiment, renseignement sur l'équipage, renseignement sur le lieu, l'époque et le mode du naufrage, renseignement sur les vents qui ont bris le vaisseau, renseignement sur les courants qui ont porté la fiole flottante à la côte. La fonction que Barkilphedro occupait a été supprimée il y a plus d'un siècle, mais elle avait une véritable utilité. Le dernier titulaire fut William Hussey, de Doddington en Lincoln. L'homme qui tenait cet office était une sorte de rapporteur des choses de la mer. Tous les vases fermés et cachetés, bouteilles, fioles, jarres, etc., jetés au littoral anglais par le flux, lui étaient remis; il avait seul droit de les ouvrir; il était le premier dans le secret de leur contenu; il les classait et les étiquetait dans son greffe; l'expression loger un panier au greffe, encore usitée dans les îles de la Manche, vient de là. A la vérité, une précaution avait ét prise. Aucun de ces récipients ne pouvait être décacheté et débouché qu'en présence de deux jurés de l'amirauté assermentés au secret, lesquels signaient, conjointement avec le titulaire de l'office Jeston, le procès−verbal d'ouverture. Mais ces jurés étant tenus au silence, il en résultait, pour Barkilphedro, une certaine latitude discrétionnaire; il dépendait de lui, jusqu' un certain point, de supprimer un fait, ou de le mettre en lumière.

Ces fragiles épaves étaient loin d'être, comme Barkilphedro l'avait dit à Josiane, rares et insignifiantes. Tantôt elles atteignaient la terre assez vite; tantôt après des années. Cela dépendait des vents et des courants. Cette mode des bouteilles jetées à vau−l'eau a un peu passé comme celle des ex−voto; mais, dans ces temps religieux, ceux qui allaient mourir envoyaient volontiers de cette façon leur dernière pensée à Dieu et aux hommes, et parfois ces missives de la mer abondaient l'amirauté. Un parchemin conservé au château d'Audlyene (vieille orthographe), et annoté par le comte de Suffolk, grand trésorier d'Angleterre sous Jacques Ier, constate qu'en la seule année 1615, cinquante−deux gourdes, ampoules, et fibules goudronnées, contenant des mentions de bâtiments en perdition, furent apportées et enregistrées au greffe du lord−amiral.

VII. BARKILPHEDRO PERCE

133

L'homme Qui Rit

Les emplois de cour sont la goutte d'huile, ils vont toujours s'élargissant. C'est ainsi que le portier est devenu le chancelier et que le palefrenier est devenu le connétable. L'officier spécial chargé de la fonction souhaitée et obtenue par Barkelphedro était habituellement un homme de confiance. Elisabeth l'avait voulu ainsi. A la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. Ce fonctionnaire avait fini par être un peu un personnage. Il était clerc, et prenait rang immédiatement après les deux grooms de l'aumônerie. Il avait ses entrées au palais, pourtant, disons−le, ce qu'on appelait «l'entrée humble» humilis introïtus , et jusque dans la chambre de lit. Car l'usage était qu'il informât la personne royale, quand l'occasion en valait la peine, de ses trouvailles, souvent très curieuses, testaments de désespérés, adieux jetés la patrie, révélations de barateries et de crimes de mer, legs la couronne, etc., qu'il maintînt son greffe en communication avec la cour, et qu'il rendît de temps en temps compte à sa majesté de ce décachetage de bouteilles sinistres. C'était le cabinet noir de l'océan.

Elisabeth, qui parlait volontiers latin, demandait à Tamfeld de Coley en Berkshire, l'officier Jetson de son temps, lorsqu'il lui apportait quelqu'une de ces paperasses sorties de la mer: Quid mihi scribit Neptunus? Qu'est−ce que Neptune m'écrit?

La percée était faite. Le termite avait réussi. Barkilphedro approchait la reine.

C'était tout ce qu'il voulait.

Pour faire sa fortune?

Non.

Pour défaire celle des autres.

Bonheur plus grand.

Nuire, c'est jouir.

Avoir en soi un désir de nuire, vague mais implacable, et ne le jamais perdre de vue, ceci n'est pas donné à tout le monde. Barkilphedro avait cette fixîté.

L'adhérence de gueule qu'a le boule−dogue, sa pensée l'avait.

Se sentir inexorable lui donnait un fond de satisfaction sombre. Pourvu qu'il eût une proie sous la dent, ou dans l'âme une certitude de mal faire, rien ne lui manquait.

Il grelottait content, dans l'espoir du froid d'autrui. Être méchant, c'est une opulence. Tel homme qu'on croit pauvre, et qui l'est en effet, a toute sa richesse en malice, et la préfère ainsi. Tout est dans le contentement qu'on a. Faire un mauvais tour, qui est la même chose qu'un bon tour, c'est plus que de l'argent. Mauvais pour qui l'endure, bon pour qui le fait. Katesby, le collaborateur de Guy Fawkes dans le complot papiste des poudres, disait: Voir sauter le parlement les quatre fers en l'air, je ne donnerais pas cela pour un million sterling.

Qu'était−ce que Barkilphedro? Ce qu'il y a de plus petit et ce qu'il y a de plus terrible. Un envieux.

L'envie est une chose dont on a toujours le placement à la cour.

La cour abonde en impertinents, en désoeuvrés, en riches fainéants affamés de commérages, en chercheurs d'aiguilles dans les bottes de foin, en faiseurs de misères, en moqueurs moqués, en niais spirituels, qui ont VII. BARKILPHEDRO PERCE

134

L'homme Qui Rit

besoin de la conversation d'un envieux.

Quelle chose rafraîchissante que le mal qu'on vous dit des autres!

L'envie est une bonne étoffe à faire un espion.

Il y a une profonde analogie entre cette passion naturelle, l'envie, et cette fonction sociale, l'espionnage.

L'espion chasse pour le compte d'autrui, comme le chien; l'envieux chasse pour son propre compte, comme le chat.

Un moi féroce, c'est là tout l'envieux.

Autres qualités, Barkilphedro était discret, secret, concret. Il gardait tout, et se creusait de sa haine. Une énorme bassesse implique une énorme vanité. Il était aimé de ceux qu'il amusait, et haï des autres; mais il se sentait dédaigné par ceux qui le haïssaient, et méprisé par ceux qui l'aimaient. Il se contenait. Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa résignation hostile. Il était indigné, comme si les coquins avaient ce droit−là. Il était silencieusement en proie aux furies. Tout avaler, c'était son talent. Il avait de sourds courroux intérieurs, des frénésies de rage souterraine, des flammes couvées et noires, dont on ne s'apercevait pas; c'était un colérique fumivore. La surface souriait. Il était obligeant, empressé, facile, aimable, complaisant. N'importe qui, et n'importe où, il saluait. Pour un souffle de vent, il s'inclinait jusqu'à terre. Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune!

Ces êtres cachés et vénéneux ne sont pas si rares qu'on le croit. Nous vivons entourés de glissements sinistres.

Pourquoi les malfaisants? Question poignante. Le rêveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la résout jamais. De là l'oeil triste des pbilosopbes toujours fixé sur cette montagne de ténèbres qui est la destinée, et du haut de laquelle le colossal spectre du mal laisse tomber des poignées de serpents sur la terre.

Barkilphedro avait le corps obèse et le visage maigre. Torse gras et face osseuse. Il avait les ongles cannelés et courts, les doigts noueux, les pouces plats, les cheveux gros, beaucoup de distance d'une tempe à l'autre, et un front de meurtrier, large et bas. L'oeil bridé cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. Le nez long, pointu, bossu et mou, s'appliquait presque sur la bouche. Barkilphedro, convenablement vêtu en empereur, eût un peu ressemblé à Domitien. Sa face d'un jaune rance était comme modelée dans une pâte visqueuse; ses joues immobiles semblaient de mastic; il avait toutes sortes de vilaines rides réfractaires, l'angle de la mâchoire massif, le menton lourd, l'oreille canaille. Au repos, de profil, sa lèvre supérieure relevée en angle aigu laissait voir deux dents. Ces dents avaient l'air de vous regarder. Les dents regardent, de même que l'oeil mord.

Patience, tempérance, continence, réserve, retenue, aménité, déférence, douceur, politesse, sobriété, chasteté, complétaient et achevaient Barkilphedro. Il calomniait ces vertus en les ayant.

En peu de temps Barkilphedro prit pied à la cour.

VIII. INFERI

On peut, à la cour, prendre pied de deux façons: dans les nuées, on est auguste; dans la boue, on est puissant.

Dans le premier cas, on est de l'olympe. Dans le second cas, on est de la garde−robe.

Qui est de l'olympe n'a que la foudre; qui est de la garde−robe a la police.

La garde−robe contient tous les instruments de règne, et parfois, car elle est traître, le châtiment. Héliogabale VIII. INFERI

135

L'homme Qui Rit

y vient mourir. Alors elle s'appelle les latrines.

D'habitude elle est moins tragique. C'est là qu'Albéroni admire Vendôme. La garde−robe est volontiers le lieu d'audience des personnes royales. Elle fait fonction de trône. Louis XIV y reçoit la duchesse de Bourgogne; Philippe V y est coude à coude avec la reine. Le prêtre y pénètre. La garde−robe est parfois une succursale du confessionnal.

C'est pourquoi il y a à la cour les fortunes du dessous. Ce ne sont pas les moindres.

Si vous voulez, sous Louis XI, être grand, soyez Pierre de Rohan, maréchal de France; si vous voulez, être influent, soyez Olivier le Daim, barbier, Si vous voulez, sous Marie de Médicis, être glorieux, soyez Sillery, chancelier; si vous voulez être considérable, soyez la Hannon, femme de chambre. Si vous voulez, sous Louis XV, être illustre, soyez Choiseul, ministre; si vous voulez être redoutable, soyez Lebel, valet. Étant donné Louis XIV, Bontemps qui lui fait son lit est plus puissant que Louvois qui lui fait ses armées et que Turenne qui lui fait ses victoires. De Richelieu ôtez le père Joseph, voilà Richelieu presque vide. Il a de moins le mystère. L'éminence rouge est superbe, l'éminence grise est terrible. Être un ver, quelle force! Tous les Narvaez amalgamés avec tous les O'Donnell font moins de besogne qu'une soeur Patrocinio.

Par exemple, la condition de cette puissance, c'est la petitesse. Si vous voulez rester fort, restez chétif. Soyez le néant. Le serpent au repos, couché en rond, figure à la fois l'infini et zéro.

Une de ces fortunes vipérines était échue à Barkilphedro.

Il s'était glissé où il voulait.

Les bêtes plates entrent partout. Louis XIV avait des punaises dans son lit et des jésuites dans sa politique.

D'incompatibilité, point.

En ce monde tout est pendule. Graviter, c'est osciller. Un pôle vaut l'autre. François Ier veut Triboulet; Louis XV veut Lebel. Il existe une affinité profonde entre cette extrême hauteur et cet extrême abaissement.

C'est l'abaissement qui dirige. Rien de plus aisé à comprendre. Qui est dessous tient les fils.

Pas de position plus commode.

On est l'oeil, et on a l'oreille.

On est l'oeil du gouvernement.

On a l'oreille du roi.

Avoir l'oreille du roi, c'est tirer et pousser à sa fantaisie le verrou de la conscience royale, et fourrer dans cette conscience ce qu'on veut. L'esprit du roi, c'est votre armoire. Si vous êtes chiffonnier, c'est votre hotte.

L'oreille des rois n'est pas aux rois; c'est ce qui fait qu'en somme ces pauvres diables sont peu responsables.

Qui ne possède pas sa pensée, ne possède pas son action. Un roi, cela obéit.

A quoi?

A une mauvaise âme quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l'oreille. Mouche sombre de l'abîme.

VIII. INFERI

136

L'homme Qui Rit

Ce bourdonnement commande. Un règne est une dictée.

La voix haute, c'est le souverain; la voix basse, c'est la souveraineté.

Ceux qui dans un règne savent distinguer cette voix basse et entendre ce qu'elle souffle à la voix haute, sont les vrais historiens.

IX. HAÏR EST AUSSI FORT QU'AIMER

La reine Anne avait autour d'elle plusieurs de ces voix basses. Barkilphedro en était une.

Outre la reine, il travaillait, influençait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. Nous l'avons dit, il parlait bas à trois oreilles. Une oreille de plus que Dangeau. Dangeau ne parlait bas qu'à deux, du temps où, passant sa tête entre Louis XIV épris d'Henriette sa belle−soeur, et Henriette éprise de Louis XIV son beau−frère, secrétaire de Louis à l'insu d'Henriette et d'Henriette à l'insu de Louis, situé au beau milieu de l'amour des deux marionnettes, il faisait les demandes et les réponses.

Barkilphedro était si riant, si acceptant, si incapable de prendre la défense de qui que ce soit, si peu dévoué au fond, si laid, si méchant, qu'il était tout simple qu'une personne royale en vînt à ne pouvoir se passer de lui.

Quand Anne eut gouté de Barkilphedro, elle ne voulut pas d'autre flatteur. Il la flattait comme on flattait Louis le Grand, par la piqûre autrui.Le roi étant ignorant, dit madame de Montchevreuil, on est obligé de bafouer les savants.

Empoisonner de temps en temps la piqûre, c'est le comble de l'art. Néron aime à voir travailler Locuste.

Les palais royaux sont très pénétrables; ces madrépores ont une voirie intérieure vite devinée, pratiquée, fouillée, et au besoin évidée, par ce rongeur qu'on nomme le courtisan. Un prétexte pour entrer suffit.

Barkilphedro ayant ce prétexte, sa charge, fut en très peu de temps cbez la reine ce qu'il était chez la ducbesse Josiane, l'animal domestique indispensable. Un mot qu'il basarda un jour le mit tout de suite au fait de la reine; il sut à quoi s'en tenir sur la bonté de sa majesté. La reine aimait beaucoup son lord stewart, William Cavendish, duc de Devonshire, qui était très imbécile. Ce lord, qui avait tous les grades d'Oxford et ne savait pas l'orthographe, fit un beau matin la bêtise de mourir. Mourir, c'est fort imprudent à la cour, car personne ne se gêne plus pour parler de vous. La reine, Barkilphedro présent, se lamenta, et finit par s'écrier en soupirant:C'est dommage que tant de vertus fussent portées et servies par une si pauvre intelligence!

Dieu veuille avoir son âne! murmura Barkilpbedro, à demi−voix et en français.

La reine sourit. Barkilphedro enregistra ce sourire.

Il en conclut: Mordre plaît.

Congé était donné à sa malice.

A partir de ce jour, il fourra sa curiosité partout, sa malignit aussi. On le laissait faire, tant on le craignait. Qui fait rire le roi fait trembler le reste.

C'était un puissant drôle.

Il faisait chaque jour des pas en avant, sous terre. On avait besoin de Barkilphedro. Plusieurs grands l'honoraient de leur confiance au point de le charger dans l'occasion d'une commission honteuse.

IX. HAÏR EST AUSSI FORT QU'AIMER

137

L'homme Qui Rit