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Le curé de Busserotte était pour lors en train de ranger ses aubes et ses surplis dans la sacristie. C’était le matin après messe. Les vieilles femmes étaient rentrées faire leur tripot et la belle nef abbatiale, au creux des trois vallées, était silencieuse.
Le curé rendait grâces.
Il entendit tout à coup un bruit de sabot et le grincement de la grande porte. L’homme qui venait d’entrer boitait un peu, on l’entendait au bruit de ses pas : quatre et trois sept, quatre et trois sept…
Il monta, ainsi béquillant, jusqu’au transept et s’arrêta. S’appuyant sur sa haute canne, il eut un toussotement, puis on entendit une voie aiguë de prophète qui psalmodiait je ne sais quelle antienne.
Puis tout de suite sans transition il entonna la chanson à boire : « Joyeux enfant de la Bourgogne, je n’ai jamais eu de guignon. Quand je vois rougir ma trogne». »
La voix s’arrêta encore, puis on entendit ce monologue :
— Ma trogne ? Oui, Dieu, ma trogne, j’en suis fier ! Comme les rois mages nous offrirent l’or et la myrrhe, comme les bergers offrirent leur petit agneau, moi, je vous offre ma trogne bien rouge… C’est ce que j’ai de mieux, Seigneur ! Puis il reprit le chant bachique et paillard : « Ma femme est aimable et sur ses appas, quand je sors de table je ne m’endors pas…» Le curé avait bondi dans le chœur :
— Gazette (car c’était lui, comme on s’en doute), Gazette, vas-tu te taire !
— Oh ! pardon mon cher confrère, répondit le vieux repentant, je croyais être seul avec le Père…
— Et encore serais-tu seul, Gazette, aurais-tu le droit de prononcer de telles insanités ? En sa présence ?
— Ce ne sont pas des insanités : je chante.
— Comment, Gazette, je ne te vois ni à la messe ni à confesse. Tu ne viens jamais ici quand tous les autres y sont et lorsque tout le monde est parti, toi, tu viens et tu chantes les pires âneries ? La Gazette baissa la tête et répondit :
— C’est pour faire rire le bon Dieu ! L’abbé dissimula un sourire et murmura :
— Pour vous faire rire, Seigneur ! Ah ! si seulement le quart de mes paroissiens bien pensants avait un idéal aussi relevé !
Puis doucement il prit la Gazette par le coude et l’entraîna discrètement vers le presbytère en pensant : « S’il est ivre, c’est qu’il a trop bu, et s’il a trop bu c’est qu’on lui a donné à boire sans lui donner à manger. Je vais lui bailler un morceau et son malaise passera »
Il l’installa devant un reste de soupe et un morceau de fromage un peu suret. Quand il eut tout avalé, le vieux fou se mit à jaser :
— Monsieur le curé, la Gazette hait le mensonge, qui est un grand péché, aussi il va vous dire que votre soupe était piquée et votre fromage un peu piâloux. La Gazette s’est bien régalé quand même, mais il ne saurait trop vous recommander de prendre une gouvernante. Que vous mangiez mal, mon cher confrère, c’est votre affaire, mais pensez un peu aux pauvres chemineaux que vous invitez à votre table ! Et puis la Gazette est un bavard. Tel que je le connais, il ira répéter partout que vous mangez des rogommes que les canes ne voudraient pas ! De quoi aurez-vous l’air ?
— Je ne m’occupe pas de ce qu’on peut penser là-dessus, Gazette ! répondit en souriant le curé.
Le vieux essuya sa moustache d’un revers de manche puis :
— Si vous voulez des nouvelles, je vous en apporte une qui vous intéressera bigrement !
— Laquelle ?
— Le Gilbert de la Rouéchotte, on vous dira que c’est un fainéant, un traignâs. On vous dira qu’il a commencé la vendange chez son oncle Meulenot, mais qu’à la première collation, il a pris ses jambes à son cou et s’en est revenu comme un péteux sans même prévenir. On vous dira tout ça, et c’est la vérité !
— C’est la vérité, Gazette ?
— Ça l’est, pour sûr !
— Mais pourquoi fait-il ça, notre Gilbert ? Dis-moi voir ça, Gazette ?
Le vieux, de ses deux mains, leva sa crosse au ciel, car dans les moments d’émotion, il oubliait qu’il était manchot. Il eut un sourire bizarre et une lueur perçante dans ses petits yeux plissés :
— Pourquoi ? Haha ! Voilà qui vous intéresserait et qui vous plongerait dans la plus grande émotion !…
— Mais pourquoi néglige-t-il les devoirs de solidarité ? Gazette, dis voir ?
— On vous dira que c’est par fainéantise… Mais ce n’est pas vrai ! Il regarde, il écoute. On dirait que toute la grandeur de la nature entre en lui et l’alourdit. Il s imbibe de la sève de son pays, comme un cep de vigne. Il suce partout la grâce de Dieu et il distille… Il distille tout cela pour en faire quelque chose…
— Quelque chose ? Mais quoi, Gazette ?
— La Gazette vous le dit : le Gilbert de la Rouéchotte ne sait, même pas ce qui lui arrive. Le cep de vigne sait-il qu’il va mûrir une belle grappe ?
— Quand pourrons-nous te comprendre, Gazette ?
— En vérité, en vérité je vous le dis, confrère, au-dessus de la combe de la Rouéchotte, il se produit journellement un prodige !
— Comme tu parles bien, Gazette, quand tu veux !
— On vous dira que le Gilbert est inutile, qu’il s’est rayé lui-même de la paroisse, de la commune, du canton, mais c’est faux, curé! Ce qu’il fait enrichit toute notre Bourgogne. Par lui, les dons de la race bourguignonne ne meurent pas !…
La Gazette se leva. Il avait encore les yeux un peu révulsés et les doigts joints, puis tout à coup, il redevint jovial, il prit sa besace, cacha son bras, reprit sa crosse et, dignement, sortit.
— Bon, bon, se dit le curé, je vais aller trouver le Gilbert de la Rouéchotte !
Et le voilà qui monte à la Rouéchotte, en pleine chaleur, sous le soleil. Il arrive là-haut la tête toute bouillonnante de reproches et de griefs. Il entre sans même prendre le temps d’essuyer la sueur qui suit les rides de ses joues pour goutter au bout de son menton fendu comme celui d’une gargouille. Il voit Gilbert assis sur le banc. Alors il se fâche :
se plaindre. Ah il fallait les entendre : le Gilbert ? Un songe-creux ! Un traîne-bottes ! Voilà ce qu’ils disent de toi !
— Laissez dire !
— Et même les gens de ta famille : ton oncle, un si brave homme, est venu me trouver : je suis allé le chercher en auto, m’a-t-il dit. Je l’ai amené à Saint-Romain. Il a foncé quelques feuillettes, cerclé deux ballonges et fuitt ! le voilà qui disparaît au premier matin ! Et avec tous c’est même refrain : Depuis que sa pauvre mère est morte, le Gilbert est perdu! Il a vendu, un à un, presque tous ses moutons et sa bergerie n’est pas curée depuis trois ans, qu’il faut se baisser pour ne pas se cogner aux poutres, tant le fumier est haut, avec des asticots dedans gros comme des pétards à un franc ! Il n’a plus qu’une vache tarie qu’il laisse bramer le taureau, quelques poules qui juchent partout, des juments qu’il n’attelle plus… C’est la perdition !
Lorsque le curé est fatigué de parler, Gilbert sourit : – Venez donc par ici, monsieur le Curé !
Et il ouvre la petite porte d’un cellier où, depuis toujours, sont accrochés les pièges dont Gilbert se sert pour trapper les sauvagines. Les pièges sont bien là, mais ils sont submergés par tout ce que Gilbert a sculpté jusqu’à ce jour, depuis les racines façonnées de ses débuts.
Ah ! mes amis ! Si vous aviez vu le curé ! Le chapeau sur la nuque (car c’était encore un curé à chapeau et à soutane), les bras au ciel, les yeux écarquillés :
— Gilbert ! C’est toi qui a fait ça ?… Pas Dieu possible ! Mon petit Gilbert ! Mon petit communiant d’il y a dix ans ! c’est toi ?… Puis :
— Gislebert d’Autun, Claus Sluter, Philippe Biguerny, Jean de la Huerta vous avez un successeur !…
Le curé passait et repassait devant tous les petits bonshommes, les caressait de sa main, avec une belle onction ecclésiastique, s’éloignait, se rapprochait, regardait un nez, un pli, une mèche de cheveux.
Il osa en prendre un ou deux, les retourner en disant :
— Pas possible…. C’est trop beau !… C’est trop beau !
Une heure, deux heures passèrent, et le curé était toujours là. Tantôt il prenait son menton dans sa main potelée d’homme de prière et regardait en murmurant des choses, tantôt il allait et venait à grands pas en faisant voler sa ceinture de célibat de droite et de gauche, tantôt il s’arrêtait court, face à face avec une figure barbue, et on aurait cru qu’il avait avec elle un conciliabule.
— Ce que je vois ici est tellement étonnant, dit-il pour finir, que j’en perds l’envie de te secouer, je suis convaincu, je m’incline !
— Ce que je vois est encore plus beau ! soupira Gilbert.
— Et que vois-tu ?
— C’est pas disable, quasiment. J’en ai le tournis.
Le curé redescendit en butant sur tous les cailloux comme un homme ivre. La Gazette, qui le guettait depuis la friche aux Moines, le regarda passer en gloussant.
Voilà comment la grande aventure de Gilbert de la Rouéchotte a commencé. Les rouages, d’abord lents à se mettre en branle, au rythme des saisons, étaient maintenant enclenchés. Un petit mouvement venait de prendre naissance, dans les monts de Bourgogne, qui devait arracher l’homme à ses friches et à ses bois.
Le premier de ces rouages était le curieux esprit de la Gazette, le deuxième était la cervelle bon enfant du curé de Busserotte.
Pour lors, celui-ci redescendit au village, dans son presbytère, et, l’œil fixé sur la belle croix celte qui se détache au pinacle de son église, se mit à penser au mystère du talent et à se poser les pourquoi et les comment.
Mais pendant qu’il délaçait ses brodequins, ses yeux tombèrent sur des modillons que les moines de Cîteaux avaient sculptés dans la pierre du pays, et alors il eut une idée. Une vraie idée de vieux curé de paroisse, un peu demeuré, fidèle au latin, aux processions et aux neuvaines. Il se prit à sourire, relaça ses brodequins et remonta derechef à la Rouéchotte.
Il ne trouva pas Gilbert dans son taudis car, touché plus qu’il ne voulait le paraître par les reproches du curé, il avait pris sa pioche et s’était mis à arracher ses premières pommes de terre. D’ailleurs Gilbert sentait venir l’hiver et il savait qu’il ne sculpterait le cœur tranquille que lorsqu’il aurait rentré assez de bois au bûcher et assez de provisions dans sa cave.
— Gilbert, j’ai à te parler ! lui dit le curé.
Ils restèrent debout, face à face.
— Tu connais la chapelle des Griottes ?
— Pour sûr !
— Le pèlerinage de Pâques continue de s’y faire mais c’est une honte : la chapelle croule et la croix est par terre, brisée menu dans les ronces… Il paraît qu’elle était très belle et qu’à son contact les béquilloux et les stropiats étaient guéris !
— Je le sais, on me l’a dit.
— Depuis longtemps j’avais l’idée de remettre le calvaire debout. Pas la chapelle, hélas, elle est, je crois, perdue, mais au moins la croix, pour l’honneur de notre montagne…
— Pour sûr!
— J’ai longtemps prié Dieu de m’envoyer l’homme capable de faire un aussi beau calvaire que l’ancien mais aujourd’hui on n’applique plus ses forces et son idée à des œuvres aussi discrètes, perdues au milieu des friches, pour régner sur des campagnes à jamais désertes. A cette heure, on ne se met plus en frais que pour flatter les foules et briller sur les estrades des grandes parades métropolitaines!… Mais Dieu a entendu ma prière et vient de m’exaucer : un sculpteur est né parmi nous !
Gilbert sentait déjà gargouiller quelque chose dans sa poitrine et monter dans sa gorge, comme le moût déborde dans le dôme d’un alambic lorsqu’on force un peu la chauffe. Il regardait très loin, par-dessus les roches d’Antheuil, mine de rien, mais son œil était brillant :
— Tu nous la sculpteras, Gilbert, notre belle croix, où l’on verra le Christ agonisant.
— Je peux y mettre aussi sa mère pleurant ?
— Bien sûr Gilbert.
— … Et saint Jean, tout aqueubi ?
— Mais oui Gilbert Nous ressusciterons le pèlerinage des Griottes qui redressait les bancals depuis le fin fond des siècles. Des foules viendront peut-être encore de toute la région, comme au douzième siècle…
— Je pourrai y mettre aussi toute une procession de prophètes d’un côté, et d’apôtres de l’autre côté ?
— Si tu veux Gilbert ! Comme au tympan de Vézelay et d’Autun !
Gilbert ne connaissait ni Vézelay ni Autun. Il ne connaissait que la fruste abbatiale où Cîteaux n’avait toléré que quelques feuilles simples et lisses aux quatre coins des chapiteaux, mais ces idées lui venaient on ne sait trop comment, du fond des temps où les moines étaient venus redonner vie à ces forêts, après six cents ans d’invasions barbares et de sauvageries mérovingiennes.
— Je pourrai y mettre aussi le bon et le mauvais larron ?
— Si tu veux Gilbert. Rien ne sera trop beau! répondait le vieux prêtre émerveillé. Bouleversé par la simplicité de ce garçon, il pensait : Comment ce Gilbert, en plein vingtième siècle, au temps des avions supersoniques et du néon, a-t-il pu conserver l’esprit des âges disparus ? Quelle force le retient ici dans sa Rouéchotte, alors que tous nos jeunes s’en vont à Dijon ou à Paris ? … Et d’y voir déjà un miracle. Gilbert avait dit :
— Laissez-moi cinq ou six jours pour tirer mes treuffes, cinq ou six jours par-ci par-là pour débarder mon bois et faire mon tintouin et je m’y mets…
Laissez !…Ils ne diront plus que je suis un inutile !… Ils vont voir !
Il avait déjà repris sa pioche et éventrait la terre comme un sanglier furieux.