7

 

Gilbert se retrouva seul et, pour la première fois, il sut ce que sont le silence et la solitude, mais il se remit au travail. Il voulait revoir Ève sans rougir le lundi de Pâques, pour l’inauguration.

Il eut une drôle d’idée : il n’avait plus de cuisinier et c’était le carême : il jeûnerait. Il pensait se débarrasser ainsi de l’orgueil qu’il sentait s’infiltrer petit à petit en lui et l’envahir, comme Socrate avait senti la ciguë paralyser progressivement tous ses membres et monter vers le cœur.

Jeûner, comme ses grands-parents et ses parents : la soupe aux cailloux, les légumes, quelques œufs, pas de sucre, pas de viande. D’ailleurs le saloir était maintenant vide et les six poules recommençaient à pondre.

Gilbert entra en carême comme à Cîteaux, ou presque : soupe au chou-rave, avec deux gousses d’ail en guise de beurre, des patates au four, un œuf à la coque ou, le dimanche, une omelette.

Dès la première semaine, alors que le froid redevenait piquant, il en fut récompensé : chaque coup de ciseau était une réussite. Il s’étonnait pourtant que le vieux curé ne s’inquiétât pas de savoir où il en était de son travail, car en somme, trente jours à peine les séparaient de l’inauguration du calvaire, et il en avait quelque souci.

Un jour, pourtant, il. vit arriver, à grandes enjambées, la Gazette en personne.

— Gilbert, dit-il, malgré que tu m’aies brutalisé, injurié, renié et crucifié, je ne veux pas te laisser seul dans ton grand malheur !…

— Quel malheur ?

— Le curé, Gilbert !… Le vieux curé…

— Oui… Alors ?

— Il est mort ! Et avec lui tout est mort !

— Tout est mort ?

— Oui… Voilà : je suis arrivé pour la mise en bière. Tout le monde était là, tous les gens des villages, et ceux des fermes. Je me suis mis à la file, pour aller jeter ma petite goutte d’eau bénite, quand une auto est arrivée. Un bonhomme est descendu. Il portait un pardessus gris sur un complet, bien taillé ma foi, une chemise blanche et une cravate. Je le vois qui tire une serviette noire de son auto et qui vient vers moi. « Tiens, je me dis, voilà bien sûr un représentant de machines agricoles qui vient vendre ses saloperies. Il tombe mal, tous ses clients seront à l’enterrement ! » Bon. Il s’approche, et tu sais ce que me dit le Dédé Tortillé ? Il me dit : « La Gazette, tu le vois, celui-là? Eh ben, c’est notre nouveau curé ! – Le nouveau curé ? Bordel de dieux de l’Olympe ! Le nouveau curé, ce voyageur de commerce ? Comment tu le sais que c’est un curé ? – Je le sais parce que je le sais, comme tout le monde le sait ! – Foutre bleu ! Ça un curé ? Mais alors je suis bel et bien le monseigneur des grenouilles, oui ! Et le Vigoureux peut bien être le pape ! Et n’importe qui !… Tout est mort, Gilbert !… Oui tout est mort, et j’enrage de ne pas être encore mort moi-même !»

Gilbert ne donnait plus ses amoureux petits coups de maillet sur le manche de son ciseau. Il était raide, là, comme foudroyé.

— Mais alors… murmura-t-il… mais alors?… Mon calvaire ? C’était le vieux curé qui l’avait commandé !… Alors… moi ?

Il prit sa canadienne, son passe-montagne déchiré et partit comme un fou, en hurlant :

— Viens, Gazette !

Les voilà qui dévalent les raccourcis. On dirait deux frelons en colère. Us roulent jusqu’au bas des éboulis. Une heure après, ils sont à la cure. Us sonnent. C’est le représentant des machines agricoles qui vient ouvrir, mais il n’a plus son beau complet. Il est en chandail gris à col roulé, en pantalon de velours et il fume la pipe. Maintenant on dirait un moniteur de culture physique un peu surmené.

— On voudrait voir le curé.

— C’est moi.

— Nous sommes deux de vos paroissiens, dit la Gazette, nous venons de la Rouéchotte.

— Entrez, dit l’autre.

Et les voilà assis en face du jeune prêtre.

— On m’a parlé de vous. Vous êtes sculpteur ? dit-il à Gilbert.

— Oui. On vous a dit que j’ai regréé les murs de la chapelle des Griottes, que j’ai retaillé les modillons, refait la toiture en laves, rétabli les colonnettes, resculpté un chapiteau, deux culs-de-lampe ? On vous a dit que je sculpte un nouveau calvaire en bois, avec six personnages et le Christ ?

— Oui, on m’a dit, répond l’autre en faisant un sourire contraint, on m’a dit ça !

Il se tait. Il cherche ses mots dans son sac :

— Bien sûr, je serais très heureux de voir ça, ça doit être très amusant… euh… je veux dire très curieux…

— Ni curieux ni amusant, dit la Gazette, c’est le Christ crucifié, brisé, rendant l’âme…

— Oh ! je ne doute pas de la valeur artistique et… euh… disons « folklorique » d’un tel travail… C’est certainement très bien… Vous me montrerez ça un jour…

— Un jour ?… Mais tout de suite ! Vous n’avez qu’à monter avec nous.

— Je n’ai pas ma voiture… et…

— Une voiture ? coupe la Gazette, vous ne voulez pas dire qu’un jeune gaillard comme vous a besoin d’une voiture pour faire tant seulement trois kilomètres ?

— Mais c’est le temps… Je n’ai pas le temps… J’ai à réinstaller, à prendre contact… Au mois de mai, par exemple, j’aurai sans doute un moment pour aller vous voir…

— Au mois de mai ? Mais l’inauguration est prévue pour le lundi de Pâques, le 18 avril, pour le pèlerinage des Griottes…

Le curé se tortilla sur sa chaise avec la figure d’un qui: vient de mâcher par inadvertance une grappe d’épine-vinette.

— … C’est que… voyez-vous…

— Monseigneur l’évêque est prévenu, il a promis de venir avec le père abbé de Cîteaux et le vicaire capitulaire ! ajouta la Gazette.

— Je doute que monseigneur ait le temps de venir présider une cérémonie, charmante sans doute, mais si peu en accord avec les options de la nouvelle pastorale. Je suis même sûr qu’il ne viendra pas… (il remâcha sa salive, qui devait être amère car il grimaça)… pour tout vous dire : le pèlerinage des .Griottes est supprimé.

— Supprimé ! hurla la Gazette, mais les stropiats ? Les estropiés passaient sous le socle de la croix, et ils étaient guéris, pourvu qu’ils aient eu le cœur pur et qu’ils aient récité, pendant neuf jours, neuf « pater » et neuf « ave ».

— Mon Dieu, voyez-vous.. Comment vous dire ? dit le curé (on dirait un constipé à qui on vient d’administrer une cuillerée d’huile de ricin)… nous n’avons pas besoin de pèlerinages à guérison, de crèches avec beaux rois et jolis bergers, d’apparitions ou de miracles…

La Gazette s’échauffe :

— Mais ce calvaire n’est pas une foutaise pour enfants de Marie, dit-il, c’est le bois de nos monts et de nos pierrailles qui arrive à exprimer la douleur de l’humanité devant l’innocence immolée !

— Quel est, mon pauvre ami, ce panthéisme? ce dolorisme ? Mais nous voilà revenus en plein romantisme et en plein paganisme! Ce n’est plus cela, la religion, mon ami !

Puis prenant une voix doctorale :

— … Ce qu’il faut maintenant, c’est se ressourcer, retrouver l’essence de la foi, ne faire ni lyrisme ni poésie. Ce que les hommes veulent entendre, c’est la parole du Christ mais pas notre petite chanson… Ni surtout celle des arbres ou de nos monts, comme vous dites ! Et surtout, pas de Jésus à qui l’on demande de guérir un eczéma ou de redresser un pied bot, non.

— Pourquoi pas, tant que vous y êtes, l’empêcher de ressusciter le troisième jour? s’exclama la Gazette.

Saint Paul a dit : « Si le Christ n’est pas ressuscité votre prédication est vaine, et vaine est votre foi ! » Ce n’est plus un vieux chemineau qui parle, c’est un clerc. Et Gilbert pense à ce qu’on dit un peu partout : que la Gazette est un prêtre défroqué.

— Mais là n’est pas la question ! coupe le jeune curé. Il veut être jovial, bon enfant, sportif.

— Mais Gislebert ? demande la Gazette.

— Quel Gislebert ?

— Celui qui a sculpté le tympan de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun ! A quoi sert-il ?

Le curé hésite en souriant :

— Je vous ai bien dit que nous n’avons plus besoin de sculpteurs de cathédrales, ni même de cathédrales ! Une cathédrale ? des statues ? des Sacrés-Cœurs bien dorés? Pour quoi faire? Une bonne salle chauffée, pratique, oui, pour y étudier les cas sociaux, avoir des contacts, provoquer le dialogue…

— Mais mon calvaire ? gémit Gilbert.

— Ton calvaire ? répond l’abbé qui passe au tutoiement, eh bien, tu le continueras mon vieux! C’est très bien de sculpter. Ça vaut mieux que de traîner les cafés !…

Puis, lui donnant une grande tape sur l’épaule :

— J’irai les voir, tes statues, et je t’expliquerai, cher camarade ! A bientôt !

— Mais le pèlerinage ? répétait Gilbert.

— Plus de pèlerinage, camarade, finis les pèlerinages ! De toute façon il n’y venait plus que les vieilles bigotes, à vos pèlerinages champêtres… Il est plus important de nous rassembler pour lutter, tous ensemble, pour une plus grande justice sociale !… C’est cela, le « règne de Dieu » !… « Que ton règne arrive », ça veut dire que cesse l’exploitation de l’homme par l’homme ! Et il ne s’agit pas de demander à Dieu que ce règne arrive, il faut l’établir nous-mêmes…

— Tu fais fausse route, curé : Ce n’est pas l’homme qui exploite l’homme ! L’homme n’a d’autre ennemi que sa propre ambition, qui le torture !

« Plus de cathédrales, plus de pèlerinages, plus de chapelle des Griottes, plus de calvaire ! » Voilà ce qui sonne dans la tête de Gilbert.

« Plus de sculpteurs, plus d’art, plus d’artistes, plus de médiums, plus d’élite ! » ronchonne la Gazette.

Ils sortent comme un coup de vent et, du même pas, voilà Gilbert parti en direction de la Communauté. Il monte les raccourcis, traverse les grands bois, il marche comme un dératé et la Gazette ne peut le suivre. Il court. Il arrive chez Ève qui est en train de donner aux poules. Elle essuie ses belles mains dans son tablier et se précipite à sa rencontre :

— Gilbert!

— Eve!… J’avais fait le vœu de ne te revoir que lorsque mon calvaire serait sur son socle, le lundi de Pâques, mais ce qui m’arrive…

— Qu’est-ce qui t’arrive, Gilbert ?

— Le vieux curé est mort ! l’évêque supprime tous les pèlerinages, toutes les statues, toutes les églises, toutes les cathédrales !

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— La vérité vraie ! C’est la nouvelle religion ! C’est le nouveau curé qui vient de nous le dire ! J’ai œuvré pour rien, Ève !

— Pas pour rien, mon Gilbert ! Ce qui est bien fait est bien fait.

— J’ai voulu te revoir tout de suite. Je n’attendrai pas le lundi de Pâques. Je briserai le carême. Je suis venu pour te dire que je tiens à toi, très fort, Eve, et que je t’épouserai quand j’aurai figure de quelqu’un, quand je reviendrai avec la figure de quelqu’un !

—: Tu pars ?

— Oui. Je vais où il faut. Tes frères montent à la Rouéchotte, prennent mes poules, mes lapins, mes brebis, ma jument, tout… C’est pour vous. Toi, bien doucement, tu attends le Gilbert. Tout par un beau matin tu le verras revenir par Fontaine-Madame et « Coucou me revoilà ! » Ce sera pour le mariage !

— Mais quand ?

— Pleure pas, ça ne traînera pas ! Avec la gouge et le ciseau que j’ai, je ne serai pas long. On m’attend là-bas !

— Où ça ?

— Tu verras ! Attends-moi ici.

— Je t’attendrai, pour sûr, mon Gilbert ! Comme il rentrait à la Rouéchotte, rompu de ces deux courses, il entendit parler dans sa maison. Le Regenheim était là, avec un autre bonhomme et la Gazette les tenait en respect avec le fusil de Gilbert.

— Vous n’y toucherez pas, que je vous dis, à moins de passer dessus ma carcasse morte !

Il protégeait de son corps les œuvres entassées. Gilbert entra.

Il poussa rudement le vieux, lui prit le fusil des mains :

— Laisse-nous, Gazette. Que voulez-vous de moi, messieurs ?

— Je vous présente le baron Marchais, dit Regenheim. Je lui ai parlé de vous. Il vient de voir vos œuvres et il s’intéresse à vous…

Le baron Marchais était haut comme une panouille de maïs. Son crâne était dégarni, bien qu’il fût jeune encore. Il portait un bleu de travail qui faisait accordéon sur des escarpins fantaisie, un gros pull-over à col roulé, sous un veston de tweed, luxueux, et par-dessus tout cela, une grosse canadienne fourrée. Lorsqu’il l’avait vu, Gilbert s’était dit : « Qu’est-ce que c’est que ce forain ? »

Il était accroupi au milieu des statues qu’il avait sorties du cellier et étalées sur les dalles de la grande salle. Il fumait une drôle de cigarette enfilée dans un tube de métal jaune rallongé de dix bons centimètres de bois noir, qu’il tenait entre le pouce et l’index de la main gauche. De la droite il soutenait une statue qu’il faisait jouer dans la lumière.

Sans quitter sa position, il parla :

— Je pense, jeune homme que vous avez… mon Dieu qu’il fait froid ici… que vous avez tout ce qu’il faut… C’est glacial… pour réussir… Vous n’allumez donc jamais de feu dans cette turne ?

— L’hiver, monsieur, on fait des feux de bordes, quand il fait froid, répondit Gilbert.

— Quand il fait froid ?… Mais on gèle ! Nous venons de faire l’ascension sur de la neige gelée, et…

— C’est encore le carême, dit Gilbert, mais on sent venir le printemps.

— Ah ! vous sentez venir le printemps, vous ? Moi, je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie !… Donc vous êtes un sculpteur-né. Ce n’est pas discutable. Il me semble que vous avez un avenir… Mais si vous restez ici, dans vos friches et vos bois… mon Dieu qu’il fait froid… vous ne pourrez jamais vous épanouir !… Que serez-vous? Rien… Et pourtant ce serait un crime de laisser ce talent inemployé… Bien entendu, il vous faudra des conseils, une formation solide… Nous vous donnerons tout cela… si vous le voulez…

— Dites-moi ce que je dois faire! dit résolument Gilbert.

Le baron eut un arrêt, il releva lentement la tête du côté de Regenheim qu’il regarda d’une façon curieuse, avec une sorte de sourire, imperceptible et ambigu.

— Mais rien, mon cher ami, répondit Regenheim, rien !… Euh… vous sculpterez… C’est tout… Euh… Vous venez à Paris, vous suivez les cours de grands professeurs… Euh… Et vous sculptez…

— Mais je suis pauvre, je n’ai rien pour payer… Regenheim eut un geste large, fit « Euh…», puis regarda le baron :

— Ça c’est notre affaire ! Notre rôle, notre vocation, à nous, c’est de découvrir et de révéler les jeunes talents… Euh… Le baron est un homme admirable, euh… qui consacre, oui je peux bien le dire, n’est-ce pas, qui consacre sa vie à cette œuvre merveilleuse qu’est la prospection des talents en France, cette France… euh… si riche en valeurs… euh… mais en valeurs ignorées… euh… enfouies… comme ici… euh… dans les friches et les monts de Bourgogne… euh… cette Bourgogne si fertile… euh… en fortes personnalités… euh…

Il continuait, mais le baron Marchais, à genoux palpait les rondeurs de la Madeleine, l’œil fixe et la bouche entrouverte. Il resta ainsi pendant de longues minutes alors que Regenheim poussait sa phrase en ahanant comme un apprenti pousse le riflard.

Il y eut un silence lorsque Regenheim eut fini son couplet sur la France, la Bourgogne et les Bourguignons. La Gazette, amadoué, s’approchait à petits pas et l’on entendit, par la porte ouverte, la cloche de Busserotte, au loin, par-dessus les bois de Thueyts. Puis encore le silence. Gilbert comptait les battements de son cœur. Enfin le baron retira le fume-cigarette de sa bouche, attendit un long moment, puis :

— Personnellement, je suis prêt à vous aider. Je peux vous offrir trois ans d’études à Paris. Je peux vous procurer une chambre… Oh;., très modeste… Une sorte d’atelier… Les cours de l’Académie…

— De l’Académie ? murmura Gilbert.

— Je les paierai pour vous… ne vous inquiétez pas… Vous me rembourserez quand j’aurai fait de vous un grand sculpteur… A quoi me servirait d’être riche si je ne me rendais pas utile ?

A ce moment, on entendit un murmure, c’était la Gazette qui était tombé à genoux et, ayant posé le fusil, récitait, en hâte, le Veni Sancte Spiritus.

— Monsieur, dit Gilbert, ici on n’a plus besoin d’artistes paraît-il ! On n’a plus besoin de cathédrales, plus besoin de statues, plus besoin de personne ! Plus besoin de moi ! On me chasse ! Personne ne me comprend !

— C’est inouï ! s’exclamait Regenheim.

— Je n’ai plus rien à faire ici. Je suis prêt à partir tout de suite !

Les deux Parisiens se regardèrent.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda le baron qui venait de sortir un monocle de sa poche et l’ajustait à grand-peine devant son œil droit.

— Je mets la clé sur la porte. J’ai donné tantôt mes poules, mes lapins, ma jument, ma vache, mes brebis… et je pars avec vous !

— Et vos sculptures ? demanda Regenheim.

— Le calvaire était fait pour les geais et les blaireaux, il restera aux blaireaux et aux geais ! Mais tout le reste…

— Le reste, dit Regenheim précipitamment, le reste pourrait peut-être constituer une première exposition que nous ferions dans la galerie que je mets bien volontiers à votre disposition…

— Certainement pas ! coupa vivement le baron Marchais avec un mielleux sourire. Ce sont des œuvres de jeunesse, très intéressantes pour nous, mais pleines d’inexpérience… Si vous le voulez bien nous les conserverons en souvenir de cette époque où vous sculptiez sans maître et sans principes. Emmenez-les pour que vous puissiez, en vous référant à elles, mesurer vos progrès…

— Et mon bois? Le bois de mes noyers ? Je l’emmène aussi ?

— Eh bien, puisque vous le voulez nous vous emmènerons aussi ces morceaux de bois ! dit le baron d’un air condescendant, ils vous serviront peut-être et vous .inspireront sans doute !

R ..Gilbert ne comprenait pas bien tous ces grands mots, surtout parce qu’ils étaient prononcés avec cet accent que devaient avoir jadis les Incroyables, mais il jubilait. Ce sale petit curé allait voir si sa sculpture était une amusette, un « folklore » comme il disait ! Des gens décorés, des professeurs, des barons, eux, en reconnaissaient la valeur. Il les suivrait !

Le camion était venu jusque dans la cour de la Rouéchotte et le moteur avait grogné pour en arriver là. Gilbert avait alors préparé deux ou trois nippes qu’il avait roulées dans la valise à quatre nœuds pendant que Regenheim et le baron, aidés du chauffeur, sans autre forme de procès, chargeaient les sculptures. Il y en avait plus de deux cents, depuis les racines grattées du début, devenues monstres apocalyptiques, jusqu’aux pleureuses, aux madones, aux pietà, aux mater dolorosa, aux prophètes, aux davids, aux ézéchiels, aux jérémies et autres jobs. Ils chargèrent aussi les trois stères de bons bois d’oeuvre, noyer et merisier de quartier et vieilles poutres de chêne, que Gilbert avait entreposés dans le bûcher.

La Gazette avait assisté à tous ces préparatifs, la lèvre tremblante, caché dans le fenil. Il vit Gilbert monter dans le camion. Il vit le camion démarrer. Alors il eut comme un hoquet, ses yeux se révulsèrent et il se mit à lancer d’une voix terrible les phrases mystérieuses par lesquelles il commençait ses vaticinations qui, le plus souvent, comble de coquetterie, étaient en alexandrins :

— «… Le silence de Dieu gronde comme un orage. » « J’attends la voix qui doit tonner dans les nuages ! » Puis, les yeux au ciel, les mains écartées comme un orant :

— … « O Dieu! Dis-moi que je ne me suis pas leurré ! »

Dodelinant de la tête, l’œil .fixe,.il se leva et, tout à coup, ce fut le visionnaire :

— … Je vois Gilbert… Il part sans détourner la tête ! Il passe devant le presbytère et il ricane.. Les voilà sur la grand-route…Pauvre enfant !

Il descendit par l’échelle bancale, reprit sa verge d’Aaron, sa besace, et sans même revenir pour fermer la porte, qui battait sur le vide, s’en alla,sous le ciel vif de mars où de grands nuages passaient sur les monts noirs. Il courait presque, faisant de grands moulinets avec son gourdin crochu, interpellant les grands vols de sarcelles qui glissaient, entre nuées et terre, pour s’étaler, en riches éventails, sur la nacre des étangs.

Il court toujours sur la petite route, entre les versants, parmi les forêts à taillis où rappellent les bécasses. Il traverse les villages. Ses cheveux battent au vent. Il a perdu le contrôle de ses gestes. Il a même sorti son bras gauche et il l’agite avec l’autre pour donner plus de force à ses prophéties.

Au passage, on l’interpelle : « Alors, Gazette, te v’là ben en avance sur ta tournée de printemps ! » Ou bien : « Quoi donc qui t’arrive ? T’es en pataroux ? »

Il clame :

— Tout est mort ! On vient d’enlever Gilbert ! Avec toutes ses œuvres! Et moi, je vas mourir ! Et vous ? Qu’allez-vous devenir, orphelins, sans poète ? Pauvres cadets ! Sans rossignol, que deviennent les crapauds ?

On lui offre ici une goutte de prune, là le verre de marc.

— Dis-nous où il est parti, le Gilbert, et je débouche le passetougrain !

— Raconte et je vas chercher la bouteille d’aligoté ! Lui, il divague. Il passe sa main sale sur ses petits yeux plissés. Il ouvre la bouche, et alors c’est l’aède, c’est le druide. Il vient en ligne droite des forêts éduennes. Il parle en lisant dans les étoiles qui s’allument :

— Gilbert ?… Il est dans un camion. Je le vois… Ils sont sur l’autoroute… Ils ont quitté la Bourgogne… Ils sont entrés en France !… Ah malheur !…

Quelques heures plus tard :

— Il vient d’arriver dans les faubourgs de Vitry… Le voilà à la porte d’Italie… Il débouche sur une grande place toute ronde… Ah ! voilà le camion qui l’emmène dans des rues tristes… Il n’y a plus d’arbres! Plus d’arbres, mes amis !… Des façades grises… encore des façades grises !… Bordel des dieux, je ne vois plus que du macadam et du plâtre sale…

— Et qu’est-ce que tu vois encore, Gazette ?

— Plus d’arbres… plus jamais d’arbres, ni d’herbe ! C’est le désert… Gilbert est tout seul avec les poils de sa jeune barbe et ses ongles sales !… Le camion s’est arrêté !… Ah! non, il n’est plus tout seul, le Gilbert, voilà des gens… On décharge ses statues. On les met dans une grande salle nue, les unes à côté des autres… Qu’est-ce qu’ils vont en faire ?… Gilbert vient de s’asseoir sur un escabeau, la tête entre ses mains… Pauvre Gilbert !…

« Attention ! Des gens viennent d’entrer… Ah ! je vois une fille !… Pouah ! Une fille  !… Une fille avec un pantalon ! Gilbert, Gilbert, attention !… La femme, Gilbert !… La femme ! monstre cloué sur l’arbre de l’engeance ! Pilori où le mâle avide et crucifié, lèche, enivré, la plaie où meurt son espérance, car il y versera le germe du péché…»

La Gazette s’arrête, haletant, l’œil retourné.

— Et qu’est-ce que tu vois encore, Gazette ? demandent les gens.

— Encore une goutte, patron ! répond la Gazette en tendant son verre, j’ai le gosier sec, foutre bleu! Faut pas laisser glisser la Gazette hein ! Vous en avez encore besoin puisque le Gilbert est parti !… Encore une goutte de mirabelle, patron, et je te dis ce qui arrive, à c’t’heure, à notre Gilbert !…

On lui verse une rasade. Il boit, essuie sa moustache.

— … Voilà ce que je vois : la fille caresse les statues ! Ah ! cette main de putain sur la chair sacrée des noyers de la Rouéchotte!… C’est le scandale, mes fils !… Buvons la sainte petite eau-de-vie !

— Oui, Gazette, purifie-toi ! clame l’hôte… Purifions-nous tous et buvons, cré vains dieux!… Alors? qu’est-ce qu’elle fait, la fille ?

— Elle parle.

— Et qu’est-ce qu’elle dit ?

— ..: J’en sais rien.

— Elle ne parle pas français ?

— Si ! Mais je la comprends pas.

— Allons, bois encore un coup Gazette, et tu vas comprendre !

— Elle parle français, mais les mots n’ont plus le même sens.

— Boh pardi ! C’est toi qu’as pas les idées bien claires ! Bois donc, ça va te les éclaircir !

Il boit.

.— Elle parle et le Gilbert écoute!… Attention Gilbert ! Attention ! Prends garde ! C’est Satan !…

Il hurle. Il balaie la table d’un coup de son bâton et il dégringole le perron. Il traverse, en zigzaguant, le pâtis et va s’affaler sur les orties sèches…

De ce jour, la Gazette ne sortit plus de cette fureur sacrée de visionnaire. Il courait le pays. On le vit à Saumur, à Saulieu, à Lamargelle, à Saint-Seine, à Nuits, à Nolay, jusqu’à Autun. En Maçonnais comme en Morvan, en Arrière-Côte comme en Auxois. On le voyait trotter sur tous les chemins, on l’entendait prêcher dans les ruines de Thil et le lendemain sur la butte de Mont-Saint-Jean. Un jour, au pied de la Rochepot, un autre jour autour de l’abbaye de Fontenay. Il ne cessait de parler seul, en proie à un délire qui finit par en imposer à toute la population :

— Ce n’est pas l’alcool qui le rend comme ça ! Il y a autre chose ! c’est pas Dieu possible !

Il ne cessait de raconter en langage symbolique ce qui se passait à plus de trois cents kilomètres, et dans les plus petits détails. Hallucination ? Imagination subtile ? Seconde vue ? Voyait-il vraiment ce qu’il disait ?

— Tout est mort ! clamait-il. Pataugez aux marécages, crapauds borgnes ! et tremblez ! Gilbert de la Rouéchotte est pour lors entouré de serpents !