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Gilbert avait promis de sculpter, il sculptait. Ou plutôt il tentait de sculpter, car si là-haut, à la Rouéchotte, sculpter était un plaisir de tout son corps, ici c’était autre chose.

D’abord les autres lui avaient appris des mots et les mots sont les ennemis de la plastique. Les mots sont le poison du peintre et le glas du sculpteur. On ne sculpte pas avec sa langue. Si chaque fois qu’on prend le ciseau on entend des bêtises comme « harmonie », « rythme », « projection du subconscient », « impact du virtuel », comme Gilbert en entendait chaque jour, on est pour ainsi dire paralysé et ce qu’on fait est mou et froid comme une limace, vide et inutile comme un pet. Oui, l’œuvre, alors, n’est qu’un pet de la cervelle.

Gilbert avait certes pris un beau morceau de noyer, il l’avait installé sur sa sellette et il le regardait, mais, écrasé par les discours de Fumassier, il ne savait par quel bout s’y prendre et la colère bouillonnait. Ça montait dans sa gorge comme une surchauffe dans le col de l’alambic… Et puis Sylvie arrivait. Il aimait la voir entrer, car avec elle entrait Eve. Mais c’était une fausse Eve, avec des odeurs de je ne sais quelle pharmacie. Elle lui disait :

— Tu es seul ?

— Je suis toujours seul.

— Pourtant, l’autre jour, cette fille ?…

— Elle faisait son métier chez moi. Je l’ai déhorée…

— Dehorée !… Vous avez vraiment une langue à part, en Bourgogne !

Il avait le sarcasme à fleur de peau. Il éclata :

— Et si vous croyez qu’on le comprend, votre charabia à vous, à Paris ! Avec vos « parkings », vos « marketings », vos « shoppings », vos « virtuels », vos « impacts », votre « cybernétique », vos « options », vos…

Elle s’était étendue sur le lit. Elle lui dit doucement d’une voix sourde, en le regardant s’exciter :

— Sauvage !

Elle portait un grand manteau qui traînait sur ses talons, mais dessous, elle avait une jupe tellement courte qu’on voyait la naissance des fesses. Elle releva ses longues cuisses bien lisses et douces à regarder.

Gilbert s’écarta pudiquement. Non, jamais Ève n’aurait montré la fossette du genou ! Il pensa : Mais qu’est-ce qu’elles ont donc ces particulières ?

Il lui tourna le dos pour continuer :

— Il y a des jours où je ne comprends pas un mot de ce que vous dites, toi, Fumassier, et les autres !

— Pourtant…

— Y’a pas de pourtant ! hurla-t-il.

Elle le regardait, ahurie. La tempête éclata :

— … Et puis j’en ai prou de ton Paris ! J’en ai prou de vos Hongrois, de vos Russes, de votre Mao, de vos picassos, de vos gargallos, de vos ostrogoths, de vos sociologues, de vos gauchistes!… C’est une troche d’herbe que je voudrais voir. Et ça fait sept éternités que je n’ai vu ni une pâture, ni une vesse-de-loup, ni un gouet, ni un châtron, ni une taure, ni un gratte-cul, ni une taupinière ! Rien que du macadam, du ciment et des énervés avec des filles en chaleur qui gigotent dessus en se donnant des airs de prophètes ! Je n’ai même pas vu le soleil !

« Et par là-dessus, j’en ai prou de votre Art, de vos « structurations », de vos « prises de conscience »…!

« Je ne suis pas un artiste, moi. Je ne suis pas un intellectuel de gauche ou de droite. Je suis un sous-développé, un songe-creux, un tue-bois, un râpe-cailloux et je sens que je m’en vas foutre mon camp d’ici en pas tardant ! »

Elle s’était levée :

— Bon. Eh bien, bonsoir ! dit-elle d’un air détaché. Je descends à Censier, à la Fac, pour une manif. Viens donc, ça te calmera : on va tout casser !

Comme elle sortait, il jeta, heureux de dire :

— Ah ! vous m’avez l’air d’une sacrée manifestante, oui, vous et les autres ! Des manifestantes qui rodent en Triumph décapotables, en Jaguar culbutées, entre une licence de sociologie et une séance pratique d’éducation sexuelle !

Sa race, pudique en gestes, mais truculente en paroles, venait de débonder. D’abord intimidé par les grands mots et les airs de tout savoir de ces gens-là, il avait d’un coup retrouvé la simplicité, la clairvoyance, le bon sens, la rondeur.

L’idée lui était venue de gagner Notre-Dame et le chantier de sculpture. Il se jeta dans la rue. Sylvie était devant lui. Sa longue houppelande bordée de fourrure lui donnait l’air d’un boyard de Pierre le Grand. Il la vit monter dans sa jolie petite voiture de trois millions d’anciens francs et démarrer en catastrophe.

A grands pas, il se mit à marcher pour user sa colère et peut-être aussi pour éteindre l’incendie qu’avaient allumé, dans ses veines, les cuisses de Sylvie.

— Sacré bon Dieu de petiote ! disait-il en courant. C’est pas permis ! Encore une qui sera tout étonnée de ce qui va lui arriver un beau jour ! Pourtant, ce serait dommage. Elle est jar bien dure !…

Ainsi grondant, il fut happé par la bande de l’Académie. « Voilà le berger bourguignon ! »

Ils descendaient ensemble le boulevard Raspail, pour gagner la Galerie Karfunkelstein où un certain Breninsky et un prétendu Molocz exposaient « leurs dernières œuvres ».

— Il faut voir ça, Gilbert, disait Fumassier en crachotant dans sa pipe, ce sont vraiment les deux grands maîtres de l’Informel !

Ils entrèrent dans une première salle. Une foule était déjà là, où Fumassier, bouffarde au poing, baisa des mains. Les smokings et les robes de cocktail frayaient avec les pulls et les blue-jeans déteints. Aux murs, de grandes toiles, larges comme des draps de lit, étaient souillées de couleurs sales, barbouillées comme au hasard, dans tous les sens. Par-ci par-là, la pâte avait été frottée avec un torchon ou une brosse. Ailleurs, elle était coagulée en gros caillots, cloquée en bulles, desséchée en squamosités, tartinée en grasses épaisseurs maladroites sur la belle et saine matière de la toile qui, fort heureusement, apparaissait encore, par endroits.

Fumassier professait :

— Ça débouche de plain-pied sur la métaphysique instinctive. C’est en prise directe sur la conscience formelle, et pourtant je vous ferai remarquer que, techniquement parlant, c’est prodigieusement construit !…

— Techniquement parlant !… répétait Gilbert. Sobrement, après de longs silences méditatifs, les hommes, avec des « euh » et des « onh », disaient :

— C’est parce que c’est prodigieusement construit que ça touche les profondeurs virtuelles…

— … Profondeurs virtuelles… murmurait Gilbert.

— C’est indiscutable ! reprenait un autre, la couleur circule. Tout est là. Pas une faille, pas une brèche. C’est formidablement homogène !

— Formidablement homogène ! gloussait Gilbert.

— Tout s’équilibre merveilleusement !

D’autres contemplaient longuement, le menton dans la main, allant d’une toile à l’autre, brusquement intéressés, semblait-il, par une petite croûte de fiente dorée posée comme ça dans une espèce de bouse, une sorte de caca nappé de pus verdâtre.

Les femmes, moins concentrées, ou plus imprudentes, s’exclamaient avec autorité :

— C’est viscéral !… C’est tonitruant !

—Viscéral ? se demandait Gilbert. Ce serait-il pas plutôt intestinal ?

Tout cela, c’était pour Breninsky, le peintre. « Brenn » pour les connaisseurs. Mais l’affiche disait que Molocz, lui, était sculpteur, Gilbert, qui venait de s’asseoir sur un drôle de bloc de pierre posé là, osa demander :

— Et les sculptures du collègue, où sont-elles donc ?

— Vous êtes assis dessus ! lui répondit-on.

Il avait bien vu, un peu partout, des sortes d’énormes pierres percées, assez semblables à celles qu’on trouve en grande quantité derrière la Rouéchotte, mais il avait cru tout bonnement qu’on les avait disposées dans la salle pour servir de sièges.

C’étaient les « œuvres » du grand Molocz, maître incontesté de la « sculpture impactuelle ». Il y en avait une pleine salle au sous-sol, où Gilbert avait cru voir le dépôt de matériaux des plâtriers qui, visiblement, n’avaient pas encore fini d’installer cette galerie.

Il reçut comme un choc qui donna le coup d’envoi à l’une de ces fameuses colères dont Sylvie se délectait. La foule ronronnait doucement. Tout à coup un silence déférent se fit. Une vieille femme excessivement flasque, qui était Betty Karfunkelstein, directrice de la Galerie et critique d’art célèbre, s’était avancée au centre de la salle.

— Mes chers amis, dit-elle, j’ai le plaisir de vous annoncer que monsieur Lopa, représentant monsieur le Ministre, vient de se rendre acquéreur pour l’État, de cinq œuvres majeures de notre ami Breninsky…

On l’applaudit. Un petit monsieur souriant salua avec une grande modestie.

— C’est Breninsky ? demandèrent les innocents.

— Non, c’est le représentant du ministre ! leur répondit-on, alors que la mère Karfunkelstein continuait :

— Cette distinction vient récompenser un artiste dont l’extraordinaire talent remet tout en question…

Alors on entendit une voix énorme, une voix des friches et des bois :

— Pour sûr que oui, que ça remet tout en question !

Tout le monde se tourna vers Gilbert, car c’était lui qui, debout sur une sculpture impactuelle, venait de parler. Tous ces regards braqués sur lui excitèrent au plus haut point sa faconde de mystificateur :

— Foutus peigne-culs ! lança-t-il à plein gosier, vous ne voyez pas que ces deux paroissiens-là se moquent de vous ? Et que le représentant du ministère se fout des contribuables ! Je vas vous en donner, moi, du « maître de l’informel » ! « Maîtres de l’imposture », oui plutôt! Il n’y a pas un beuzenot de chez moi qu’ait pas fait ça sur la porte de sa grange pour torcher son pinceau !

« Et c’est pour voir de pareilles guoguenettes qu’on m’a fait sortir de mon trou de blaireau ?

« Mais il n’y a pas une betterave de ma grange, pas un chou-rave de ma cave qui ne soit un chef-d’œuvre à ce train-là ! Ma basse-cour est l’Institut, et mes poules peuvent exposer leurs fientes brillantes et chamarrées comme des agates, et ma truie peut voir ses merdes achetées par l’État…»

Le brouhaha naissait. Pour le dominer, Gilbert hurla :

— … et il n’y a pas un seul artiste dans ce taborgniau de bordel de cinq cents milliards de dieux ! Ou s’il y en a, eh ben ! moi je vous le dis les gars, qu’ils se cachent bien et se dépêchent de désapprendre pour qu’on ne s’en aperçoive pas !

Les gens s’étaient réveillés. Les plus proches tentaient d’abattre Gilbert de son piédestal impactuel. Un éphèbe s’était précipité au téléphone et appelait la police. Finalement; Gilbert fut renversé. Il était maintenant aux prises avec une dizaine de personnes. Fumassier, grand seigneur, tentait de calmer tout le monde :

— Gilbert ! disait-il, je te prie de respecter le travail des autres. Toute création artistique est digne de respect !

— Je ne vois là-dedans ni art ni création, hurlait le Bourguignon, et que le pape me hongre s’il y a tantôt ici quelque chose de respectable !

D’un violent mouvement tournant, il s’était dégagé. Des filles criaient, des hommes s’approchaient.

— Retirez ce que vous venez de dire ! braillait un gaillard que Gilbert envoya rouler d’un seul revers de bras :

— Viens le chercher toi-même, foutu baveux !… Des maîtres de la parlote, voilà ce que je vois ici, oui, des discoureurs de la palette ! Des charlatans, sûr, mais d’artistes ? point !

Certains voulaient lui faire ravaler ses paroles, mais les gens de la Rouéchotte ont autant de coffre que de gosier. Les autres tapaient, mais les gens des friches ont le poing dur et ne sentent pas les coups pourvu qu’ils soient un tantinet en colère. Il vint un moment où il allait s’effondrer sous le nombre, alors il gagna le coin où l’on avait dressé le buffet du vernissage sur une lourde table Louis XIII. Il la culbuta, renversant les gâteaux et les petits fours, la prit par le plateau, la souleva les pattes en l’air à bout de bras et la fit tourner au-dessus de sa tête.

Les trois serveurs le regardaient faire en riant sous cape. L’un d’eux, qui était sans doute né pas loin de Saint-Sauge, lui murmura :

— Vas-y, le Morvandiau ! Fais-leur voir ! C’est à ce moment qu’arriva la police :

— Hé bé, hé bé ! Qu’est-ce qui se passe ici ? dit le brigadier. Encore des contestataires ?

— Vous arrivez à pic ! lui répondit Gilbert. Ils auraient bien été capables de m’étriper !

Gilbert fut emmené.

Le panier à salade où l’on ballottait le champion du bon sens, croisa, en descendant le boulevard, les groupes qui venaient de mas le bureau du recteur, la bibliothèque de Buffon, et de brûler quelques voitures de bourgeois entre la Halle-aux-vins et le carrefour Saint-Michel, alors que Sylvie regagnait Neuilly dans sa Triumph.

Gilbert était au comble de la joie : il avait mal dit, certes, mais il avait dit. Il avait vidé la pochée qui, depuis son arrivée à Paris, se remplissait un peu plus chaque jour, et il se sentait léger comme une bergeronnette.

Le commissaire, lui, ne l’avait pas pris pour un contestataire. Il avait très bien compris qu’il avait devant lui un Poquelin de village qui, dans des circonstances fortuites, avait ramassé le fouet et, d’abondance de cœur, avait flanqué une bonne volée de vérités à un quarteron de dégénérés officiels.

Gilbert lui-racontait, non sans verve, avec ses mots grenus, le vernissage interrompu. Le commissaire riait sous cape et gloussait de plaisir :

— J’aurais voulu être là ! pensait-il. Puis, regardant le Bourguignon salé :

— Et quel beau personnage !… Mais c’est un conteur-né, ce garçon-là ! Quelle carrière ! Avec cette gueule et cet accent !

— Je sculptais, bien tranquille dans mon câyon, sur ma montagne; expliquait Gilbert, et vous voyez pas, monsieur le commissaire, qu’ils sont venus me prier et me supplier : « Un homme comme vous, jeune homme, un sculpteur de votre talent, ne peut pas rester ici dans ses caillasses et ses épines ! Il faut venir à Paris!» Venir à Paris ! J’ai été assez bête pour les écouter. C’était pour voir les couenneries des maîtres de l’informel ! C’était pour entendre leurs oracles ! Ils m’ont fait quitter ma vache, mes gélines, mon larrey, mes étoules, ma Rouéchotte, pour traîner ma bon Dieu de jeunesse devant leurs saloperies ! J’en avais par-dessus le leûtot, moi, de leurs âneries! Alors j’ai débondé !…

Longtemps, longtemps, le commissaire fit jaser Gilbert qui, en bon Bourguignon, ne se faisait pas prier pour en rajouter. Enfin il appela le brigadier :

— Brigadier, vous allez me mettre ce jeune homme au frigidaire. J’en aurai sans doute encore besoin demain…

Il pensait en effet pouvoir encore se régaler.

C’est ainsi que Gilbert de la Rouéchotte fit son entrée au violon du commissariat de Saint-Germain-des-Prés. Il y fit connaissance d’un personnage sympathique : un clochard qu’on appelait « l’Ingénieur ».

C’était un grand dépendeur d’andouilles, au langage précieux, qui devait être libéré le lendemain matin, et qui entreprit tout de suite de lui expliquer qu’il était l’inventeur du savon dur, dont la formule lui avait été volée par une grande maison américaine. Après lui avoir exposé l’astucieuse formule de saponification qui eût pu faire sa fortune, l’Ingénieur dit à Gilbert :

— Mais je parle de moi et j’oublie, cher ami, de vous demander ce qui me vaut l’honneur de faire votre connaissance.

Gilbert se mit donc à conter, pour la troisième fois, son homérique combat de la galerie Karfunkelstein. Récit revu et corrigé, et abondamment complété, qui enthousiasma l’Ingénieur.

Au matin, lorsqu’on vint chercher le vieux, il se leva très cligne, tendit la main à Gilbert :

— Jeune homme, vous me plaisez beaucoup. Vous êtes un homme remarquable, et il en faudrait des milliers comme vous pour redresser cette société décadente! Permettez-moi de vous dire que, si vous avez besoin d’aide en quoi que ce soit, vous me trouverez : la nuit, sous le pont de Bercy, sous l’arche de la rive gauche, et le jour, sous le pont de l’Archevêché. Voici ma carte de visite.

Il tendit un petit bristol fort crasseux et écorné où Gilbert lut :

Jean Misseron
Ingénieur T.P.M.
ancien élève de l’École Centrale
18, boulevard Brune, Paris XIVe

— Merci, dit Gilbert.

Vivement l’autre reprit la carte, s’excusa, sortit de sa poche un crayon, biffa l’adresse et écrivit :

Pont de Bercy, rive gauche

et la rendit à Gilbert.