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Le vingt juin, au petit jour, ils entassèrent les quatre valises ficelées, les coffres à outils dans la petite camionnette que possédait Germain et fouette cocher !

Germain chantait des fanfares. Aux fenêtres, les compagnons faisaient des signes d’adieu en lançant des quolibets.

La camionnette prit le quai des Célestins, le quai Henri-IV et, évitant d’aller perturber la circulation sur l’autoroute du Sud, continua tout droit par la Râpée pour prendre la vieille route de Bourgogne par Sens.

Passé Villeneuve-Saint-Georges, sortis de l’incroyable tohu-bohu de la capitale, les deux hommes, qui n’avaient encore trop rien dit, éclatèrent tout d’un coup en cris et en chansons. Germain lapait l’air à grandes goulées.

— Ça sent déjà bon, compagnon.

— On dirait que je retourne au pays après vingt ans d’absence, disait Gilbert, et pourtant il n’y a pas trois mois que j’en suis parti !

— Moi, disait le Bien-Pensant, ça fait six ans que je trimarde, et je la sens déjà au nez, la mère Bourgogne !

A Montereau, Germain hurla :

— Voilà l’Yonne, gars ! Ça c’est mon eau à moi !

Regarde si elle est belle !

Et, tout naturellement, il levait le pied de l’accélérateur. C’était plus fort que lui : partis à soixante-quinze à l’heure, on était tombé à une vitesse d’escargot, pour mieux voir. Le sourire de Marie-Noël aux lèvres, Auxerre les regarda passer, Auxerre, où Cadet Rousselle eut trois maisons. Et commença la belle remontée de l’Yonne, rivière chèvre, qui sautait ici ou là, broutant gentiment l’herbe verte des grands méandres, ou bondissant tout à coup sur les gros cailloux, au pied des rochettes blanches, alors que la forêt avançait de chaque côté, sur les hauteurs, grignotant, de ses dents de renard, les vergers d’en haut.

A chaque tournant de la route, un signe apparaissait, annonçant l’approche de cette Bourgogne qu’ils guettaient. Chaque village traversé, doré comme une gratinée, chantait au cœur des deux compagnons. Ce qui les saoulait, c’était la façon unique qu’ont les gens de camper les maisons un peu irrévérencieusement, se tournant le cul les unes les autres, autour d’églises dodues. Germain admirait leurs murs épais comme courtine, en belle pierre, couleur de beurre en pot, et les toits.

C’était tout cela, avec son air moqueur, qui annonçait leur pays commun, alors que leur arrivaient, par le travers de Clamecy, les éclats de rire, si semblables aux leurs, de l’Oncle Benjamin et de Colas Breugnon.

Ils prirent sans hésiter le frais couloir de la Cure puis le ravin où le Cousin ruisselait sous des ramées d’aulnes et de hêtres, pour surprendre Avallon dans ses remparts couronnés des grands arbres de Sully. Au porche de Saint-Lazare, ils virent les signes graves sur les pilastres et les archivoltes, et les trois points de trépan, répétés à plaisir par leurs frères lointains qui construisirent ces sanctuaires.

  Après, on quitta les grandes routes pour se perdre dans des chemins montants qui, de breuils en genêts, les portèrent à la cote 600, parmi les étangs sombres mangés de joncs noirs, les fourrés, les terres maigres, les petits prés de lèche grise où le ruisseau s’embourbe, avant de cascader sur une roche brune, ronde comme une cornemuse.

Ils se taisaient, parce que le Morvan est robuste silence après les clairs refrains des pays calcaires.

Et puis, tout à coup, en vue de Saulieu, à leurs pieds comme une main qui s’ouvre : l’Auxois, bordé au fond par le mur escarpé des monts de Bourgogne, raides comme justice. En bas, les pâturages ourlés de haies vives, du val de Serein, et cousus de fils d’argent, que sont les ruisseaux, les rivières, les flaques des grands abreuvoirs et la ganse bien régulière du canal de Bourgogne, au plus héroïque et au plus obscur de son effort pour joindre le monde du Nord à celui du Midi.

— C’est le bon pays ! soupirait le Compagnon Bien-Pensant en comptant les points blancs qui étaient des bœufs d’embouche.

— Le bon pays coincé entre deux sauvageries! ajoutait Gilbert.

Ils posèrent leurs paquetages à l’auberge où ils entrèrent pour boire et pérorer, virent maire et curé, maçons et laviers, et ne purent s’empêcher d’aller tâter la pierre de cette église Saint-Andoche, où les attendaient de bien curieuses surprises dans leur travail d’imagier. Après quoi, n’y tenant plus, ils sautèrent dans la camionnette en criant:

— Et maintenant, cré vains dieux, à la Rouéchotte ! Et ils partirent, trouvant tout beau. La poésie de la terre natale n’est jamais usée.

Ils furent bientôt grimpés à Châteauneuf, où les frères Goë préparaient la feulère de la Saint-Jean : un monceau de fagots bien secs, montés au plus haut des chaumes et savamment gerbes. Des gens tournaient autour, émoustillés par le plus long soleil de l’année. C’étaient de ces gens de la ville qui rachètent, une à une, les maisons des villages branlants et tentent, comme ils disent, de ressusciter le folklore. Gilbert les avait vus pour la nuit de Noël, et ils savaient qu’il était monté à Paris pour y percer :

— Le sculpteur! Voilà le sculpteur ! Dirent-ils.

Gilbert, sans avoir l’air de rien entendre, avait mis la main aux fagots et, du haut de la feulère, cherchait Ève des yeux. Ses frères lui avaient bien dit : elle va venir. Hélas ! le sentier de la Communauté était désert, grillé de soleil.

Tout à coup, on entendit une clameur :

— Voilà la Gazette !

De fait, par le travers de la grande friche de Chaumont, on voyait danser une espèce d’épouvantail, minuscule dans l’immensité, qui se dandinait en agitant sa grande canne.

— Vrai ? C’est bien la Gazette qui arrive ! demandait Germain le Bien-Pensant. Où il est, ce vieux gars ? Que je le voie.

On entendit bientôt la voix aigre du vieux qui, bien entendu, commentait, sur des airs de psaumes, les moindres événements de sa vie. Quelques gamins allèrent au-devant de lui, pour le harceler et l’obliger à sortir son bras gauche bien caché sous sa besace. Ils tournaient autour de lui comme des corniauds autour d’un sanglier au ferme. Lui, il les menaçait de sa canne sculptée en déblatérant :

— Outu, méchants tarraillons ! Outu, freumis de malheur!

Lorsqu’il déboucha au coin de la dernière murée, des gens lui lancèrent :

— Alors, Gazette, on est venu pour les feux de la Saint-Jean ?

Le vieux devint cramoisi. Il s’arrêta tout net, monta sur le pierrier, et commença un de ces discours sacrilèges dont il avait le secret :

— Les feux de Saint-Jean! Ainsi appelez-vous ce brasier sacré, pauvres ignorants ! Pauvres ilotes asservis par deux mille ans de christianisme !… Ici, ce n’est pas un jeu qui se prépare, crapauds pustuleux ! Ici, c’est le culte le plus vieux et le plus raisonnable du monde : le culte du soleil qui règle notre petite planète, le culte du feu, in nomine patris et filii et

Les gens riaient, et les frères Goë se donnaient de grandes tapes sur les cuisses en disant :

— Allez, Gazette, dis-leur un peu leurs quatre vérités !

— Oh ! je sais bien ! reprenait le vieux, on vous dira que c’est la fête de saint Jean, le frère bien-aimé de Jésus, mais moi, je vous le dis en vérité, c’est la solennité immuable, la grande fête du solstice d’été !… Croyez-vous donc que je sois venu, moi, le Grand Druide, pour patronner la fête d’un modeste auxiliaire de mon frère Jésus ?… Non, bande de gnaulus, si je suis là, c’est pour adorer et mesurer le soleil, notre père à tous, notre dieu, celui qui tire toutes les sèves, oriente et développe toutes les mutations ! Vous êtes tous soumis à sa loi et à son rythme, et c’est de lui que l’apôtre a dit : « Rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui et…»

Il y eut à ce moment une détonation. Le vieux fou était tellement tendu que le coup lui fit faire un bond énorme et il retomba dans les ronces où il disparut. C’était tout simplement un pétard que les enfants venaient d’allumer dans les épines noires derrière lui.

Gilbert aida le vieux à se relever, qui, le reconnaissant, se mit à pleurer :

— C’est toi, mon fils ? Te voilà revenu, pauvre et dépouillé comme Job ? Nu comme vartiaux ? Lessivé de tes crasses ? Tu as reçu le baptême du mensonge et de la trahison ! Tu es prêt à devenir un Grand Initié !

Le Bourguignon s’était approché, ouvrant des yeux de rat-vougeux. Gilbert dit alors à la Gazette :

— Gazette, j’ai ramené avec moi Germain le Bourguignon Bien-Pensant, Compagnon Passant du Devoir.

Il allait continuer, mais il se passa une chose curieuse : la Gazette s’avança vers le compagnon en demandant :

— Soubise ? Maître Jacques ? Salomon ?

— Maître Jacques ! répondit fièrement Germain, en bombant le torse et en frisant sa moustache.

Alors la Gazette lui donna l’accolade.

Gilbert aurait bien voulu suivre leur conversation, mais le moyen, je vous le demande, de ne pas perdre le fil lorsqu’on voit arriver sa fiancée ?

Ève arrivait, en effet, par les raidillons de la combe. Lorsqu’elle vit Gilbert qui lui faisait de grands signes, elle s’arrêta net, pressa de ses deux mains sa jolie petite poitrine, puis se mit à courir de toutes ses forces, comme si le chemin eût été plat et nivelé, et comme Gilbert courait aussi vers elle, c’est avec une grande rudesse qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et, pour la première fois, s’embrassèrent devant tout le monde sans même hésiter.

— Te voilà revenu, mon Gilbert ?

— Oui, pour te faire sauter par-dessus les braises !

La nuit venait. Le soleil, en tombant, découpait les trois plans superposés du pays d’Arnay, du Morvan de Saulieu, et du mont Beuvray dans un ciel rose où flottait un méchant nuage gros comme un vol d’étourneaux. Les gens arrivaient de partout par les sentiers. Gilbert et Ève les regardaient monter dans le crépuscule. Ils se tenaient bravement par la main, discrètement, assez éloignés: l’un de l’autre pour que personne ne pût dire qu’ils se conduisaient comme des époulvaudés. Gilbert appréciait cette réserve. Elle lui prouvait que celle qui l’aimait était une vraie passionnée. Ils étaient tous deux de ceux qui poussent la volupté jusqu’à se refuser de manifester leur passion à tout bout de champ.

— A la bonne heure ! pensait Gilbert. Ça me change de la Sylvie et de toutes ces Parigotes qui s’entortillent, même dans la rue, devant tout le monde, dans le caleçon de leur gars !

Et pour la première fois depuis bien longtemps, il respirait enfin une vraie odeur de femme.

La Gazette, à cet instant, montait sur sa pierrière avec la gravité et la lenteur d’un évêque. Les frères Goë, une torche à la main, criaient : ;

— Alors, on l’allume, cette feulère ?

La Gazette leur fit signe d’attendre. Il montra le soleil qui, lentement s’enfonçait, et bientôt tout le monde se tut : l’astre venait juste de disparaître. La Gazette levait lentement sa crosse et lorsqu’il la tint à bout de bras, on vit, tout au sommet du Beuvray, un point brillant qui devint rapidement très vif. Une sourde clameur monta de la petite assistance et la Gazette, baissant le bras, donna l’ordre de mettre feu. Un frêle pétillement sortit de la botte de paille, puis le crépitement gagna le ciel dans un grand souffle et tout à coup le seigneur feu tira sa langue, alors que les gens poussaient un grand cri d’émotion.

Les flammèches jaillirent à plus de cinquante mètres pour retomber en frimas ardents, et les feux de là plaine maintenant, répondaient, puis, sur tout le pourtour de la cuvette, s’allumaient ceux des autres feulères comme autant d’étoiles qui se seraient éveillées à l’appel du soleil. La Gazette, à chacun, citait le nom d’une étoile de la constellation de la Vierge :

— Epsilon !… Gamma !… Regulus !… Spica !…

Mais comme personne ne connaissait ni le nom des astres, ni la forme des constellations, ni la symbolique astrale, chacun pensa que cette Gazette était, tout compte fait, un homme bien étrange.

La main d’Ève était emprisonnée dans la grosse patte de Gilbert et s’y complaisait. Quand la ronde se forma autour du bûcher propitiatoire, elle s’accrocha à lui pour que le remous de la jeunesse ne les séparât point.

Quand les danses furent finies et que les braises se mirent à rougeoyer, tout le monde resta là, étendu dans l’herbe, le regard perdu dans la Voie lactée, pour passer dehors la nuit la plus courte de l’année.

Ève retrouvée, Gilbert sentait une grande exaltation l’envahir. Il jasait et plaisantait comme un notaire. Avec la grande facilite qu’ont les gens de ce pays à oublier leurs peines et à transformer leurs défaites en victoires, il ne se fit pas faute de conter, en toute simplicité, comment il avait été reçu, ici ou là, dans les meilleures galeries, comment il avait fréquenté les grands artistes parisiens, comment toutes ses œuvres avaient été achetées par de riches étrangers. Et pourquoi, à l’heure qu’il était, l’ensemble de son œuvre devait être exposé dans un musée quelque part en Amérique.

Ève buvait ses paroles. La Gazette aussi l’écoutait mais c’était avec un drôle de-sourire qui, bien sûr, ne franchissait pas le double rideau de sa barbe et de sa moustache. Ève murmura :

— Pour le pèlerinage, la Gazette m’a dit qu’une fille t’approchait, une mauvaise fille… Un autre jour il m’a dit que tu étais en prison… Une autre fois…

— Tu écouterais cette vieille panouille ?.„ Tu croirais à ses rêvasseries ? coupa Gilbert avec vivacité.

— C’était pas vrai, dis ? fit-elle avec soulagement.

— Si c’était vrai, est-ce que je serais ici, en honnête homme, à côté de toi, Ève ?

— La Gazette m’a dit aussi qu’ils t’avaient volé toutes tes sculptures…

— Si la Gazette t’a dit ça, c’est qu’il était bourré comme une caille, voilà tout ! dit Gilbert.

Il passa son bras sur les épaules de la petite fille et sa main, lentement, avec prudence, descendit un peu vers la taille, mais ses grands bras étaient si longs que sa main arriva jusqu’à la poitrine. Il sentit la rondeur de son petit sein. Alors elle se mit à trembler comme folle avoine. A trembler en profondeur, depuis le fond de ses entrailles. Elle le savait, sans pouvoir se maîtriser, mais sans oser se déprendre. Son frisson la secouait de la tête aux pieds, mais elle n’en avait pas honte. Il approcha son visage du sien, alors elle osa faire ce qu’elle n’aurait jamais pu supposer ni inventer : elle colla ses lèvres fraîches à celles de Gilbert. Lèvres fermées qui se détendirent alors que le tremblement cessait brusquement et que tout son corps s’abandonnait.

Au petit jour, les frères Goë décidèrent d’aller relever les lignes de fond qu’ils avaient tendues dans les roseaux du lac de Panthier. La Gazette les suivit. La légende, toute neuve, dit qu’arrivés là, l’ayant dévêtu alors qu’il hurlait comme putois, ils l’avaient précipité dans l’eau et l’avaient entièrement savonné et rincé. Ce devait être vrai car pendant huit jours le vieux n’osa se montrer en public honteux d’être ainsi dépouillé de son manteau de crasse. A ceux qui lui demandaient ce qui le chagrinait, il répondait :

— Le savon m’a fait perdre la compagnie de mon meilleur camarade : moi-même ! Je ne me sens plus et je m’ennuie !… mais huit jours de patience et mon nez m’aura retrouvé, marche !