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D’un seul coup, Gilbert se trouva plongé dans la vie des chantiers. Lui qui n’avait quitté la sauvagerie de la Rouéchotte que pour tomber dans la pire des solitudes, celle de la grande ville, ne pouvait supposer que des hommes puissent, travaillant ensemble, créer ce beau concert de bruits d’outils, de cris, de plaisanteries, d’amitié et de conscience de bien faire.
Ce n’était pourtant pas un gros chantier : quelques maçons d’une entreprise locale, et eux deux, Germain et lui. Mais tout cela grouillait, au sol et sur l’échafaudage, tout cela s’interpellait jovialement, à la façon des anciens temps, avec tant de « Ô Germain! », de « Ô Gilbert! », de « Ô Ulysse! » qu’on se serait cru jeté tout vif dans la mythologie.
Et puis la chaleur de ces grosses mains épaisses qui lâchent le manche pour vous frictionner l’échiné ? Ces grosses mains qui, prenant le petit verre de vin, vous ont l’air de vouloir le broyer et finalement le basculent tout simplement, avec une grande douceur, dans le gouffre de leur bouche toujours ouverte ? Et ces grands moments de silence collectif où tous les souffles sont retenus, où toutes les forces sont bandées pour poser d’aplomb le moellon taillé ? Et ce grand rire de la réussite qui, du haut des archivoltes, va ricocher sur les toits de la petite ville et n’en finit pas de ruisseler jusqu’aux faubourgs, faisant lever la tête à tous les autres artisans qui sourient, d’un air de dire : « Ça va, là-haut! »
Et puis il y avait la façon de voir les choses. Du haut d’une tour ou d’une corniche, la bourgade n’est plus la même. Les gens et les animaux se projettent sur le pavage inégal des ruelles, sur le dallage clair des cours, sur les venelles herbues courant entre les murs. On voit à la fois la place et le fournil, le mail et la petite cour intérieure où le bourgeois, se croyant bien à l’abri des regards, déboutonne sa culotte et se laisse aller.
Gilbert était Asmodée. Il voyait la jeune fille pensive dans sa chambre, la vieille femme assoupie, le clerc de notaire dans ses dossiers et le cantonnier qui se cachait dans un recoin pour rouler une cigarette. Et il voyait les gens s’arrêter pour le regarder, le nez en l’air.
Et puis il y avait le travail.
Les maçons, eux, gâchaient le mortier, regréaient, jointoyaient. Ils déposaient ici ou là les pierres rongées par le temps et il fallait choisir celles qui les remplaceraient, les mettre au gabarit, et, avec les documents fournis par les Monuments historiques, reconstituer le prodigieux décor de tiges perlées, de palmettes, de roses, d’acanthes grotesques, de guillochures qui couraient sur les archivoltes, ou s’entremêlaient sur les chapiteaux. C’est là qu’intervenait Germain. Il tournait et retournait la pierre, trouvait le grain, le sens et il traçait, ne se servant que des outils les plus simples du monde, la main d’abord, la main surtout, puis la règle, l’équerre et le compas, trinité souveraine, emblème des compagnons maçons, tailleurs de pierre, charpentiers, repris trop souvent par des gens qui n’en ont pas affaire. Gilbert le regardait.
Il regardait surtout avec quelle économie les œuvriers constructeurs avaient conçu dix siècles plus tôt l’ornementation de ces extraordinaires monuments. Mais était-ce de l’ornementation ?
Germain lui disait : « Regarde cette rose, si souvent répétée. On dirait une dentelle. Compagnon, croirait-on pas que le sculpteur a passé des jours et des jours à la ciseler ?
— Bon Dieu si ! disait Germain.
— Eh bien, regarde ! »
Et dans un cube de pierre, sans tracé préalable, il donnait seize coups de râpe. Seize. Pas un de plus, et c’était fait. Un coup de trépan au centre pour le cœur, et la rose pouvait prendre place dans le chapelet des autres.
Voilà comme enseignait Germain le Bien-Pensant.
— Ils me font bien rire ces môssieurs qui parlent de style à tort et à travers ! disait-il. Ce qui fait le style, c’est l’outil !
Il brandissait une curieuse lime large et galbée :
— Voilà l’outil roman : la râpe. Cette espèce de râpe et pas une autre ! Avec cette râpe-là tu peux t’y prendre comme tu voudras, tu feras du « douzième Bourguignon » !
— Et il y a encore des marchands pour vendre ces outils-là ?
Germain éclatait d’un rire qui faisait résonner l’édifice vide :
— Des marchands ? Il n’y en a jamais eu ! On se les fabrique, voilà tout. L’homme fait son outil, après quoi c’est l’outil qui fait l’homme !
Gilbert n’osait plus respirer. La râpe grinçait. Cela faisait comme de terribles lamentations, cri cri cri, qui se répercutaient sur le berceau de la voûte.
— Quand nous referons Saint-Lazare d’Autun, cri-cricri, je te donnerai l’outil de Gislebert. Et tu feras du Gislebert ! reprenait Germain. Le plus difficile de notre profession, ce n’est pas de reproduire exactement les motifs d’une époque, c’est de retrouver l’outil de cette époque, l’outil qui a créé ces motifs. L’outil et aussi la matière. Cricricri.
Ce pragmatisme de l’œuvrier remettait toute chose en place. L’outil reprenait son rang près de l’homme. C’était le contraire des grands mots de Fumassier qui se serait mis à parler d’intériorité, de potentialité, et autres foutaises décrépites.
Puis Gilbert avait à son tour pris la râpe et il avait fait lui-même les roses et les palmettes, avec une telle vivacité qu’il crut au miracle. De fait, il entrait par la vraie porte dans le mystère des églises et, lentement, s’acheminait vers la Connaissance.
Ils n’étaient pas sur leurs tréteaux depuis plus de cinq jours que, sur le parvis, ils virent arriver la Gazette pieds nus, les souliers pendus à l’épaule.
— O Gazette ! Te voilà parti en veurde ? dirent les hommes.
— Faut ben ! répondit le vieux qui, sans hésiter, prit l’échelle et vint les retrouver sur leurs planches.
— Comment ? Tu as refusé de venir avec nous en voiture, lui dit Germain, et tu arrives pieds nus avec tes souliers sur le dos ?
—— Je tire ma force de la terre. Du contact de la terre. Si les Saintes Écritures disent : « Ôte ta chaussure de ton pied, et cetera, et cetera », c’est pour que le pied soit en contact direct avec notre sainte Terre, vierge et mère ! Dans vos voitures, avec vos semelles de caoutchouc, vous êtes des cadavres ambulants ! Isolés de votre mère, comment voulez-vous recevoir le courant qui donne la Grande Illumination ?
Et tous les hommes riaient de si bon cœur que la Gazette fit sa grande colère, ce qu’ils cherchaient probablement. Il se mit à parcourir le sanctuaire en faisant de grands gestes, enfin il se percha sur l’ambon et commença un sermon fou.
L’archiprêtre sortit de la sacristie : « Messieurs ! messieurs ! un peu de silence ! » Lorsqu’il vit la Gazette, il s’écria : « Ah ! c’est toi ? Toujours le scandale ? Je t’en prie, respecte un peu la sainteté de ce lieu !
— Ah! vous, les hommes d’Église, vous pouvez parler du respect du saint lieu que vous profanez depuis au moins six siècles !… Le vandalisme clérical est le pire de tous !
— Le vandalisme clérical ?
— Je ne parle pas des curés qui vendent les statues de leur sacristie ni les objets du culte. Le premier scandale ce sont ces chaises, ces bancs qui encombrent ce sanctuaire qui doit être un « chemin » que l’homme doit parcourir dans le bon sens, pieds nus ! C’est ainsi que vos ingénieurs fabriquent l’électricité : ils font tourner un rotor dans un champ magnétique ? Pas vrai ? Dites-moi si je me trompe ! La voûte est calculée pour capter le courant magnétique et baigner l’homme qui suit le chemin en dansant, dans le sens inscrit…
— Et ce sens, cher Gazette ? demande l’archiprêtre.
— Ce sens ETAIT inscrit dans le sol, le vrai sol de ton église ! (Il frappait le sol du talon.) Si on décapait cette couche de dalles sacrilèges, on retrouverait le labyrinthe sacré, ce « Chemin de Jérusalem…» Mais pour des raisons matérielles banales, vous avez recouvert ce sol primitif en le REHAUSSANT de deux mètres ! Est-ce vrai ? Oui ou non ?
— C’est vrai, disait le curé en souriant, mais…
— Ton église, curé, est un violon dont les ignorants ont bouché les ouïes et enlevé les cordes ! Hahaha ! Il ne vibre plus depuis longtemps, ton violon ! Et pour comble vous avez déplacé l’autel, et vous avez mis l’officiant a l’envers du courant qu’il doit recevoir et transmettre !
— Et quel serait le but de toute cette magie ? demandait l’archiprêtre amusé.
— Transformer l’homme, curé. L’ouvrir aux lois de l’harmonie naturelle qui lui donne l’équilibre psychique et corporel, source de santé et de bonheur !
— Tu sens cela, Gazette, lorsque tu entres dans une église ?
— Vous y avez faussé tellement de choses que le vieil athanor est bien détraqué… mais il marche encore un tout petit peu. Oui je sens cela. Nous, les poètes, nous percevons ces choses mieux que les autres ! Ces rythmes nous atteignent jusqu’au tréfonds !
Et le curé retournait a la sacristie, se reprochant d’avoir accepté, par pure charité, de faire conversation avec ce dangereux sophiste, surtout devant des ouvriers.
— Tu nous dis des bêtises, Gazette, et tu me fais perdre mon temps, va !
Mais le vieux continuait : il montrait les tiges perlées, les ours dressés, les combats de coqs, les acanthes, qui n’étaient que de la chélidoine, symbole celtique, les feuilles de charme, sculptés dans la pierre.
Il y voyait, lui, les clairs témoins du druidisme le plus pur.
Gilbert écoutait avec émerveillement, pendant que les maçons haussaient les épaules en disant : « Tais-toi donc, vieux beurdin ! » Ce que Gilbert de la Rouéchotte prenait, un mois plus tôt, pour des propos de vieil ivrogne devenait de plus en plus riche et précieux.
La Gazette faisait à sa façon l’exégèse de chaque chapiteau, il retrouvait Balaam, le Moabite, le pourfendeur d’Hébreux, il retrouvait son âne, encore un âne ! Ou plutôt une ânesse, symbole de je ne sais plus quoi dans la tradition druidique; il citait toutes les ânesses du bestiaire du douzième siècle, dont aucun guide ne donnait judicieuse interprétation. Il retrouvait la chouette que les maniaques de l’hellénisme appellent, on ne sait trop pourquoi. Minerve-Athéna, il retrouvait le cochon du cinquième pilier, l’ours et les sangliers et les deux vouivres embrassées. Tout pour lui était la preuve que l’édifice avait été construit pour soigner et guérir l’humanité en captant et en amplifiant cette vouivre dont il radotait sans cesse.
— Tu me fais rire avec ta vouivre, ta captation et ton dolmen perfectionné ! marmonnait encore l’archiprêtre au fond de la nef, où il était en prière. Et le vieux répliquait :
— Comment alors peut-on expliquer que ces vieux gars se soient éreintés à construire ces voûtes ? Pourquoi n’ont-ils pas couvert leurs églises d’un plafond plat, comme les autres maisons ? Pourquoi se donner tant de mal en empilant si difficilement les pierres ? Pourquoi cette haute voûte sur ses piliers ?…
La fureur du vieux enflait comme une tempête. Il bafouillait en crachotant, puis il finissait par perdre complètement le contrôle de sa langue et ses yeux se révulsaient.
— … Pourquoi, dans votre liturgie, ces invocations à l’étoile de la mer ? A l’arche d’alliance ? A la porte du ciel ? A la tour d’ivoire ? Au siège de la Connaissance ?…
Il suffoquait. A ce moment-là, il ne fallait pas l’étendre, Gilbert le savait. On l’asseyait contre un pilier et il se calmait. Il se mettait à fredonner avec grâce le Regina cœli, dans le ton simple. Enfin, il terminait par l’Ave maria Stella, « salut, étoile de la mer », dont le texte est si curieux : « Salut, étoile de la mer, sainte mère de Dieu, mère restée vierge, porte heureuse du ciel, agréez le salut des lèvres de Gabriel, et, CHANGEANT LE NOM D’EVE, fixez-nous dans la paix…»
Il chantait cet hymne dans son ton trochaïque, le plus ancien et le plus barbare, avec cet accent qui tombe sur les syllabes impaires. C’était si beau, sous les voûtes de Saint-Andoche, que tout le monde avait les larmes aux yeux et que l’archiprêtre, le regardant avec commisération, disait, en hochant la tête :
— Pauvre vieille Gazette !… Enfin, sa dévotion à la Sainte Vierge le sauvera !
Il revenait à lui, tout doucement, puis, d’une voix très douce : « Tu lui diras, à ton archiprêtre, que la vouivre est là-dessous ! Si elle n’était pas là, auraient-ils ménagé, entre les deux tours, une chapelle dédiée à saint Michel ? Saint Michel qui transperce le dragon de sa lance, c’est le signe : le dragon, c’est la vouivre, le cheval, c’est la Kabbale, et saint Michel, c’est l’Initié qui sait entrer en contact avec la vouivre et est capable de la dompter. Voilà la clé !…»
Puis il se mettait à parler seul. Il disait une espèce de poème, rythmé par sa courte respiration, où revenait à chaque verset : « Il se fait tard, je me souviens, j’attends l’étoile du matin. »
Lorsque Saulieu fut achevé, ils partirent pour Semur, mais ils firent un petit crochet par Saint-Thibault où la Gazette leur avait donné rendez-vous. Ils virent de loin cette nef de cathédrale, ce haut et court vaisseau qui jaillit d’un tertre au beau milieu du val d’Armançon, cette sorte de serre tendue vers ta lumière, ouverte de partout, par ses hauts fenestrages, au dieu Soleil, ce prodige d’architecture érigé dans un village de quelques feux.
La Gazette était là. Comment et quand était-il venu, lui, mourant la veille ? Il les attendait assis sur le pâtis. C’était pour leur montrer le portail du croisillon nord, un des seuls de Bourgogne que le vandalisme révolutionnaire ait curieusement respectés.
En riant sous cape, il leur désignait les voussures de l’archivolte où des vieillards et des femmes entouraient le tympan où on lisait des « scènes mariales », disaient les écriteaux de l’intérieur. La Gazette, riait à gorge déployée :
— … Des scènes mariales ! Ils disent que ce sont les prophètes, les vierges sages et les vierges folles qui entourent l’ascension de la Vierge et son couronnement dans le ciel ! Haha !
— Mais qu’est-ce que ça peut être d’autre ? demandait Germain.
— Ce sont les allusions les plus transparentes aux recherches philosophales, avec cet adepte portant matras, autour de la Mère Suprême, la Ghae des Grecs, la Terre matrice d’où tout est sorti ! Voici même ce qu’ils appellent, faute de mieux, « la dormition de la Vierge ! » Gela ne fait-il pas plutôt penser aux vers de Salomon à la fin du Cantique des Cantiques : « Oh ! n’éveillez pas la belle avant que le temps n’en soit venu!»
— Gazette! Tu n’as pas peur de dire des choses pareilles ?
— N’a pas peur celui qui dit la Vérité !
— La vérité ! Mais en es-tu bien sûr ? Le vieux les entraînait dans sa folle démonstration :
— Si ce n’était pas la Vérité, aurions-nous placé ici les quatre personnages que voici ?
Et il désignait les quatre statues, peut-être les plus belles de la statuaire bourguignonne, placées aux piédroits du portail, sous leur petit baldaquin symbolique.
— Et qui sont ces quatre guignols? demandait Germain.
— Comment ? Toi, enfant de Maître Jacques, tu oses poser une telle question? A droite, voici Aaron, qui tenait son bâton que des mandrins lui ont cassé, son bâton vivant. C’est le frère aîné de Moïse. Que vient-il faire ici, cet adorateur du veau d’or ? Hein ? Et puis voici David, et à gauche, voici la reine de Saba ! Mais qu’est-ce qu’elle vient foutre là, cette femme qui s’abandonnait aux boucs, qu’est-ce qu’elle vient foutre à côté de la Vierge Marie, votre bonne Vierge ?…
« Et enfin voici Salomon !
« Le Roi Salomon, l’Adepte, qui fit construire le temple et y enterra l’Arche ! Salomon en personne ! Le Grand Initié! Que fait-il ici, à Saint-Thibault-en-Auxois ? Le sais-tu ?
.— Non!
— Eh bien, moi, je le sais ! Les textes disent que, le temple une fois construit, Salomon disparut, laissant le livre fermé… A nous de l’ouvrir et de le lire !… Comprenne qui pourra… Restez aveugles si ça vous chante, mais je vous le dis en vérité les phares continuent de briller… Les voit qui veut ! Aaron vient d’Egypte avec son frère Moïse, et les Actes des Apôtres disent qu’il fut instruit dans toute la science des Pharaons ! Dans toute la science des Pharaons !… vous entendez ? Cette science» des Pharaons nous vient par lui, par David, par Salomon, par les druides !
— Les druides étaient donc si savants que ça, Gazette ?
— Ah ! coquin ! Ils n’utilisaient peut-être ni le moteur, ni l’aéroplane, ni les dérivés sulfonés de l’azote, ni la machine à laver la vaisselle, toutes choses qui empoisonnent nos quatre éléments, mais ils possédaient la Connaissance !
— Mais saint Thibault ? Lui ?
— Et d’abord ce n’était pas un saint : c’était un druide, d’une famille de druides !
— Gazette ! si le pape t’entendait !
— Mais le pape est un ignorant et, si ça se trouve, un jour il le décanonisera ! Si tant est qu’il ait jamais été canonisé ! Thibault était un druide, que je vous dis, foutre bleu ! Comme il attirait la vénération publique, l’Église a tout bonnement décidé de le mettre au calendrier ! C’était sa méthode ! toutes les sources dédiées à Belisama sont bien devenues des sources Notre-Dame
« Je me souviens du jeune saint Thibault : il était allé rejoindre, dans les forêts, mon ami l’ermite Burchard, druide lui-même! Ils voulaient restaurer le druidisme, mais découragés, ils firent comme moi, les pauvres : ils entrèrent dans les ordres !
— Qu’est-ce que tu penses de ça, maintenant, toi, la Gazette : un druide qui trahit et qui entre chez ses ennemis? !
— Ce n’étaient pas nos ennemis ! Ils luttaient de toutes leur; forces contre la barbarie de ces siècles de plomb. Ils voulaient restituer à l’homme sa grandeur et sa dignité. Jamais le druidisme n’a eu d’autre but !
— Et ils vous acceptaient ?
— Haha ! Trop contents qu’ils étaient ! Nous savions tant de choses ! Ils avaient besoin de nous pour diriger le monde occidental ! et pour dompter les Celtes! »
Maintenant la Gazette n’est plus l’aimable fantaisiste, le conteur truculent, le vieil ivrogne ! Il n’a plus ni son visage ni sa voix. C’est un curieux inspiré.
— Si les moines défricheurs deviennent bâtisseurs, ce n’est pas par hasard, c’est qu’ils viennent de digérer le druidisme !
— Sacré fumiste ! dit Germain, pour dire quelque chose.
Le vieux jaseur les entraîna devant le fameux retable de Saint-Thibault, qui pose tant de problèmes aux archéologues. Il leur montra la scène qui se trouve immédiatement à gauche de la crucifixion :
— Tenez, regardez-le, notre Thibault, avec son camarade, ils ont quitté le monastère de Saint-Rémy-lès-Metz, et sont partis dans la campagne « pour travailler de leurs mains comme maçons » ! Vous entendez bien : comme maçons ! Ils étaient tout simplement « frères de métier » et ça saute aux yeux comme la vérole sur le bas clergé !
« La preuve encore : la dernière scène, en bas à droite, on voit Thibault et Gauthier, entrer, à cheval, à l’abbaye de Saint-Rémy. Les archéologues s’étonnent que deux jeunes hommes désireux de se retirer du monde se soient présentés à cheval à la porte de leur cloître ; c’est tout simplement parce que ces messieurs ignorent, ou veulent ignorer, que monter un personnage sur un cheval est, pour l’imagier, une façon de dire qu’il monte la cavale, la « Cabale », la Connaissance. Que c’est un Initié ! Remarquez en passant, vous deux qui êtes de la coterie, que ces deux cavaliers vus ainsi de profil rappellent singulièrement le sceau… le sceau des…»
La Gazette jetait alors des regards épouvantés de tous côtés et terminait à voix basse :
— … Le sceau des Templiers !
Il continuait, devant les deux gars médusés :
— N’oubliez pas qu’au jeu d’échecs le cavalier peut parcourir l’échiquier, qui figure la table carrée, en tous sens et que le jeu du cavalier utilise le cercle dans le carré, ce qui veut dire que pour réaliser la quadrature du cercle il faut « monter en cavale », et si vous me permettez de pousser plus loin l’analyse…
— Où veux-tu en venir, Gazette ?
— Cela veut dire que celui que l’imagier représente en selle sait passer de la table ronde à la table carrée…
On devine ce que la Gazette, lancé sur ce terrain, pouvait raconter. Ils profitèrent de ce qu’il avait les yeux fermés pour s’éclipser discrètement, le laissant déclamer, sur le parvis, entouré de tous les chiens du village.
— Sacré Gazette ! disait Germain.
— Quand j’étais galopin, il me faisait rire, maintenant, il me fait peur ! ajoutait Gilbert.
— Ça peut se voir comme ça, opinait le Bourguignon Bien-Pensant. Et ça peut aussi se voir autrement…