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C’était le moment où la Gazette, à l’autre bout du Duché, sortait de l’hôpital de Semur.

Les matins étaient froids et il commençait à pleuvoir.

— L’onglée, qu’on aura pour la vendange ! criait-il en passant devant les maisons.

— Mauvais moment, pour sortir de prison ! disait-il à ceux qui le connaissaient.

Une seule chose le consolait : bientôt les piégeages, bientôt les sauvagines ! On lui criait, en le voyant arriver :

— Tiens ! voilà les canards sauvages qui reviennent ! les gelées ne sont pas loin ! Ou bien :

— Ah ! te voilà tout de même ! Tu vas peut-être me la chercher, mon eau !

Mais il marchait plus vite que jamais, sans s’arrêter, les pieds propres, le ventre distendu et l’œil clarifié par deux mois de régime sec : pain, pâtes, purée, eau de Vittel ! Ah ! vivement les ragoûts de la Rouéchotte où l’attendaient ses pièges rouilles et le cul noir de ses gamelles !

Son itinéraire l’amenait tout droit sur Alésia. C’était encore un de ses pèlerinages. Non pas celui de sainte Reine, la vierge et martyre qu’on honore, en grandes pompes, à Alise, mais celui de Vercingétorix. Il évitait la statue chevelue qui ne le satisfaisait point car il ne la trouvait pas ressemblante mais il allait reprendre force, comme il disait, sur l’oppidum, ce Mont-Auxois, chauve comme bedeau et, sous les détritus gallo-romains, qu’il tenait pour dérisoires et méprisables, il savait retrouver le site gaulois, le prestigieux sanctuaire panceltique, déguisé, maquillé par la mode romaine (là il crachait trois fois).

Il se rendait aux endroits où il situait, lui, le temple de Belen, effacé par celui d’Apollon, le temple de Moritasgus, remplacé par celui de Mercure, et la piscine rituelle, elle-même chassée par les thermes, ce qui était, à ses yeux, un grave sacrilège, car les Romains allaient aux thermes pour se laver alors que les Gaulois allaient à la piscine pour se purifier, ce qui faisait une « foutue différence ».

A ce moment même, Ève Goë se retournait dans son lit et se mettait à pleurer en disant : « Il m’a oubliée ! C’est fini ! La vie ne vaut plus la peine ! » Puis elle se levait, faisait chauffer la soupe des hommes et, sans même se peigner, partait.

Elle arrivait à la Rouéchotte dont le vantail battait au vent, entrait dans la grande salle vide, où quelques loirs grignotaient à l’aise des noix oubliées sur la table, courait a la chambre à four, où deux culottes de femme séchaient encore sur un fil, revenait au cellier, aux statues brisées.

Ah ! si seulement elle avait pu éclater en sanglots ! Son désespoir peut-être serait sorti d’elle avec les larmes mais elle garda tout en elle, comme un poison.

Elle se sentit raide et dure. Elle sortit sans rien voir, s’engagea sur le tertre qui s’enracinait, vingt mètres plus bas, dans les éboulis ; elle avançait, sans regarder derrière elle.

Ce n’était plus Ève Goë, ce n’était plus une douce et jolie fille, ce n’était plus une chrétienne, mais une bête sauvage…

Dans son sentier, la Gazette se hâtait. Il arriva trop tard.

De loin, il vit Ève sur l’extrême bout de la roche. Il s’arrêta pour lui crier « Arrête ! », mais elle avançait toujours, et tout à coup, sous les pas de la fille un gros quartier de roche se détacha. Il la vit tomber avec lui, rebondir sur les redents de la falaise et tout cela s’arrêta dans un nuage de poussière, tout en bas. dans les buis.

Il vit tout cela sans pouvoir ni marcher, ni courir, ni crier. Lorsqu’il recouvra l’usage de ses vieilles jambes la combe avait retrouvé son silence et le circaète Jean-le-Blanc planait, très haut, en faisant de grands cercles dans le ciel.

La Gazette put arriver à l’endroit où Ève geignait doucement. Il voulut la soulever, mais ouiche! où étaient ses forces ?

Il lui cala simplement la tête avec son manteau roulé.

Il n’était plus question de jouer les manchots en cachant son bras droit. Il fallait sauver cette fille qui respirait encore, alors il repartit, en courant, chercher du secours au village.

C’est ainsi que, quatre heures plus tard, Ève Goë fit son entrée à l’hôpital de Dijon dans l’ambulance de Mme Clémencey de Vandenesse.

 

 

On pouvait raconter l’événement comme ceci ou comme cela. La Gazette ne savait qu’une chose : le bloc de rocher sur lequel Ève était allée rêver s’était détaché. Il l’avait vu. Il fallait l’esprit bien mal tourné pour raconter cela autrement, mais on ne se fit pas faute de jaser dans le canton.

La Gazette ne s’y arrêta pas. Il fallait trouver Gilbert. Le vieux prit sa crosse et sa besace et repartit sur les routes.

Où allait-il ? Il n’en savait rien, mais il marchait, droit devant lui, et tout aussi bien que l’aiguille de la boussole trouve le nord, il arriva six jours plus tard à Tournus alors qu’un orage s’enfuyait sur le Revermont, outre-Saône.

— La Gazette, mais te voilà ? cria Gilbert en apercevant le vieux, trempé comme une soupe.

— Oui me voilà! répondit le druide d’un air de triomphe. Descends de ton estrade, ô Gilbert, et viens apprécier la vanité des choses de ce monde !

Gilbert arrivait :

— Rends grâces au Dieu seigneur de toutes choses, mon fils ! Il vient de te faire triple grâce en te débarrassant, en trois coups, de l’argent, de l’orgueil et de la femme !

— Qu’est-ce que tu chantes ?

— Voilà : des hommes ton volé ton œuvre !

— Je le sais, et c’est le cadet de mes soucis !

— Il te restait encore le calvaire : Dieu a envoyé de Paris ce démon femelle que tu connais bien, et à l’heure qu’il est ton calvaire est brisé, beurzillé !

— Mon calvaire ?…

— … En morceaux, oui, Deo gratias ! Remercie avec moi le Seigneur ! Avec ton calvaire, c’est ton orgueil qui gît sur les dalles de ton cellier ! Et ainsi te voilà prêt à entendre la troisième nouvelle.

— Quelle nouvelle ?

La Gazette venait de s’asseoir sur le sol.

— La troisième nouvelle est tellement merveilleuse que le doigt de Dieu y apparaît comme le nez au milieu de la figure !

— Mais vas-tu dire ?

— Ève !

— Quoi Ève ?

— Elle t’est enlevée, pour que meure ta concupiscence ! Chante avec moi libération !…

Et il entonnait le Martyrum meritis.

— Mais Ève ?

— Voilà six jours que je l’ai ramassée au bas de la Rouéchotte, la pauvre enfant !

— Mais comment ?

— Certains te diront qu’elle s’est jetée. Moi, j’ai vu la roche céder sous ses pas !

— Morte ?

— Il vaudrait mieux pour elle ! Elle est à l’hôpital de Dijon. Prions pour que Dieu la reçoive dans son paradis et remercions-le !

Aussitôt, Gilbert, laissant le vieux claironner le Laudate Dominum, ne fit qu’un bond pour gagner la gare.

Il prit le premier train, monta comme un fou à l’hôpital du Bocage. Du diable s’il avait le cœur à regarder Dijon, hérissé de tous ses clochers !

Il la vit immobile.

— Alors comme ça on fait des pirouettes ? dit-il en riant fort.

— Ne lui posez pas de questions, ne parlez pas fort ! dit une infirmière.

C’est alors qu’il s’aperçut qu’elle était tirée de tous les côtés par des sangles, des poulies, dans un grand châssis nickelé, avec un tube rouge planté dans le bras, un bocal accroché au-dessus de sa tête.

— T’étais donc bien hargneuse qu’ils t’ont attachée comme ça ? continua-t-il avec tendresse.

« Recolle-toi bien doucement ma jolie, dit-il hardiment, et on se marie tout de suite après, pour nicher comme deux ramiers ! »

Ne recevant que silence en réponse :

— Je finis Tournus et tu me vois revenir ! Tu peux acheter ta couronne de fleurs d’oranger et te mettre dès demain à ourler tes draps !

— Il faut sortir maintenant ! dit l’infirmière.

— Sortir ? Mais je ne fais qu’arriver ! On le poussa dans le couloir :

— Mlle Goë est dans le coma depuis une semaine. Elle n’a pas encore repris connaissance depuis son accident… et nous n’avons pas encore vu un membre de sa famille ! dit l’infirmière.

— Ses frères ne sont pas venus ?

— Personne. Nous pensons qu’ils sont très occupés.

— Occupés ? Je n’ai jamais vu plus grands fainéants, mais je vais aller les reveuiller, moi, vous allez voir !

A la nuit tombée, il arrivait à la Communauté. Il vit les quatre hommes assis devant le feu éteint, les bras ballants, pieds nus.

— Alors, bande de gnaulus, c’est tout ce que vous trouvez à faire ?

— Gilbert ! dit Adam… notre Ève !

— Quoi votre Ève ? Elle est à l’hôpital, elle y est bien soignée, je viens de la voir, mais ça ne vous excuse pas de rester là à mariner dans votre paresse ! Les pommes de terre sont bonnes à tirer, les noix à gauler, les pommes à rentrer, partout c’est les vendanges dans la Côte, il y a de l’embauche à toutes les portes et vous êtes là à vous écaler les pieds ? Allez, debout vermine !

— Mais Ève ?… geignait Caïn.

— Elle est très courageuse, Eve. C’est elle qui souffre et c’est vous qui pleurez ? En voilà des citoyens ! Une petite-fille vient à se faire une entorse d’échine et voilà quatre hommes fin perdus ? En chouignant comme Madeleine ? Pendant que le travail bourre ?

— Ça te va, à toi, de critiquer ceux qui ne font rien !

— Viens-y voir si on chôme, sur l’échafaudage !

— T’aurais bien changé ! dit Abel.

— Tant mieux si j’ai changé !

— On n’a pas besoin de tes leçons !

— Vous avez besoin de coups de pied au cul !

— S’il n’y a que toi pour nous les donner, notre cul est bien tranquille !

— Que je me gênerais pour vous le taler !

Très tard, dans le soir tombant, des voix terribles se renvoyèrent ainsi les litanies interminables qui se continuèrent par des bravades, des simulacres d’empoignades et se terminèrent, comme toujours, autour de la table.