A la vue des gardiens, Ellidi se déchaîna. Il
bondit par-dessus la table, se précipita en hurlant vers les quatre
hommes et se jeta sur eux. Erlendur et Sigurdur Oli atterrirent
sous lui et se fracassèrent tous les deux contre le sol en moins de
temps qu’il ne faut pour le dire. Ellidi heurta le visage de
Sigurdur Oli d’un violent coup de tête, ce qui provoqua chez les
deux hommes d’abondants saignements de nez, et il avait déjà le
poing levé, prêt à frapper le visage sans protection d’Erlendur
quand l’un des gardiens se saisit d’un petit appareil noir à l’aide
duquel il lui asséna une décharge électrique dans les flancs. Cela
calma un peu Ellidi mais il n’abandonnait pas la lutte. Il leva à
nouveau la main. Il fallut attendre que l’autre gardien lui envoie
également une décharge pour qu’il s’affaisse lourdement et retombe
sur Erlendur.
Ils se libérèrent de son poids en rampant.
Sigurdur Oli porta son mouchoir à son nez pour tenter d’arrêter
l’hémorragie. Ellidi reçut la troisième décharge qui l’immobilisa
totalement. Les gardiens lui passèrent à nouveau les menottes et le
relevèrent avec bien des difficultés. Ils allaient l’emmener mais
Erlendur leur demanda d’attendre un peu. Il s’approcha
d’Ellidi.
– Quelle autre ? demanda-t-il.
Ellidi ne montra aucune réaction.
– Quelle autre femme est-ce qu’il a
violée ? répéta Erlendur.
Ellidi tenta de sourire, tout étourdi après les
décharges électriques, et une grimace se dessina sur son visage. Le
sang qui lui coulait du nez avait atteint la bouche et son dentier
était sanglant. Erlendur essayait de ne pas laisser paraître
l’excitation dans sa voix. De faire comme si ce qu’Ellidi savait
était totalement dénué d’importance à ses yeux. De ne lui laisser
aucune porte ouverte. De ne rien laisser transparaître sur son
visage. Il savait que la moindre faiblesse avait le pouvoir
d’accélérer les battements de cœur des individus de la trempe
d’Ellidi, qu’elle faisait d’eux des hommes,
leur fournissait un but dans leur lamentable vie d’illusions. La
moindre faille suffisait. Une inflexion qui trahissait l’excitation
dans la voix, un regard, des gestes de la main, un signe
d’impatience. Ellidi était déjà parvenu à lui faire perdre les
pédales quand il avait nommé Eva Lind. Erlendur n’avait pas
l’intention de lui accorder à nouveau le plaisir de ramper à ses
pieds.
Ils se regardèrent dans les yeux.
– Sortez-moi ça d’ici, dit finalement
Erlendur et il tourna le dos à Ellidi. Les gardiens s’apprêtaient à
emmener le détenu mais celui-ci se raidit et ne bougea pas d’un
pouce quand ils voulurent se mettre en route. Il regarda Erlendur
un bon moment, comme s’il était en train de manigancer quelque
chose, mais finalement il céda et la porte se referma derrière les
trois hommes. Sigurdur Oli essayait d’arrêter les saignements. Il
avait le nez tuméfié et son mouchoir était gorgé de sang.
– Tu saignes sacrément, dit Erlendur en
examinant le nez de Sigurdur Oli. Mais c’est tout, rien de grave.
Tu n’es pas blessé et ton nez n’est pas cassé.
Il pinça fortement l’appendice et Sigurdur Oli
laissa échapper un hurlement de douleur.
– Il est peut-être cassé en fin de compte,
bon, je ne suis pas médecin, continua Erlendur.
– Quel sale type, éructa Sigurdur Oli. Quel
putain de gros connard !
– Est-il en train de s’amuser avec nous ou
bien a-t-il réellement connaissance d’une autre victime ?
s’interrogea Erlendur en ouvrant la porte pour quitter la pièce.
S’il y en a une seconde, alors il y en a peut-être plusieurs autres
dont on n’a jamais su qu’elles avaient été violées par
Holberg.
– Y’a pas moyen de parler sérieusement avec
ce gars-là, observa Sigurdur Oli. Il nous a sorti ça pour s’amuser,
pour nous faire gamberger. Il s’est foutu de nous. Il n’y a pas un
seul mot de vrai dans ce qu’il raconte. Ce gros connard. Ce putain
de gros connard.
Ils entrèrent dans le bureau du directeur de la
prison et lui firent un bref exposé de ce qui venait de se
produire. Ils en profitèrent pour exprimer le fond de leur
pensée : Ellidi avait sa place dans la
cellule capitonnée d’un asile psychiatrique. Le directeur opina
d’un air fatigué en précisant que la seule solution que les
autorités avaient trouvée était de l’enfermer à Hraunid. Ce n’était
pas la première fois qu’Ellidi était placé en isolement pour
violence dans l’enceinte de la prison et ce ne serait sûrement pas
la dernière.
Là-dessus, ils le saluèrent et sortirent à l’air
libre. Alors qu’ils allaient quitter la prison et attendaient
l’ouverture du grand portail peint en bleu, Sigurdur Oli remarqua
qu’un gardien courait vers eux à toutes jambes en leur faisant
signe de s’arrêter. Ils attendirent qu’il arrive jusqu’à la
voiture.
– Il veut te parler, dit le gardien,
essoufflé après sa course quand Erlendur eut abaissé la
vitre.
– Qui ça ? demanda Erlendur.
– Ellidi. Ellidi veut te parler.
– Nous lui avons déjà parlé, répondit
Erlendur. Dis-lui de laisser tomber.
– Il dit qu’il veut te communiquer les
renseignements que tu voulais.
– Il ment.
– C’est ce qu’il a dit.
Erlendur regarda Sigurdur Oli qui haussa les
épaules. S’accorda quelques instants de réflexion.
– D’accord, on arrive, dit-il
finalement.
– Il ne veut que toi, pas lui, précisa le
gardien en regardant Sigurdur Oli.
Ellidi ne fut pas ressorti de sa cellule, Erlendur
dut donc lui parler à travers une petite ouverture pratiquée dans
la porte de la cellule d’isolement. Celle-ci s’ouvrait à l’aide
d’un système à glissière. L’obscurité régnait à l’intérieur,
Erlendur ne distinguait donc pas le prisonnier. Il n’entendait rien
que sa voix, rauque et graillonnante. Le gardien avait accompagné
Erlendur jusqu’à la porte et l’avait ensuite laissé tout
seul.
– Comment va le pédé ? fut la première
question qu’Ellidi posa. Il ne s’appuyait pas contre la porte,
auprès de l’ouverture. Peut-être était-il étendu sur la paillasse.
Peut-être était-il assis, adossé au mur.
Erlendur avait l’impression que la voix provenait des profondeurs
de l’obscurité. Ellidi s’était calmé.
– Nous ne sommes pas dans un salon de thé,
répondit Erlendur. Vous vouliez me parler.
– Qui soupçonnez-vous d’avoir tué
Holberg ?
– Nous n’avons aucun suspect. Que me
voulez-vous ? Qu’avez-vous à me dire sur Holberg ?
– Elle s’appelait Kolbrun, la fille qu’il a
violée là-bas, à Keflavik. Il en parlait souvent. Disait qu’il
l’avait échappé belle, puisque cette traînée avait été assez
stupide pour porter plainte. Il racontait tous les détails. Vous
voulez savoir ce qu’il disait ?
– Non, répondit Erlendur. Quelles étaient vos
relations ?
– On se croisait toujours de temps en temps.
Je lui vendais du Brennivin4 et je lui
rapportais des revues porno quand je partais en mer. Nous nous
sommes rencontrés quand nous travaillions tous les deux dans la
même équipe pour le Service des phares et des affaires portuaires.
Avant qu’il se mette à conduire les camions. On écumait les ports
de pêche. Un tien vaut mieux que deux tu
l’auras. Voilà la première chose qu’il m’a enseignée. Il
était joli garçon. Beau parleur, doué pour s’attirer les faveurs
des filles. Un gars marrant.
– Vous travailliez dans les ports de
pêche ?
– C’est pour ça qu’on était à Keflavik, pour
repeindre le phare de Reykjanes. Nom de Dieu, ce qu’il y avait
comme fantômes là-bas ! Ça grinçait et ça couinait toute la
nuit. Pire que dans ce trou à rats. Holberg ne craignait pas les
fantômes. Il n’avait peur de rien.
– Et il vous a tout de suite raconté le viol
qu’il a commis sur Kolbrun alors qu’il venait juste de faire votre
connaissance ?
– Il m’a fait un clin d’œil quand il l’a
suivie après la fête. Je savais ce que ça voulait dire. Il pouvait
se montrer galant. Il a trouvé ça marrant de s’en sortir indemne.
Il a bien rigolé du flic qui a accueilli Kolbrun et a tout foutu en
l’air.
– J’en sais rien.
– Est-ce qu’il vous a parlé de la fille à
laquelle Kolbrun a donné naissance après le viol ?
– La fille ? Non, il en est sorti un
gosse ?
– Vous avez connaissance d’un autre viol,
demanda Erlendur sans répondre à sa question. Qui était-ce ?
Comment s’appelait la femme ?
– J’en sais rien.
– Alors, pourquoi est-ce que vous m’avez
appelé ?
– Je ne connais pas son nom, mais je sais à
quelle époque ça s’est passé et où elle habitait. Enfin, presque.
Ça suffira pour que vous la retrouviez.
– Où ? Et quand ?
– Exact, et vous me donnez quoi en
échange ?
– A vous ?
– Qu’est-ce que vous pouvez faire pour
moi ?
– Je ne peux rien faire et je n’ai pas envie
de faire quoi que soit pour vous.
– Évidemment. Bon, je vais quand même vous
dire ce que je sais.
Erlendur s’accorda un moment de réflexion.
– Je ne peux rien vous promettre, dit
Erlendur.
– Je supporte pas cet isolement.
– C’est pour cette raison que vous m’avez
fait appeler ?
– Vous ne savez pas l’effet que ça a sur
vous. Je suis en train de devenir dingue dans cette cellule. Ils
n’allument jamais la lumière. Je ne sais pas quel jour nous sommes.
On est enfermé comme dans une cage. On nous traite comme une
bête.
– Dites donc ! Vous vous prenez pour le
Comte de Monte-Cristo ou quoi ? répondit Erlendur d’un ton
ironique. Vous êtes un sadique, Ellidi. Un demeuré sadique de la
pire espèce. Un parfait imbécile fasciné par la violence. Pour
couronner le tout, vous êtes homophobe et raciste. Vous êtes la
pire espèce d’idiot que je connaisse. Je me contrefiche du fait
qu’ils vous gardent enfermé ici pour le reste
de votre existence. Je vais même monter leur conseiller de le
faire.
– Je vais vous dire où elle habitait si vous
me sortez d’ici.
– Je ne peux pas vous sortir d’ici, espèce
d’imbécile. Ce n’est pas en mon pouvoir et je n’en ai pas envie. Si
vous voulez que cet isolement soit écourté, vous feriez mieux
d’arrêter de vous en prendre aux gens et de leur sauter
dessus.
– Vous pouvez négocier avec eux. Vous pouvez
leur dire que vous m’avez énervé. Vous pouvez dire que c’est le
pédé qui a commencé. Que je me suis montré coopératif, mais qu’il
m’a fait des remontrances. Et que j’ai fait avancer l’enquête. Ils
vous écouteront. Ils savent qui vous êtes. Ils vous
écouteront.
– Holberg vous a parlé d’autres femmes à part
ces deux-là ?
– Est-ce que vous allez faire ça pour
moi ?
Erlendur réfléchit.
– Je vais voir ce que je peux faire. Est-ce
qu’il en a mentionné d’autres ?
– Non, jamais. A ma connaissance, il n’y a
que ces deux-là.
– Vous êtes en train de me
mentir ?
– Non, je ne vous mens pas. L’autre n’a
jamais porté plainte. Ça s’est passé un peu après 1960. Il n’a
jamais remis les pieds dans le village en question.
– Quel village ?
– Vous allez me sortir de là ?
– Quel village ?
– Je veux avoir votre parole !
– Je ne peux rien vous promettre, répondit
Erlendur. Je vais leur en parler. Comment s’appelait le
village ?
– Husavik.
– Quel âge avait-elle ?
– C’était le même genre de truc que la fille
de Keflavik, seulement en plus violent, dit Ellidi.
– En plus violent ?
– Vous voulez que je vous raconte ?
demanda Ellidi dont la voix ne dissimulait pas l’impatience. Vous
voulez entendre ce qu’il a fait ?
Ellidi n’attendit même pas la
réponse. Sa voix s’échappa de l’ouverture et Erlendur, incliné
devant la porte, prêtait l’oreille à l’obscurité.
Sigurdur Oli l’attendait dans la voiture et ils
quittèrent la prison. Erlendur l’informa brièvement de la
conversation qu’il avait eue avec Ellidi mais ne souffla pas un mot
du monologue final du détenu. Ils décidèrent de faire examiner le
registre des habitants de Husavik à partir des années 60. Si la
femme avait bien le même âge que Kolbrun, comme Ellidi le laissait
entendre, alors il serait possible de retrouver sa trace.
– Et Ellidi ? demanda Sigurdur Oli
pendant qu’ils traversaient à nouveau le col de Threngslin sur la
route du retour vers Reykjavik.
– Je leur ai demandé s’ils voulaient bien
écourter son isolement mais ils ont refusé. Je ne peux rien faire
de plus.
– Tu as fait de ton mieux, dit Sigurdur Oli
qui esquissa un sourire. Si Holberg a violé ces deux femmes, il
pourrait y en avoir d’autres…
– Ce n’est pas impossible, répondit Erlendur
d’un air absent.
– Dis donc, à quoi tu penses ?
– Il y a deux choses qui me turlupinent,
répondit Erlendur.
– Il y a toujours des choses qui te
turlupinent, commenta Sigurdur Oli.
– J’ai envie de savoir très précisément de
quoi la petite fille est morte, continua Erlendur. Il entendit
Sigurdur Oli soupirer lourdement à côté de lui. Et j’ai envie
d’avoir l’absolue certitude qu’elle était bien la fille de
Holberg.
– Qu’est-ce que t’as derrière la
tête ?
– Ellidi m’a dit que Holberg avait eu une
sœur.
– Une sœur ?
– Décédée en bas âge. Il faut que nous
mettions la main sur son dossier médical. Fais des recherches dans
les hôpitaux. Vois ce que tu peux trouver.
– De quoi est-elle morte, la sœur de
Holberg ?
– Peut-être du même genre de maladie
qu’Audur. Holberg avait parlé de quelque chose dans sa tête. En
tout cas, c’est comme ça qu’Ellidi a décrit la
maladie. Je lui ai demandé si c’était une tumeur au cerveau mais
Ellidi n’en savait rien.
– Et vers quoi cela nous oriente-t-il ?
demanda Sigurdur Oli.
– Je crois qu’il s’agit d’une question de
filiation, expliqua Erlendur.
– De filiation ? Attends, à cause du
message que nous avons trouvé ?
– Exact, dit Erlendur, à cause du message.
Tout cela se résume peut-être à une question de filiation et de
généalogie.