Marion Briem l’accueillit à la porte. Erlendur ne
l’avait pas prévenue de sa visite. Il revenait juste de Sandgerdi
et décida d’aller discuter avec Marion avant de rentrer chez lui.
Il était six heures et une obscurité totale régnait à l’extérieur.
Marion invita Erlendur à entrer en lui demandant de l’excuser pour
le désordre qui régnait chez elle. L’appartement était petit,
constitué d’un salon, d’une chambre à coucher, d’une salle de bain
et d’une cuisine, il portait les marques du manque d’ordre typique
du célibataire et n’était pas sans rappeler l’appartement
d’Erlendur. Des journaux, des revues et des livres se trouvaient
disséminés un peu partout dans le salon, la moquette était usée et
sale, de la vaisselle s’était accumulée à côté de l’évier dans la
cuisine. La lumière d’une lampe de bureau éclairait faiblement le
salon où régnait la pénombre. Marion dit à Erlendur d’enlever les
journaux de l’un des fauteuils, de les poser par terre et de
s’asseoir.
– Tu m’as dit que tu avais été chargée de
l’affaire à cette époque-là, commença Erlendur.
– Et ça ne fait pas partie de mes exploits,
dit Marion en allumant un cigarillo qu’elle tira d’une petite boîte
de ses petites mains fines, avec une expression de douleur sur le
visage ; elle avait une grosse tête mais était en revanche
très mince. Erlendur refusa le cigarillo qu’elle lui offrait. Il
savait que Marion Briem se tenait toujours au courant des affaires
qui éveillaient l’intérêt, qu’elle partait à la pêche aux
informations auprès d’anciens collègues qui travaillaient encore
dans la police et donnait parfois son opinion si elle en avait
l’occasion.
– Tu veux en savoir plus sur Holberg ?
demanda Marion.
– Et sur ses amis, répondit Erlendur une fois
qu’il eut repoussé une pile de journaux sur le côté. Et aussi sur
Runar, de Keflavik.
– Ah oui, Runar, de Keflavik, dit Marion.
Autrefois, il avait l’intention de me tuer.
– Donc, tu l’as rencontré, demanda Marion. Il
a un cancer, tu le savais ? C’est davantage une question de
semaines que de mois.
– Je ne savais pas, répondit Erlendur qui vit
apparaître devant lui le visage maigre et décharné de Runar. Ainsi
que la goutte qu’il avait au nez pendant qu’il ramassait les
feuilles dans le jardin.
– Il avait des amis extrêmement puissants au
ministère. Voilà pourquoi il restait en poste. Je m’étais prononcée
en faveur de son exclusion. On s’est contenté de lui donner un
blâme.
– Est-ce que tu te rappelles un peu de
Kolbrun ?
– La plus misérable victime que j’ai vue de
toute ma vie, dit Marion. Je ne l’ai pas bien connue mais j’ai tout
de suite su qu’elle était incapable d’inventer quelque mensonge que
ce soit. Elle a accusé Holberg et décrit le traitement que lui
avait infligé Runar. Dans cette affaire, c’était sa parole contre
celle de Runar, cependant, son témoignage était convaincant. Il
n’aurait pas dû la renvoyer chez elle, quoi qu’il en soit de
l’histoire de la petite culotte. Holberg l’avait violée. C’était
une évidence. Je les ai confrontés, Holberg et Kolbrun. Et cela ne
faisait aucun doute.
– Tu as organisé une
confrontation ?
– C’était une erreur de ma part. Je croyais
que cela nous aiderait. Pauvre femme !
– Comment ça ?
– Je me suis arrangée pour que cela ait l’air
d’être le fruit du hasard ou d’un accident. Je ne me suis pas rendu
compte… Je ne devrais pas te raconter tout ça. J’étais au point
mort dans l’enquête. Elle déclarait quelque chose et il affirmait
le contraire. Je les ai convoqués tous les deux en même temps et me
suis arrangée pour qu’ils se rencontrent.
– Et que s’est-il passé ?
– Ça l’a rendue hystérique et nous avons dû
appeler un médecin. Je n’avais jamais rien vu de tel. Et je n’ai
pas revu ça depuis.
– Et lui ?
Erlendur se taisait.
– Tu crois qu’il était le père de
l’enfant ?
Marion haussa les épaules.
– C’est ce que Kolbrun a toujours
soutenu.
– Kolbrun t’a parlé d’une autre femme que
Holberg aurait violée avant elle ? demanda Erlendur pour
finir.
– Il y en avait une autre ?
Erlendur rapporta ce qu’Ellidi lui avait dit et
bientôt, il eut décrit les détails principaux de l’enquête. Marion,
assise, fumait son cigarillo et écoutait. Ses yeux fixaient
Erlendur, petits, attentifs et perçants. Rien ne leur échappait. Ce
qu’ils voyaient devant eux était un homme d’âge moyen, fatigué,
avec des cernes sombres sous les yeux, une barbe de plusieurs jours
sur les joues, des sourcils épais qui montaient droit en l’air, une
touffe de cheveux brun-roux plaqués, des dents fortes qui
apparaissaient parfois sous des lèvres presque exsangues, une
expression de lassitude sur un visage qui avait été le témoin de
tout ce que le genre humain recèle de pire. Dans les yeux de Marion
Briem pouvaient se distinguer de la compassion ainsi que la triste
certitude qu’ils étaient en train de contempler leur propre
reflet.
Erlendur avait été le stagiaire de Marion Briem
quand il avait commencé sa carrière dans la police criminelle et
tout ce qu’il avait appris au cours de ses premières années,
c’était Marion qui le lui avait enseigné. Tout comme Erlendur,
Marion Briem n’était jamais montée en grade dans la hiérarchie de
la police mais s’était toujours consacrée au travail sur le
terrain, ce qui faisait qu’elle avait une expérience considérable.
Sa mémoire infaillible ne s’était en rien altérée au fil des ans.
Tout ce que ses yeux ou ses oreilles percevaient était trié, classé
et enregistré dans la capacité de stockage infinie du cerveau et en
ressortait sans la moindre difficulté en cas de nécessité. Marion
pouvait retracer d’anciennes enquêtes dans leurs moindres détails,
elle était un véritable océan de connaissances sur les tenants et
les aboutissants de toutes les affaires criminelles d’Islande. Son
intuition était acérée et sa pensée d’une logique implacable.
En tant que collègue, Marion
Briem était une créature insupportablement pointilleuse, exigeante
et impatiente, comme Erlendur l’avait formulé à Eva Lind un jour où
ils avaient abordé le sujet. De profonds désaccords, apparus entre
lui et son ancien maître, avaient perduré pendant des années et
c’en était arrivé au point où ils ne s’adressaient pratiquement
plus la parole.
Erlendur avait le sentiment qu’il avait, d’une
manière incompréhensible, été source de déception pour Marion. Il
avait l’impression que Marion le lui faisait sentir de plus en plus
clairement jusqu’à ce que le maître quitte finalement son travail à
cause de son âge. Au relatif soulagement d’Erlendur.
Après le départ en retraite de Marion, leurs
relations se rétablirent. La tension diminua et l’esprit de
compétition disparut pratiquement.
– Voilà pourquoi j’ai eu l’idée de venir te
voir, pour savoir ce que tu te rappelles au sujet de Holberg,
d’Ellidi et de Grétar, conclut Erlendur.
– Tu n’espères tout de même pas retrouver
Grétar au bout de toutes ces années ? dit Marion d’un ton qui
ne dissimulait pas l’étonnement. Erlendur eut l’impression fugace
de discerner de l’inquiétude sur le visage de Marion.
– A quel point étais-tu parvenue ?
– Je n’étais arrivée nulle part, du reste je
n’ai mené qu’une enquête de routine, répondit Marion. Erlendur se
réjouit un instant quand il décela des traces d’excuses dans la
voix de Marion. Sa disparition a probablement eu lieu pendant le
week-end des célébrations du onze centième anniversaire de la
Colonisation à Thingvellir. J’ai interrogé sa mère et ses amis,
Ellidi et Holberg, ainsi que ses collègues. Grétar travaillait pour
la compagnie maritime Eimskip et déchargeait les bateaux à l’époque
de sa disparition. Ses collègues ont penché pour l’hypothèse d’une
chute dans la mer. Ils affirmaient que s’il avait suivi la
cargaison et qu’il avait été chargé par mégarde sur le bateau avec
elle, cela n’aurait pas échappé à leur attention.
– Où se trouvaient Holberg et Ellidi au
moment de la disparition de Grétar ? Est-ce que tu t’en
souviens ?
– Ils prétendaient tous
les deux avoir assisté aux célébrations et nous avons pu le
confirmer. Mais, évidemment, nous ne savons pas précisément à quel
moment Grétar a disparu. Personne ne l’avait vu depuis deux
semaines quand sa mère a pris contact avec nous. A quoi tu
penses ? Il y a du nouveau du côté de Grétar ?
– Non, répondit Erlendur. D’ailleurs, je ne
suis pas à sa recherche. S’il n’a pas subitement refait surface
pour assassiner son vieux copain Holberg dans le quartier de
Nordurmyri, alors il peut bien avoir disparu pour l’éternité en ce
qui me concerne. J’essaie juste de me représenter le genre de bande
que ces gars-là formaient : Holberg, Ellidi et Grétar.
– C’était de la racaille. Tous. Tu connais
Ellidi. Grétar ne valait pas mieux. Un pauvre type. J’ai eu une
fois maille à partir avec lui dans une affaire de cambriolage et
j’ai eu l’impression que c’était une pitoyable graine de
délinquant. Ils travaillaient ensemble pour le Service des phares
et des affaires portuaires. C’est comme ça qu’ils se sont connus.
Ellidi tenait le rôle du sadique imbécile. Il provoquait des
bagarres chaque fois qu’il le pouvait. S’attaquait aux plus
faibles. Il n’a pas changé, si je comprends bien. Holberg était en
quelque sorte le chef de la bande. Le plus intelligent des trois.
Il s’en est tiré à bon compte dans l’affaire avec Kolbrun. Quand
j’ai interrogé les gens à son sujet à cette époque-là, ils étaient
peu enclins à parler. Grétar était le pauvre type qui s’accrochait
à leurs basques, lâche et stupide, mais j’avais l’impression qu’il
cachait bien son jeu.
– Est-ce que Runar et Holberg se
connaissaient ?
– Ça, je ne pense pas.
– Nous ne l’avons pas encore annoncé
publiquement, dit Erlendur, mais nous avons trouvé un message sur
le cadavre.
– Un message ?
– Le meurtrier a tracé : Je suis lui, sur une feuille qu’il a posée sur
Holberg.
– Je suis
lui ?
– Tu ne crois pas que ça renvoie à une
question de filiation ?
– A moins qu’il ne s’agisse d’un complexe
messianique. De l’œuvre d’un intégriste religieux.
– Je suis
lui ? Qu’est-ce qu’on peut bien vouloir dire avec
ça ? Que faut-il entendre par là ?
Erlendur se leva et mit son chapeau sur sa tête en
disant qu’il fallait qu’il rentre chez lui. Marion lui demanda des
nouvelles d’Eva Lind et il lui répondit qu’elle s’employait à
régler ses problèmes. Marion l’accompagna à la porte et lui ouvrit.
Il y eut une poignée de mains franche sur le seuil. Alors
qu’Erlendur descendait l’escalier, Marion l’appela.
– Erlendur ! Attends un peu,
Erlendur.
Erlendur se retourna, leva les yeux vers la porte
devant laquelle il vit Marion et constata combien la vieillesse
avait apposé sa marque sur son apparence respectable, les épaules
s’étaient affaissées et les rides du visage témoignaient d’une vie
difficile. Il y avait longtemps qu’il n’était pas entré dans cet
immeuble et, pendant qu’il était resté assis face à Marion dans le
fauteuil, il avait médité sur la façon dont le temps se joue des
êtres.
– Ne te laisse pas trop démonter par ce que
tu vas découvrir sur Holberg, conseilla Marion Briem. Ne le laisse
pas détruire en toi quelque chose que tu ne voudrais pas perdre. Ne
le laisse pas remporter la victoire. C’était tout.
Erlendur restait immobile sous la pluie, sans être
certain de ce que sa conseillère voulait lui faire comprendre.
Marion Briem lui fit un signe de la tête.
– De quel genre de cambriolage
s’agissait-il ? lui cria Erlendur avant que la porte ne se
referme.
– Quel genre de cambriolage ? demanda
Marion et la porte se rouvrit.
– Celui de Grétar. Quel endroit est-ce qu’il
a visité ?
– Un magasin d’appareils photo. Il avait
probablement une passion pour la photo, dit Marion Briem. Il en
faisait.
Plus tard dans la soirée, deux hommes, tous deux
vêtus de blousons en cuir et de chaussures de cuir noir lacées
jusqu’aux mollets, frappèrent à la porte et dérangèrent Erlendur
chez lui alors qu’il était pris de bâillements dans son fauteuil.
Il était rentré, avait appelé Eva Lind sans
obtenir de réponse et s’était assis sur le sac contenant les
morceaux de poulet demeuré sur le fauteuil depuis qu’il y avait
dormi la nuit précédente. Les deux hommes demandèrent Eva Lind.
Erlendur ne les avait jamais vus et il n’avait pas non plus revu sa
fille depuis qu’elle l’avait régalé de la délicieuse soupe. Ils
avaient un air sournois quand ils demandèrent à Erlendur où ils
pouvaient la joindre en essayant de voir l’intérieur de
l’appartement sans toutefois réellement bousculer Erlendur. Il leur
demanda ce qu’ils voulaient à sa fille. Ils lui demandèrent s’il la
cachait chez lui, ce vieux maquereau. Erlendur leur demanda s’ils
étaient des branleurs. Ils lui demandèrent de fermer sa gueule. Il
leur conseilla de déguerpir. Ils lui répondirent d’aller se faire
voir. Quand il s’apprêta à refermer la porte sur eux, l’un d’eux
plaça son genou entre la porte et le montant. Ta fille n’est qu’une
petite salope, hurla-t-il. Il portait un pantalon de cuir.
Erlendur soupira.
Il avait eu une journée longue et difficile.
Il entendit le genou se rompre au moment où la
porte claqua dessus avec une telle violence que les charnières du
haut se désolidarisèrent du montant.