Sigurdur Oli fut tout étonné que la femme
connaisse la raison de sa visite avant même qu’il l’ait mentionnée.
Il se trouvait une fois de plus dans la cage d’un escalier, cette
fois-ci à l’intérieur d’un immeuble de trois étages dans le
quartier de Grafarvogur. Il venait juste de se présenter et avait
commencé à expliquer la raison de sa présence quand la femme le
pria d’entrer en précisant qu’elle l’attendait.
C’était tôt dans la matinée. Dehors, le temps
était couvert, il tombait une fine bruine et l’obscurité de
l’automne se blottissait contre la ville, comme pour confirmer que
l’hiver arrivait à toute vitesse, que les jours raccourcissaient
encore plus et que le temps se refroidissait. On disait à la radio
qu’on n’avait pas connu d’automne aussi humide depuis plusieurs
dizaines d’années.
La femme lui proposa de le débarrasser de son
manteau. Sigurdur Oli l’enleva et elle l’accrocha dans une
penderie. L’homme, du même âge que la femme, sortit de la cuisine
et le salua d’une poignée de main. C’était un couple sans
différence d’âge. Tous les deux étaient septuagénaires, portaient
une sorte de combinaison de sport, des chaussettes blanches, et ils
s’apprêtaient à sortir faire leur jogging. Il les avait dérangés
pendant leur petit-déjeuner. L’appartement était exigu mais arrangé
de façon fonctionnelle : une petite salle de bain, un
coin-cuisine et un salon, une chambre à coucher spacieuse. Il y
régnait une chaleur épouvantable. Sigurdur Oli accepta une tasse de
café et en profita pour demander un verre d’eau. Il avait eu
immédiatement la gorge sèche. Ils échangèrent quelques mots sur la
météo jusqu’à ce que Sigurdur Oli n’y tienne plus.
– J’ai l’impression que vous attendiez ma
visite, dit-il en avalant une gorgée de café. C’était du jus de
chaussettes et il avait mauvais goût.
Sigurdur Oli la regarda, sans comprendre.
– Parmi nous, enfin les gens originaires de
Husavik, précisa la femme, comme s’il lui semblait inutile
d’expliquer une chose d’une telle évidence à qui que ce soit. Nous
n’avons pas eu d’autre sujet de conversation depuis que vous vous
êtes mis à sa recherche. Nous avons une association très importante
et dynamique ici, à Reykjavik. Je suis persuadée que tout un chacun
est au courant que vous recherchez cette femme.
– Pas d’autre sujet de conversation, répéta
Sigurdur Oli comme un perroquet.
– J’ai reçu des coups de téléphone de trois
de mes amies originaires du Nord qui vivent ici, à Reykjavik, elles
m’ont appelée hier soir. Ce matin, j’ai eu un coup de fil de
Husavik. On en parle continuellement.
– Et vous êtes parvenus à quelque
chose ?
– En fait, non, répondit-elle en regardant
son mari. Qu’est-ce que ce Holberg aurait fait subir à cette
femme ?
Elle n’essayait pas de dissimuler sa curiosité.
N’essayait pas de cacher son intérêt malsain. Elle se montrait si
pressante que Sigurdur Oli, pris d’une sorte de dégoût, surveilla
automatiquement sa langue.
– Il s’agit d’une affaire de violence,
dit-il. Nous recherchons la victime de ces violences, mais vous le
savez probablement déjà.
– Oui, oui, mais… mais pourquoi ?
Qu’est-ce qu’il lui a fait ? Et pourquoi avez-vous attendu
tout ce temps ? Je, ou plutôt, nous, dit-elle en adressant un
regard à son époux qui venait de s’asseoir sans dire un mot et
suivait la conversation, nous trouvons tellement bizarre que cela
prenne brusquement une telle importance après toutes ces années. On
m’a dit qu’elle avait été violée ? C’est la
vérité ?
– Je ne peux malheureusement pas dévoiler
d’informations sur le cours de l’enquête, répondit Sigurdur Oli. Et
peut-être n’est-ce, du reste, pas important. Je pense que vous ne
devriez pas monter cela en épingle, je veux
dire, dans vos conversations avec les autres. Êtes-vous en mesure
de me communiquer une information qui nous serait
utile ?
Le couple échangea des regards.
– Monter cela en épingle ? reprit-elle
avec un authentique étonnement. Nous n’en faisons quand même pas
toute une histoire. Eyvi, tu trouves que nous en faisons toute une
histoire ? (Elle regarda son mari qui semblait hésiter.) Eh
bien alors, réponds, mon vieux ! dit-elle vivement et il
sursauta.
– Non, on ne peut pas dire ça, ce n’est pas
vrai.
Le téléphone portable de Sigurdur Oli retentit. Il
ne le flanquait pas négligemment dans la poche de son imperméable
comme Erlendur mais le plaçait dans un petit étui soigné accroché à
la ceinture de son pantalon aux plis impeccables. Sigurdur Oli
demanda au couple de bien vouloir l’excuser, il se leva et
décrocha. C’était Erlendur.
– Tu peux me retrouver chez Holberg ?
demanda-t-il.
– Qu’est-ce qui se passe encore ?
demanda Sigurdur Oli.
– Ça va déménager, répondit Erlendur, puis il
raccrocha.
Quand Sigurdur Oli arriva à Nordurmyri, Erlendur
et Elinborg se trouvaient déjà sur les lieux. Erlendur se tenait
sur le pas de la porte du rez-de-jardin et fumait une cigarette
pendant qu’Elinborg s’affairait dans l’appartement. Sigurdur Oli
remarqua qu’elle humait l’air, elle passait sa tête au-dehors et
reniflait, expirait et reniflait à nouveau. Il regarda Erlendur qui
haussa les épaules, jeta la cigarette dans le jardin et ils
pénétrèrent ensemble dans l’appartement.
– Tu trouves que ça sent quoi,
là-dedans ? demanda Erlendur à Sigurdur Oli. Sigurdur Oli se
mit alors à imiter Elinborg et à humer l’air. Ils passaient d’une
pièce à l’autre en reniflant, sauf Erlendur dont l’odorat était
particulièrement mauvais après de nombreuses années de
tabagisme.
– La première fois que je suis entrée ici,
dit Elinborg, j’ai eu l’impression que les occupants de l’immeuble
ou de l’appartement devaient avoir des chevaux. L’odeur me
rappelait celle des chevaux, des bottes, des
harnachements ou de choses de ce genre. Le crottin. Exactement
comme dans une écurie. C’était la même odeur que celle qu’il y
avait dans l’appartement que j’ai acheté quand je me suis mise en
ménage, mon premier appartement. Mais les anciens propriétaires
n’étaient pas non plus éleveurs de chevaux. C’était simplement dû à
la saleté et à l’humidité. Les radiateurs avaient fui sur la
moquette et sur le parquet pendant des années et personne n’avait
rien fait pour y remédier. Et puis, on avait ouvert un accès vers
les égouts et les rats avaient pénétré dans l’appartement. Quand
les plombiers avaient nettoyé après eux, ils avaient simplement
bouché le trou avec de la paille et coulé une mince dalle de ciment
par-dessus. C’était pour ça qu’il y avait toujours ces remontées
d’égouts.
– Ce qui signifie ? demanda
Erlendur.
– J’ai l’impression que c’est le même genre
d’odeur ici, mais en pire. Une odeur d’humidité mélangée à celle du
crottin et des rats d’égout.
– J’ai eu une discussion avec Marion Briem,
dit Erlendur, sans être certain qu’ils connaissent le nom. Marion a
évidemment lu tout ce qui a été écrit sur le quartier de Nordurmyri
et elle est parvenue à la conclusion suivante : il ne faut pas
oublier que c’est un marais.
Il y eut un échange de regards entre Elinborg et
Sigurdur Oli.
– Nordurmyri fait en quelque sorte figure de
village indépendant, ici, en plein centre-ville de Reykjavik,
poursuivit Erlendur. Les maisons ont été construites pendant et
après la guerre. L’Islande est devenue une république indépendante
et les rues ont été baptisées d’après les grands hommes des
Sagas : la voie de Gunnar, la rue de Skeggi, etc. Dans ce
quartier, toute une faune extrêmement diverse de gens s’est
rassemblée, des gens plutôt aisés, voire riches, occupant
d’opulentes demeures, des gens qui n’avaient pas le sou et louaient
des appartements bon marché en rez-de-jardin comme celui-ci. Dans
le quartier de Nordumyri, on trouve un grand nombre de studios
occupés par des personnes âgées comme Holberg ; bien que
nettement plus fréquentables que lui, elles
vivent quand même dans ce genre de logements. Je tiens toutes ces
informations de Marion.
Erlendur marqua une pause.
– Une autre caractéristique du quartier est
l’existence d’appartements en sous-sol comme celui-ci. Autrefois,
ils n’étaient pas destinés à servir d’habitation mais un grand
nombre de propriétaires les ont modifiés, ont installé des
cuisines, des chambres, des salons. Autrefois, ces caves étaient
simplement utilisées à des fins professionnelles, enfin, comment
est-ce que Marion a appelé ça, déjà ? Des communs. Vous voyez
ce que c’est ?
Les deux secouèrent la tête.
– Naturellement, vous êtes tellement jeunes,
observa Erlendur sachant fort bien qu’ils ne supportaient pas ce
genre de remarque de sa part. Dans les caves comme celles-ci se
trouvaient les chambres de bonne. Les meilleures maisons
employaient des bonnes. Elles occupaient des pièces dans des trous
comme celui-ci. Il y avait aussi la buanderie, la pièce à faire les
conserves et le boudin, par exemple, la remise, la salle de bain et
tout ce genre de choses.
– Et surtout, n’oublions pas qu’il s’agit
d’un marais, n’est-ce pas ? observa ironiquement Sigurdur
Oli.
– Tu essaies de nous dire ce qui est le plus
important, oui ou non ? demanda Elinborg.
– En dessous de ces caves se trouvent des
fondations… dit Erlendur.
– C’est vrai que c’est sacrément original,
fit Sigurdur Oli à Elinborg.
– … comme en dessous de toute construction,
continua Erlendur sans se laisser déconcentrer par les moqueries de
Sigurdur Oli. Si vous discutez avec des plombiers, comme l’a fait
Marion Briem…
– Qu’est-ce c’est que ces Marion Briem
par-ci, Marion Briem par-là ? demanda Sigurdur Oli.
– … alors, vous découvrirez qu’on les a
régulièrement fait intervenir à Nordurmyri de temps à autre à cause
de problèmes qui se manifestent parfois très longtemps, des années,
voire des décennies après la construction des
immeubles en question sur le marais. Cela se produit à certains
endroits et pas à d’autres. On peut observer le phénomène sur
plusieurs immeubles. Un grand nombre d’entre eux est recouvert de
sable de mer et on voit que le revêtement de sable s’arrête en un
endroit pour laisser place au mur de ciment nu jusqu’à la terre. Il
y a peut-être un espace de cinquante à quatre-vingts centimètres.
Le problème, c’est que le sol s’affaisse également à
l’intérieur.
Erlendur remarqua qu’ils avaient cessé de sourire
d’un air narquois.
– En termes d’immobilier, cela s’appelle un
vice caché et cela pose un sacré problème aux gens qui ne savent
pas comment remédier au phénomène. L’affaissement du terrain génère
une pression qui fait céder les tuyaux des égouts sous le sol.
Avant même de s’en apercevoir, les gens envoient toutes leurs
déjections directement dans les fondations. Cela peut durer un
certain temps, car l’odeur ne filtre pas à travers la dalle. En
revanche, il se forme des traces d’humidité sur le sol car, dans un
certain nombre de ces immeubles, l’alimentation en eau chaude entre
en collision avec la canalisation de l’égout et l’eau chaude
s’écoule dans les fondations au moment où le tuyau cède. Il se
forme alors de la chaleur et de la vapeur qui remonte à la surface,
ce qui fait gondoler le parquet.
Erlendur bénéficiait maintenant de toute leur
attention.
– Et c’est Marion qui t’a dit ça ?
demanda Sigurdur Oli.
– Il faut alors casser le plancher, continua
Erlendur, pour aller dans les fondations et réparer la
canalisation. Les plombiers ont expliqué à Marion que parfois,
quand ils allaient dans la dalle avec le marteau piqueur ou qu’ils
y faisaient un forage, il arrivait qu’ils tombent sur du vide. Par
endroits, la dalle est assez fine et il n’y a rien que du vide en
dessous. Le terrain s’est affaissé de cinquante centimètres, voire
de tout un mètre. Tout cela parce que c’est construit sur un
marais.
Sigurdur Oli et Elinborg se regardèrent.
– Donc, ici, il n’y a rien que du vide sous
le sol ? demanda Elinborg en tapant d’un pied.
– Marion a réussi d’une manière que j’ignore
à mettre la main sur un plombier qui était venu précisément dans
cette maison l’année des commémorations du onze centenaire de la
Colonisation. C’est une année qui sert de point de repère à
beaucoup de gens et ce plombier se rappelait parfaitement être venu
ici à cause d’un problème d’humidité dans le sol.
– Qu’est-ce que tu essaies de nous
dire ? demanda Sigurdur Oli.
– Le plombier en question a fait une
ouverture dans le sol. La dalle n’est pas très épaisse. Partout en
dessous, il y avait du vide et cet homme est encore scandalisé que
Holberg ne lui ait pas permis de finir le travail.
– Comment ça ?
– Il a fait un trou dans le sol, réparé la
canalisation mais Holberg l’a ensuite mis à la porte en lui disant
qu’il terminerait le boulot. Ce qu’il a fait.
Ils demeurèrent silencieux jusqu’à ce que Sigurdur
Oli cède à son impatience :
– Marion Briem ? dit-il. Marion
Briem !
Il répétait ce nom comme si c’était un mot qu’il
ne comprenait pas. Erlendur ne s’était pas trompé. Il était trop
jeune pour se souvenir du temps où Marion travaillait dans la
police. Il répétait le nom sans cesse comme s’il s’agissait d’une
énigme incompréhensible, il s’arrêta brusquement, prit un air
pensif et demanda enfin :
– Attends un peu, Marion ? Marion ?
Qu’est-ce que c’est que cette Marion ? D’ailleurs, quel drôle
de nom ! C’est un homme ou une femme ?
Sigurdur Oli regardait Erlendur d’un air
inquisiteur.
– Il m’arrive à moi-même de me poser la
question, répondit Erlendur en attrapant son téléphone
portable.