Erlendur rentra chez lui tard dans la soirée. Il
avait décidé d’aller rendre visite à Katrin tôt le lendemain matin
pour l’entretenir de ses soupçons. Il espérait que son fils serait
bientôt localisé. Si les recherches s’éternisaient, on courait le
risque que la presse s’en mêle, ce qu’il désirait absolument
éviter.
Eva Lind n’était pas à la maison. Elle avait remis
de l’ordre dans la cuisine après les débordements d’Erlendur. Il
introduisit dans le micro-ondes l’un des plats qu’il avait achetés
dans une épicerie de nuit et appuya sur le bouton Marche. Erlendur
se rappela le moment où Eva Lind était venue le voir quelques soirs
auparavant, alors qu’il se tenait à côté du micro-ondes et qu’elle
lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant. Il avait
l’impression qu’une année entière s’était écoulée depuis ce soir-là
où, assise face à lui, elle avait tenté de lui extorquer de
l’argent en se dérobant à ses questions, mais il savait pourtant
que cela ne faisait que quelques jours. Il fit encore de mauvais
rêves au cours de la nuit. Il ne rêvait pas souvent et ne se
souvenait que de bribes à son réveil mais le rêve était suivi d’un
sentiment d’inconfort qui se prolongeait dans l’état de veille et
dont il ne parvenait pas à se débarrasser. La douleur dans sa
poitrine se rappelait constamment à lui, semblable à une brûlure
qui résistait à ses massages, ce qui n’arrangeait rien.
Il pensa à Eva Lind et son enfant, à Kolbrun et
Audur, à Elin, à Katrin et son fils, à Holberg et Grétar, à Ellidi
dans sa prison, à la fille de Gardabaer et son père, à lui-même et
ses propres enfants, son fils Sindri Snaer, qu’il ne voyait
absolument jamais, et Eva qui venait le solliciter et sur laquelle
il déversait un flot de reproches quand ce qu’elle faisait lui
déplaisait. Mais c’était elle qui avait raison. Comment pouvait-il
se permettre de lui faire morale ?
Il pensa aux mères et aux
filles, aux pères et aux fils, aux mères et aux fils, aux pères et
aux filles, aux enfants qui venaient au monde et dont personne ne
voulait, aux enfants qui mouraient dans cette petite société,
l’Islande, où tous semblaient dans une certaine mesure appartenir à
la même famille.
Si Holberg était le père du plus jeune fils de
Katrin, celui-ci avait-il alors assassiné son père ? Savait-il
que Holberg était son géniteur ? Comment l’avait-il
appris ? Était-ce Katrin qui le lui avait dit ?
Quand ? Pourquoi ? Ou bien, l’avait-il toujours su ?
Avait-il connaissance du viol ? Katrin lui avait-elle confié
que Holberg l’avait violée et que c’était ainsi qu’il avait été
conçu ? Qu’est-ce qu’une telle chose éveille en vous comme
sentiment ? Qu’est-ce que ça fait de découvrir qu’on n’est pas
celui qu’on croyait être ? Qu’on n’est pas soi-même ? Que
son père n’est pas son père, que l’on n’est pas son fils, mais le
fils d’un autre homme dont on ne connaissait même pas
l’existence ? D’un homme violent. D’un violeur.
Quel effet cela fait-il ? pensa Erlendur.
Comment se résout-on à accepter une chose de ce genre ? Est-ce
qu’on va voir son père pour l’assassiner ? Et qu’on écrit
ensuite : Je suis LUI.
Et si Katrin ne lui a pas parlé de Holberg,
comment, alors, a-t-il découvert la vérité ? Erlendur
retournait la question dans tous les sens. Après avoir bien
réfléchi au problème et à ses possibles solutions, l’arbre à
messages de Gardabaer s’imposa de plus en plus à son esprit. Il n’y
avait qu’une seule autre façon pour le fils de découvrir la vérité
et Erlendur décida qu’il se pencherait dessus dès le
lendemain.
En outre, qu’est-ce que Grétar avait vu ?
Pourquoi était-il nécessaire qu’il meure ? Est-ce qu’il
faisait chanter Holberg ? Avait-il connaissance des viols
commis par Holberg, avait-il l’intention de les raconter ?
Avait-il pris des photos de Holberg ? Qui était cette femme
assise en compagnie de Holberg sur la photo ? Quand cette
photo avait-elle été prise ? Grétar avait disparu pendant
l’été de la célébration du onze centième anniversaire de la
Colonisation et elle avait dû être prise avant cette époque.
Erlendur se demanda s’il existait d’autres victimes de Holberg qui
ne s’étaient jamais manifestées.
Quand elle vit Erlendur sortir de la cuisine, elle
annonça :
– J’ai rencontré la fille et je l’ai
accompagnée à Gardabaer. (Puis elle referma la porte derrière
elle.) Elle leur a dit qu’elle avait l’intention de porter plainte
contre ce sale bonhomme pour toutes ces années d’attouchements. Sa
mère a piqué une crise de nerfs. Ensuite, nous sommes
parties.
– Chez son mari ?
– Oui, dans leur joli petit appartement,
répondit Eva Lind de l’entrée en enlevant ses chaussures d’un coup
de pied. Il a commencé par se mettre en colère, mais il s’est calmé
dès que nous lui avons expliqué.
– Comment a-t-il pris ça ?
– C’est un chic type. Quand je suis repartie,
il était en route vers Gardabaer pour avoir une discussion avec le
père.
– Eh bien.
– Tu crois que ça servira à quelque chose de
porter plainte contre lui ? demanda Eva Lind.
– Ce sont des affaires difficiles. Les hommes
nient toujours en bloc et, dans un sens, ils s’en tirent indemnes.
Tout dépendra du témoignage de la mère. Elle ferait peut-être bien
d’aller discuter avec les gens de Stigamot, le centre de lutte et
d’information contre la violence sexuelle. Et de ton côté,
qu’est-ce que tu racontes ?
– Je vais bien, répondit Eva Lind.
– Tu as envisagé l’idée d’un examen par
résonance, ou comment ça s’appelle, déjà ? demanda Erlendur.
Je pourrais t’y accompagner.
– L’échographie viendra en temps utile,
répondit Eva Lind.
– Bien vrai ?
– Oui.
– Bien, conclut Erlendur.
– Et toi, qu’est-ce que tu as
farfouillé ? demanda Eva Lind en mettant l’autre plat dans le
micro-ondes.
– Je n’arrête pas de penser aux enfants ces
jours-ci, répondit Erlendur. Et à ces arbres à messages que sont
les arbres généalogiques, ils contiennent
toutes sortes de messages à notre intention si tant est que nous
sachions ce qu’il nous faut chercher. En outre, je pense à la manie
des collectionneurs. Comment c’est, déjà, cette chanson qui parle
du présent ?
Eva Lind regarda son père. Il savait qu’elle s’y
connaissait bien en musique.
– Tu veux dire : le
présent est une carne.
– Sa tête est
évidée.
– Son cœur, il est
givré.
– Et son cerveau se
balade, continua Erlendur. Il mit son chapeau en disant
qu’il ne serait pas absent bien longtemps.