Erlendur rentra chez lui aux alentours de dix
heures ce soir-là et enfourna un plat préparé dans le micro-ondes.
Il se tenait devant le four et regardait le plat tourner derrière
la vitre en pensant en lui-même qu’il avait vu nettement pire que
ça à la télévision. Dehors, le vent d’automne gémissait, saturé de
pluie et d’obscurité.
Il pensait aux gens qui laissaient un message
derrière eux avant de disparaître. Et lui, qu’écrirait-il sur un
bout de papier ? A l’intention de qui laisserait-il ce
message ? Sa fille, Eva Lind, apparut dans son esprit. Elle se
droguait et aurait envie de savoir s’il avait de l’argent. Elle se
faisait de plus en plus pressante dans ce domaine. Son fils, Sindri
Snaer, venait de terminer sa troisième cure de désintoxication. Le
message qu’il lui laisserait serait simple : plus jamais
Hiroshima.
Erlendur sourit vaguement lorsque le micro-ondes
émit trois signaux sonores.
N’allez pas croire que l’idée de disparaître où
que ce soit avait traversé la tête d’Erlendur.
Lui et Sigurdur Oli avaient discuté avec le voisin
qui avait découvert le cadavre. A ce moment-là, son épouse était
rentrée à la maison et avait parlé d’éloigner les enfants et de les
emmener chez sa mère. Le voisin s’appelait Olafur et avait déclaré
que lui-même et toute sa famille, femme et enfants, partaient pour
l’école ou pour le travail tous les jours à huit heures du matin et
que personne ne rentrait à la maison avant seize heures au plus
tôt. C’était lui qui allait chercher les garçons à l’école. Ils
n’avaient rien remarqué d’anormal en quittant leur domicile le
matin. La porte de l’appartement de l’homme était fermée. Ils
avaient dormi d’un sommeil profond pendant la nuit et n’avaient
rien entendu. Leurs relations avec le voisin n’étaient pas
développées. Ils ne le connaissaient pour ainsi dire pas du tout,
bien qu’ils aient emménagé à l’étage au-dessus
de chez lui plusieurs années auparavant.
Il restait encore au médecin légiste à déterminer
l’heure de décès avec plus de précision mais Erlendur pensait que
le meurtre avait été commis à la mi-journée. A l’heure de pointe,
comme on dit. Un communiqué avait été envoyé aux médias, indiquant
qu’un homme âgé de soixante-dix ans avait été trouvé sans vie dans
son appartement à Nordurmyri et qu’il avait probablement été
assassiné. Ceux qui avaient remarqué des allées et venues suspectes
à l’intérieur et autour de l’immeuble de Holberg au cours des
dernières vingt-quatre heures étaient priés d’entrer en contact
avec la police de Reykjavik.
Erlendur avait la cinquantaine, il était divorcé
depuis des années et père de deux enfants. Il n’avait jamais laissé
personne percevoir qu’il ne supportait pas les noms de ses enfants.
Son ex-épouse, avec qui il ne parlait pour ainsi dire plus depuis
deux bonnes décennies, trouvait ces noms mignons à l’époque. Le
divorce avait été difficile et Erlendur n’avait pas vraiment
maintenu le contact avec ses enfants quand ceux-ci étaient encore
jeunes. Lorsqu’ils furent plus âgés, ils se rapprochèrent de lui et
il les accueillit avec joie mais il était attristé de voir ce
qu’ils étaient devenus. Il était particulièrement peiné du sort
d’Eva Lind. Sindri Snaer, lui, se trouvait en meilleure posture.
Enfin, de bien peu.
Il sortit le plat du four et prit place à la table
de la cuisine. Il occupait un deux pièces qui débordait de livres
partout où il était possible d’en caser. De vieilles photos de
famille de ses ancêtres venant des fjords de l’Est étaient
accrochées aux murs, c’était de là-bas qu’Erlendur était
originaire. Il n’avait aucune photo de lui-même ou de ses enfants.
Un vieux poste de télé en fin de course de marque Nordmende était
accolé à un mur et un fauteuil encore plus en fin de course lui
faisait face. Erlendur maintenait son appartement relativement
propre grâce à un minimum de soin.
Il ne savait pas exactement ce qu’il était en
train de manger. Sur l’emballage assez curieux, il était question
de délices orientaux mais la nourriture, dissimulée à l’intérieur
d’un rouleau de pâte fine, avait un goût qui se
rapprochait plus d’une soupe au pain rance. Erlendur éloigna le
plat de lui. Il se demanda s’il lui restait encore un peu du pain
complet qu’il avait acheté quelques jours auparavant. Et du pâté
d’agneau. A ce moment-là, la sonnette retentit. Eva Lind avait
décidé de faire un petit drop in, comme
elle disait. Sa façon de parler lui portait sur les nerfs.
– Alors, ça pendouille comme il faut ?
dit-elle en passant la porte avant d’aller s’affaler directement
dans le canapé du salon.
– Allons, dit Erlendur en refermant la porte.
Fais-moi grâce de ces imbécillités.
– Je croyais que tu voulais que je surveille
mon langage, rétorqua Eva Lind qui avait eu droit à un certain
nombre de sermons de la part de son père sur sa manière de
parler.
– Alors, exprime-toi de manière sensée.
Il était difficile de dire quel rôle elle jouait
cette fois-ci. Eva Lind était la meilleure actrice qu’Erlendur ait
jamais rencontrée mais cela ne signifiait pas grand-chose puisqu’il
n’allait jamais au théâtre ni au cinéma. C’était tout juste s’il
regardait la télévision quand il savait qu’on y diffusait un
documentaire. La pièce de théâtre d’Eva Lind était en général un
drame familial en un, deux ou trois actes et traitait de la façon
la plus adéquate d’extorquer de l’argent à Erlendur. La chose ne se
produisait pas souvent, car Eva Lind avait ses propres méthodes
pour gagner son argent, et Erlendur préférait en savoir le moins
possible à ce sujet. Mais il arrivait parfois qu’elle n’ait pas un
radis, pas un foutu god damm cent en
poche, comme elle disait, et qu’elle vienne le solliciter.
Parfois, elle jouait le rôle de la petite fille,
venait se blottir contre lui et ronronnait comme un chat. D’autres
fois, elle se trouvait au bord du désespoir, s’énervait dans
l’appartement, complètement hors d’elle, le frappait en lui
reprochant de les avoir abandonnés, elle et Sindri Snaer, alors
qu’ils étaient si petits. Elle pouvait alors se montrer vulgaire,
méchante et cruelle. Parfois, il la voyait telle qu’elle devait
être, pratiquement normale, si tant est que la normalité existe, et
Erlendur avait alors l’impression qu’il pouvait discuter avec elle
comme avec n’importe quelle autre personne.
Elle portait un jean usé
jusqu’à la trame, une veste de cuir noir qui ne lui descendait
qu’au nombril et avait les cheveux courts, noir de jais, deux
petits anneaux à l’arcade sourcilière et une croix d’argent pendait
à l’une de ses oreilles. Elle avait eu de jolies dents blanches
mais celles-ci commençaient à s’abîmer et il lui en manquait deux à
la mâchoire supérieure. Cela se voyait quand elle arborait un large
sourire. Elle était amaigrie et avait le visage marqué de sombres
cernes sous les yeux. Erlendur avait parfois l’impression de
reconnaître dans son visage une expression de sa mère. Il
maudissait le destin d’Eva Lind et croyait que le manque
d’attention de sa part expliquait la situation de sa fille.
– J’ai discuté avec maman aujourd’hui, elle
m’a parlé et m’a demandé si je pouvais te parler. C’est génial
d’être un enfant de divorcés.
– Ta mère me veut quelque chose, à moi ?
demanda Erlendur, tout étonné. Elle le haïssait encore, au bout de
vingt ans. Il ne l’avait aperçue qu’une seule et unique fois
pendant tout ce temps et la rancœur se lisait clairement sur son
visage. Il avait eu une discussion avec elle au téléphone, une
autre fois, à cause de Sindri Snaer et il faisait de son mieux pour
oublier cette conversation.
– Ce n’est qu’une sale snobinarde.
– On ne dit pas ça de sa mère.
– Elle a des amis à Gardabaer, des gens
pleins aux as qui ont marié leur fille le week-end dernier et
celle-ci a purement et simplement disparu du mariage. Affreusement
contrariant. Ça s’est passé samedi et elle ne leur a pas donné de
nouvelles depuis. Maman assistait à la cérémonie et elle est
scandalisée au plus haut point. Elle voulait que je te demande si
tu pouvais aller voir ces gens. Ils ne souhaitent pas publier
d’avis dans les journaux ou quoi que ce soit de ce genre, cette
bande de snobs, mais ils savent que tu travailles à la police
criminelle et s’imaginent qu’ils peuvent tout faire en catimini,
chut chut chut… Et c’est moi qui suis censée te demander d’aller
leur parler. Pas maman. Tu comprends ? Jamais !
– Est-ce que tu connais ces gens ?
– En tout cas, je n’ai
pas été invitée au grandiose mariage que cette jolie petite salope
a bousillé.
– Et la fille, tu la connais ?
– A peine.
– Elle a fait une fugue ?
– J’en sais rien.
Erlendur haussa les épaules.
– Je pensais à toi, juste avant que tu
arrives.
– Non, c’est pas vrai, dit Eva Lind. Je me
demandais justement si…
– Je n’ai pas d’argent, déclara Erlendur qui
alla s’asseoir face à elle sur le fauteuil devant la télé.
Eva Lind fit le dos rond et s’étira.
– Comment se fait-il que je ne puisse pas
avoir une discussion avec toi sans que tu parles d’argent ?
demanda-t-elle. Erlendur eut l’impression qu’elle lui avait volé sa
réplique.
– Et comment se fait-il que je ne puisse pas
avoir de discussion avec toi, tout court ?
– Merde, fuck
you !
– Qu’est-ce que ça t’apporte de dire un truc
pareil ? Qu’est-ce que c’est que ces fuck
you ? Et ces “alors, ça pendouille comme il
faut ?” Qu’est-ce que c’est que cette façon de
s’exprimer ?
– Djisus !
éructa Eva Lind.
– Qui es-tu en ce moment ? Avec qui
est-ce que je parle ? Où est-ce que tu es, toi, enfouie sous
toute cette saleté de drogue ?
– Tu vas pas recommencer avec tes
conneries ! Qui es-tu ? dit-elle en l’imitant. Où est ton
être intime ? Je suis là. Je suis assise devant toi et je suis
moi !
– Eva.
– Dix mille2,
dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? Tu peux pas me filer dix mille
couronnes ? T’as largement assez de fric !
Erlendur regarda sa fille. Il avait remarqué
quelque chose de suspect dans son allure dès qu’elle était entrée.
Elle avait le souffle court, des gouttes de
sueur lui perlaient au front et elle ne tenait pas en place. Comme
si elle avait été malade.
– Tu es malade ? demanda-t-il.
– Please !
Erlendur continuait à regarder sa fille.
– Tu essaies de décrocher ?
demanda-t-il.
– Please !
Dix mille. C’est rien du tout. Rien du tout pour toi. Je ne
reviendrai plus jamais te demander de l’argent.
– Oui, précisément. Combien de temps y a-t-il
que tu… (Erlendur ne savait pas exactement comment il devait
exprimer sa pensée)… que tu as pris des substances ?
– Ça ne change rien. J’ai arrêté. Arrêté
d’arrêter d’arrêter d’arrêter d’arrêter d’arrêter d’arrêter !
Eva Lind s’était levée. Allez, file-moi dix mille. Please ! Cinq mille. File-moi cinq mille. Tu
n’aurais pas ça dans ta poche ? Cinq ! C’est franchement
que dalle.
– Pourquoi est-ce que tu essaies de décrocher
en ce moment ?
Eva Lind dévisagea son père.
– Arrête tes questions débiles. Je ne suis
pas en train de décrocher. D’arrêter quoi ? Qu’est-ce que je
suis censée arrêter ? Arrête de raconter des
conneries !
– Que se passe-t-il ? Pourquoi es-tu
tellement énervée ? Tu es malade ?
– Oui, je suis malade comme un chien. Tu peux
me prêter dix mille, je te les rendrai, c’est un emprunt, d’accord,
l’avare ?
– Avare, voilà un
mot correct, observa Erlendur. Tu es malade, Eva ?
– Pourquoi tu me demandes ça ? dit-elle
en s’énervant de plus belle.
– Tu as de la fièvre ?
– Donne-moi le fric. Deux mille ! C’est
rien du tout. Tu comprends pas ça. Espèce de con !
Il s’était levé également et elle s’approcha de
lui comme si elle avait eu l’intention de le frapper. Il ne
comprenait pas cette subite violence en elle. Il la toisa.
– Qu’est-ce que tu regardes ? lui
hurla-t-elle au visage. Tu as envie ? Hein ? Le vieux
papa a envie ?
– Ça t’a soulagé ? demanda-t-elle.
Il lui en donna une seconde, plus forte cette
fois-ci.
– Alors, ça raidit ? dit-elle. Erlendur
s’éloigna d’elle. Jamais auparavant, elle ne lui avait parlé de
cette façon. En l’espace d’un instant, elle s’était changée en une
bête vociférante. Il ne l’avait encore jamais vue dans cet état-là.
Il se tenait devant elle sans savoir que faire et la colère fit peu
à peu place à la compassion.
– Pourquoi est-ce que tu essaies d’arrêter
actuellement ? répéta-t-il.
– Je ne suis pas en train d’essayer d’arrêter
en ce moment, cria-t-elle. Hé, c’est quoi ton problème, mec ?
Tu comprends pas ce que je te raconte ? Qui est-ce qui te
parle d’arrêter ?
– Eva, que se passe-t-il ?
– Arrête avec tes “Eva, que se
passe-t-il” ! Est-ce que tu peux me passer cinq mille
couronnes ? Tu peux me le promettre ?
On aurait dit qu’elle s’était calmée. Peut-être se
rendait-elle compte qu’elle avait dépassé les bornes. Qu’elle
n’avait pas le droit de parler comme ça à son père.
– Et pourquoi maintenant ? demanda à
nouveau Erlendur.
– Tu me fileras les dix mille si je te le
dis ?
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Cinq mille.
Erlendur fixait sa fille.
– Tu es enceinte ? demanda-t-il.
Eva Lind regarda son père et arbora le sourire du
vaincu.
– Bingo ! dit-elle.
– Mais enfin, comment ? soupira
Erlendur.
– Comment ça, comment ? Tu veux que je
te fasse un dessin ?
– Pas de blabla. Tu prends des contraceptifs,
non ? Des préservatifs ou la pilule ?
– Je sais pas ce qui s’est passé, c’est
arrivé, c’est tout.
– Et tu veux arrêter la drogue ?
– Plus maintenant. J’y arrive pas. Voilà, je
t’ai tout raconté. Absolument tout ! Tu me dois dix mille
couronnes !
– Pour que tu drogues ton enfant ?
– C’est pas un enfant,
idiot ! C’est rien du tout. Un grain de sable. Je peux pas
décrocher tout de suite. Je le ferai demain. C’est promis. Mais pas
maintenant. Allez, deux mille. C’est quoi ?
Erlendur s’avança à nouveau vers elle.
– Mais tu as essayé. Tu as envie de
décrocher. Je vais t’aider.
– Je ne peux pas ! cria Eva Lind. Son
visage ruisselait de sueur et elle faisait de son mieux pour
dissimuler le tremblement qui lui parcourait tout le corps.
– C’est pour ça que tu es venue chez moi, dit
Erlendur. Tu aurais parfaitement pu aller ailleurs te procurer de
l’argent. C’est ce que tu as fait jusqu’à présent. Mais tu es venue
à moi parce que tu veux…
– Arrête ces conneries. Je suis venue te voir
parce que maman me l’a demandé et que tu as de l’argent. Il n’y a
aucune autre raison. Si tu ne m’en donnes pas, je vais en trouver
moi-même. Ça pose pas aucun problème. Il y a suffisamment de gars
comme toi prêts à me payer.
Erlendur ne la laissa pas changer de
conversation.
– Tu es déjà tombée enceinte ?
demanda-t-il.
– Non, répondit Eva Lind en baissant les
yeux.
– Qui est le père ?
Eva Lind, interloquée, regarda son père avec les
yeux écarquillés.
– ALLÔ ! cria-t-elle. Tu trouves
vraiment que j’ai l’air de sortir de la suite nuptiale de ce putain
d’hôtel Saga ? !
Avant qu’Erlendur ait le temps de lever le petit
doigt, elle l’avait repoussé et s’était enfuie de l’appartement,
avait descendu l’escalier et était sortie dans la rue pour
disparaître dans la pluie automnale et glaciale.
Il ferma doucement la porte derrière elle et se
demanda s’il avait bien fait ce qu’il fallait. C’était comme s’il
leur était impossible de parler ensemble sans se disputer et se
hurler dessus, et tout cela le fatiguait.
Il n’avait plus du tout faim mais se rassit sur la
chaise dans la salle, regarda devant lui, pensif. Il s’inquiétait
de la façon dont Eva Lind allait réagir.
Finalement, il prit un livre qu’il avait commencé et qui était
demeuré ouvert sur la table à côté de la chaise. Il faisait partie
de ce genre de livres qu’il affectionnait particulièrement et
parlait de gens qui se perdaient et trouvaient la mort sur les
hautes terres du centre de l’Islande.
Il reprit sa lecture au moment où commençait le
récit portant le titre : Mort sur la lande de Mosfell, et il
se trouva bientôt pris au milieu d’une impitoyable tempête de neige
dans laquelle les hommes périssaient gelés.