Erlendur ne s’attendait pas à trouver Einar à son
domicile. Il louait un petit appartement dans la rue Storagerdi et
c’est là-bas qu’ils se rendirent directement avec Elinborg en
partant de chez Katrin. Il était midi et la circulation était
dense. Chemin faisant, Erlendur exposa à Sigurdur Oli les
développements de l’affaire. Il fallait qu’ils lancent un avis de
recherche pour Einar. Qu’ils trouvent une photo de lui pour la
publier dans la presse et à la télé, accompagnée d’un bref
communiqué. Ils se donnèrent rendez-vous dans la rue Storagerdi.
Une fois arrivé sur les lieux, Erlendur descendit de la voiture
tandis qu’Elinborg continuait sa route.
Erlendur attendit Sigurdur Oli un court moment.
L’appartement se trouvait au rez-de-chaussée d’un immeuble de trois
étages et on y pénétrait directement depuis la rue. Ils appuyèrent
sur la sonnette et frappèrent vigoureusement à la porte mais rien
ne se produisit.
Ils essayèrent les étages supérieurs et il apparut
qu’Einar était le locataire du propriétaire d’un autre appartement,
ce dernier était rentré chez lui à midi et se montra disposé à les
accompagner à l’étage inférieur pour leur ouvrir l’appartement de
son locataire. Il déclara n’avoir pas croisé Einar depuis quelques
jours, peut-être même depuis une semaine tout entière ;
affirma que c’était un homme calme, qu’il n’avait absolument pas à
se plaindre de lui, qu’il payait toujours le loyer à temps et qu’il
ne comprenait pas ce que la police pouvait bien lui vouloir. Afin
d’éviter qu’il se perde en conjectures, Sigurdur Oli lui annonça
que sa famille le recherchait et qu’elle tentait de découvrir où il
pouvait bien être allé.
Le propriétaire ne demanda pas s’ils étaient en
possession d’un mandat de perquisition. Ils n’en avaient pas mais
l’obtiendraient plus tard dans la journée.
Ils présentèrent leurs
excuses une fois qu’il leur eut ouvert la porte et qu’ils furent
entrés dans l’appartement. Tous les rideaux des fenêtres étaient
tirés et l’obscurité régnait à l’intérieur. L’appartement était
minuscule. Un salon, une chambre, une cuisine et une petite salle
de bain. Les sols étaient couverts de moquette, sauf celui de la
salle de bains et, dans la cuisine, il y avait du lino. Un canapé
devant la télévision. L’air à l’intérieur était vicié. Au lieu
d’ouvrir les rideaux, Erlendur alluma la lumière et ils y virent
plus clair.
Ils fixèrent les murs du salon et se regardèrent.
Les murs étaient couverts des mots qu’ils connaissaient si bien
depuis qu’ils les avaient vus dans l’appartement de Holberg, tracés
avec des stylos, des marqueurs et des bombes de peinture. Trois
mots qui, autrefois, avaient été incompréhensibles pour Erlendur
mais qui ne l’étaient plus.
Je suis LUI.
Ils pénétrèrent un peu plus avant dans
l’appartement.
Des journaux et des revues se trouvaient
éparpillés à droite et à gauche, nationaux ou étrangers, des livres
qu’Erlendur pensait être des publications scientifiques étaient
entassés en piles ici et là, sur le sol du salon et de la chambre à
coucher. Des gros albums de photos s’y trouvaient également,
mélangés au reste. Dans la cuisine, il y avait des emballages de
plats préparés.
– La paternité des Islandais, observa
Sigurdur Oli en enfilant ses gants de latex, serons-nous un jour en
mesure d’avoir des certitudes dans ce domaine ?
Erlendur pensa aux recherches en génétique. Le
Centre d’études du génome avait récemment commencé à rassembler les
données sur les maladies de tous les Islandais, décédés ou en vie,
et à en constituer une banque contenant toutes les informations
sanitaires sur la population. On la croisait avec le fichier
généalogique qui permettait de retracer la filiation de chaque
Islandais jusqu’au Moyen Âge, le programme s’appelait “Recherche
sur le génome des Islandais”. Le but principal était de comprendre
la manière dont les maladies se transmettaient par les gènes, de
les rechercher par le biais d’analyses et de trouver des moyens
de les guérir, elles ou d’autres maladies, si
cela était possible. On arguait du fait que la population
islandaise était restée longtemps isolée, que le sang n’avait pas
été beaucoup mélangé, ce qui en faisait un terrain de choix pour
les recherches.
L’entreprise et le ministère de la Santé, qui
avait délivré l’autorisation de constituer un fichier informatique,
avaient engagé leur responsabilité pour qu’aucune personne
étrangère ne puisse s’introduire dans la base et ils avaient exposé
le système très complexe de transcodage des informations,
parfaitement impossible à pirater.
–Aurais-tu des inquiétudes sur ta paternité ?
demanda Erlendur. Il avait également enfilé des gants de latex et
il entra dans le salon avec toutes les précautions d’usage. Il
ramassa l’un des albums photo et le feuilleta. Il s’agissait d’un
vieil album.
– Dans ma famille, on m’a toujours dit que je
ne ressemblais ni à mon père ni à ma mère.
– J’ai toujours eu cette impression, répondit
Erlendur.
– Comment ça ? Qu’est-ce que tu veux
dire ?
– Que tu étais un bâtard.
– Ça fait plaisir de voir que tu as retrouvé
ton sens de l’humour, rétorqua Sigurdur Oli. Tu t’es montré plutôt
énigmatique, ces derniers temps.
– Quel sens de l’humour ? demanda
Erlendur.
Il feuilleta les photos. C’étaient de vieux
clichés noir et blanc. Il crut reconnaître la mère d’Einar sur
certains d’entre eux. L’homme qui figurait dessus devait, par
conséquent, être Albert et les trois garçons, les fils du couple.
Einar, le plus jeune des trois. Ces photos avaient été prises
durant les fêtes de Noël et les vacances d’été, certaines étaient
banales, prises dans la rue ou dans la cuisine tandis que les
garçons étaient assis à table, vêtus de tricots à motifs, dont
Erlendur se rappela l’époque. Celle datant d’avant 1970. Les frères
aînés portaient les cheveux longs. Une série prise à l’étranger.
Dans le parc d’attractions de Tivoli à Copenhague, se dit
Erlendur.
Plus loin dans l’album, les garçons avaient
vieilli, leurs cheveux avaient gagné en longueur et ils portaient
des costumes avec de larges revers et des
chaussures du dimanche à talonnettes. Katrin avait les cheveux
permanentés. Les photos avaient pris de la couleur. Albert avait
commencé à se dégarnir. Erlendur essayait d’identifier Einar et, en
comparant son visage à ceux de ses frères et de ses parents, il
remarquait à quel point il était différent d’eux. Les autres fils
avaient un fort air de famille et tenaient surtout de leur père.
Einar était le vilain petit canard.
Il reposa le vieil album et en prit un autre, plus
récent. Les photos qu’il contenait semblaient avoir été prises par
Einar lui-même et représentaient la famille qu’il avait fondée,
lui. Elles ne formaient pas une histoire aussi longue. C’était
comme si Erlendur avait pris en route l’existence d’Einar au moment
où il faisait la connaissance de sa femme. Il se demanda si elles
avaient été prises juste avant qu’ils ne se mettent en ménage. Ils
avaient fait du tourisme en Islande. Fait un tour dans les fjords
de l’Ouest, les Hornstrandir. Thorsmörk et les sources de
Herdubreid. Parfois, ils étaient à bicyclette. Erlendur supposa
qu’elles dataient du milieu des années 80.
Il passa rapidement, reposa l’album et prit celui
qui lui paraissait être le plus récent. Il y vit une petite fille
sur un lit d’hôpital avec des perfusions dans les bras et un masque
à oxygène sur le visage. Elle avait les yeux fermés et des
appareils l’entouraient de toutes parts. Il avait l’impression
qu’elle se trouvait dans l’unité des soins intensifs. Il eut un
moment d’hésitation puis continua à feuilleter.
Erlendur sursauta quand son portable se mit tout à
coup à sonner. Il repoussa l’album sans le refermer. C’était Elin
qui appelait de Keflavik, elle était complètement
bouleversée.
– Il est venu me voir ce matin,
annonça-t-elle de but en blanc.
– Qui ça ?
– Le frère d’Audur. Il s’appelle Einar. J’ai
essayé de vous joindre. Il était chez moi ce matin et m’a
absolument tout expliqué, le pauvre homme. Il a perdu sa fille
exactement de la même manière que Kolbrun. Il savait de quoi Audur
était morte. Il s’agit d’une maladie présente dans la famille de
Holberg.
– Où est-il en ce moment ? demanda
Erlendur.
– Comment ça, une bêtise ?
– Il m’a dit que c’était terminé.
– Qu’est-ce qui est terminé ?
– Il ne l’a pas précisé. Il a simplement dit
que c’était terminé.
– Est-ce que vous savez où il est
parti ?
– Il m’a dit qu’il rentrait à
Reykjavik.
– A Reykjavik ? Où ça ?
– Il ne l’a pas précisé, répondit Elin.
– Est-ce qu’il vous a dit ce qu’il avait
l’intention de faire ?
– Non, répondit Elin. Il n’a rien dit de ça.
Il faut absolument que vous le retrouviez avant qu’il ne fasse une
bêtise. Il est au fond du gouffre, le pauvre homme. C’est affreux.
Absolument abominable. Dieu du ciel, de ma vie je n’ai vu une telle
chose.
– Quoi ?
– Il ressemble tellement à son père. Il
ressemble à Holberg à s’y méprendre, le pauvre, et il ne peut
supporter de vivre avec ça. C’est au-dessus de ses forces. Pas
après avoir entendu ce que Holberg a fait à sa mère. Il affirme
être prisonnier du corps de Holberg. Il dit que c’est son sang qui
coule dans ses veines et l’idée lui est insupportable.
– Mais de quoi est-ce qu’il
parle ?
– C’est comme s’il haïssait sa propre
personne, expliqua Elin. Il affirme qu’il n’est plus celui qu’il
était, mais un autre homme, et il se sent coupable de tout ce qui
s’est passé. Rien de ce que j’ai pu lui dire n’y a changé quoi que
ce soit, il ne m’a pas écoutée.
Erlendur baissa les yeux sur l’album photo, sur la
petite fille dans son lit d’hôpital.
– Pourquoi est-ce qu’il voulait vous
rencontrer ?
– Il voulait en savoir plus sur Audur. Il
voulait tout savoir d’elle. Le genre de petite fille qu’elle était,
comment elle est morte. Il m’a même affirmé que j’étais sa nouvelle
famille. Pouvez-vous vous imaginer une telle chose ?
– Où pourrait-il être allé ? demanda
Erlendur en regardant sa montre-bracelet.
– Nous allons faire de notre mieux, répondit
Erlendur en s’apprêtant à la saluer mais il sentit une hésitation
chez Elin. Quoi, il y a autre chose ? demanda-t-il.
– Il a assisté à l’exhumation d’Audur, ajouta
Elin.
– Il a vu ça ?
– Il avait déjà retrouvé ma trace, il nous a
suivis au cimetière et a vu quand vous avez retiré le cercueil de
la tombe.