Le couple de Gardabaer considérait Erlendur d’un
regard angoissé. Leur petite fille chérie avait disparu. Ils
n’avaient aucune nouvelle d’elle depuis trois jours. Rien depuis le
mariage. Ils déclarèrent qu’elle avait filé pendant la cérémonie.
Leur petite fille. Erlendur se la représentait comme une toute
jeune demoiselle avec des boucles blondes avant d’apprendre qu’elle
avait vingt-trois ans et étudiait la psychologie à l’Université
d’Islande.
– La cérémonie ? demanda Erlendur
pendant qu’il regardait la vaste salle clinquante autour de
lui ; celle-ci était aussi grande que tout un étage de son
immeuble.
– Son propre mariage ! dit le mari comme
s’il ne parvenait pas encore à réaliser ce qui s’était passé. Ma
fille s’est enfuie le jour de son propre mariage !
L’épouse porta un mouchoir tout chiffonné à son
nez.
Midi était arrivé. Erlendur avait mis une
demi-heure pour venir jusqu’à Gardabaer à cause de travaux sur la
route de Reykjavik et il n’avait trouvé l’immense demeure qu’après
avoir tourné un moment. La maison était presque invisible depuis la
rue, entourée d’un grand jardin où poussaient toutes sortes
d’arbres atteignant presque six mètres de hauteur. Le couple
l’avait accueilli visiblement bouleversé.
Erlendur savait qu’il s’agissait là d’une perte de
temps et que d’autres affaires plus urgentes l’attendaient mais,
puisque son ex-femme lui avait demandé un service, il voulait
essayer de la satisfaire même s’ils s’adressaient à peine la parole
depuis vingt ans.
La femme portait un joli tailleur vert anis et
l’homme un costume noir, celui-ci avoua qu’il s’inquiétait de plus
en plus pour sa fille. Il était persuadé qu’elle finirait par
rentrer à la maison et qu’elle était saine et sauve – il ne pouvait
s’imaginer qu’il en fût autrement – mais il souhaitait toutefois
prendre conseil auprès de la police même s’il
considérait qu’il était inutile de faire appel aux sauveteurs et
aux brigades de recherche ou encore de publier des avis à la radio,
dans les journaux ou à la télévision.
– Elle s’est tout bêtement volatilisée, dit
l’épouse. Ils avaient l’âge d’Erlendur, la cinquantaine,
travaillaient tous les deux dans le commerce, dans l’importation de
produits de puériculture et cette activité suffisait à les faire
vivre dans une certaine opulence. Des nouveaux riches. L’âge les
avait épargnés. Erlendur remarqua la présence de deux voitures
flambant neuf devant leur garage. Brillantes comme des sous
neufs.
La dame rassembla ses esprits et se mit à lui
raconter l’histoire du soleil.
– C’était dans la journée de samedi et voilà
qu’on était maintenant mardi, Dieu du ciel, ce que le temps passe
vite, et c’était une journée tellement magnifique. Ils avaient été
mariés par ce pasteur très à la mode.
– Un vrai bonnet de nuit, commenta l’époux.
Il est arrivé à toute vitesse, a débité quelques banalités et a
filé aussi sec avec son attaché-case. Je ne comprends pas pourquoi
il est tellement populaire.
L’épouse ne permettait pas que quoi que ce soit
vienne troubler la beauté de la cérémonie.
– C’était une journée magnifique ! Il y
avait du soleil, une très belle journée d’automne, absolument. Il
devait y avoir au moins cent personnes qui n’ont pu venir qu’à
l’église. Elle a tellement d’amis. Tout le monde l’adore, notre
fille. Nous avons organisé le repas ici, à Gardabaer. Comment
est-ce que l’endroit s’appelle, déjà ? J’oublie
constamment.
– Gardaholt, précisa l’époux.
– Un bâtiment merveilleusement agréable,
continua-t-elle. Nous étions pleins à craquer. Je veux dire, le
bâtiment était comble. Avec tous ces cadeaux. Et puis au moment où…
Et puis au moment où…
– Ils étaient censés ouvrir le bal,
poursuivit l’époux alors que sa femme fondait en larmes, le benêt
était en piste et quand nous avons appelé Disa
Ros, elle ne s’est pas manifestée. Nous l’avons cherchée partout
mais on aurait dit que la terre l’avait engloutie.
– Disa Ros ? demanda Erlendur.
– Nous nous sommes rendu compte qu’elle était
partie avec la voiture de cérémonie…
– La voiture de cérémonie ?
– Oui, enfin, le carrosse contenant les
fleurs et les tables qu’on avait ramenées de l’église, la voiture
du mariage, si vous préférez, et elle s’est éclipsée de la fête,
dit l’époux. Sans le dire à personne ! Sans la moindre
explication !
– S’éclipser de son propre mariage ! fit
entendre l’épouse.
– Et vous n’en connaissez pas la
cause ?
– Elle a probablement changé d’avis, dit
l’épouse. Elle devait regretter tout ça.
– Mais pourquoi donc ? demanda
Erlendur.
– Pouvez-vous la retrouver pour nous ?
demanda l’époux. Elle ne nous a donné aucune nouvelle et comme vous
pouvez le constater nous sommes morts d’inquiétude. Le banquet a
été une catastrophe. Le mariage, un fiasco complet. Nous ne savons
plus quoi faire. Et notre petite fille est introuvable.
– Hmm… et la voiture ? Vous l’avez
retrouvée ?
– Oui, dans la rue Gardastraeti, répondit
l’époux.
– Pourquoi là-bas ?
– Je n’en sais rien. Elle ne connaît personne
dans cette rue. Ses vêtements étaient à l’intérieur de cette
voiture. Ses vêtements de ville.
Erlendur hésitait.
– Ses vêtements de tous les jours étaient à
l’intérieur de la voiture de cérémonie ? dit-il enfin, en
réfléchissant aux profondeurs abyssales qu’atteignait maintenant
cette discussion et en se demandant s’il en portait la
responsabilité.
– Elle a enlevé sa robe de mariée et mis ses
vêtements de tous les jours qu’elle avait visiblement déposés dans
la voiture, précisa l’épouse.
– Vous pensez que vous pourrez la
retrouver ? demanda l’époux. Nous avons contacté tous les gens
qu’elle connaît et personne ne sait rien. Nous
ne voyons absolument pas comment nous y prendre. J’ai une photo
d’elle.
Il tendit à Erlendur la photographie d’une jolie
jeune fille aux cheveux blonds en costume de bachelière, qui était
maintenant partie se cacher. Sur le cliché, elle lui
souriait.
– Vous n’avez aucune idée de ce qui s’est
produit ?
– Pas la moindre, répondit la mère.
– Aucune, dit le père.
– Et là, ce sont les cadeaux, n’est-ce
pas ?
Erlendur regardait l’imposante table de salle à
manger située à plusieurs mètres, chargée de paquets aux jolies
couleurs, de magnifiques objets de décoration, de cellophane et de
fleurs. Il se dirigea vers la table et le couple le suivit. De sa
vie, il n’avait vu autant de cadeaux et se demandait ce que les
paquets pouvaient bien renfermer. Des babioles et encore des
babioles, s’imaginait-il.
Quelle vie !
– Et là, nous avons un peu de végétation, dit
le mari en désignant un buisson dont les brindilles dépassaient
d’un grand sac à l’autre bout de la table. De petits papiers rouges
en forme de cœur avaient été accrochés aux branches.
– C’est un arbre à messages.
– Qu’est-ce que c’est au juste ? demanda
Erlendur. Il n’avait assisté qu’à un seul mariage dans sa vie et
cela faisait longtemps maintenant. Il n’y avait pas d’arbres à
messages à cette époque-là.
– On distribue aux invités des papiers sur
lesquels ils peuvent écrire un petit mot aux mariés, ensuite, on
les accroche à l’arbre. On venait juste d’en accrocher des tas sur
l’arbre quand Disa Ros a disparu, expliqua l’épouse en portant à
nouveau son mouchoir à son nez.
Le téléphone portable d’Erlendur sonna dans la
poche de son imperméable et il plongea sa main pour le saisir mais
la malchance voulut qu’il se coince dans l’ouverture de la poche et
qu’au lieu de faire preuve d’adresse et de calme, ce qui aurait été
si facile, Erlendur le tire de toutes ses forces jusqu’à ce que la
poche cède. La main qui tenait le téléphone vint heurter l’arbre
à messages. Celui-ci se renversa et tomba à
terre. Erlendur regarda le couple d’un air désolé et alluma son
téléphone.
– Est-ce que tu nous accompagnes à
Nordurmyri, oui ou non ? demanda Sigurdur Oli de but en blanc.
Histoire de regarder l’appartement d’un peu plus près.
– Tu es au pied de l’immeuble ? demanda
Erlendur. Il s’était éloigné sur le côté.
– Tu me fais poireauter, continua Sigurdur
Oli. Nom de Dieu, tu es où ?
Erlendur éteignit le téléphone.
– Je vais voir ce que je peux faire, dit-il
au couple. Je ne crois pas qu’elle coure un quelconque danger. Elle
a sûrement eu un moment de doute et elle doit être en train de se
remettre de tout ça chez un ami. Vous ne devriez pas vous inquiéter
autant. Elle vous appellera plus tôt que vous ne le pensez.
Le couple se baissa pour ramasser les petits cœurs
qui étaient tombés de l’arbre à messages. Il remarqua que certains
morceaux de papier tombés sous la chaise avaient échappé à leur
regard et il se pencha pour les ramasser. Ils étaient en carton
rouge. Erlendur lut les messages écrits dessus et regarda le
couple.
– Avez-vous vu ceci ? demanda-t-il en
leur tendant l’un des cœurs.
Le mari lut le message et une expression
d’étonnement s’inscrivit sur son visage. Il le tendit à sa femme.
Elle le lut plusieurs fois sans sembler en comprendre un traître
mot. Le message n’était pas signé.
– Est-ce l’écriture de votre fille ?
demanda-t-il.
– Oui, je crois, répondit la femme.
Erlendur, qui faisait tourner le papier entre ses
doigts, relut le message : Il est
dégoûtant, qu’est-ce que j’ai fait ?