Sans craindre le vertige et le vent.

À cinq heures du matin, des convois militaires traversaient la ville ; devant les magasins d’alimentation, commençaient à se former des queues de femmes portant chacune une chandelle dans une lanterne : sur les murs, était encore humide la peinture des inscriptions de propagande tracées par les brigades des différentes tendances du Conseil Provisoire pendant la nuit.

À l’heure où les musiciens replaçaient leurs instruments dans leurs étuis et sortaient du sous-sol, le ciel était vert. Les clients du « Nouveau Titania » faisaient un bout de route avec eux, comme pour ne pas rompre la complicité qui s’était créée dans le local durant la nuit, entre gens rassemblés par le hasard ou l’habitude ; tous formaient un seul groupe où les hommes, dans leur pardessus au col relevé, avaient l’air de cadavres, de momies sorties de sarcophages où elles auraient été conservées pendant quatre mille ans, et prêtes à tomber en poussière d’un moment à l’autre, tandis qu’un vent d’excitation gagnait les femmes qui chantonnaient, chacune pour soi, leur manteau ouvert sur le décolleté de leurs robes du soir, promenant leurs jupes longues dans les flaques au rythme incertain d’un pas de danse, selon ce phénomène propre à l’ivresse qui fait qu’une nouvelle euphorie jaillit sur la retombée de l’euphorie précédente ; on aurait dit qu’en chacun d’eux, l’espoir subsistait que la fête ne fût pas encore finie, que les musiciens s’arrêteraient à un moment ou l’autre au milieu de la rue, rouvriraient leurs étuis et en tireraient de nouveau contrebasses et saxophones.

En face de l’ancienne banque Levinson, surveillée par des patrouilles de la garde populaire, baïonnette au canon et cocarde au béret, le groupe des noctambules se dispersa, comme s’ils s’étaient donné le mot, et chacun poursuivit sa route sans saluer les autres. Nous restions trois : Valerian et moi avions pris Irina chacun par un bras, moi à sa droite, comme toujours, pour faire de la place à l’étui du lourd pistolet que je portais à la ceinture, tandis que Valerian, qui était en civil, appartenant au Commissariat de l’Industrie Lourde, s’il avait un pistolet sur lui (et je crois bien qu’il en avait un), c’était sûrement l’un de ces pistolets plats qui tiennent dans une poche. À cette heure-là, Irina devenait silencieuse et comme sombre, et une espèce de crainte s’emparait de nous – je parle de moi, mais je suis certain que Valerian partageait mon état d’esprit, bien que nous ne nous soyons jamais fait de confidences à ce sujet – parce que nous sentions que c’était l’instant où elle prenait véritablement possession de nous deux, et qu’aussi folles que fussent les choses qu’elle nous amènerait à faire une fois prisonniers de son cercle magique, ce ne serait rien au regard de ce qu’elle était en train d’échafauder en imagination, sans s’arrêter devant aucun excès : qu’il s’agisse de curiosité sensuelle, d’exaltation mentale, ou de cruauté. La vérité est que nous étions tous très jeunes, beaucoup trop jeunes pour ce que nous vivions ; les garçons surtout. Irina, elle, avait la précocité des femmes de son genre, bien qu’elle fût la plus jeune de nous trois ; et elle nous faisait faire tout ce qu’elle voulait.

Elle se mit à siffloter silencieusement, Irina, et seuls ses yeux souriaient, comme si elle avait goûté par avance une idée qui lui était venue ; puis le sifflement se fit entendre, c’était une marche bouffe d’une opérette en vogue, et nous, toujours un peu inquiets de ce qui était en train de se préparer, nous nous mîmes à siffler pour l’accompagner, nous marchions comme entraînés par le son d’une irrésistible fanfare, nous nous sentions tout à la fois des victimes et des triomphateurs.

La chose arriva lorsque nous passions devant l’église Sainte-Apollonie, transformée en lazaret pour les cholériques ; les cercueils exposés sur des chevalets, entourés de grands cercles de chaux pour empêcher les gens d’approcher, attendaient les charrettes qui les amèneraient au cimetière. Une vieille femme priait à genoux sur le parvis, et nous, qui défilions entraînés par la musique de notre marche, nous avions failli la renverser. Elle leva vers nous un petit poing sec et jaune, rugueux comme une châtaigne, et, s’appuyant de l’autre au pavé, cria : « Maudits les messieurs ! » ou plutôt : « Maudits ! Messieurs ! », comme si c’était là deux imprécations en crescendo, et qu’en nous appelant « messieurs », elle nous eût désignés comme deux fois maudits ; suivit un mot du dialecte d’ici, qui veut dire « habitués du bordel » et encore quelque chose comme « vous finirez… », mais à ce moment elle vit mon uniforme, baissa la tête et se tut.

Je raconte l’incident dans tous ses détails parce qu’il fut considéré – pas tout de suite, plus tard – comme un présage de tout ce qui devait arriver ; et parce que ces images de l’époque doivent traverser la page comme les convois la ville (même si le mot « convois » évoque des images un peu approximatives ; il n’est pas mauvais qu’il flotte dans l’air une certaine indétermination, typique de la confusion qui régnait à l’époque) : comme ces banderoles tendues d’une maison à l’autre, qui invitaient la population à souscrire à l’emprunt d’Etat, ou ces cortèges syndicaux organisés par des centrales rivales, dont les trajets devaient ne pas se rencontrer, les uns manifestant pour la poursuite à outrance de la grève à l’usine de munitions Kauderer, les autres pour la suspension du mouvement, la priorité des priorités étant de distribuer des armes au peuple contre les troupes contre-révolutionnaires sur le point d’encercler la ville. En se croisant, toutes ces lignes obliques délimiteront assez bien l’espace où nous nous déplacions, Valerian, Irina et moi ; celui où notre histoire pouvait sortir du rien, se trouver un point de départ, une direction, un dessein.

Irina, je l’avais connue le jour où le front avait cédé à douze kilomètres (ou moins encore) de la porte d’Orient. Pendant que la milice urbaine – des garçons de moins de dix-huit ans et des réservistes d’âge avancé – prenait position autour des édifices bas de l’Abattoir – lieu dont le nom semblait déjà de mauvais augure, mais pour qui, on ne le savait pas encore –, un flot humain se repliait sur la ville vers le pont de Fer. Paysannes tenant sur la tête une corbeille d’où pointait une oie, cochons hystériques vous filant entre les jambes, poursuivis par les glapissements des enfants (l’espoir de mettre quelque chose à l’abri des réquisitions militaires poussait les familles de la campagne à disperser le plus possible enfants et animaux, pour les confier à la fortune), soldats à pied ou à cheval, qu’ils aient déserté leur unité ou qu’ils cherchent à rejoindre le gros de forces dispersées, vieilles dames du monde à la tête d’une caravane de servantes et de hardes, brancardiers avec leurs civières, malades chassés des hôpitaux, marchands ambulants, fonctionnaires, moines, gitans, pupilles de l’ex-collège des filles d’officiers en tenue de voyage : tout ce monde-là s’écoulait entre les structures métalliques du pont, comme poussé par un vent glacé, humide, qui semblait souffler à travers les déchirures de la carte, les brèches qui s’étaient ouvertes dans les frontières et le front. Ils étaient nombreux, ces jours-là, à chercher refuge en ville : il y avait ceux qui craignaient de voir s’étendre avec la révolte les pillages, et ceux qui avaient de bonnes raisons de ne pas se trouver sur le chemin des armées de la restauration ; ceux qui cherchaient refuge auprès de la fragile légalité du Conseil Provisoire, et ceux qui voulaient seulement disparaître dans la confusion pour se dérober sans problème à la loi, que ce fût l’ancienne ou la nouvelle. Chacun sentait que sa propre survie était en jeu, et l’étrange est que, là où il aurait pu sembler le plus incongru de parler de solidarité, car il fallait d’abord s’ouvrir un chemin du coude et des ongles, il se formait une sorte de communauté, une entente, qui faisait qu’on s’unissait face aux obstacles, et qu’on se comprenait à demi-mot.

Pour cette raison sans doute, ou bien parce que la jeunesse se reconnaît toujours dans la pagaille générale, et en jouit : le fait est qu’en traversant le pont de Fer au milieu de la foule, ce matin-là, je me sentais léger, content, en harmonie avec les autres, avec le monde, avec moi-même, comme cela ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (Je ne voudrais pas me tromper de mot : je me sentais – pour mieux dire – en harmonie avec l’inharmonie des autres, du monde et de moi.) J’étais arrivé juste à l’extrémité du pont, là où une volée de marches rejoint la rive, le flot humain ralentissait, s’engorgeait, opposant aux poussées des contre-poussées pour ne pas renverser ceux qui descendaient plus lentement – mutilés qui s’arc-boutaient tour à tour sur une béquille puis sur l’autre, chevaux tenus par le mors et dirigés en diagonale pour éviter que les sabots ferrés ne glissent sur le rebord des marches de fer, side-cars qu’il fallait soulever à bout de bras (ceux-là auraient mieux fait de prendre le pont aux Charrettes, c’est ce que ne manquaient pas de leur crier les piétons, mais cela aurait voulu dire rallonger d’un bon mille) – lorsque je remarquai la femme qui descendait à côté de moi.

Manteau à revers de fourrure au col et aux poignets, chapeau cloche à voilette piqué d’une rose : élégante, en somme ; avec cela, jeune et plaisante, je le constatai aussitôt après. Tandis que je la regardais de profil, je la vis ouvrir les yeux tout grands, porter une main gantée à sa bouche agrandfe par un cri de terreur, et se laisser aller en arrière. Elle serait tombée, elle aurait sûrement été piétinée par cette foule qui avançait comme une horde d’éléphants, si je n’avais été assez prompt pour la retenir par un bras.

— Vous vous sentez mal ? Appuyez-vous sur moi. Vous verrez que ce n’est rien.

Elle s’était raidie et ne pouvait faire un pas de plus.

— Le vide, le vide, là-dessous, dit-elle, j’ai le vertige, au secours…

Rien de ce qu’on voyait ne semblait justifier qu’on eût le vertige ; mais elle était bel et bien prise de panique.

— Ne baissez pas les yeux, tenez-vous à mon bras ; suivez les autres, nous arrivons au bout du pont.

J’espérais que ces arguments suffiraient à la tranquilliser.

Mais elle :

— Je vois tous ces pieds quitter les marches, avancer dans le vide, y tomber… Toute une foule qui s’engloutit, dit-elle toujours raidie.

Je regarde entre les marches de fer le courant incolore du fleuve, qui charrie tout en bas des fragments de glace comme autant de nuages blancs. Durant un court instant de trouble, il me semble éprouver ce qu’elle éprouve : chaque vide se prolonge dans un autre vide, chaque surplomb, même infime, donne sur un autre surplomb, chaque gouffre débouche sur un abîme infini. Je passe un bras autour de ses épaules, je cherche à résister à la poussée de ceux, derrière nous, qui veulent descendre et protestent :

— Laissez donc passer ! Allez vous embrasser ailleurs ! Vous n’avez pas honte ?

Mais l’unique façon de sortir de cette avalanche humaine, ce serait de continuer tout droit dans le vide, de s’envoler… Et voici qu’à mon tour je me sens suspendu comme au-dessus d’un précipice…

Peut-être est-ce mon récit qui forme un pont sur le vide ! il procède en jetant devant lui des informations, des sensations, des émotions pour créer un fond de bouleversements collectifs et individuels, au milieu duquel on puisse s’ouvrir un chemin tout en restant largement dans l’ignorance des circonstances historiques et géographiques. Moi, je m’ouvre un passage dans une profusion de détails qui couvrent un vide que je ne veux pas voir, j’avance d’un bon pas, tandis que mon personnage féminin s’immobilise sur le bord d’une marche, au milieu de la foule qui la presse, jusqu’à ce que je parvienne à la faire descendre, à presque la porter, marche après marche, pour l’amener sur le pavé du quai.

Elle se ressaisit ; lève devant elle un regard assuré ; reprend sa marche sans s’arrêter, sans hésiter ; se dirige vers la rue des Moulins ; et moi, j’ai presque peine à la suivre.

Mon récit, lui aussi, doit s’efforcer de la suivre, rapporter un dialogue construit, réplique après réplique, sur le vide. Car le récit, le pont, n’est pas fini : sous chaque mot, reste ouvert le néant.

— C’est passé ? demandé-je.

— Ce n’est rien. Le vertige me prend quand je m’y attends le moins, même quand il n’y a pas l’ombre d’un danger. Le haut et le bas me font le même effet… La nuit, si je regarde le ciel en pensant à la distance des étoiles… Et même le jour… Si je m’étendais ici, par exemple, le regard tourné vers le haut, un étourdissement me prendrait…

Elle montre les nuages qui passent, poussés par le vent. Elle parle de l’étourdissement comme d’une tentation qui, d’une certaine manière, pèse sur elle.

Je suis un peu déçu qu’elle n’ait pas eu pour moi un seul mot de remerciement. J’observe :

— Ce n’est pas un bon endroit pour s’étendre et regarder le ciel, ici, ni de jour ni de nuit. Vous pouvez me faire confiance, je m’y connais.

Des intervalles de vide s’ouvrent dans le dialogue entre une réplique et la suivante, comme entre les marches de fer du pont.

— Vous savez observer le ciel ? Tiens ! Vous êtes astronome ?

— Non, j’ai un autre genre d’observatoire…

Je lui montre sur le col de mon uniforme l’écusson des artilleurs.

« … Des journées sous les bombardements à regarder passer les shrapnels.

Son regard passe de l’écusson aux épaulettes, que je n’ai pas, puis aux insignes peu voyants de mon grade, cousus sur mes manches.

— Vous venez du front, lieutenant ?

Je me présente :

— Alex Zinnober. Je ne sais pas si je peux m’appeler lieutenant. Dans notre régiment, les grades ont été abolis, mais les dispositions changent sans cesse. Pour le moment, je suis un militaire avec deux galons sur la manche, un point c’est tout.

— Moi, je suis Irina Piperin, et je l’étais déjà avant la révolution. Dans l’avenir, je ne sais pas. Je dessinais des tissus, et tant que le tissu manquera, je ferai des dessins dans le vide.

— Avec la révolution, il y a des gens qui changent au point de devenir méconnaissables et des gens qui se sentent plus que jamais semblables à eux-mêmes. Ce doit être le signe qu’ils étaient déjà prêts pour les temps nouveaux. N’est-ce pas ?

Elle ne répond rien. J’ajoute :

« À moins que ce ne soit leur refus absolu qui les préserve des changements. C’est votre cas ?

— Moi… Dites-moi, d’abord, vous, si vous croyez avoir beaucoup changé.

— Pas beaucoup. Je m’aperçois que je tiens à certaines formes d’autrefois : soutenir une femme qui tombe par exemple ; même si plus personne aujourd’hui ne dit merci.

— Tout le monde a des moments de faiblesse, les femmes comme les hommes, et il n’est pas dit, lieutenant, que je n’aurai pas bientôt l’occasion de vous rendre votre politesse.

Il y a dans sa voix une pointe d’amertume, presque de ressentiment.

À cet endroit, le dialogue – qui a concentré toute l’attention sur lui, au point de faire presque oublier la vision de la ville bouleversée – pourrait s’interrompre : les convois militaires traversent encore une fois la place et la page et nous séparent, ou bien c’est encore une fois une queue de femmes devant les magasins, encore une fois des cortèges d’ouvriers porteurs de pancartes. Irina est loin maintenant, le chapeau à la rose flotte sur une mer de casquettes grises, de casques, de foulards ; moi j’essaie de la suivre, mais elle ne se retourne pas.

Viennent ici quelques paragraphes remplis de noms de généraux et de députés, à propos de canonnades, de front, de retraites, de scissions et de réunifications dans les partis représentés au Conseil ; le tout coupé de notations météorologiques : averses, gelées blanches, passages nuageux, vent du nord en tempête.

Mais ce n’est que le cadre de mes états d’âme : tantôt un joyeux abandon au flot des événements, tantôt un repliement sur moi, une concentration obsessionnelle sur un projet, comme si tout ce qui arrive autour de moi ne servait qu’à me masquer, à me dérober, à la façon des sacs de sable qui s’élèvent pour la défense un peu partout (la ville semble se préparer pour un combat de rues) et des palissades que chaque nuit les colleurs de différentes tendances recouvrent d’affiches aussitôt détrempées par la pluie, illisibles tant le papier est spongieux et l’encre délavée.

Chaque fois que je passe devant le siège du Commissariat à l’Industrie Lourde, je me dis : « Aujourd’hui, j’irai voir mon ami Valerian. » Je le répète depuis le jour de mon arrivée. Valerian : l’ami le plus cher que j’aie en ville. Mais je remets chaque fois, à cause d’une affaire importante à expédier. Et dire que je semble jouir d’une liberté insolite pour un militaire en service : la nature exacte de mes fonctions n’est pas claire ; je vais et viens entre les différents quartiers généraux ; on me voit rarement à la caserne, c’est comme si je n’étais rattaché à aucune unité ; et on ne me voit pas davantage cloué derrière un bureau.

À la différence de Valerian : lui, ne bouge guère de sa table. Le jour où je monte le voir, je le trouve là, mais il ne paraît pas occupé à des tâches de gouvernement : il est en train de nettoyer un revolver à barillet. En me voyant, il ricane dans sa barbe mal rasée :

— Alors, tu es venu te jeter dans le piège avec nous.

— Ou mettre les autres dans le piège.

— Les pièges sont l’un à l’intérieur de l’autre, et ils se referment tous à la fois.

Il semble vouloir m’avertir de quelque chose.

Le palais où sont installés les bureaux du Commissariat est l’ancienne résidence d’une famille de profiteurs de guerre, confisquée à la révolution. Des restes d’ameublement d’un luxe voyant se mêlent au triste mobilier de bureau ; celui de Valerian est encombré de chinoiseries de boudoir : des vases à dragons, des coffres laqués, un paravent de soie.

— Et qui veux-tu capturer dans cette pagode ? Une reine orientale ?

Une femme sort de derrière le paravent : cheveux courts, vêtements de soie grise, bas couleur lait :

— Les rêves masculins ne changent pas, malgré les révolutions.

Au ton agressivement sarcastique de la voix, je reconnais la passante rencontrée sur le pont de Fer.

— Tu vois ? Il y a des oreilles qui écoutent tout ce que nous disons…, constate Valerian en riant.

Et moi :

— La révolution ne fait pas le procès des rêves, Irina Piperin.

— Pas plus qu’elle ne nous sauve des cauchemars.

Valerian intervient :

— Je ne savais pas que vous vous connaissiez.

— Nous nous sommes rencontrés en rêve, dis-je. Nous étions en train de tomber d’un pont.

Et elle :

— Mais non. À chacun son rêve.

— Il y a même – j’insiste – des gens à qui il arrive de se réveiller dans un endroit sûr, à l’abri de tout vertige, comme celui-ci.

— Le vertige est partout.

Elle prend le revolver que Valerian a fini de remonter, l’ouvre, appuie son œil au canon comme pour vérifier qu’il est bien propre, fait tourner le barillet, glisse un projectile dans un des logements, lève le chien, et tient l’arme pointée contre son œil, en faisant tourner le barillet.

« On dirait un puits sans fond. On ressent l’appel du néant, la tentation de tomber, de rejoindre une obscurité qui vous convoque…

— Eh, on ne joue pas avec une arme ! fais-je.

Et j’avance la main. Mais elle, braque le revolver dans ma direction.

— Pourquoi pas ? Vous, oui, et les femmes non ? La vraie révolution commencera le jour où les armes seront entre les mains des femmes.

— Et où les hommes seront désarmés ? Cela te semble juste, camarade ? Des armes aux femmes, pour quoi faire ?

— Pour prendre votre place. Nous dessus, et vous dessous. Pour que vous éprouviez un peu ce qu’on sent, quand on est une femme. Allez, remue-toi, passe de l’autre côté, mets-toi à côté de ton ami.

L’arme est toujours braquée sur moi.

— Irina a de la suite dans les idées, m’avertit Valerian. La contredire ne sert à rien.

— Et maintenant ? dis-je en regardant Valerian, attendant qu’il intervienne pour faire cesser la plaisanterie.

Valerian regarde Irina, mais c’est d’un regard perdu, comme en transes, un regard de soumission absolue, celui d’un homme qui attend le plaisir seulement de son obéissance au bon vouloir d’une femme.

Entre un motocycliste du Commandement Militaire, portant une brassée de dossiers. En s’ouvrant, la porte cache Irina qui disparaît. Valerian, comme si de rien n’était, expédie les affaires.

« Mais dis…, lui demandé-je, dès que nous pouvons parler, tu crois que ce sont des plaisanteries à faire ?

— Irina ne plaisante pas, dit-il sans lever les yeux de ses papiers, tu verras.

Et voici qu’à partir de ce moment-là, le temps change de forme, la nuit se dilate, les nuits ne font plus qu’une seule nuit dans la ville parcourue par notre trio, désormais inséparable, une nuit unique qui culmine dans la chambre d’Irma, au cours de scènes d’intimité mais aussi bien d’exhibition et de défi, pour la célébration d’un culte secret et sacrificiel dont Irina est tout à la fois l’officiant, la divinité, la profanatrice et la victime. Le récit reprend son cours interrompu, l’espace qu’il doit parcourir est cette fois surchargé, dense, il n’y reste aucune ouverture sur l’horreur du vide, entre les tentures aux motifs géométriques, les coussins, une atmosphère imprégnée de l’odeur de nos corps nus, les seins d’Irina qui saillent à peine sur sa maigre cage thoracique, leurs aréoles brunes qui seraient mieux adaptées à un sein plus épanoui, la pointe de son pubis étroit en forme de triangle isocèle (ce mot « isocèle », pour avoir été associé au pubis d’Irina, s’est chargé pour moi d’une sensualité telle que je ne peux le prononcer sans trembler). En se rapprochant du centre de la scène, les lignes ont tendance à se tordre, se font sinueuses comme la fumée du brasero où brûlent de médiocres parfums, restes d’une droguerie arménienne à qui sa réputation usurpée de fumerie d’opium a valu d’être saccagée par une foule qui prétendait venger les bonnes mœurs ; elles s’enroulent les unes sur les autres – les lignes – comme la corde invisible qui nous tient liés tous trois et qui, à mesure que nous nous débattons pour nous en défaire, resserre davantage ses nœuds et les imprime dans notre peau. Au centre de cet enchevêtrement, au cœur du drame de notre complicité secrète, il y a le secret que je porte au-dedans de moi et que je ne peux révéler à personne, à Valerian et à Irina moins qu’à tout autre, la mission secrète qui m’a été confiée : découvrir l’espion infiltré dans le Comité Révolutionnaire, celui qui se prépare à faire tomber la ville entre les mains des Blancs.

Au milieu des révolutions qui, pendant cet hiver venteux, balayaient les rues des capitales comme des rafales de vent du nord, était en train de naître une révolution secrète qui transformerait le pouvoir des corps et des sexes : Irina le croyait, et elle était parvenue à le faire croire non seulement à Valerian qui, fils d’un juge de district, diplômé en économie politique, disciple de gourous indiens et de théosophes suisses, était prédestiné à devenir l’adepte de la première doctrine venue, pourvu qu’elle le porte aux limites du pensable, mais à moi aussi, qui venais d’une école beaucoup plus rude, moi qui savais que l’avenir se jouerait à brève échéance entre le Tribunal Révolutionnaire et la Cour Martiale des Blancs, moi que deux pelotons d’exécution attendaient l’arme au pied : un dans chaque camp.

J’essayais d’échapper en me glissant avec des mouvements rampants vers le centre de la spirale, là où les lignes se tordaient comme des serpents, suivant la contorsion des membres flexibles et nerveux d’Irina, dans une danse lente où ce n’était pas le rythme qui comptait mais l’enroulement et le déroulement sinueux des lignes. Ce qu’Irma a saisi de ses mains, ce sont deux têtes de serpent qui s’exacerbent sous son étreinte en vertu de leur propension à pénétrer en droite ligne ; elle qui prétendait au contraire qu’au maximum de force retenue réponde une ductilité de reptiles se pliant pour la rejoindre en d’impossibles contorsions.

Car c’était là le premier article de foi du cuite qu’avait institué Irina : nous devions abdiquer tout parti pris de verticalité, de ligne droite, et ce reste mal placé d’orgueil masculin qui nous avait suivi alors même que nous avions accepté notre condition d’esclaves d’une femme qui, entre nous, n’admettait ni jalousie ni suprématie d’aucun genre. « Baisse la tête », disait Irina, et sa main pressait la nuque de Valerian, les doigts enfoncés dans les cheveux laineux couleur d’étoupe du jeune économiste, sans lui laisser lever plus haut que son giron le visage. « Baisse encore ! » : pendant ce temps, elle me regardait avec des yeux de glace, et voulait que je regarde aussi, et que nos regards se déplacent suivant des voies sinueuses continues. Je sentais son regard, qui ne m’abandonnait pas un instant, je sentais en même temps sur moi un autre regard, qui me suivait toujours, partout, le regard d’un pouvoir invisible qui n’attendait de moi qu’une seule chose : la mort – celle dont je serais porteur pour les autres ou la mienne, peu importe.

J’attendais le moment où le lacet des regards d’Irma se détendrait. Voici qu’elle ferme les yeux ; je me glisse dans l’ombre, derrière les coussins les divans le brasero, là où selon son habitude Valerian a laissé ses vêtements pliés dans un ordre parfait, je glisse dans l’ombre des cils baissés d’Irma, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian, je me dissimule dans l’ombre des paupières closes d’Irma, dans l’ombre du cri qui sort de sa gorge, je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d’acier, sous la formule, signée et contresignée, d’une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.

Si Par Une Nuit D'Hiver Un Voyageur
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_000.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_001.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_002.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_003.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_004.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_005.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_006.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_007.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_008.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_009.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_010.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_011.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_012.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_013.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_014.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_015.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_016.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_017.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_018.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_019.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_020.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_021.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_022.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_023.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_024.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_025.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_026.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_027.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_028.htm