Chapitre cinq

On s’arrête ici pour ouvrir la discussion. Evénements personnages atmosphère sensations sont mis de côté, pour laisser la place à des concepts plus généraux.

— Le désir pervers-polymorphe…

— Les lois de l’économie de marché…

— L’homologie des structures signifiantes…

— La déviance et les institutions…

— La castration…

Toi seul es resté là, à attendre la suite, toi et Ludmilla ; mais reprendre la lecture, personne n’y songe.

Tu t’approches de Lotaria, tu tends une main vers les papiers étalés devant elle, tu demandes :

— Je peux ?

Et tu cherches à t’emparer du roman. Mais ce n’est pas un livre ; c’est un cahier déchiré. Et le reste ?

« Excuse-moi, dis-tu, je cherchais les autres pages : la suite.

— La suite ?… Oh il y a déjà là de quoi discuter pendant un mois.

— Ce n’était pas pour discuter ; c’était pour lire.

— Ecoute, il y a plusieurs groupes d’étude, la bibliothèque de l’Institut hérulo-altaïque ne disposait que d’un seul exemplaire, alors nous nous le sommes partagé, ç’a été une répartition un peu difficile, le livre est parti en morceaux, mais je crois que j’ai eu le meilleur.

Assis à une table de café, vous dressez un bilan de la situation, Ludmilla et toi.

— En résumé : Sans craindre le vertige et le vent n’est pas Penché au bord de la côte escarpée qui, à son tour, n’est pas En s’éloignant de Malbork, lequel est tout autre chose que Si par une nuit d’hiver un voyageur. Il ne nous reste plus qu’à remonter aux origines de cet imbroglio.

— C’est la maison d’édition qui nous a exposés à cette série de frustrations, c’est donc elle qui nous doit réparation. Il faut aller nous renseigner auprès d’elle.

— Savoir si Ahti et Vijlandi sont la même personne ?

— Avant tout, demander Si par une nuit d’hiver un voyageur, s’en faire remettre un exemplaire complet, et aussi un exemplaire complet de En s’éloignant de Malbork. Je veux dire : un exemplaire complet des romans que nous avons commencé de lire en croyant qu’ils portaient ce titre-là ; si ce ne sont pas les vrais titres ni les vrais auteurs, qu’on nous le dise, qu’on nous explique le mystère qu’il y a sous cette affaire de pages qui circulent d’un volume à l’autre.

— À partir de là, nous retrouverons peut-être la trace qui nous conduira à Penché au bord de la côte escarpée : que le livre soit ou non achevé.

— Je ne peux pas nier, constate Ludmilla, que je m’étais laissé prendre à la nouvelle que la suite avait été retrouvée.

–… et aussi à Sans craindre le vertige et le vent : c’est celui que j’ai le plus hâte de reprendre…

— Moi aussi ; et pourtant, je dois dire que ce n’est pas mon roman idéal…

Nous y revoilà. À peine crois-tu être sur la bonne route que tu te trouves bloqué par une interruption ou un changement de direction : dans tes lectures, la recherche du livre perdu, ou l’inventaire des goûts de Ludmilla.

« Le roman que j’ai le plus envie de lire en ce moment, explique-t-elle, c’est celui qui tiendrait toute sa force motrice de la seule volonté de raconter, d’accumuler histoire sur histoire, sans prétendre imposer une vision du monde ; un roman qui simplement te ferait assister à sa propre croissance, comme une plante, avec son enchevêtrement de branches et de feuilles…

Là-dessus, tu es immédiatement d’accord avec elle : tournant le dos aux pages déchirées par les analyses intellectuelles, tu rêves de retrouver une condition de lecture naturelle, innocente : primitive.

— Il faut retrouver le fil que nous avons perdu, dis-tu. Allons tout de suite chez l’éditeur.

Et elle :

— Pas besoin d’y aller tous les deux. Vas-y, tu me raconteras.

Voilà qui n’est pas de ton goût. La chasse te passionne parce que tu la fais avec elle, parce que vous pouvez la vivre ensemble et la commenter tout en la vivant. Juste au moment où tu croyais avoir rencontré de l’entente, de la confiance, d’abord parce que maintenant vous vous tutoyez, mais surtout parce que vous vous sentez complices dans une entreprise que personne d’autre peut-être ne comprendrait…

— Et pourquoi ne veux-tu pas venir ?

— Par principe.

— C’est-à-dire ?

— Il y a une ligne de partage : d’un côté, ceux qui font les livres ; de l’autre, ceux qui les lisent. Je veux continuer à faire partie de ceux qui lisent, et pour cela je fais attention de me tenir toujours en deçà de la ligne. Sinon, le plaisir désintéressé de lire n’existe plus, ou du moins il se transforme en quelque chose d’autre, qui n’est pas ce que je veux, moi. C’est une frontière imprécise, qui tend à s’effacer : le monde de ceux qui ont affaire professionnellement aux livres est toujours plus peuplé, et tend à s’identifier avec celui des lecteurs. Evidemment, les lecteurs aussi sont de plus en plus nombreux, mais on dirait que le nombre de ceux qui utilisent les livres pour produire d’autres livres croît plus vite que le nombre de ceux qui aiment les livres pour les lire, un point c’est tout. Je sais que si je franchis la limite, même accidentellement, je risque de me perdre dans cette marée qui monte ; conclusion : je refuse de mettre, même pour quelques minutes, les pieds dans une maison d’édition.

— Et moi alors ?

— Toi, je ne sais pas. À toi de voir. Chacun réagit à sa manière.

Il n’y a pas moyen de la faire changer d’idée, cette femme-là. Tu mèneras ton expédition tout seul, et vous vous retrouverez ici, au café, à six heures.

 

— Vous êtes venu pour votre manuscrit ? Il est en lecture, non, je me trompe, il a été lu, et avec intérêt, bien sûr que je me rappelle ! Une pâte linguistique remarquable, une authentique révolte, vous n’avez pas reçu notre lettre ? nous regrettons pourtant de devoir vous informer : tout cela était dans la lettre, il y a un moment déjà que nous l’avons expédiée, le courrier a toujours du retard, vous la recevrez, ne vous inquiétez pas, notre programme d’édition trop chargé, la conjoncture défavorable, vous voyez que vous l’avez reçue ? et que disait-elle de plus ? vous remerciant de nous avoir donné à lire votre manuscrit, nous vous le faisons retourner, ah, vous venez le reprendre ? non, non, nous ne l’avons pas retrouvé, un peu de patience, on finira bien par le retrouver, n’ayez pas peur, ici on ne perd jamais rien, nous venons tout juste de retrouver des manuscrits que nous cherchions depuis dix ans, oh non, avant dix ans, nous retrouverons le vôtre bien avant, du moins espérons-le, nous avons tant de manuscrits, des piles hautes comme ça, si vous voulez je peux vous les montrer, vous voulez le vôtre, cela se comprend, et pas un autre, il ne manquerait plus que ça, je voulais dire que nous en gardons tout un tas dont nous ne savons que faire, alors croyez bien que le vôtre nous n’allons pas le jeter, nous y tenons trop, non, pas pour le publier, pour vous le rendre…

Celui qui parle ainsi est un petit homme sec et voûté, qui semble se dessécher et se voûter un peu plus chaque fois que quelqu’un l’appelle, le tire par la manche, lui soumet un problème, lui pose sur les bras une pile d’épreuves : « Dottore Cavedagna ! » « S’il vous plaît, Dottore Cavedagna ! » « Demandons au Dottore Cavedagna ! », et lui, chaque fois, concentre toute son attention sur la question du dernier interlocuteur, les yeux fixes, le menton tremblant, le cou ployé sous l’effort de tenir en réserve, sans les oublier, toutes les questions non encore résolues, avec cette patience douloureuse qu’ont les personnes trop nerveuses, et cette nervosité électronique qu’ont les personnes patientes à l’excès.

Quand tu es entré dans la maison d’édition et que tu as exposé aux huissiers la question des volumes mal brochés que tu voulais échanger, ils t’ont d’abord dit de t’adresser au Service Commercial ; lorsque tu as ajouté que tu ne voulais pas seulement échanger, mais aussi qu’on t’explique ce qui s’était passé, on t’a adressé au Service Technique ou de Fabrication ; et quand tu as précisé que ton objectif principal était de continuer les romans interrompus, ils ont conclu :

— Alors il vaut mieux que vous alliez voir le Dottore Cavedagna. Veuillez entrer dans l’antichambre, il y a déjà des gens, attendez votre tour.

En prenant place parmi les autres visiteurs, tu as entendu Cavedagna recommencer plusieurs fois l’histoire du manuscrit qu’on ne retrouve pas, en l’adressant chaque fois à un interlocuteur différent, toi compris, et chaque fois, avant de s’être par lui-même aperçu de l’équivoque, il a été interrompu par le visiteur, le rédacteur ou l’employé. Tu as tout de suite compris que le Dottore Cavedagna est ce personnage indispensable dans l’organisation de toute entreprise, sur les épaules de qui ses collègues tendent instinctivement à se décharger des tâches les plus épineuses et compliquées. À peine as-tu commencé à lui parler, que quelqu’un vient lui apporter le plan de publication des cinq prochaines années pour qu’il le revoie, un index où tous les numéros de pages doivent être changés, une édition de Dostoïevski à recomposer de fond en comble parce que chaque fois qu’on a imprimé Maria il faut maintenant écrire Mar’ja, et chaque fois qu’on a écrit Piotr, c’est désormais Pëtr qui est correct. Il écoute tout le monde avec attention, toujours ennuyé cependant d’avoir coupé au beau milieu de la conversation qu’il avait avec un autre requérant ; dès qu’il le peut, il essaie de calmer les plus impatients, en les assurant qu’il ne les a pas oubliés, qu’il pense toujours à leur affaire.

— Nous avons vivement apprécié l’atmosphère fantastique… (– Comment ? sursaute un historien des scissions trotskistes en Nouvelle-Zélande…) Peut-être faudrait-il atténuer légèrement le caractère scatologique des images… (– Mais qu’est-ce que vous dites là ! proteste un spécialiste de la macro-économie des oligopoles.)

Soudain, le Dottore Cavedagna disparaît. Les couloirs de la maison d’édition sont pleins de pièges : il y rôde des collectifs théâtraux d’hôpitaux psychiatriques, des groupes qui s’adonnent à la psychanalyse de groupe, des commandos de féministes. Cavedagna risque à chaque pas d’être assiégé, capturé, happé.

Tu es tombé ici à un moment où ceux qui gravitent autour des maisons d’édition ne sont plus seulement des aspirants poètes ou romanciers, des candidates poétesses ou romancières ; c’est le moment (dans l’histoire de la culture occidentale) où ceux qui cherchent à se réaliser sur du papier ne sont plus des individus isolés mais des collectivités : séminaires d’étude, groupes de recherche, équipes, comme si le travail intellectuel était trop désolant pour pouvoir être affronté dans la solitude. La figure de l’auteur est devenue plurielle, et se déplace toujours en groupe parce que – en plus – personne ne peut représenter personne : quatre ex-détenus dont un évadé, trois ex-hospitalisés avec leur infirmier et le manuscrit de ce dernier. Ou bien ce sont des couples ; pas nécessairement, mais souvent le mari et la femme, comme si la vie à deux n’avait pas de soutien plus puissant que la production de manuscrits.

Chacun de ces personnages a demandé à parler au responsable d’un secteur ou d’une branche donné, mais pour finir tous sont reçus par le Dottore Cavedagna. Des vagues de discours où affluent les lexiques des disciplines et des écoles de pensée les plus spécialisées, les plus fermées, se déversent sur le vieux rédacteur qu’au premier coup d’œil tu as défini comme « un petit homme sec et voûté », non qu’il soit plus petit, plus voûté et plus sec que tant d’autres, ou que les mots « petit homme sec et voûté » fassent partie de sa manière de s’exprimer, mais parce qu’il semble sortir tout droit d’un monde où encore – non, d’un livre où l’on rencontre encore – c’est ça : il semble sortir d’un monde où on lit encore des livres où l’on rencontre de « petits hommes secs et voûtés ».

Sans se laisser déconcerter, il laisse les problématiques glisser sur sa calvitie, secoue la tête et cherche à réduire chaque question à ses aspects les plus pratiques.

— Mais est-ce que vous ne pourriez pas, dites-moi, faire entrer dans le texte les notes en bas de page, et concentrer le texte un petit peu, non, qu’en pensez-vous, et puis le mettre comme note en bas de page ?

— Je suis un lecteur, seulement un lecteur, pas un auteur, te hâtes-tu d’annoncer, comme on se précipite au secours de quelqu’un qui va faire un faux pas.

— Ah bon ! Bravo, bravo, je suis bien content !

Le coup d’œil qu’il te jette est vraiment plein de gratitude et de sympathie.

« Vous me faites plaisir. De vrais lecteurs, j’en rencontre de moins en moins.

Le voilà en veine de confidences ; il se laisse emporter ; il oublie d’autres obligations ; il te prend à part :

« Cette maison d’édition, j’y travaille depuis tant d’années… et tant de livres me passent entre les mains… est-ce que je peux dire que je lis ? Ce n’est pas ce que j’appelle lire, ça… Dans mon village, il n’y avait que peu de livres, mais je lisais, alors, oui, je peux dire que je lisais… Je me dis toujours que, quand je serai à la retraite, je retournerai dans mon village et que je me remettrai à lire comme avant. De temps en temps, je mets un livre de côté, je me dis : celui-là je me le réserve, je le lirai quand je serai à la retraite, et puis je pense que non, ce ne sera plus la même chose… Cette nuit j’ai fait un rêve, j’étais dans mon village, dans le poulailler de ma maison, je cherchais quelque chose dans le poulailler, dans la corbeille où les poules font leurs œufs, et qu’est-ce que je trouve ? Un livre, un de ces livres que j’ai lus enfant, une édition populaire, les pages en lambeaux, avec des gravures en noir et blanc que j’avais coloriées au crayon de couleur… Je vais vous dire. Enfant, je me cachais pour lire dans le poulailler…

Tu essaies de lui exposer le motif de ta visite. Il saisit au vol, et ne te laisse même pas continuer :

« Alors vous aussi, vous aussi, ces cahiers mélangés, nous étions au courant, des livres qui commencent et ne continuent pas, toute la production de la maison ces derniers temps est sens dessus dessous ; vous y comprenez quelque chose, vous ? Nous, nous n’y comprenons rien de rien, mon cher monsieur.

Il tient entre ses bras une pile d’épreuves ; il la pose délicatement, comme si la moindre secousse risquait de mélanger des caractères typographiques si bien ordonnés.

« Une maison d’édition est un organisme fragile, cher monsieur, il suffit qu’en un point quelconque quelque chose se détraque, et le désordre s’étend, le chaos s’ouvre sous nos pieds. Pardonnez, quand j’y pense, cela me donne le vertige.

Et il se cache les yeux, comme pour échapper à la vision de ces milliers de pages, de lignes, de mots qui tourbillonnent dans un nuage de poussière.

— Allons, allons, Dottore Cavedagna, ne le prenez pas ainsi !

Il faut que ce soit toi qui le consoles, à présent.

« C’était une simple curiosité de lecteur… Mais si vous ne pouvez rien me dire…

Et le rédacteur :

— Ce que je sais, je vous le dirai bien volontiers. Ecoutez, la chose a commencé quand s’est présenté à la maison d’édition un jeune homme qui prétendait être un traducteur du… comment donc… comment ça s’appelle ?

— Du polonais ?

— Non, pas du polonais ! Une langue difficile, que peu de gens connaissent…

— Du cimmérien ?

— Pas le cimmérien, plus au nord ; comment dit-on ? Il se faisait passer pour un polyglotte extraordinaire, il n’y avait pas de langue qu’il ne connût, même ce truc-là, le cimbre, oui, c’est cela, le cimbre. Il nous apporte un livre écrit dans cette langue-là, un beau roman, épais, comment s’appelait-il donc, le Voyageur, non, le Voyageur, c’est de l’autre, En s’éloignant de…

— Le roman de Tadzio Bazakbal ?

— Non, pas Bazakbal, c’était la Côte escarpée ; Chose, voyons…

— Ahti ?

— Oui, c’est ça, Ukko Ahti !

— Mais, pardonnez-moi, Ukko Ahti n’était-il pas un auteur cimmérien ?

— Eh bien, on sait qu’il était cimmérien au début, Ukko Ahti : mais vous savez ce qui s’est passé, pendant la guerre et après la guerre, les rectifications de frontières, le rideau de fer, le fait est que là où c’était autrefois la Cimmérie c’est maintenant la Cimbrie, et que la Cimmérie on l’a déplacée un peu plus loin. Et dans les réparations de guerre, les Cimbres ont tout pris, même la littérature cimmérienne…

— Ça, c’est la thèse du professeur Galligani, mais le professeur Uzzi-Tuzii la rejette.

— Imaginez un peu la rivalité entre Instituts à l’Université, deux chaires en concurrence, deux professeurs qui ne peuvent pas se voir, comment voulez-vous que Uzzi-Tuzii admette que le chef-d’œuvre de sa langue, il faille aller le lire dans la langue de son collègue !

— Reste le fait, remarques-tu, que Penché au bord de la côte escarpée est un roman inachevé, et même à peine commencé… J’ai vu l’original…

— Penché au bord… Attendez, vous m’embrouillez, c’est un titre qui lui ressemble mais ce n’est pas celui-là, c’est quelque chose comme le Vertige, oui, c’est ça, le Vertige de Vijlandi.

— Sans craindre le vertige et le vent ? Mais dites-moi : alors, il est traduit ? Vous l’avez publié ?

— Attendez. Le traducteur, un certain Hermès Marana, semblait avoir tous ses papiers en règle : il nous remet un essai de traduction, nous annonçons déjà le titre, il nous remet ponctuellement les pages traduites, cent par cent, il empoche les avances, nous envoyons le texte à l’impression, nous commençons à le composer, pour ne pas perdre de temps… Et puis, à la correction des épreuves, nous remarquons des contresens, des étrangetés… Nous faisons venir Marana, nous lui posons quelques questions, il se trouble, il se contredit… Nous le serrons de près, nous lui mettons le texte original sous les yeux en lui demandant d’en traduire un bout à haute voix… Il avoue que du cimbre, il ne sait pas un traître mot !

— Et la traduction qu’il vous avait apportée ?

— Il avait mis les noms propres en cimbre, non, en cimmérien, je ne sais plus, mais le texte il l’avait traduit d’un autre roman…

— Quel roman ?

— Quel roman ? C’est ce que nous lui avons demandé. Et lui : un roman polonais (le voilà, le polonais !) de Tadzio Bazakbal…

— En s’éloignant de Malbork…

— Bravo. Mais attendez. C’est ce qu’il nous disait, lui. Et nous avons failli le croire. Le livre était déjà sous presse. Nous faisons tout arrêter, changer la page de titre, la couverture. C’était une grosse perte pour nous, mais de toute façon, avec un titre ou un autre, d’un auteur ou d’un autre, le livre était là, traduit, composé, imprimé… Nous n’imaginions pas que tous ces ordres et contrordres à l’impression, à la reliure, que le remplacement des premiers cahiers qui avaient une mauvaise page de titre par de nouveaux cahiers avec la page de titre correcte… bref, il en est sorti une confusion qui s’est étendue à toutes les nouveautés que nous avions en chantier, des tirages entiers à renvoyer au pilon, des volumes déjà distribués à retirer des librairies…

— Il y a une chose que je n’ai pas bien comprise : vous parlez maintenant de quel roman ? Celui de la gare ? Celui du garçon qui quitte la ferme ? Ou celui…

— Un peu de patience. Ce que je vous ai raconté n’est encore rien. Parce que évidemment, c’est naturel, nous n’avions plus du tout confiance en ce monsieur, nous voulions y voir clair, confronter la traduction avec l’original. Et là qu’est-ce qui se passe ? Ce n’était pas non plus un Bazakbal, c’était un roman traduit du français, d’un auteur belge peu connu, Bertrand Vandervelde, intitulé… Attendez, je vais vous montrer…

Cavedagna s’éloigne et revient avec un dossier de photocopies :

« Le voici, il s’appelle Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres. Nous avons ici le texte des premières pages en français. Regardez-le de vos propres yeux, jugez un peu quelle escroquerie ! Hermès Marana a traduit ce petit roman de quatre sous mot à mot, en le faisant passer pour cimmérien, pour cimbre, pour polonais…

Tu feuillettes les photocopies : et au premier coup d’œil, tu t’aperçois que ce Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres n’a rien à voir avec aucun des quatre romans que tu as dû interrompre. Tu voudrais en avertir aussitôt Cavedagna, mais il a sorti un feuillet joint au dossier, qu’il tient à te montrer :

« Vous voulez voir ce qu’il a eu le front de nous répondre, ce Marana, quand nous lui avons reproché ses mystifications ? Voici sa lettre.

Et il te montre un paragraphe, pour que tu le lises.

« Qu’importe le nom de l’auteur en couverture ? Transportons-nous en pensée d’ici à trois mille ans. Dieu sait quels livres de notre époque auront survécu, et de quels auteurs on se rappellera encore le nom. Certains livres seront restés célèbres mais on les considérera comme des œuvres anonymes, comme l’est pour nous l’épopée de Gilgamesh ; il y aura des auteurs dont le nom sera demeuré célèbre, mais dont il ne restera aucune œuvre, comme c’est le cas pour Socrate ; ou bien tous les livres qui auront survécu seront attribués à un mystérieux auteur unique, comme Homère… »

— Vous avez vu, le beau raisonnement ? s’exclame Cavedagna. Le pire, c’est qu’il pourrait bien avoir raison…

Il secoue la tête, saisi par une idée, ricane, pousse un léger soupir. Cette idée, tu peux la lire, Lecteur, sur son front. Il y a des années que Cavedagna vit auprès des livres pendant qu’ils se font, pièce à pièce, qu’il voit des livres naître et mourir tous les jours, et pourtant, les vrais livres, pour lui, c’est autre chose : ce sont ceux du temps où, pour lui, les livres étaient encore les messagers d’autres mondes. Même chose pour les auteurs : il a affaire à eux tous les jours, il connaît leurs obsessions, leur irrésolution, leur susceptibilité, leur égocentrisme, et pourtant les auteurs véritables restent ceux qui n’étaient pour lui qu’un nom sur une couverture, un mot qui ne se laissait pas séparer du titre, des auteurs qui partageaient la réalité de leurs personnages ou des lieux nommés dans les livres, qui existaient et en même temps n’existaient pas, comme les personnages et les lieux. L’auteur était sur le point invisible d’où partaient les livres, un vide parcouru de fantômes, un tunnel souterrain qui mettait d’autres monde en communication avec le poulailler de son enfance…

On l’appelle. Il hésite un moment entre prendre ses feuillets et te les laisser.

« C’est un document important, il ne peut pas sortir d’ici, c’est le corps du délit, il peut donner lieu à un procès pour plagiat. Si vous voulez l’examiner, asseyez-vous ici, à cette table, mais n’oubliez pas de me le rendre, même si je n’y pense plus, gare à vous si vous me le perdez…

Tu pourrais répondre que tout cela n’a pas d’importance, que ce n’est pas le roman que tu cherchais, mais peut-être parce que l’attaque ne te déplaît pas, peut-être parce que le Dottore Cavedagna, de plus en plus préoccupé, a disparu, englouti dans le tourbillon de ses activités éditoriales, il ne te reste plus qu’à te mettre à la lecture de Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres.

Si Par Une Nuit D'Hiver Un Voyageur
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_000.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_001.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_002.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_003.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_004.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_005.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_006.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_007.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_008.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_009.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_010.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_011.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_012.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_013.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_014.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_015.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_016.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_017.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_018.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_019.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_020.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_021.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_022.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_023.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_024.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_025.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_026.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_027.htm
Calvino - Si par une nuit d'hiver un voyageur_split_028.htm