Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres.
J’avais beau tirer sur l’ouverture du sac de plastique : elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L’autre méthode aurait consisté à commencer par la tête, mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c’étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j’aie essayé de l’y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j’y suis parvenu, jambes et sac se sont pliés ensemble, il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu’avant.
« Quand est-ce que j’arriverai à me débarrasser vraiment de toi, Jojo », lui disais-je, et chaque fois que je le retournais, je me retrouvais devant sa figure de butor, ses moustaches de joli cœur, ses cheveux collés à la brillantine, le nœud de sa cravate qui sortait du sac comme d’un pull-over, je veux dire un pull-over des années dont il continuait à suivre la mode. La mode de ces années-là, peut-être que Jojo y était arrivé en retard, quand elle n’était déjà plus à la mode nulle part, mais lui qui avait envié tout jeune les types habillés et coiffés comme ça, depuis la brillantine jusqu’aux chaussures en vernis noir avec empeigne de velours, et qui avait identifié cette apparence-là avec la fortune, une fois que c’était arrivé, il était trop pris par son succès pour regarder autour de lui et s’apercevoir que, maintenant, ceux à qui il voulait ressembler se présentaient tout autrement.
La brillantine avait bien tenu ; même quand j’avais comprimé la tête pour le pousser au fond du sac, les cheveux avaient continué de former bloc, une calotte sphérique faite d’arcs soulevés, comme autant de bandes compactes. Le nœud de la cravate avait été un peu dérangé ; il me vint instinctivement le geste de le redresser, comme si un cadavre à la cravate de travers devait attirer l’attention plus qu’un cadavre à la cravate bien en place.
— Il faudrait un autre sac pour la tête, dit Bernadette.
Et je dus encore une fois reconnaître que l’intelligence de cette fille était bien supérieure à ce qu’on pouvait attendre de sa condition sociale.
Le malheur est que nous n’arrivions pas à trouver un second sac de plastique un peu grand. Il n’y avait là qu’un sac à poubelle de cuisine, un petit sac orange, qui pouvait très bien servir à lui cacher la tête, mais pas à cacher qu’il s’agissait d’un corps humain enveloppé dans un sac, avec un sac plus petit pour envelopper la tête.
De toute façon, nous ne pouvions pas rester plus longtemps dans ce sous-sol, il fallait se débarrasser de Jojo avant le jour, il y avait déjà deux bonnes heures que nous le promenions comme s’il avait été vivant, un troisième passager dans ma petite auto décapotable, et nous avions déjà attiré l’attention de trop de gens. Comme ces deux agents à bicyclette qui s’étaient approchés tout doucement et s’étaient arrêtés pour nous regarder au moment où nous nous préparions à le jeter dans le fleuve (un moment plus tôt, le pont de Bercy nous avait paru désert) : aussitôt, Bernadette et moi, nous nous mettons à lui donner de grandes tapes dans le dos, il est affaissé contre le parapet, Jojo, la tête et les mains pendantes, et moi : « Allez, mon vieux, vas-y, crache tes tripes, ça t’éclaircira les idées ! », je dis, puis le soutenant à deux, ses bras passés sur nos épaules, nous le ramenons à la voiture. À ce moment, le gaz qui gonfle le ventre des cadavres est sorti bruyamment ; et les deux policiers de se marrer. Je me suis dit que Jojo mort avait un tout autre caractère que Jojo vivant, avec ses manières délicates ; et puis qu’il n’aurait jamais été assez généreux pour venir au secours de deux amis qui risquaient la guillotine justement pour l’avoir assassiné.
C’est alors que nous nous sommes mis à la recherche du sac de plastique et du bidon d’essence ; il ne restait plus maintenant qu’à trouver l’endroit. Ça paraît impossible, mais dans une métropole comme Paris, un endroit commode pour brûler un cadavre, on peut perdre des heures à le chercher.
— Est-ce qu’il n’y a pas une forêt à Fontainebleau ?
Question, en démarrant, à Bernadette qui était revenue s’asseoir à côté de moi.
« Montre-moi le chemin, toi qui sais.
Et je me disais : peut-être que, quand le soleil teintera le ciel de gris, nous serons en train de rentrer en ville, dans la queue des camions de maraîchers, et il ne restera de Jojo qu’un petit tas roussi et nauséabond dans une clairière au milieu des charmes, de Jojo et de mon passé – oui, cette fois, ce serait la bonne, je pourrais être sûr que mes passés étaient brûlés, oubliés, tous, comme s’ils n’avaient jamais existé.
Combien de fois, lorsque je m’apercevais que mon passé commençait à me peser, que trop de gens croyaient avoir chez moi un crédit illimité, matériel et moral – à Macao par exemple, les parents des filles du « Jardin de Jade », je parle d’eux parce qu’il n’y a rien de pire qu’une famille chinoise pour vous coller après : et pourtant, quand je les engageais, tout était parfaitement clair, avec leurs familles comme avec elles, et je payais comptant, pour ne pas les voir revenir, sans cesse, pères et mères, maigrichons avec leurs chaussettes blanches et leur panier de bambou qui sentait toujours le poisson, et leur air dépaysé, comme s’ils arrivaient de la campagne, alors qu’ils habitaient tous le quartier du port – oui, combien de fois, quand mon passé pesait trop lourd sur mes épaules, j’avais caressé l’espoir de couper net : changer de métier, de ville, de femme, de continent – un continent après l’autre, jusqu’à ce que j’aie fait le tour complet –, d’habitudes, d’amis, d’affaires, de clientèle ? C’était une erreur ; mais quand je m’en suis aperçu, c’était trop tard.
Parce que, de cette façon-là, je n’ai fait qu’accumuler sur moi les passés, que les multiplier, les passés, et si une seule vie me semblait déjà trop épaisse, et ramifiée, et embrouillée pour que je la traîne jusqu’à la fin derrière moi, alors imaginez un peu toutes ces vies, chacune avec son passé, plus les passés des autres vies qui n’arrêtent pas de s’entremêler. J’avais beau dire chaque fois : quel soulagement, je remets le compteur à zéro, je passe l’éponge sur le tableau ; le lendemain du jour où j’étais arrivé dans un nouvel endroit, le zéro était devenu un nombre à tant de chiffres qu’il ne tenait plus sur le compteur, et occupait le tableau d’un bord à l’autre – personnes, lieux, sympathies, antipathies, faux pas. Comme cette nuit-là, où nous cherchions le bon endroit pour carboniser Jojo, avec nos phares qui fouillaient entre troncs et rochers, et où soudain Bernadette m’a montré le tableau de bord :
— Attends ; tu ne vas pas me dire que nous n’avons plus d’essence !
C’était la vérité. Avec tout ce que j’avais en tête, je ne m’étais pas souvenu de faire le plein, et maintenant nous risquions de nous retrouver en pleine campagne, la voiture en panne, à une heure où les distributeurs sont fermés. Par chance, le Jojo, nous ne l’avions pas encore livré aux flammes : je nous vois d’ici, bloqués à peu de distance du bûcher, et ne pouvant même pas filer à pied en laissant là une voiture aussi facile à reconnaître que la mienne. En somme, il ne nous restait plus qu’à verser dans le réservoir le bidon d’essence destiné à arroser le complet bleu de Jojo, la chemise de soie avec ses initiales ; et à rentrer en ville au plus vite, en essayant de trouver une autre idée pour nous débarrasser de lui.
J’avais beau me dire que je m’étais toujours sorti de tous les pastis où je m’étais fourré, de tous les bons comme de tous les mauvais coups : mon passé est comme un ver solitaire de plus en plus long que je porte enroulé au-dedans de moi, et qui ne perd pas ses anneaux, si fort que j’essaie de me vider les tripes dans tous les cabinets à l’anglaise ou à la turque, les tinettes de prisons, les vases d’hôpitaux, les fossés de campements, ou plus simplement les buissons, en faisant bien attention qu’il n’y ait pas par là un serpent comme certaine fois au Venezuela. Le passé, on ne peut pas en changer, pas plus qu’on ne peut changer de nom : malgré tous les passeports que j’ai pu avoir, et tous ces noms dont je ne me souviens même plus, tout le monde m’a toujours appelé Ruedi le Suisse : de quelque côté que j’aille, et de quelque nom que je me présente, il y avait toujours quelqu’un qui savait qui j’étais et ce que j’avais fait, même si j’avais pas mal changé avec le passage des années, surtout depuis que mon crâne est devenu chauve et jaune comme un pamplemousse, ça, ça s’est produit au moment de l’épidémie de typhus à bord de la Stjärna, quand, à cause de notre chargement, nous ne pouvions pas approcher de la côte et pas davantage demander du secours par radio.
La conclusion à tirer de toutes ces histoires, c’est que la vie que chacun a vécue est une et unique, uniforme et compacte comme une couverture feutrée dont on ne peut plus séparer les fils. Et si par hasard il m’arrive de m’appesantir sur un détail quelconque d’une quelconque journée, mettons la visite d’un Cinghalais qui veut me vendre une couvée de crocodiles nouveau-nés dans une bassine de zinc, je peux être certain que dans ce tout petit épisode insignifiant se trouve impliqué tout ce que j’ai vécu, tout mon passé, tous les passés nombreux que j’ai en vain cherché à laisser derrière moi, toutes ces vies qui pour finir n’en font plus qu’une, ma vie, qui se continue jusque dans cet endroit que j’ai décidé de ne plus lâcher, cette petite maison avec un jardin par-derrière, dans la banlieue parisienne, où j’ai installé mon vivier de poissons tropicaux, un commerce sans histoires, qui m’oblige à une vie stable comme je n’en ai jamais connue, parce que, les poissons, on ne peut pas les négliger même un seul jour, et quant à ce qui est des femmes, à mon âge on a le droit de ne plus vouloir se mettre dans de nouveaux pastis.
Bernadette, c’est une tout autre histoire ; avec elle je peux dire que j’ai mené les choses sans la plus petite erreur : dès que j’ai appris que Jojo était rentré à Paris et qu’il était sur mes traces, je me suis mis immédiatement, moi, sur les siennes, c’est ainsi que j’ai découvert Bernadette, et j’ai su la mettre de mon côté, et nous avons combiné le coup ensemble sans qu’il se doute de rien. Au bon moment, j’ai tiré le rideau et la première chose que j’ai vue de lui – après toutes ces années où nous nous étions perdus de vue –, c’est le mouvement de piston de son gros derrière velu serré entre ses genoux blancs à elle ; et puis sa nuque bien peignée, sur l’oreiller, tout contre son visage à elle, un peu fade, qui s’est déplacé de quatre-vingt-dix degrés pour me permettre de tirer. Tout s’est passé de la manière la plus rapide et la plus propre, sans lui donner le temps de se retourner, de me reconnaître, de savoir qui était venu lui gâcher son plaisir, peut-être même de s’apercevoir du passage de la frontière entre l’enfer des vivants et l’enfer des morts.
Ça valait mieux, de ne le revoir en face que mort.
— Fini de jouer, vieux bâtard.
Je me suis surpris à lui dire ça sur un ton presque affectueux, tandis que Bernadette le rhabillait complètement, sans oublier ses chaussures de vernis noir et de velours, parce qu’il fallait que nous l’emmenions en faisant croire qu’il était ivre au point de ne pas se tenir sur ses pieds. Je me suis souvenu de notre première rencontre, il y a bien des années, à Chicago, dans l’arrière-boutique de la vieille Mikonikos, pleine de bustes de Socrate : c’est le moment où je me suis rendu compte que j’avais investi dans ses machines à sous rouillées tout l’argent que l’assurance nous avait versé après l’incendie volontaire, et qu’ils me tenaient, cette vieille paralytique nymphomane et lui, à leur merci. La veille, en regardant du haut des dunes le lac gelé, j’avais savouré la liberté comme cela ne m’était pas arrivé depuis des années, mais en moins de vingt-quatre heures l’espace autour de moi s’était de nouveau refermé, et tout se décidait dans ce bloc de maisons puantes, entre le quartier grec et le quartier polonais. Des tournants de ce genre, ma vie en a connu des douzaines, dans un sens comme dans l’autre, mais c’est à partir de ce moment-là que je n’ai plus cessé de chercher à prendre ma revanche sur lui, et à partir de ce moment-là que la liste de mes défaites n’a plus cessé de s’allonger. Même à présent que l’odeur du cadavre commençait à percer derrière son parfum de mauvaise eau de Cologne, je sentais que la partie n’était pas encore finie, que Jojo mort pouvait me perdre encore une fois, comme il l’avait si souvent fait de son vivant.
Je fais remonter trop d’histoires à la fois, parce que je veux qu’on sente autour du récit d’autres histoires jusqu’à saturation, des histoires que je pourrais raconter, ou que je raconterai peut-être – ou qui sait si je ne les ai pas racontées dans une autre occasion ? –, un espace rempli d’histoires qui n’est peut-être rien d’autre que le temps de ma vie, où l’on peut, comme dans l’espace, se déplacer dans toutes les directions, y trouvant toujours de nouvelles histoirés à raconter à condition d’en raconter d’autres d’abord, de sorte qu’à partir de n’importe quel moment ou de n’importe quel endroit on rencontre toujours la même épaisseur de matière à raconter. Et même, si je regarde en perspective l’ensemble de ce que je laisse en dehors de la narration principale, je vois comme une forêt qui s’étend de tous les côtés et ne laisse pas passer la lumière, tellement elle est épaisse, une matière en somme beaucoup plus riche que ce que j’ai cette fois choisi de mettre au premier plan, raison pour laquelle il n’est pas exclu que celui qui suit mon récit se sente un peu frustré en voyant que le courant se disperse en nombre de petits ruisseaux et qu’il ne lui parvient, des faits essentiels, que les échos et reflets ultimes, mais il n’est pas exclu non plus que j’aie justement cherché cet effet-là en me mettant à raconter, ou que ce soit, disons, un expédient que j’aie choisi d’adopter, une règle de discrétion qui consiste à me tenir un peu en dessous des possibilités de récit dont je dispose.
Et cela, si on y regarde bien, c’est le signe d’une vraie richesse, solide et détaillée, au sens où si, par hypothèse, je n’avais qu’une histoire à raconter, je m’y donnerais tout entier, à cette histoire-là, et je finirais par la griller dans mon désir forcené de la mettre en valeur, tandis que, si je dispose d’un dépôt pratiquement illimité de substance à raconter, je suis en mesure de le manier avec détachement et sans hâte, allant même jusqu’à laisser transparaître un léger ennui et m’offrant le luxe de m’attarder sur des épisodes secondaires et des détails insignifiants.
Chaque fois que la grille grince – je suis dans la remise aux bassins, au fond du jardin –, je me demande duquel de mes passés arrive celui qui vient me chercher ici : peut-être simplement le passé d’hier et de cette banlieue-ci, le petit balayeur arabe qui commence dès octobre à faire la tournée des étrennes, maison par maison, avec le calendrier, parce qu’il dit qu’en décembre ses collègues gardent tout pour eux et qu’il ne touche, lui, pas un sou – après ce sont peut-être des passés plus lointains qui courent après le vieux Ruedi et qui ont trouvé la grille de l’impasse : les contrebandiers du Valais, les croupiers du casino de Varadero au temps de Fulgencio Batista.
Bernadette n’avait rien à voir avec aucun de mes passés ; ces vieilles histoires entre Jojo et moi qui m’avaient obligé à me débarrasser de lui et de cette manière-là, elle n’en connaissait rien, elle croyait peut-être bien que je l’avais fait pour elle, à cause de ce qu’elle m’avait dit de la vie qu’il l’obligeait à mener. Et pour l’argent, naturellement, car il y en avait – et comment –, même si je ne pouvais pas dire que je le sentais déjà dans ma poche. C’est l’intérêt commun qui nous réunissait : Bernadette est une fille qui saisit au vol les situations ; ce gâchis-là, ou bien nous arrivions à nous en sortir ensemble ou bien nous y laissions des plumes tous les deux. Mais Bernadette avait sûrement une autre idée en tête : une fille comme elle, pour se diriger dans le monde, il lui faut compter sur quelqu’un qui connaît son affaire ; si elle avait fait appel à moi pour se débarrasser de Jojo, c’était pour me mettre à sa place. Des histoires de ce genre, il y en avait trop eu dans mon passé et aucune ne s’était jamais inscrite à mon actif ; c’est pour cette raison que je m’étais retiré des affaires et je ne voulais plus y rentrer.
Ainsi, comme nous allions commencer nos va-et-vient nocturnes, avec lui complètement rhabillé et assis derrière, bien droit, dans la décapotable, et qu’elle s’était assise devant à côté de moi, un bras allongé dans le dos pour le retenir, au moment où j’allais démarrer, la voici qui passe sa jambe pardessus le levier de vitesse et la pose à cheval sur ma jambe droite. Moi, je m’exclame :
« Bernadette ! Qu’est-ce que tu fais ? Tu crois que c’est le moment ?
Et elle de m’expliquer qu’en faisant irruption dans la chambre, je l’avais interrompue dans un moment où il ne fallait pas l’interrompre ; avec l’un ou avec l’autre, pas d’importance, mais elle devait absolument reprendre à ce moment précis et aller cette fois jusqu’au bout. Elle tenait le mort d’une main, et de l’autre commençait à me déboutonner ; nous étions serrés tous les trois dans cette voiture minuscule sur un parking du faubourg Saint-Antoine. En se contorsionnant, avec des mouvements de jambes harmonieux, je dois dire, elle s’installe à cheval sur mes genoux et m’étouffe presque dans ses seins : une vraie avalanche. Pendant ce temps-là Jojo nous tombait sur le dos, mais elle n’oubliait pas de le tenir, sa figure à quelques centimètres de celle du mort qui la regardait de ses yeux blancs exorbités. Quant à moi, pris pour ainsi dire par surprise, avec mes réactions physiques qui suivaient leur propre cours, préférant évidemment lui obéir à elle plutôt qu’à mon esprit terrorisé, sans que j’aie besoin de bouger parce que c’est elle qui s’en occupait, eh bien, j’ai compris à ce moment-là que ce que nous faisions était une cérémonie à laquelle elle donnait une signification spéciale, là, sous les yeux du mort ; j’ai senti qu’un étau doux mais tenace se resserrait, et que je ne pouvais pas lui échapper.
« Tu te trompes, fillette, j’aurais voulu lui dire, ce mort est mort pour une autre histoire, pas pour la tienne, une histoire qui n’est pas encore terminée. » J’aurais voulu lui dire qu’il y avait une autre femme entre Jojo et moi, dans cette histoire inachevée, et si je continue à sauter d’une histoire à l’autre, c’est parce que je continue à tourner autour de cette première histoire et de fuir, comme ce premier jour où j’ai compris qu’ils s’étaient mis ensemble contre moi, Jojo et l’autre femme. C’est une histoire que je finirai tôt ou tard par raconter, mais parmi d’autres, sans lui donner plus d’importance qu’à une autre, sans y mettre d’autre passion que le plaisir de raconter et de se souvenir, parce que se souvenir même du mal peut donner du plaisir quand le mal se trouve mêlé, je ne dis pas au bien, mais à ce qui est variable, changeant, mouvementé, à ce qu’en somme je peux finir par appeler le bien, et qui est le plaisir de voir les choses à distance, de les raconter comme quelque chose de passé.
« Celle-là aussi sera bien bonne à raconter, quand nous en serons sortis.
C’est ce que je disais à Bernadette pendant que montait l’ascenseur, avec Jojo dans son sac de plastique.
Notre projet était de le balancer en bas dans une petite cour étroite depuis la terrasse du dernier étage, pour qu’en le trouvant le lendemain on pense à un suicide ou un faux pas au cours d’une tentative de cambriolage. Et si quelqu’un arrêtait l’ascenseur à un étage intermédiaire et nous voyait avec le sac ? Je dirais que l’ascenseur était remonté pendant que je descendais les ordures. Le fait est que l’aube approchait.
— Toi, tu sais prévoir toutes les situations, constata Bernadette.
Et comment j’aurais fait pour m’en tirer, j’aurais voulu lui dire, durant toutes ces années où je devais me garder de la bande à Jojo, qui avait placé des hommes à lui dans toutes les plaques tournantes du monde ? Mais il aurait fallu que je lui explique dans le détail les dessous de l’histoire, Jojo et l’autre femme qui n’ont jamais renoncé à prétendre que je leur fasse récupérer ce qu’ils disaient avoir perdu par ma faute, ni à me balancer cette série de chantages qui m’oblige une fois encore à passer la nuit à la recherche d’une place sûre pour un vieil ami installé au fond d’un sac de plastique.
Avec le Cinghalais aussi, je me suis dit que ça cachait quelque chose :
— Je ne prends pas les crocodiles, jeune homme, je lui ai dit. Va donc au Jardin zoologique ; moi, je m’occupe d’autres articles, je fournis les magasins du centre, les aquariums d’appartement en poissons exotiques, tout au plus en tortues.
On me demande des iguanes de temps en temps, mais je n’en fais pas, c’est trop délicat.
Le garçon – il pouvait avoir dix-huit ans – restait planté là : moustaches et cils comme des plumes noires sur ses joues bistres.
« Qui t’a envoyé chez moi ? Dis un peu, je lui ai demandé.
Parce que, quand il s’agit du Sud-Est asiatique, je me méfie toujours ; j’ai de bonnes raisons pour ça.
— Mlle Sibylle, il fait.
— Qu’est-ce que ma fille a à voir avec des crocodiles ?
Je veux bien qu’elle vive indépendante depuis un bout de temps, mais chaque fois qu’il m’arrive une nouvelle d’elle, je suis vaguement inquiet. La pensée de mes enfants m’a, je ne sais pourquoi, toujours donné une espèce de remords.
C’est comme ça que j’apprends que ma fille fait un numéro dans une boîte de la place Clichy avec des caïmans ; dite tout à trac, la chose m’a fait un si sale effet que je n’ai pas demandé d’autres détails. Je savais qu’elle travaillait dans des boîtes de nuit, mais cette histoire-là, se produire en public avec un crocodile, il me semble que c’est bien la dernière chose qu’un père puisse souhaiter comme avenir pour sa fille unique : au moins un père qui, comme moi, a reçu une éducation protestante.
« Comment il s’appelle, ce bel endroit ?
Je suis livide.
« J’aimerais aller y jeter un coup d’œil.
Il me tend un carton-réclame, et pour le coup une sueur froide me trempe le dos : ce nom, le « Nouveau Titania », m’est familier, trop familier ; même s’il s’agit de souvenirs liés à une tout autre partie du globe.
« Et qui est-ce qui le dirige ? je demande. Oui, qui est le directeur, le patron ?
— Ah, Mme Tatarescu, vous voulez dire ?
Et il soulève son baquet pour remporter la nichée.
Je fixais ce grouillement d’écaillés vertes, de pattes, de queues, de gueules entrebâillées, et c’était comme si on m’avait assené un coup de matraque sur le crâne, je n’entendais plus qu’un bourdonnement grave, un ronflement, les trompettes du Jugement, depuis qu’avait retenti le nom de cette femme à la désastreuse influence de qui j’avais réussi à soustraire Sibylle – lui faisant perdre nos traces à travers deux océans, puis construisant pour la petite et pour moi une vie tranquille et silencieuse. Rien à faire : Vlada avait retrouvé sa fille, et à travers Sibylle elle me tenait dans sa main, une fois de plus, avec cette capacité qui n’était qu’à elle d’éveiller en moi la plus féroce aversion et l’attirance la plus obscure. Déjà, elle m’envoyait un message où je pouvais la reconnaître : cette agitation de reptiles, pour me rappeler que le mal est son élément vital, et que le monde est un puits grouillant de crocodiles d’où je ne pourrai pas sortir.
C’est de la même façon que je regardais, penché au bord de la terrasse, le fond de cette cour lépreuse. Le ciel s’éclaircissait déjà, mais, tout en bas, l’obscurité était encore épaisse, et je pouvais à peine y distinguer la tache irrégulière que formait Jojo après avoir roulé dans le vide, les pans de sa veste relevés comme des ailes, et s’être fracassé les os avec un bruit d’arme à feu.
Le sac de plastique m’était resté dans les mains. Nous aurions pu le laisser là, mais Bernadette craignait qu’en le retrouvant on ne reconstruise le déroulement des faits ; il valait donc mieux l’emporter et le faire disparaître.
Au rez-de-chaussée, lorsque s’est ouverte la porte de l’ascenseur, il y avait là trois hommes, les mains dans les poches.
— Salut, Bernadette.
Et elle :
— Salut.
Ça ne me plaisait guère, qu’elle les connût : d’autant plus qu’à leur façon de s’habiller, même si elle était plus à la mode que la sienne, je leur trouvais un certain air de famille avec Jojo.
— Qu’est-ce que tu portes dans ton sac ? Fais voir, me dit le plus gros des trois.
— Regarde. Il est vide, je fais calmement. Il fourre une main dedans.
— Et ça, c’est quoi ?
Il en sort une chaussure vernie noire à empeigne de velours.