Chapitre six
Les pages photocopiées s’arrêtent là, mais ce qui compte désormais pour toi, c’est de continuer la lecture. On doit pouvoir trouver quelque part le volume complet ; tu le cherches du regard autour de toi, mais tu perds aussitôt courage : dans ce bureau, les livres ne figurent que sous la forme de matériau brut, pièces de rechange, engrenages à démonter et remonter. Tu comprends maintenant pourquoi Ludmilla a refusé de te suivre ; la crainte te saisit d’être passé toi aussi « de l’autre côté » et d’avoir perdu ce rapport privilégié avec le livre qui est celui du seul lecteur : le pouvoir de considérer ce qui est écrit comme quelque chose de fini et définitif, à quoi on ne peut rien ajouter ni rien enlever. Ce qui malgré tout te réconforte, c’est la confiance que Cavedagna continue d’avoir en les possibilités d’une lecture naïve, même dans cette ambiance-là.
Voici que le vieux rédacteur réapparaît par la porte vitrée. Attrape-le par une manche, dis-lui que tu veux continuer à lire Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres.
— Ah, qui sait où il est passé !… Tous les papiers de l’affaire Marana ont disparu. Les copies dactylographiées, les textes originaux, cimbre, polonais, français. Lui disparu, tout à disparu, du jour au lendemain.
— Et on n’a plus eu de nouvelles de lui ?
— Si, il a écrit… Nous avons reçu je ne sais combien de lettres. Des histoires à dormir debout… Je ne vais pas me mettre à vous les raconter, parce que je n’arriverais pas à m’y retrouver. Il faudrait des heures, pour lire toute sa correspondance.
— Je pourrais y jeter un œil ?
En voyant que tu es décidé à aller jusqu’au bout, Cavedagna accepte de te faire monter des archives le dossier « Marana doct. Hermès ».
— Vous avez du temps libre ? Bien, asseyez-vous ici et lisez. Après, vous me direz ce que vous en pensez. Qui sait, vous arriverez peut-être à y comprendre quelque chose, vous.
Pour écrire à Cavedagna, Marana a toujours des raisons pratiques : justifier son retard dans la remise des traductions, solliciter le paiement d’une avance, signaler des nouveautés étrangères à ne pas laisser passer. Mais, parmi ces sujets normaux d’une correspondance professionnelle, il se glisse des allusions à des intrigues, des complots, des mystères, et pour expliquer ces allusions, ou les motifs qu’il a de ne pas en dire davantage, Marana finit par se lancer dans des affabulations toujours plus frénétiques et embrouillées.
À l’en-tête de ses lettres figurent les noms de localités dispersées sur les cinq continents ; il semble cependant qu’elles n’aient jamais été confiées à des postes régulières mais plutôt à des messagers occasionnels qui les ont postées ailleurs : les timbres des enveloppes ne correspondent jamais aux pays d’origine. La chronologie elle-même est incertaine : il y a des lettres qui font allusion à des missives précédentes qu’on découvre ensuite avoir été écrites plus tard ; il y a des lettres qui promettent des précisions ultérieures et qui se trouvent au contraire dans des feuilles datées d’une semaine plus tôt.
« Cerro Negro », nom – à ce qu’il paraît – d’un village perdu d’Amérique du Sud, telle est l’indication qui figure à l’en-tête de ses dernières lettres ; mais où se trouve exactement ce village, tout en haut de la cordillère des Andes, ou dans le fond des forêts de l’Orénoque, cela ne ressort pas clairement de paysages contradictoires évoqués par fragments. Ce que tu as sous les yeux a l’air d’une lettre d’affaires normale : mais comment diable une maison d’édition en langue cimmérienne a-t-elle échoué là-bas ? Et, si ces éditions sont destinées au marché limité que constituent les émigrés cimmériens des deux Amériques, comment celles-ci peuvent-elles publier les traductions en cimmérien de nouveautés absolues des auteurs les plus cotés au niveau international, dont elles possèdent l’exclusivité mondiale, jusques et y compris dans la langue originale de l’auteur ? Le fait est là : Hermès Marana, qui semble être devenu leur manager, offre à Cavedagna une option sur le roman tant attendu, Dans un réseau de lignes entrelacées, du fameux écrivain irlandais Silas Flannery.
Une autre lettre, toujours datée de Cerro Negro, est écrite sur un tout autre ton, lyrique, inspiré : faisant allusion – à ce qu’il semble – à une légende locale, elle parle d’un vieil Indien appelé « le Père des Récits », vieillard dont les années se perdent dans la nuit des mémoires, aveugle et analphabète, qui raconte sans interruption des histoires se déroulant dans des pays et des époques de lui complètement inconnus. Le phénomène a attiré sur les lieux des expéditions d’anthropologues et de parapsychologues : on a pu vérifier que nombre de romans publiés par des auteurs fameux avaient été racontés mot pour mot par la voix catarrheuse du « Père des Récits » plusieurs années avant leur sortie. Le vieil Indien serait, selon certains, la source universelle de la matière narrative, le magma primordial d’où partent les manifestations individuelles de chacun de ceux qu’on nomme écrivains : selon d’autres, un voyant qui parvient, sous l’effet de champignons hallucinogènes, à se mettre en communication avec le monde intérieur des tempéraments visionnaires les plus forts et à en capter les ondes psychiques ; selon d’autres encore, il serait la réincarnation d’Homère, de l’auteur des Mille et Une Nuits, de celui du Popol Vuh, d’Alexandre Dumas aussi et de Joyce ; certains objectent cependant qu’Homère n’a nul besoin de la métempsycose, puisqu’il n’est jamais mort et qu’à travers les millénaires il a continué à vivre et composer : auteur, en plus des quelques poèmes qu’on lui attribue d’habitude, d’une grande partie des plus remarquables récits écrits qui soient connus. Hermès Marana, en approchant un magnétophone de l’ouverture de la grotte où le vieillard se cache…
Selon une lettre antérieure, de New York celle-là, l’origine des inédits offerts par Marana pourrait être tout différente :
« Le siège de l’ŒPHLW, comme vous le voyez d’après l’en-tête, est situé dans le vieux quartier de Wall Street. Depuis que le monde des affaires a déserté ces édifices solennels, à l’allure d’église héritée des banques anglaises, ils sont devenus plus sinistres encore que jadis. Je lance dans le parlophone :
« — C’est Hermès. Je vous apporte le début du roman de Flannery.
« On m’attendait depuis un moment, depuis que j’avais télégraphié de Suisse que j’étais parvenu à convaincre le vieil auteur de thrillers de me confier le début du roman ; un début qu’il n’arrivait pas à continuer et que nos ordinateurs seraient en mesure de compléter facilement, programmés comme ils sont pour développer chacun des éléments d’un texte avec une fidélité parfaite aux modèles stylistiques et conceptuels de l’auteur. »
Le voyage de ces pages vers New York n’a pas été chose facile, si l’on en croit ce qu’écrit Marana d’une capitale d’Afrique noire, en se laissant aller à sa veine aventureuse : « Nous étions plongés, l’avion dans une mer crémeuse de nuages, moi dans la lecture du texte inédit de Silas Flannery Dans un réseau de lignes entrelacées, précieux manuscrit convoité par l’édition internationale et par moi heureusement soustrait à son auteur, quand tout soudain l’extrémité d’une mitraillette au canon scié se pose sur la monture de mes lunettes.
« Un commando de jeunes gens armés s’est rendu maître de l’avion ; l’odeur de transpiration est désagréable ; je ne tarde pas à comprendre que leur objectif principal est de s’emparer de mon manuscrit. Ce sont des garçons de l’APO, certainement, mais la dernière vague de militants m’est totalement inconnue ; des faces graves et barbues, une attitude hautaine ne sont pas des traits suffisamment caractéristiques pour me permettre de distinguer à laquelle des deux ailes du mouvement ils appartiennent.
« … Il n’est pas question que je vous raconte par le menu les pérégrinations hésitantes de notre appareil sans cesse dérouté d’une tour de contrôle sur l’autre, aucun aéroport n’étant disposé à l’accueillir. Finalement, le président Butamatari, un dictateur aux penchants humanistes, a laissé atterrir l’avion à court de carburant sur les pistes accidentées de son aéroport perdu dans la brousse, et assumé le rôle de médiateur entre le commando d’extrémistes et les chancelleries terrorisées des grandes puissances. Pour nous, les otages, les journées se traînent et s’effilochent mollement sous un toit de tôle au fond d’un désert poussiéreux. Des vautours gris-bleu piquent le sol du bec pour en extraire des vers de terre. »
Qu’un lien existe entre Marana et les pirates de l’APO, cela ressort clairement de la façon dont il les apostrophe, dès qu’ils se trouvent face à face :
« — Rentrez à la maison, mes petits pigeons, et dites à votre chef qu’il envoie une autre fois des informateurs plus avisés, s’il veut mettre à jour sa bibliographie…
« Ils tournent vers moi ce regard embrumé de sommeil ou de rhume qu’ont ceux dont on vient d’éventer le plan. Cette secte vouée au culte et à la recherche des livres secrets est tombée entre les mains de garçons qui n’ont qu’une idée approximative de leur mission.
« — Mais qui es-tu, toi ? me demandent-ils.
« À peine ont-ils entendu mon nom qu’ils se raidissent. Nouveaux dans l’Organisation, ils ne pouvaient pas m’avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion : agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi. Personne ne sait que l’Organisation du Pouvoir Apocryphe, c’est moi qui l’ai fondée, et qu’elle a gardé un sens aussi longtemps (mais pas plus) que mon ascendant a empêché qu’elle ne tombe sous l’influence de gourous douteux.
« — Tu nous a pris pour ceux de la Wing of Light, dis la vérité ! me lancent-ils. Pour ta gouverne, nous, nous sommes de la Wing of Shadow, et nous ne tombons pas dans ton piège.
« C’était ce que je voulais savoir. Je me suis contenté de hausser les épaules et de sourire. Wing of Light ou Wing of Shadow, pour les uns comme pour les autres je suis le traître à éliminer, mais ici ils ne peuvent rien me faire, du moment que le président Butamatari, qui leur garantit le droit d’asile, m’a pris sous sa protection… »
Pourquoi donc les pirates de l’APO voulaient-ils s’emparer du manuscrit ? Tu parcours les pages en cherchant une explication, mais tu y trouves surtout les vantardises de Marana qui s’attribue le mérite d’avoir réglé diplomatiquement l’accord aux termes duquel Butamatari, après avoir désarmé le commando et s’être emparé du manuscrit de Flannery, en garantit la restitution à son auteur, demandant en contrepartie que celui-ci s’engage à lui écrire un roman dynastique susceptible de justifier, avec ses ambitions impériales, son couronnement et ses visées annexionnistes sur les territoires voisins.
« Celui qui a proposé la formule de l’accord et qui a conduit les tractations, c’est moi. Dès le moment où je me suis présenté comme le représentant de l’agence ” Mercure et les Muses “, spécialisée dans l’exploitation publicitaire des œuvres littéraires et philosophiques, la situation a changé de cours. Ayant conquis la confiance du dictateur africain, et reconquis celle de l’écrivain celtique (en subtilisant son manuscrit, je l’avais mis à l’abri des plans de capture montés par différentes organisations, toutes secrètes), il m’a été facile de persuader les parties d’en venir à un contrat avantageux pour toutes les deux… »
Une lettre antérieure encore, du Liechtenstein, permet de reconstituer le préambule des relations entre Flannery et Manara :
« Il ne faut pas attacher foi aux bruits qui courent, selon lesquels cette principauté alpine n’abriterait que le siège administratif et fiscal de la société anonyme qui possède le copyright et signe les contrats du fécond auteur de best-sellers, dont par ailleurs personne ne saurait exactement où il est, ni même s’il existe vraiment… Je dois dire que mes premiers contacts, des secrétaires qui me renvoyaient à des fondés de pouvoir, lesquels me renvoyaient à des agents, semblaient confirmer vos propres observations… La société anonyme qui exploite l’immense production verbale de frissons, de crimes et d’étreintes du vieil auteur, a la structure d’une efficace banque d’affaires. Mais l’atmosphère qui y régnait était une atmosphère de gêne et d’anxiété, comme à la veille d’un crack…
« Les raisons, je n’ai pas tardé à les découvrir : depuis quelques mois, Flannery est entré en crise ; il n’écrit plus une ligne ; les nombreux romans qu’il a commencés et pour lesquels il a reçu d’éditeurs du monde entier des avances qui supposent des financements bancaires internationaux, ces romans dont des contrats passés par l’intermédiaire d’agences de publicité spécialisées ont déjà spécifié la marque des liqueurs qu’y boivent les personnages, les localités touristiques qu’ils fréquentent, les modèles de haute couture, les fournisseurs d’ameublement et de gadgets, ces romans restent incomplets, à la merci d’une crise spirituelle aussi inexplicable qu’inattendue. Une équipe de nègres, experts dans l’art d’imiter le style du maître avec toutes ses nuances et ses manières, se tient prête à intervenir pour boucher les voies d’eau, parachever et compléter les textes à demi rédigés, de façon telle qu’aucun lecteur ne puisse distinguer les parties dues à une main de celles qui sont dues à une autre… (Il semble d’ailleurs que leur contribution n’ait pas été mince dans la dernière production de notre Ami.) Mais, aujourd’hui, Flannery dit à tout le monde d’attendre, repousse les échéances, annonce des changements de programme, promet de se remettre au travail très vite, refuse les propositions d’aide. Selon les rumeurs les plus pessimistes, il se serait mis à écrire un journal, un cahier de réflexions, où il ne se passe jamais rien, seulement ses états d’âme et les descriptions du paysage qu’il contemple pendant des heures de son balcon, à la jumelle… »
Plus optimiste est le message que Marana envoie de Suisse quelques jours plus tard :
« Notez bien ceci : là où tout le monde échoue, Hermès Marana réussit ! Je suis arrivé à parler à Flannery en personne : il se tenait sur la terrasse de son chalet, arrosant des pieds de zinnia en pot. C’est un petit vieux rangé et tranquille, de manières affables tant qu’il n’est pas repris par un de ses accès nerveux… Je pourrais vous communiquer de nombreux renseignements sur lui, précieux pour votre activité éditoriale, et je le ferai dès que j’aurai reçu un signe d’intérêt de votre part, par télex, auprès de la banque où j’ai ouvert le compte courant dont le numéro suit… »
Les raisons, qui avaient poussé Marana à rendre visite au vieux romancier, ne ressortent pas clairement de l’ensemble de la correspondance : il semble parfois qu’il se soit présenté comme le représentant de l’ŒPHLW de New York (Organisation pour la Production Electronique d’Œuvres Littéraires Homogénéisées), et lui ait offert l’assistance technique de celle-ci pour terminer son roman (« Flannery était devenu tout pâle, il tremblait, il serrait le manuscrit contre sa poitrine : Non, pas cela, disait-il, je ne permettrai jamais… ») ; et parfois qu’il soit venu là pour défendre les intérêts d’un écrivain belge, Bertrand Vandervelde, impudemment plagié par Flannery… Si par ailleurs on se reporte à ce qu’écrivait Marana à Cavedagna, pour lui demander de le mettre en contact avec l’inaccessible écrivain, il se serait agi de lui proposer comme cadre pour les épisodes culminants de son prochain roman, Dans un réseau de lignes entrelacées, une île de l’océan Indien « dont les plages couleur ocre se détachent sur une immensité de cobalt » : la proposition était faite au nom d’une entreprise milanaise d’investissements immobiliers, en vue du lancement d’un lotissement sur l’île, avec village de bungalows vendus à tempérament et par correspondance.
Dans cette dernière entreprise, il semble que les fonctions de Marana aient concerné « les relations publiques pour le développement des pays en voie de développement, avec une attention toute spéciale à l’égard des mouvements révolutionnaires avant et après la prise du pouvoir ; cela de manière à garantir la poursuite des permis de construire à travers les différents changements de régime ». En cette qualité, il avait effectué sa première mission dans un sultanat du golfe Persique, où il devait traiter l’adjudication d’une construction de gratte-ciel. Une occasion fortuite, liée à son travail de traducteur, lui avait ouvert des portes normalement fermées à tout Européen…
« La dernière femme du sultan est une de nos compatriotes, une femme au tempérament sensible et inquiet, qui souffre de l’isolement auquel la contraignent la situation géographique, les coutumes locales et l’étiquette de la cour ; mais qui trouve du réconfort dans une passion insatiable pour la lecture… »
Comme elle avait dû interrompre un roman, Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres, à cause d’un défaut de fabrication de son exemplaire, la jeune sultane avait écrit au traducteur, pour protester. Marana s’était précipité en Arabie :
« … Une vieille femme voilée aux yeux chassieux me fit signe de la suivre. Dans un jardin couvert, parmi les bergamotiers, les oiseaux-lyres et les jets d’eau, elle-même vint à ma rencontre, drapée d’indigo, le visage couvert d’un masque de soie verte moucheté d’or blanc, un fil d’aigues-marines sur le front… »
Tu voudrais en savoir davantage sur cette sultane ; tes yeux parcourent avec impatience les feuillets de papier pelure, comme si tu t’attendais à la voir paraître d’un moment à l’autre… Or, il semble que Marana, en remplissant page sur page, soit mû par le même désir : qu’il la poursuive et qu’elle se dérobe… D’une lettre à l’autre, l’histoire se fait plus compliquée : écrivant à Cavedagna « d’une somptueuse résidence aux confins du désert », Marana cherche à se justifier de sa soudaine disparition en racontant que les émissaires du sultan l’ont contraint par la force (ou convaincu par un contrat alléchant ?) à se transporter là-bas, pour y continuer son travail, ni plus ni moins… L’épouse du sultan ne doit jamais rester privée de livres à sa convenance : ce point fait l’objet d’une clause du contrat matrimonial, c’est une condition qu’elle a posée à son auguste prétendant avant de consentir aux noces… Après une paisible lune de miel, pendant laquelle la jeune souveraine recevait en service les nouveautés des principales littératures d’Occident dans leurs langues originales qu’elle lit toutes couramment, la situation s’est soudain gâtée… Avec raison, semble-t-il, le sultan redoute un complot révolutionnaire. Ses services secrets ont découvert que les conjurés recevaient des messages chiffrés cachés à l’intérieur de textes imprimés dans notre alphabet. Depuis lors, il a décrété, pour tout son territoire, l’embargo sur les livres occidentaux et leur confiscation. Même l’approvisionnement de la bibliothèque personnelle de son épouse s’en est trouvé interrompu. Une méfiance naturelle – renforcée, semble-t-il, par des indices précis – pousse le sultan à soupçonner chez celle qui partage son trône des connivences avec les révolutionnaires. Reste que la non-exécution de la fameuse clause du contrat pourrait conduire à une rupture, et très onéreuse pour la dynastie régnante : la princesse ne s’est pas fait faute de l’en menacer dans une bourrasque de colère, lorsque les gardes lui ont arraché des mains un roman à peine commencé : celui précisément de Bertrand Vandervelde…
C’est alors que les services secrets du sultan, ayant appris qu’Hermès Marana était en train de traduire ce même roman dans la langue maternelle de la princesse, l’ont persuadé, à l’aide de toutes sortes d’arguments très convaincants, de se transporter en Arabie. La sultane reçoit régulièrement, chaque soir, la quantité stipulée de prose romanesque, non plus dans l’édition princeps, mais dans la copie dactylographiée tout juste sortie des mains du traducteur. Si un message était caché dans la succession des mots ou des lettres de l’original, on ne pourrait désormais le retrouver…
« Le sultan m’a fait appeler et m’a demandé combien de pages il me restait encore à traduire, pour finir le livre. J’ai compris que, dans ses soupçons d’infidélité politico-conjugale, le moment qu’il craignait le plus était la chute de tension qui suivra la fin du roman, lorsque sa femme, avant d’en commencer un autre, sera reprise par le dégoût de sa condition. Il sait que les conjurés attendent de la sultane un signe pour mettre le feu aux poudres, mais qu’elle a donné l’ordre qu’on ne la dérange pas aussi longtemps qu’elle lit : quand bien même le palais serait sur le point de sauter… J’ai, de mon côté, mes raisons pour redouter un moment qui pourrait bien signifier la perte de mes privilèges à la cour… »
Bref, Marana a proposé au sultan un stratagème inspiré de la tradition littéraire de l’Orient : il interrompra sa traduction au moment le plus passionnant, et commencera à traduire un autre roman, en l’insérant dans le premier par quelque expédient rudimentaire, par exemple un personnage du premier roman ouvre un livre et se met à lire… Le second roman s’interrompra à son tour et laissera la place à un troisième, qui n’ira pas bien loin avant de s’ouvrir sur un quatrième, et ainsi de suite…
Divers sentiments t’agitent tandis que tu feuillettes ces lettres. Le livre que tu te réjouissais déjà de poursuivre par personne interposée, il s’interrompt de nouveau… Tu vois en Hermès Marana un serpent venu pervertir de ses maléfices le paradis de la lecture… À la place du voyant indien qui racontait tous les romans du monde, te voici devant un roman-piège préparé par un traducteur déloyal, avec des débuts de romans qui restent en suspens… Comme reste en suspens la révolte, tandis que les conjurés attendent en vain de communiquer avec leur illustre complice, et que le temps plane, immobile, sur les côtes plates de l’Arabie… Est-ce que tu lis ? est-ce que tu fantasmes ? Ont-elles tant de pouvoir sur toi, les affabulations d’un graphomane ? Est-ce que tu rêves toi aussi d’une sultane pétrolifère ? Est-ce que tu envies le sort de celui qui transvase des romans dans les sérails d’Arabie ? Tu voudrais être à sa place, établir ce lien exclusif, cette communion de rythme intérieur qui s’obtient entre deux personnes lorsqu’elles lisent en même temps un livre, ainsi que tu as cru faire avec Ludmilla ? Tu ne peux éviter de donner à la lectrice sans visage qu’évoque Marana l’apparence de la Lectrice que tu connais, déjà tu vois Ludmilla à travers une moustiquaire, étendue sur le côté, l’onde de ses cheveux tombant sur la page, dans l’épuisante saison des moussons, tandis que la conjuration de palais fourbit ses armes en silence ; elle, s’abandonne au flux de la lecture comme au seul acte de vie possible dans un monde où rien d’autre n’existe que du sable aride sur des couches de bitume oléagineux, avec la menace d’une mort commandée par la raison d’Etat et la répartition des sources d’énergie…
Tu parcours encore une fois le dossier, y cherchant des nouvelles plus récentes de la sultane… Ce que tu vois apparaître et disparaître, ce sont d’autres figures de femmes :
dans l’île de l’océan Indien, une baigneuse « vêtue d’une paire de grosses lunettes noires et d’une couche d’huile de noix, qui interpose entre sa personne et les rayons d’un soleil caniculaire le mince écran d’une célèbre revue new-yorkaise ». Le numéro qu’elle est en train de lire donne en prépublication le début du nouveau thriller de Silas Flannery. Marana lui explique que la publication du premier chapitre en revue est le signe que l’écrivain irlandais s’estime prêt à accepter un contrat avec les entreprises qui souhaitent voir figurer dans le roman leurs marques de whisky ou de champagne, des modèles d’autos, des localités touristiques. « Il semble que son imagination soit stimulée par le nombre des commissions publicitaires qu’il reçoit. » La femme, lectrice passionnée de Silas Flannery, est déçue.
— Les romans que je préfère, dit-elle, sont ceux qui dès la première page communiquent un sentiment de malaise…
de la terrasse de son chalet helvétique, Silas Flannery contemple, à l’aide d’une longue-vue montée sur un trépied, une jeune femme étendue dans une chaise longue, et qui lit un livre, sur une autre terrasse, deux cents mètres plus bas dans la vallée.
— Elle est là tous les jours, commente l’écrivain ; chaque fois que je vais me mettre à ma table, j’éprouve le même besoin de la regarder. Que peut-elle bien lire ? Je sais que ce n’est pas un livre de moi, et instinctivement j’en souffre, je ressens la jalousie de mes livres qui voudraient être lus comme elle lit. Je ne me fatigue pas de la regarder : elle semble habiter une sphère suspendue dans un autre espace, un autre temps. Je m’assieds à ma table, mais aucune des histoires que j’invente ne correspond à ce que je voudrais.
Marana lui demande si c’est pour cela qu’il n’arrive plus à travailler.
« Oh non, j’écris, c’est maintenant, seulement maintenant, depuis que je la regarde, que j’écris. Je ne fais que suivre la lecture de cette femme que je vois d’ici, jour après jour, heure après heure. Je lis sur son visage ce qu’elle désire lire : c’est cela que j’écris fidèlement…
— Trop fidèlement, interrompt Marana, avec froideur. Comme traducteur et représentant des intérêts de Bertrand Vandervelde, l’auteur du roman que cette dame est en train de lire, Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres, je vous somme de cesser immédiatement de le plagier !
Flannery pâlit ; une seule chose semble le préoccuper :
— Alors, selon vous, les livres qu’elle lit avec tant de passion, la lectrice, ce sont des romans de Vandervelde ? Je ne peux pas le supporter…
dans un aéroport africain, parmi les otages de l’avion détourné qui attendent couchés sur le sol en s’éventant ou se pelotonnent sous les plaids distribués par les hôtesses au moment où tombe brusquement la température nocturne, Marana admire le calme imperturbable d’une jeune femme qui se tient accroupie dans un coin, les bras passés autour de ses genoux relevés sous sa longue jupe, ses cheveux qui tombent sur un livre lui cachant le visage, sa main abandonnée tournant les pages comme si l’essentiel se décidait là, au prochain chapitre. « Dans la dégradation qu’une captivité prolongée et la promiscuité imposent à l’aspect et à la tenue de chacun de nous, cette femme me semble protégée, isolée, préservée, comme si elle séjournait sur une autre planète… » Et voici que Marana pense : je dois convaincre les pirates de l’APO que le livre pour lequel il valait la peine de monter toute cette opération risquée, ce n’est pas celui qu’ils ont pris, mais celui qu’elle est en train de lire…
à New York, dans la salle des contrôles, la lectrice est là, attachée à son fauteuil par les poignets, harnachée de tensiomètres et de ceintures stéthoscopiques, les tempes prises dans la couronne hérissée de fils serpentins des encéphalographes, chargés de révéler l’intensité de sa concentration et la fréquence des stimuli : « Tout notre travail dépend de la sensibilité du sujet dont nous disposons pour les épreuves de contrôle : ce doit être de surcroît une personne à la vue et aux nerfs assez résistants pour qu’elle puisse être soumise sans interruption à la lecture des romans, et des variantes de romans, sortis de l’élaborateur. Si l’attention se maintient à un certain niveau avec une certaine continuité, le produit est bon, et peut être lancé sur le marché ; si l’attention, au contraire, ralentit et s’affaiblit, la combinaison est rejetée, ses éléments sont décomposés et réutilisés dans d’autres contextes. L’homme en blouse blanche arrache l’une après l’autre les feuilles des encéphalogrammes comme si c’était un calendrier.
« — De mal en pis, constate-t-il. Il ne sort plus de là un roman qui se tienne. Ou bien c’est le programme qui doit être revu, ou bien c’est la lectrice qu’il faut tenir pour hors d’usage.
« Je regarde ce fin visage, entre les œillères et la visière, impassible, à cause peut-être des tampons qu’on lui a mis sur les oreilles et de la jugulaire qui lui immobilise le menton. Quel sera son sort ? »
Aucune réponse à cette question, que Marana a laissée tomber avec une sorte d’indifférence. Retenant ton souffle, tu as suivi d’une lettre à l’autre les transformations de la lectrice, comme s’ils s’agissait toujours de la même personne… Le vrai est que, même si elles sont plusieurs, tu leur attribues à toutes les traits de Ludmilla… N’est-ce pas elle qui soutient qu’on ne peut désormais demander au roman que de réveiller un fond d’angoisse enfoui, ultime condition pour qu’il garde une vérité capable de l’arracher au destin d’un produit de série auquel il ne peut plus échapper ? L’image de son corps nu sous le soleil de l’équateur te semble déjà plus crédible que derrière un voile de sultane, mais il pourrait bien s’agir d’une même Mata-Hari traversant sans les voir les révolutions du Tiers Monde pour ouvrir la voie aux bulldozers d’une entreprise de béton armé… Tu balaies cette image et accueilles celle de la chaise longue, qui vient à ta rencontre à travers l’air limpide des Alpes. Et te voici soudain prêt à tout planter là, à partir, pour trouver le refuge de Flannery, et regarder à la longue-vue la femme qui lit, ou chercher sa trace dans le journal de l’écrivain en crise. (Ou bien c’est que l’idée te tente de reprendre la lecture de Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres, même sous un autre titre et sous une autre signature ?) Mais les nouvelles que transmet d’elle Marana sont de plus en plus angoissantes : la voici otage dans un détournement d’avion, prisonnière dans un slum de Manhattan… Comment a-t-elle échoué là, attachée à un instrument de torture ? Pourquoi est-elle contrainte de subir comme un supplice ce qui est sa condition naturelle : la lecture ? Et quel dessein caché fait se croiser continuellement la route de ces personnages : elle, Marana, et la secte mystérieuse qui dérobe les manuscrits ?
À ce que tu peux comprendre d’après des allusions dispersées dans ces lettres, le Pouvoir Apocryphe, déchiré par des luttes internes et soustrait au contrôle de son fondateur Hermès Marana, s’est scindé en deux tronçons : une secte d’illuminés conduits par l’Archange de la Lumière et une secte de nihilistes, conduits par l’Archonte de l’Ombre. Les premiers sont persuadés que, parmi les faux livres qui circulent dans le monde, on peut trouver un petit nombre de livres porteurs d’une vérité : extrahumaine peut-être ou extraterrestre… Les seconds sont convaincus que seule la contrefaçon, la mystification et le mensonge intentionnel peuvent constituer dans un livre une valeur absolue, une vérité que les pseudo-vérités régnantes n’auront pas contaminée.
« Je croyais être seul dans l’ascenseur, écrit Marana, encore une fois de New York, quand soudain une figure se dresse à côté de moi : un jeune homme à la chevelure en buisson était accroupi dans un coin, caché entre des lambeaux de toile écrue. Ce n’est pas un ascenseur, c’est plutôt un monte-charge, que ferme une grille coulissante. À chaque étage, on voit apparaître une enfilade de locaux déserts, des murs délavés portant la trace de meubles qu’on a enlevés, de tuyaux arrachés, un désert de parquets et de plafonds moisis. De ses mains rouges aux longs poignets, le jeune homme arrête l’ascenseur entre deux étages.
« — Donne-moi le manuscrit. C’est à nous que tu l’as apporté, pas aux autres. Même si tu croyais le contraire. Ceci est un vrai livre, même si son auteur en a écrit beaucoup de faux. Donc, il est pour nous.
« D’une prise de judo, il m’étend sur le sol et s’empare du manuscrit. Je comprends alors que le jeune fanatique est convaincu qu’il a en main le journal de la crise spirituelle de Silas Flannery et non l’ébauche d’un de ses thrillers habituels. Il est extraordinaire de voir combien les sectes secrètes sont rapides à saisir toute nouvelle, vraie ou fausse, dès qu’elle va dans le sens de leur attente. Le crise de Flannery avait mis en révolution les deux factions rivales du Pouvoir Apocryphe : avec des espérances opposées, elles avaient dispersé leurs informateurs dans les vallées qui entourent le chalet du romancier. Les militants de l’Aile d’Ombre, sachant que le grand fabricant de romans en séries n’arrivait plus à croire à ses propres artifices, s’étaient convaincus que son prochain roman montrerait qu’il était passé de la mauvaise foi ordinaire et relative à la mauvaise foi essentielle et absolue, que ce serait le chef-d’œuvre de la fausseté comme mode de connaissance, et donc le livre qu’ils cherchaient depuis si longtemps. Les militants de l’Aile de Lumière pensaient en revanche qu’une crise chez pareil professionnel du mensonge ne pourrait manquer de produire un cataclysme de vérité, et prêtaient ces mérites au journal de l’écrivain dont on parlait tant… À la nouvelle, mise en circulation par Flannery, que je lui avais volé un manuscrit important, les uns et les autres l’avaient identifié avec l’objet de leurs recherches et s’étaient mis sur mes traces, l’Aile d’Ombre provoquant le détournement de l’avion, l’Aile de Lumière celui de l’ascenseur…
« Le jeune homme buissonneux, ayant caché le manuscrit sous sa veste, se glisse hors de l’ascenseur, m’en referme la grille au nez et presse le bouton pour me faire descendre, après m’avoir lancé l’ultime menace :
« — La partie n’est pas encore finie, Agent de la Mystification ! Il nous reste à libérer notre Sœur enchaînée à la machine des Faussaires !
« Je ris, tandis que je descends lentement.
« — Il n’y a pas la moindre machine, mon petit pinson ! C’est “le Père des Récits” qui nous dicte les livres !
« Il rappelle l’ascenseur.
« — Tu as dit ” le Père des Récits “ ?
« Il a pâli. Depuis des années, les disciples de la secte cherchent le vieil aveugle sur tous les continents où sa légende s’est transmise à travers des variantes locales en nombre infini.
« — Oui, va donc le dire à l’Archange de la Lumière ! Dis-lui que j’ai trouvé ” le Père des Récits “ ! Je le tiens et c’est pour nous qu’il travaille ! Autre chose qu’une machine électronique, crois-moi !
« Cette fois c’est moi qui appuie sur le bouton, pour descendre. »
À cet endroit, trois désirs simultanés se disputent en toi. Tu serais prêt à partir immédiatement, à franchir l’Océan, à explorer le continent qu’illumine la Croix du Sud jusqu’à ce que tu aies trouvé l’ultime cachette d’Hermès Marana : afin de lui arracher la vérité ou du moins pour obtenir de lui la suite des romans interrompus. En même temps, tu voudrais demander à Cavedagna s’il peut te faire lire tout de suite Dans le réseau de lignes entrelacées du pseudo-(ou authentique ?) Flannery : ce pourrait bien être la même chose que Regarde en bas dans l’épaisseur des ombres de l’authentique (ou pseudo-?) Vandervelde. Avec ça, tu n’as qu’une hâte, c’est de courir au café où tu as rendez-vous avec Ludmilla, pour lui rapporter les résultats confus de ton enquête et pour te convaincre, en la voyant, qu’il ne peut rien y avoir de commun entre elle et les lectrices rencontrées à travers le monde par le traducteur mythomane.
Tes deux derniers désirs sont faciles à réaliser, et ils ne s’excluent pas entre eux. Au café, en attendant Ludmilla, tu commences le livre envoyé par Marana.