Chapitre sept

Tu es assis à une table de café, tu lis le roman de Silas Flannery que t’a prêté Cavedagna, tu attends Ludmilla. Tu as l’esprit occupé simultanément par deux attentes : l’une est interne à la lecture, l’autre, c’est celle de Ludmilla, en retard sur l’heure de votre rendez-vous. Tu te concentres dans ta lecture, cherchant à transférer l’attente de la femme sur le livre, espérant presque la voir sortir des pages à ta rencontre. Mais tu n’arrives plus à lire, le roman reste arrêté à la page que tu as sous les yeux, comme si seule l’arrivée de Ludmilla pouvait remettre en route la chaîne des événements.

On t’appelle. C’est ton nom que le garçon va répétant de table en table. Lève-toi, on t’appelle au téléphone. C’est Ludmilla ? C’est elle.

— Après, je te dis. Je ne peux pas venir maintenant.

— Ecoute : j’ai le livre ! Non, pas celui-là, aucun de ceux-là : un nouveau. Ecoute…

Tu ne vas tout de même pas lui raconter le livre au téléphone ? Attends plutôt de savoir ce qu’elle veut, laisse-la parler :

— Viens donc, toi, propose Ludmilla. Oui, chez moi. Pour l’instant je n’y suis pas, mais je ne vais pas tarder. Si tu arrives le premier, entre sans m’attendre. La clef est sous le paillasson.

Simplicité et désinvolture, c’est sa façon de vivre, la clef sous le paillasson, la confiance faite au prochain, sans doute aussi pas grand-chose à voler. Tu cours à l’adresse qu’elle t’a donnée. Tu sonnes en vain. Comme elle te l’avait annoncé, elle n’est pas à la maison. Tu trouves la clef. Tu entres dans la pénombre des persiennes baissées.

C’est un appartement de fille seule, l’appartement de Ludmilla. Voilà : elle vit seule. C’est cela que tu veux d’abord vérifier ? Si tu trouves ou non les signes d’une présence masculine ? Ou tu préfères éviter aussi longtemps que possible de savoir, rester dans l’ignorance, dans le doute ? En fait, quelque chose te retient de fouiner (tu as juste levé un peu les persiennes, pas trop). Peut-être la crainte de ne pas mériter son geste de confiance, en en profitant pour mener une enquête de détective. Ou c’est peut-être que tu crois savoir très bien comment est fait un appartement de fille seule, et pouvoir faire l’inventaire de ce qu’il contient avant même de regarder autour de toi. Nous vivons dans une civilisation uniforme, aux modèles culturels bien définis : l’ameublement, la décoration, les couvertures, les tourne-disques, on les choisit à l’intérieur d’un nombre limité de possibles. Comment pourraient-ils te révéler ce qu’elle est vraiment ?

 

Comment savoir ce que tu es, Lectrice ? Il est temps que ce livre à la seconde personne ne s’adresse plus seulement à un tu masculin générique, le semblable peut-être ou le frère d’un moi hypocrite, qu’il s’adresse directement à toi, qui as fait ton entrée à la fin du Second Chapitre comme Tierce Personne nécessaire pour que ce roman soit un roman, pour qu’entre la Seconde Personne au masculin et la Troisième Personne au féminin quelque chose advienne, prenne forme, s’affirme ou se gâte, selon les phases habituelles des aventures humaines. Ou plutôt : selon les modèles mentaux à travers lesquels, ces aventures, nous les vivons. Ou plutôt : selon les modèles mentaux à travers lesquels nous attribuons aux aventures humaines un sens qui nous permet de les vivre.

Ce livre a jusqu’à maintenant pris bien soin de laisser ouverte au Lecteur qui lit la possibilité de s’identifier au Lecteur qui est lu : pour cette raison, il n’a pas été donné à ce dernier un nom qui automatiquement l’aurait assimilé à une Tierce Personne, à un personnage (alors qu’à toi, en tant que Troisième Personne, il a été nécessaire de t’attribuer un nom, Ludmilla), il a été maintenu dans la catégorie abstraite des pronoms, disponible pour tout attribut et toute action. Voyons si le livre pourra tracer de toi, Ludmilla, un portrait véritable, en partant du cadre pour se resserrer peu à peu sur toi, et déterminer les contours de ton image.

Tu es apparue pour la première fois au Lecteur dans une librairie, c’est en te détachant sur un fond de rayonnages que tu as pris forme, comme si la quantité des livres avait rendu nécessaire la présence d’une Lectrice. Ton appartement, c’est le lieu où tu lis : il peut nous dire la place que les livres tiennent dans ta vie, s’ils sont une défense que tu opposes au monde extérieur, un rêve où tu t’absorbes, comme une drogue ; ou au contraire autant de ponts que tu jettes vers l’extérieur, vers un monde qui t’intéresse au point que tu veuilles en multiplier et en élargir grâce aux livres les dimensions. Pour en juger, le Lecteur sait que la première chose à faire est de visiter la cuisine.

La cuisine est la partie de la maison qui peut dire le plus de choses sur toi : si tu te fais à manger ou non (on dirait que oui, pas tous les jours, mais fréquemment), si c’est pour toi seule ou pour d’autres aussi (souvent pour toi seule, mais avec soin, comme si c’était pour d’autres aussi ; et quelquefois aussi pour d’autres, mais avec désinvolture, comme si c’était pour toi seule), si tu te limites au minimum, à l’indispensable, ou si tu as du goût pour la gastronomie (tes achats et tes ustensiles suggèrent des recettes élaborées, originales, au moins dans tes intentions ; il n’est pas sûr que tu sois gourmande, mais l’idée de dîner de deux œufs au plat ne te sourit guère), si c’est pour toi une nécessité pénible de se tenir devant des fourneaux, ou si tu y trouves un réel plaisir (la cuisine minuscule est équipée de manière qu’on puisse y bouger commodément et sans trop d’efforts, le but est de ne pas s’y attarder trop mais de s’y tenir sans déplaisir). Les appareils électroménagers sont à leur place d’animaux utiles, dont on ne peut oublier les mérites, sans qu’on leur voue pourtant un culte spécial. Dans le choix des ustensiles, on remarque une certaine recherche esthétique (une panoplie de hachoirs de taille décroissante, quand un seul suffirait), mais en général les éléments décoratifs sont aussi des objets utiles, et font peu de concessions au gratuit. Ce sont les provisions, surtout, qui peuvent nous apprendre quelque chose sur toi : un assortiment d’herbes aromatiques, certaines d’usage courant, d’autres qui semblent là pour compléter une collection ; on pourrait en dire autant des moutardes ; mais ce sont plus encore les colliers de têtes d’ail suspendus à portée de main qui indiquent un rapport aux nourritures ni vague ni distrait. Un coup d’œil au réfrigérateur peut permettre de recueillir d’autres données, et précieuses : dans le compartiment à œufs, il ne reste qu’un œuf ; en fait de citron, il n’y en a que la moitié d’un, et encore à moitié sec : on relève en somme une certaine négligence pour ce qui touche aux réapprovisionnements essentiels. Mais pour compenser, il y a de la crème de marron, des olives noires, un pot de salsifis ; lorsque tu fais les courses, il est manifeste que tu te laisses attirer par les marchandises que tu vois exposées, au lieu de penser à ce qui manque à la maison.

Ainsi, de l’observation de ta cuisine, peut-on retirer l’image d’une femme extravertie et lucide, sensuelle et méthodique, qui met son sens pratique au service de sa fantaisie. Quelqu’un pourrait-il tomber amoureux de toi rien qu’à voir ta cuisine ? Pourquoi pas ? Le Lecteur, peut-être ; il était déjà favorablement disposé.

 

Il poursuit sa reconnaissance dans l’appartement dont tu lui as laissé les clefs, le Lecteur. Tu en accumules des choses, autour de toi : éventails, flacons, cartes postales, colliers accrochés aux murs. Mais chaque objet vu de près se révèle bien particulier, on pourrait dire inattendu. Tu as avec les objets un rapport confidentiel, sélectif : ne deviennent tiennes que les choses que tu sens tiennes ; c’est un rapport avec la matérialité des choses, aucune idée (intellectuelle ou affective) ne remplace pour toi le voir et le toucher. Une fois associés à ta personne, marqués par ta possession, ies objets n’ont plus l’air d’être là par hasard, ils tirent leur signification du discours dont ils font partie ; c’est comme une mémoire faite de signes et d’emblèmes. Possessive ? Nous n’avons peut-être pas encore d’éléments suffisants pour l’affirmer : on peut seulement dire pour le moment que possessive, tu l’es pour toi-même, que tu t’attaches aux signes dans lesquels tu identifies quelque chose de toi, craignant de te perdre avec eux.

Dans le coin d’un mur, il y a une quantité de photographies encadrées, accrochées serré. Des photographies de qui ? De toi à différents âges, et de beaucoup d’autres personnes, hommes et femmes, et même de très vieilles photos qu’on dirait sorties d’un album de famille, mais qui placées côte à côte-semblent avoir pour objet moins de rappeler certaines personnes que de dessiner un montage des stratifications d’une existence. Les cadres sont tous différents : des lignes florales fin xixe, en argent, en cuivre, en émail, en écaille, en cuir, en bois sculpté ; peut-être l’intention est-elle de mettre en valeur ces fragments d’une vie passée, peut-être n’est-ce qu’une collection de cadres, et les photos ne sont là que pour les remplir ; à preuve : certains cadres sont occupés par des photos découpées dans des journaux, un autre contient le feuillet illisible d’une vieille lettre, un autre est resté vide.

Il n’y a rien sur le reste du mur ; aucun meuble. Tout l’appartement est un peu fait comme cela : des murs ici nus et là surchargés, comme pour répondre au besoin de concentrer les signes en une sorte d’écriture serrée, et de conserver autour un vide où trouver repos et respiration.

La disposition des meubles et des bibelots n’est jamais symétrique. L’ordre que tu essaies d’obtenir (l’espace dont tu disposes est restreint, mais on note dans son utilisation une certaine étude, destinée à le faire paraître plus vaste qu’il n’est), ce n’est pas l’application d’un schéma, mais un accord entre des choses qui sont là.

En somme, es-tu ordonnée ou désordonnée ? À des questions aussi tranchées, ton appartement ne répond ni oui ni non. Tu as une certaine idée de l’ordre, assurément, et même exigeante, mais à laquelle ne correspond pas, dans la pratique, une mise en application rigoureuse. On voit que ton intérêt pour la maison est intermittent, qu’il suit les difficultés quotidiennes, les hauts et les bas de tes humeurs.

Es-tu de nature dépressive ou gaie ? L’appartement, avec sagesse, semble avoir profité de tes moments d’euphorie pour se préparer à t’accueillir dans tes moments de dépression.

Es-tu véritablement hospitalière, ou bien est-ce signe d’indifférence que cette façon de laisser entrer chez toi des gens que tu connais à peine ? Le Lecteur cherche à s’asseoir dans un endroit commode pour lire sans empiéter sur les espaces qui te sont clairement réservés : l’idée qu’il commence à se faire, c’est que ton hôte peut se trouver très bien chez toi, à condition de savoir s’adapter à tes règles.

Quoi d’autre ? Les plantes en pot semblent ne pas avoir été arrosées depuis plusieurs jours ; mais tu les as peut-être choisies exprès parmi celles qui n’ont pas besoin de beaucoup de soin. Du reste, dans ces pièces, il n’y a pas trace de chiens, de chats ou d’oiseaux : tu es une femme qui cherche à ne pas multiplier ses obligations ; et cela peut être un signe aussi bien d’égoïsme que de ce que tu te concentres sur d’autres préoccupations, moins extrinsèques, ou encore le signe que tu n’as pas besoin de substituts plus ou moins symboliques aux élans qui te portent naturellement à t’occuper des autres et à participer de leurs histoires : dans la vie ou dans les livres…

 

Voyons les livres. La première chose qu’on note, du moins à regarder ceux que tu laisses à portée de main, c’est que chez toi les livres ont pour fonction d’être lus immédiatement ; ce ne sont pas des instruments d’étude ou de consultation, ni les éléments d’une bibliothèque rangée selon un ordre déterminé. Tu as peut-être essayé quelquefois de donner une apparence d’ordre à tes rayonnages, mais chaque tentative de classement s’est trouvée rapidement bouleversée par des apports hétérogènes. Le principe selon lequel deux volumes sont rangés côte à côte, c’est – outre la dimension, pour les plus grands et les plus petits – essentiellement la chronologie : l’ordre d’arrivée. Tu peux d’ailleurs toujours t’y retrouver, ils ne sont pas si nombreux (tu dois avoir laissé d’autres bibliothèques à d’autres domiciles, dans d’autres phases de ton existence) ; et puis il ne t’arrive peut-être pas souvent de rechercher un livre que tu as déjà lu.

Tu n’as pas l’air, en somme, d’être une Lectrice-qui-relit. Tu te rappelles parfaitement tout ce que tu as lu (ça, c’est une des premières choses que tu as fait comprendre de toi) ; chaque livre s’identifie probablement pour toi avec la lecture que tu en as faite à un moment déterminé, une fois pour toutes. Mais de même que tu les conserves dans ta mémoire, tu aimes garder les livres en tant qu’objets, auprès de toi.

Parmi tes livres, dans cet ensemble qui ne forme pas une bibliothèque, on peut cependant distinguer une partie morte ou dormante – le dépôt des volumes mis de côté, lus et rarement relus, ou que même tu n’as pas lus et que tu ne liras jamais, et qui cependant sont conservés (et époussetés) – et une partie vivante – les livres que tu es en train de lire, ou que tu as l’intention de lire, ou dont tu ne t’es pas encore détachée, ou que tu as plaisir à manipuler, à retrouver autour de toi. À la différence des provisions dans la cuisine, ici c’est la partie vivante, de consommation immédiate, qui dit le plus de choses sur toi. Il traîne çà et là des volumes, certains ouverts, d’autres avec des signets improvisés ou cornés à un angle de page. On voit que tu as l’habitude de lire plusieurs livres à la fois, que tu choisis des lectures différentes pour les différentes heures du jour, pour les diverses parties de ton habitation, si petite soit-elle : il y a les livres destinés à la table de nuit, ceux qui trouvent place près du fauteuil, à la cuisine ou au bain.

Cela pourrait bien faire un trait important à ajouter à ton portrait : ton esprit joue de cloisons internes qui permettent la séparation entre des temps, avec arrêt et reprise, et la concentration alternative sur des canaux parallèles. Cela suffit-il pour qu’on dise que tu voudrais vivre plusieurs vies contemporainement ? Ou que tu les vis effectivement ? Que tu sépares ce que tu vis avec une personne et dans un lieu, d’avec de ce que tu vis ailleurs avec d’autres ? Que de toute expérience tu sais devoir attendre une insatisfaction qui ne se compense que par la somme de toutes les insatisfactions ?

 

Lecteur, dresse l’oreille. Un soupçon te gagne, et le voici qui alimente ton anxiété d’homme jaloux qui ne s’accepte pas encore comme tel. Ludmilla, lectrice de plusieurs livres à la fois, afin de ne pas se laisser surprendre par la déception que peut réserver chaque histoire, tendrait à mener de front plusieurs histoires à la fois.

(Ne crois pas que le livre te perde de vue, Lecteur. Le tu qui était passé à la Lectrice, il peut d’une phrase à l’autre revenir se braquer sur toi. Tu demeures toujours l’un des tu possibles. Qui oserait te condamner à la perte du tu, catastrophe non moins terrible que la perte du moi ? Pour qu’un discours à la seconde personne devienne un roman, il faut au moins deux tu distincts et concomitants, qui se détachent de la foule des lui, des elle, des eux.)

En vérité, la vue même des livres de Ludmilla te rassure. La lecture est solitude. Ludmilla t’apparaît protégée par les valves du livre ouvert comme une huître dans sa coquille. L’ombre d’un autre homme, probable, et même certaine, se trouve, sinon effacée, du moins reléguée dans la marge. On lit tout seul, même quand on lit à deux. Mais, dans ce cas, que cherches-tu ici ? Prétends-tu pénétrer dans sa coquille, t’insérer entre les pages des livres qu’elle est en train de lire ? Ou bien le rapport entre Lecteur et Lectrice demeure celui de deux coquilles séparées, qui ne peuvent communiquer qu’à travers une confrontation partielle d’expériences exclusives ?

Tu as apporté avec toi le livre que tu étais en train de lire au café et que tu voudrais maintenant poursuivre, pour le lui passer, et communiquer encore avec elle à travers le canal creusé par les mots d’autrui, des mots qui, justement parce qu’énoncés par une voix étrangère, la voix silencieuse d’une absence faite d’encre et d’espacements typographiques, peuvent devenir vôtres, un langage, un code entre vous, une façon d’échanger des signaux et de vous reconnaître.

 

Une clef tourne dans la serrure. Tu te tais, comme pour lui faire une surprise, comme pour affirmer à tes yeux et aux siens que te trouver ici est tout naturel. Mais ce pas-là n’est pas le sien. Un homme évolue avec lenteur dans l’entrée, tu vois son ombre entre les tentures, il porte une veste de cuir, son pas est celui d’un familier des lieux, avec de longs arrêts, ceux de quelqu’un qui cherche quelque chose. Tu le reconnais. C’est Irnerio.

Tu dois décider tout de suite de l’attitude à prendre. Le désappointement de le voir entrer chez elle comme chez lui est plus fort que le désagrément de te trouver là comme caché. Du reste, tu savais bien que la maison de Ludmilla était ouverte à ses amis : la clef est sous le paillasson. Depuis que tu es entré, il te semble que des ombres sans visages viennent t’effleurer. Irnerio au moins est un fantôme connu. Comme tu l’es pour lui.

— Ah, tu es là ?

Il s’est aperçu de ta présence, et ne s’en étonne pas. Ce que tu voulais, il y a un moment, imposer comme naturel, tu n’y trouves maintenant plus aucun plaisir.

— Ludmilla n’est pas à la maison, annonces-tu, pour établir une antériorité d’information et même d’occupation du territoire.

— Je sais, fait-il avec indifférence. Il fouille autour de lui, tripote les livres.

— Je peux t’être utile ? continues-tu, comme si tu voulais le provoquer.

— Je cherchais un livre.

— Je croyais que tu ne lisais jamais.

— Ce n’est pas pour lire. C’est pour faire. Moi, avec les livres, je fais des choses. Des objets. Enfin, des œuvres : des statues, des tableaux, appelle ça comme tu voudras. Je leur ai même consacré une exposition. Je fixe les livres avec de la résine, et ça tient. Fermés, ouverts ; ou bien je leur donne des formes, je les resculpte, j’ouvre des trous dedans. C’est une belle matière à travailler, le livre, on peut faire beaucoup de choses avec.

— Et Ludmilla est d’accord ?

— Elle aime mes travaux. Elle me donne des conseils. Les critiques disent que ce que je fais est important. On va bientôt rassembler toutes mes œuvres dans un livre : on m’a fait rencontrer le Dottore Cavedagna. Un livre avec la photographie de tous mes livres. Quand ce livre-là sera imprimé, je l’utiliserai pour en faire une œuvre, plusieurs œuvres. Puis on en fera un autre livre. Et ainsi de suite…

— Je voulais dire : Ludmilla est d’accord pour que tu lui emportes ses livres ?

— Elle en a tellement… Des fois, c’est elle qui me donne des livres exprès pour que je les travaille, des livres dont elle ne fait rien. Mais moi, ce qui me convient, ce n’est pas n’importe quel livre. Une œuvre ne me vient que si je la sens. Il y a des livres qui me donnent aussitôt l’idée de ce que je pourrai en faire ; d’autres, non, rien. Et parfois j’ai l’idée, mais je ne peux pas la réaliser tant que je ne trouve pas le bon livre.

Il dérange tous les livres d’un rayon ; en soupèse un, l’observe sur le dos, sur la tranche, le jette.

« Il y a des livres qui me sont sympathiques et des livres que je ne peux pas souffrir mais qui me tombent sans cesse entre les mains.

Et voilà : la Grande Muraille des livres, qui devait – à ce que tu espérais – protéger Ludmilla contre cet envahisseur barbare, n’est en vérité qu’un jouet qu’il démonte en toute confiance. Tu ricanes :

— On dirait que tu la connais par cœur, la bibliothèque de Ludmilla…

— Oh, c’est presque toujours les mêmes trucs… Mais c’est beau de voir tous ces livres ensemble. J’aime les livres, moi…

— Explique.

— J’aime voir des livres un peu partout. C’est pour cela qu’on se sent bien chez Ludmilla. Tu ne trouves pas ?

Le foisonnement des pages écrites entoure la pièce comme en un bois touffu l’épaisseur du feuillage, non, comme des stratifications de roche, des plaques d’ardoise, des lamelles de schiste : c’est ainsi que tu essaies de voir à travers les yeux d’Irnerio le fond sur lequel doit se détacher la personne vivante de Ludmilla. Si tu sais gagner sa confiance, Irnerio te révélera le secret qui t’intrigue, le rapport entre le Non-Lecteur et la Lectrice. Vite, pose-lui une question là-dessus, n’importe quoi.

— Mais toi (c’est la seule question qui te vient à l’esprit), pendant qu’elle lit, qu’est-ce que tu fais ?

— Cela ne m’ennuie pas de la voir lire. Et puis il faut bien que quelqu’un les lise, ces livres, non ? Au moins, je peux être sûr que je n’ai pas à les lire, moi.

Pas de quoi te réjouir, Lecteur. Le secret qui t’est révélé, celui de leur intimité, tient à la complémentarité de leurs rythmes vitaux. Pour Irnerio, seul compte ce qui se vit dans l’instant ; l’art n’a valeur pour lui qu’en tant que dépense d’énergie, non comme œuvre qui reste, ni comme cette accumulation de vécu que cherche Ludmilla dans les livres. D’une certaine manière, cette énergie accumulée, il la reconnaît lui aussi sans avoir nul besoin de lire, et il éprouve le besoin de la remettre en circulation, utilisant les livres de Ludmilla comme support matériel pour des œuvres où il investit sa propre énergie, au moins dans l’instant.

« Celui-là me convient, décide-t-il.

Et il s’apprête à glisser dans la poche de sa veste un volume.

— Non, celui-là, laisse-le. C’est celui que je suis en train de lire. En plus, il n’est pas à moi, je dois le rendre à Cavedagna. Choisis-en un autre. Tiens, celui-ci, qui lui ressemble…

Tu t’es emparé d’un volume qu’entoure une bande rouge : « Le dernier succès de Sillas Flannery » ; voilà qui explique assez la ressemblance : toute la série des romans de Flannery se présente sous la même jaquette caractéristique. Mais ce n’est pas seulement la jaquette. Quel est le titre qui s’étale sur la couverture ? Dans un réseau de lignes entr… Ce sont deux exemplaires du même livre ! Tu ne t’y attendais pas.

« Ça, c’est étrange ! Je n’aurais jamais pensé que Ludmilla l’avait déjà…

Irnerio agite la main.

— Celui-là n’est pas à Ludmilla. Je ne veux rien avoir à faire, moi, avec ces trucs-là. Je croyais qu’il n’en traînait plus aucun, de ceux-là.

— Pourquoi ? De qui est-il ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Irnerio prend le volume entre deux doigts, se dirige vers un débarras, ouvre, jette le livre. Tu l’as suivi ; tu introduis la tête dans un cagibi obscur ; tu vois là une table avec une machine à écrire, un magnétophone, des dictionnaires, un dossier volumineux. Tu sors du dossier la feuille qui lui sert de page de titre ; tu la portes à la lumière, tu lis : Traduction d’Hermès Marana.

 

Tu restes comme frappé par la foudre. En lisant les lettres de Marana, tu avais à chaque instant l’impression d’y rencontrer Ludmilla. Parce que tu ne pouvais pas t’empêcher de penser à elle : voilà comment tu t’expliquais la chose ; c’était la preuve que tu étais décidément amoureux d’elle. Et, maintenant, en te promenant dans la maison de Ludmilla, tu tombes sur quoi ? Les traces de Marana. C’est une obsession qui te poursuit ? Non, depuis le début, tu avais le pressentiment qu’il existait entre eux un rapport… La jalousie, jusque-là une espèce de jeu avec toi-même, te saisit maintenant sans que tu puisses lui échapper. Et ce n’est pas seulement la jalousie : c’est le soupçon, la méfiance, le sentiment que tu ne peux être sûr de rien ni de personne. La poursuite du livre interrompu, et cette excitation particulière que tu y trouvais parce que tu t’y livrais avec elle, n’est donc rien d’autre que la recherche de Ludmilla elle-même qui t’échappe dans une démultiplication de mystères, de mensonges, de travestissements…

— Marana, comment, Marana ? t’étonnes-tu. Il habite ici ?

Irnerio secoue la tête.

— Il a habité ici. Maintenant, le temps a passé. Il ne devrait plus revenir. Mais désormais toutes ses histoires sont un tel tissu de mensonges que tout ce qu’on peut dire sur lui est mensonger. Il est au moins arrivé à cela. Les livres qu’il a apportés ici semblent pareils à tous les autres, de l’extérieur, mais moi je les reconnais tout de suite, et de loin. Dire qu’il ne devrait plus y en avoir, de ses papiers, en dehors de la petite pièce, là ! Rien n’y fait : de temps en temps une de ses traces réapparaît. Parfois, j’ai le soupçon que c’est lui qui les apporte ici, qu’il vient quand il n’y a personne et continue à faire ses substitutions habituelles, en cachette…

— Ses substitutions ?

— Je ne sais pas… Ludmilla dit que tout ce qu’il touche, si ce n’est pas déjà faux, le devient. Moi, je sais seulement que si j’essayais de faire un de mes travaux avec des livres qui lui ont appartenu, ce seraient des faux : même s’ils semblaient tout à fait pareils à ceux que je fais toujours…

— Mais pourquoi Ludmilla garde-t-elle ses affaires dans le cagibi ? Elle attend qu’il revienne ?

— Ludmilla était malheureuse, quand il était ici : elle ne lisait plus… Alors, elle est partie. C’est elle qui s’en est allée la première… Ensuite, il est parti à son tour…

L’ombre s’éloigne. Tu respires. Le passé est clos.

— Et s’il revenait ?

— Elle s’en irait de nouveau.

— Où ?

— Bah… En Suisse. Qu’est-ce que j’en sais ?

— Il y a quelqu’un d’autre, en Suisse ?

Instinctivement tu as vu surgir l’écrivain à la longue-vue.

— Quelqu’un d’autre si l’on veut… mais ce n’est pas du tout le même genre d’histoire. Le vieux des romans policiers…

— Silas Flannery ?

— À ce qu’elle disait, quand Marana la convainc que la différence entre le vrai et le faux n’est rien de plus qu’un préjugé, elle éprouve le besoin de voir quelqu’un qui fait des livres comme un plant de citrouille fait des citrouilles, c’est son expression…

La porte s’ouvre à l’improviste. Ludmilla entre, jette sur un fauteuil son manteau, ses paquets.

— Ah, chic alors ! Tout le monde est là : pardon pour le retard !

 

Vous êtes assis, elle et toi, vous prenez le thé. Irnerio devrait être là, mais son fauteuil reste vide.

— Il était là. Où est-il allé ?

— Oh, il doit être sorti. Il va et il vient sans rien dire.

— On entre et on sort comme ça chez toi ?

— Pourquoi pas ? Et toi, comment es-tu entré ?

— Moi et tous les autres !

— Hé là ! C’est une scène de jalousie ?

— Je ne vois pas comment j’aurais ie droit.

— Tu crois qu’un moment pourrait venir où tu aurais le droit ? Dans ce cas-là, mieux vaut carrément ne pas commencer.

— Commencer quoi ?

Tu poses ta tasse sur la table. Tu quittes ton fauteuil et vas vers le divan où elle se tient assise.

 

(Commencer. C’est toi qui l’as dit, Lectrice. Mais comment déterminer le moment exact où une histoire commence ? Tout est déjà commencé depuis toujours, la première ligne de la première page de chaque roman renvoie à quelque chose qui a déjà eu lieu hors du livre. Ou bien la véritable histoire est celle* qui commence dix ou cent pages plus loin, et tout ce qui précède n’est qu’un prologue. Les vies humaines forment une trame continue, où toute tentative d’isoler un fragment de vécu qui ait un sens en dehors du reste – par exemple, une rencontre entre deux personnes qui deviendra décisive pour toutes les deux – doit tenir compte du fait que chacun des deux traîne avec lui un tissu de faits, de lieux, d’autres personnes, et que de la rencontre il découlera à nouveau d’autres histoires, qui à leur tour se sépareront de leur histoire commune.)

 

Vous êtes au lit ensemble, Lecteur et Lectrice. Le moment est donc venu de s’adresser à vous à la seconde personne du pluriel, opération lourde de sens, parce qu’elle équivaut à vous considérer comme un sujet unique. C’est à vous que je parle, enchevêtrement mal commode à démêler sous le drap froissé. Peut-être partirez-vous ensuite chacun de son côté, et le récit devra de nouveau s’efforcer de manœuvrer alternativement le levier de vitesse pour passer du tu féminin au tu masculin ; mais, pour l’instant, du fait que vos corps cherchent à trouver, entre peau et peau, le contact le plus généreux, le plus sensible, à transmettre et recevoir en houle motions et trépidations, à encastrer les vides dans les pleins, du fait que votre activité mentale elle-même est tendue vers la plus grande complicité, on peut vous adresser un discours suivi qui vous vise comme une seule personne à deux têtes. En premier lieu, il faut déterminer le champ d’action ou la modalité d’être de l’entité double que vous constituez. À quoi vous mène cette identification ? Quel est le thème central qui fait retour à travers vos variations et modulations ? S’agit-il d’une tension où chacun vise à ne rien perdre de son potentiel propre, à prolonger un état de réceptivité, à profiter de l’accumulation du désir de l’autre pour démultiplier sa charge propre ? Ou au contraire de l’abandon le plus désarmé, d’une exploration de l’immense étendue des espaces caressables et par réciproque caressants, d’une dissolution de l’être dans un lac à la surface tactile infiniment ? Dans les deux cas, vous n’existez qu’en fonction l’un de l’autre ; mais, pour rendre la chose possible, vos moi respectifs, au lieu de s’annuler, doivent occuper sans restes tout le vide de l’espace mental, s’investir chacun soi-même au plus haut taux d’intérêt ou se dépenser jusqu’au dernier centime. En somme, ce que vous faites est bien beau, mais grammaticalement ne change rien. Au moment où vous apparaissez le plus nettement comme un vous unitaire, vous êtes deux tu plus séparés et plus refermés sur vous-mêmes qu’auparavant.

(C’est vrai dès maintenant, alors que vous êtes encore tout occupés chacun par la seule présence de l’autre. Imaginez ce que ce sera dans peu de temps, quand des fantasmes qui ne se rencontrent pas entre eux fréquenteront vos esprits, accompagnant les rencontres de vos corps aux habitudes éprouvées.)

 

Lectrice, voici que tu es lue. Ton corps est soumis à un déchiffrement systématique, à travers des canaux d’informations tactiles, visuels, olfactifs, et non sans intervention des papilles gustatives. L’ouïe a sa part aussi, attentive à tes halètements et à tes trilles. Le corps n’est pas seul, chez toi, objet de lecture : il compte comme partie d’un ensemble compliqué d’éléments, qui ne sont pas tous visibles ni tous présents, mais qui se manifestent à travers des événements, eux, visibles et immédiats : tes yeux qui s’embrument, ton rire, les mots que tu dis, ta façon de ramasser ou de répandre tes cheveux, de prendre l’initiative ou d’esquiver, et puis tous ces signes qui sont aux confins des us et coutumes, de la mémoire, de la préhistoire, de la mode ; tous les codes, tous les pauvres alphabets au moyen desquels un être humain croit à certains moments être en train de lire un autre être humain.

Et toi aussi, Lecteur, tu es un objet de lecture : tantôt la Lectrice passe ton corps en revue comme si elle parcourait une table des matières, tantôt elle le consulte comme pour obéir à une curiosité rapide et bien précise, tantôt elle l’interroge en hésitant et laisse venir une réponse muette, comme si une investigation partielle ne l’intéressait qu’en vue d’une reconnaissance de l’espace beaucoup plus large. Parfois, elle se fixe sur des détails négligeables, peut-être de petits défauts stylistiques, par exemple la forme proéminente de ta pomme d’Adam, ou ta façon d’enfoncer la tête dans le creux de son cou, et elle s’en sert pour établir une marge, une distance – réserve critique ou complicité moqueuse – ; parfois, au contraire, un détail incidemment découvert est valorisé outre mesure, par exemple la forme de ton menton, ou une façon particulière de mordre son épaule, et elle prend élan sur ce tremplin, parcourt (vous parcourez ensemble) page après page, de haut en bas, sans sauter une virgule. Toi, cependant, au milieu des satisfactions que tu trouves à sa façon de te lire, à toutes ces citations textuelles de ton objectivité physique, un doute s’insinue : qu’elle ne te lise pas tout entier tel que tu es, mais qu’elle use de toi, qu’elle utilise des fragments de toi détachés du contexte pour se construire un partenaire fantasmatique, connu d’elle seule, dans la pénombre de sa demi-conscience ; que ce qu’elle est en train de déchiffrer soit le visiteur apocryphe de ses songes, plutôt que toi.

À la différence de la lecture des pages écrites, la lecture que les amants font de leurs corps (de ce concentré d’esprit et de corps dont les amants font usage pour aller au lit ensemble) n’est pas linéaire. Elle commence à un endroit quelconque, saute, se répète, revient en arrière, insiste, se ramifie en messages simultanés et divergents, converge de nouveau, affronte des moments d’ennui, tourne la page, retrouve le fil, se perd. On peut y reconnaître une direction, un parcours ofienté dans la mesure où elle tend à un climax, et ménage en vue de cette fin des phases rythmiques, des scansions métriques, des récurrences de motifs. Mais le climax est-il véritablement son but ? La course vers la fin n’est-elle pas plutôt contrariée par une autre tendance qui s’efforce, à contre-courant, de retarder les instants, de récupérer du temps ?

Si l’on voulait représenter graphiquement l’ensemble, chaque épisode, avec son point culminant, exigerait un modèle à trois dimensions, peut-être même à quatre – il n’y a pas de modèle ; aucune expérience n’est répétable. Ce par où l’étreinte et la lecture se ressemblent le plus, c’est ceci : en elles s’ouvrent des espaces et des temps différents de l’espace et du temps mesurables.

Dans l’improvisation confuse d’une première rencontre, on peut déjà lire l’avenir d’une possible vie commune. Aujourd’hui, vous êtes chacun l’objet de la lecture de l’autre, chacun dans l’autre lit son histoire non-écrite. Demain, Lecteur et Lectrice, si vous êtes ensemble, si vous couchez dans le même lit, comme un couple rangé, chacun de vous allumera la lampe à son chevet et se plongera dans son livre ; deux lectures parallèles accompagneront l’arrivée du sommeil ; toi d’abord, puis toi ensuite, vous éteindrez la lumière ; revenus d’univers séparés, vous vous retrouverez fugacement dans le noir où toutes les distances s’effacent, avant que des songes divergents ne vous rejettent toi d’un côté et toi de l’autre. Mais ne souriez pas devant cette perspective d’harmonie conjugale : quelle image de couple plus heureuse sauriez-vous lui opposer ?

 

Tu parles à Ludmilla du roman que tu lisais en l’attendant

« C’est un livre comme tu les aimes : dès la première page, il vous communique un sentiment de malaise…

Un éclair interrogatif passe dans son regard. Un doute te vient : cette phrase sur le malaise, tu ne l’as peut-être pas entendue d’elle, tu l’as peut-être lue quelque part… À moins que Ludmilla ait déjà cessé de croire à l’angoisse comme condition de vérité… Quelqu’un lui a peut-être prouvé que l’angoisse opère, elle aussi, mécaniquement, qu’il n’y a rien de plus falsifiable que l’inconscient…

— Moi, dit-elle, j’aime les livres où tous les mystères et toutes les angoisses passent par un esprit exact, froid et sans ombres, comme celui d’un joueur d’échecs…

— Quoi qu’il en soit, c’est l’histoire d’un homme qui devient nerveux quand il entend sonner un téléphone. Un jour, il est en train de faire de la course à pied…

— Ne m’en raconte pas davantage. Fais-le-moi lire.

— Je ne suis pas moi-même allé beaucoup plus loin. Je te l’apporte.

Tu te lèves, tu vas le chercher dans l’autre pièce où la brusque volte de tes rapports avec Ludmilla a interrompu le cours normal des événements. Tu ne le retrouves pas.

 

(Tu le retrouveras dans une exposition : c’est la dernière sculpture d’Irnerio. La page, dont tu avais corné le coin pour la marquer, forme un des côtés d’un parallélépipède compact, collé, verni à la résine transparente. Une ombre un peu roussie, comme celle d’une flamme qui s’échapperait de l’intérieur du livre, fait onduler la surface de la page et y ouvre une série de strates comme des nœuds dans une écorce.)

 

« Je ne le trouve pas, mais ça ne fait rien ; j’ai vu que tu en avais un autre exemplaire. J’ai même cru que tu l’avais lu…

Sans qu’elle s’en aperçoive, tu es entré dans le cagibi où tu as pris le livre à bande rouge de Flannery :

« Voici.

Ludmilla l’ouvre sur la dédicace : « À Ludmilla… Silas Flannery. »

— Oui, c’est bien mon exemplaire…

— Mais alors, tu connais Flannery ? t’exclames-tu, comme si tu ne savais rien.

— Oui, et il m’a offert ce livre… Mais j’étais sûre qu’on me l’avait volé avant même que j’aie pu le lire…

–… Irnerio ?

— Euh…

Il est temps de découvrir ton jeu.

— Ce n’est pas Irnerio, et tu le sais bien. Irnerio, quand il a vu le livre, il l’a jeté dans ce cabinet noir où tu conserves…

— Qui t’a donné la permission de fouiller ?

— Irnerio parle de quelqu’un qui te volait des livres et qui revient maintenant les remplacer par des livres faux.

— Irnerio n’en sait rien.

— Moi, si : Cavedagna m’a fait lire les lettres de Marana.

— Tout ce que raconte Hermès, c’est une pelote de micmacs.

— Il y a au moins une chose de vraie : cet homme-là continue de penser à toi, de te voir dans toutes ses fabulations, il est obsédé par ton image – en train de lire…

— C’est ce que je n’ai jamais pu supporter.

 

Petit à petit, tu finiras par comprendre un peu mieux comment ont commencé les machinations du traducteur : le ressort secret qui les a déclenchées, c’est la jalousie pour ce rival invisible qui s’interposait continuellement entre Ludmilla et lui, la voix silencieuse qu’elle entend dans les livres, ce fantôme aux mille visages sans visage, d’autant plus insaisissable que pour Ludmilla les auteurs ne s’incarnent jamais dans des individus de chair et d’os, ils n’existent pour elle que dans les pages publiées, vivants ou morts, ils sont là, toujours prêts à communiquer avec elle, à la séduire, à l’étourdir, et elle est toujours prête à les suivre, avec cette légèreté volubile qu’on a dans les rapports avec des personnes incorporelles. Comment faire pour mettre en déroute, non pas les auteurs, mais la fonction de l’auteur, l’idée que derrière chaque livre il y a quelqu’un qui garantit la vérité de ce monde de fantasmes et fictions, par le seul fait qu’il y a investi sa vérité propre, qu’il s’est lui-même identifié avec cette construction de mots ? Depuis toujours, simplement parce que son goût et son talent l’y poussaient, mais plus que jamais depuis que ses relations avec Ludmilla étaient entrées en crise, Hermès Marana rêvait d’une littérature ne connaissant qu’apocryphes, fausses attributions, imitations, contrefaçons et pastiches. Si cette idée réussissait à s’imposer, si une incertitude systématique sur l’identité de qui écrit empêchait le lecteur de s’abandonner avec confiance – confiance non tant dans ce qui est raconté que dans la voix silencieuse qui raconte –, peut-être n’y aurait-il rien de changé, en apparence, dans l’édifice de la lecture… Mais en dessous, dans les fondements, là où le rapport s’établit entre lecteur et texte, quelque chose aurait changé pour toujours. Alors, Marana ne se sentirait plus abandonné par Ludmilla lorsqu’elle s’absorberait dans la lecture ; entre le livre et elle, l’ombre de la mystification chaque fois s’interposerait et, lui, qui s’identifierait avec chacune des mystifications, aurait affirmé sa présence.

 

Ton regard se pose sur le début du livre.

— Mais ce n’est pas le livre que j’étais en train de lire… Même titre, même couverture, tout est pareil… Seulement, c’est un autre livre ! L’un des deux est faux.

— Bien sûr, qu’il est faux, remarque Ludmilla à voix basse.

— Tu dis qu’il est faux parce qu’il est passé par les mains de Marana ? Mais celui que j’étais en train de lire, c’est lui aussi qui l’avait envoyé à Cavedagna ! Est-ce qu’ils seront faux tous les deux ?

— Il n’y a qu’une personne qui pourrait nous dire la vérité : l’auteur.

— Tu peux le lui demander, puisque tu es son amie…

— Je l’étais.

— C’était chez lui que tu allais, quand tu fuyais Marana ?

— Tu en sais des choses !

Cela dit de ce ton ironique qui te tape sur les nerfs plus que tout.

Lecteur, ta décision est prise : tu iras trouver l’écrivain. En attendant, tu tournes le dos à Ludmilla, et tu te mets à lire le nouveau roman que cache une couverture toute semblable.

(Semblable jusqu’à un certain point. La bande « Le dernier succès de Silas Flannery » recouvre le dernier mot du titre. Il suffirait que tu la soulèves légèrement pour t’apercevoir que ce volume-ci s’intitule Dans un réseau de lignes entrecroisées ; et non plus, comme l’autre, entrelacées.)

Si Par Une Nuit D'Hiver Un Voyageur
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