Chapitre VIII
Du journal de Silas Flannery.
Dans une chaise longue, sur la terrasse d’un chalet, au fond de la vallée, une jeune femme est là, qui lit. Tous les jours, avant de me mettre au travail, je reste un peu de temps à la regarder à la longue-vue. Dans cet air transparent léger, il me semble cueillir sur sa forme immobile les signes de ce mouvement invisible qu’est la lecture, le parcours du regard, le rythme de la respiration, et plus encore le glissement des mots à travers sa personne, leurs flux et leurs blocages, les élans, les retards, les pauses, l’attention qui se concentre ou se disperse, les retours en arrière, ce parcours qui semble uniforme et qui est en réalité toujours changeant, toujours accidenté.
Depuis combien d’années ne puis-je me permettre une lecture désintéressée ? Depuis combien d’années ne suis-je plus capable de m’abandonner à un livre écrit par d’autres, sans aucun rapport avec ce que je dois écrire, moi ? Je me retourne, et je vois la table qui m’attend, la feuille engagée sur le chariot de la machine à écrire, le chapitre à commencer. Depuis que je suis devenu un forçat de l’écriture, le plaisir de la lecture a disparu pour moi. Tout ce que je fais a pour fin, quoi ? L’état d’âme de cette femme étendue sur une chaise longue que j’encadre dans les lentilles de ma longue-vue, et cet état d’âme-là m’est refusé.
Tous les jours, avant de me mettre au travail, je regarde la femme sur la chaise longue : je me dis que le résultat de l’effort contre nature auquel je m’astreins lorsque j’écris, ce doit être la respiration de cette lectrice, la transformation de la lecture en processus naturel, le courant qui conduit les phrases vers son attention comme vers un filtre, où elles s’arrêtent un instant avant d’être absorbées par les circuits nerveux, et de disparaître en se transformant dans ses fantasmes, en ce qu’il y a en elle de plus personnel, d’incommunicable.
Parfois, il me vient un désir absurde : que la phrase que je suis sur le point d’écrire soit celle que la femme est en train de lire au même moment. L’idée s’empare si fort de moi que je me convaincs que la chose est vraie : j’écris la phrase en hâte, je me lève, je vais à la fenêtre, je braque la longue-vue pour contrôler l’effet de ma phrase dans son regard, le pli de ses lèvres, la cigarette qu’elle allume, le remuement de son corps sur la chaise longue, ses jambes qui se croisent ou qu’elle étend.
Parfois, il me semble que la distance entre mon écriture et sa lecture est impossible à combler, que tout ce que je peux écrire porte la marque de l’artifice et de l’incongruité : si ce que je suis en train d’écrire apparaissait sur la surface polie de la page qu’elle lit, on entendrait comme le grincement d’un ongle sur une vitre et elle jetterait le livre loin d’elle avec horreur.
Parfois, je me convaincs qu’elle est en train de lire mon vrai livre, celui que je devrais écrire depuis si longtemps et que je ne réussirai jamais à écrire, que ce livre est là, mot pour mot, je le vois au bout de ma longue-vue mais je ne peux pas lire ce qui s’y trouve écrit, je ne peux pas savoir ce qu’a écrit ce moi que je n’ai jamais réussi et ne réussirai jamais à être. Inutile que je me remette à ma table, que je m’efforce de deviner, de copier ce vrai livre de moi qu’elle est en train de lire : quoi que j’écrive, ce ne sera qu’un livre faux, par rapport au vrai livre de moi que personne ne lira jamais : sauf elle.
Et si, exactement comme je la regarde pendant qu’elle lit, elle pointait une longue-vue sur moi pendant que j’écris ? Je m’assieds à ma table, tournant le dos à la fenêtre, et voilà, je sens derrière moi un œil qui aspire le flux des phrases, qui conduit le récit dans des directions qui m’échappent. Les lecteurs sont mes vampires. Je sens une foule de lecteurs qui regardent par-dessus mon épaule et s’approprient les mots au fur et à mesure qu’ils se déposent sur le papier. Je ne suis pas capable d’écrire quand quelqu’un me regarde : je sens que ce que j’écris ne m’appartient plus. Je voudrais disparaître, laisser à l’attente menaçante de leurs yeux la feuille passée dans la machine, avec tout au plus mes doigts qui frappent les touches.
Comme j’écrirais bien, si je n’étais pas là ! Si, entre la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires qui prennent forme et s’évanouissent sans que personne les écrive, ne s’interposait l’incommode diaphragme qu’est ma personne ! Le style, le goût, la philosophie, la subjectivité, la formation culturelle, et le vécu, la psychologie, le talent, les trucs du métier : tous les éléments qui font que ce que j’écris est reconnaissable, me semblent une cage qui restreint mes possibilités. Si je n’étais qu’une main, une main coupée qui saisit une plume et se met à écrire… Mais qui ferait mouvoir cette main ? La foule anonyme ? L’esprit du temps ? L’inconscient collectif ? Je ne sais pas. Ce n’est pas pour être le porte-parole de quoi que ce soit de défini que je voudrais m’annuler moi-même. Seulement pour transmettre le scriptible qui attend d’être écrit, le racontable qui n’est raconté par personne.
Peut-être la femme que j’observe à la longue-vue sair-elle ce que je devrais écrire ; ou peut-être qu’elle ne le sait pas, parce qu’elle attend justement de moi que j’écrive ce qu’elle ne sait pas ; tout ce qu’elle sait avec certitude, c’est son attente, ce vide que mes paroles doivent remplir.
Parfois, je pense à la matière du livre à écrire comme à quelque chose qui existe déjà : pensées déjà pensées, dialogues déjà proférés, histoires déjà arrivées, lieux et atmosphères déjà vus ; le livre ne devrait être rien d’autre qu’un équivalent du monde non écrit traduit en écriture. D’autres fois, en revanche, je crois comprendre qu’entre le livre à écrire et les choses qui existent déjà, il ne peut y avoir qu’une espèce de complémentarité : le livre devrait être la contrepartie écrite du monde non écrit ; sa matière, ce qui n’est pas et ne pourra pas être sans avoir été écrit, et dont ce qui existe éprouve obscurément le manque dans sa propre incomplétude.
Je vois que, d’une façon ou d’une autre, je ne cesse de tourner autour de l’idée d’une interdépendance entre le monde non écrit et le livre que je devrais écrire. De là que l’écriture représente pour moi une opération d’un poids tel que j’en suis écrasé. Je mets l’œil à la longue-vue et je la braque sur la lectrice. Entre ses yeux et la page, volette un papillon blanc. Quoi qu’elle soit en train de lire, c’est sûrement le papillon qui a retenu son attention. Le monde non écrit a sa pointe dans ce papillon. Le résultat auquel je dois tendre est quelque chose de précis, de ténu, de léger.
En la regardant, sur sa chaise longue, je ressentais la nécessité d’écrire « d’après nature », je veux dire d’écrire non pas elle, mais sa lecture, d’écrire peu importe quoi pourvu que ce soit en pensant que cela doit passer par sa lecture.
Et maintenant, en regardant le papillon qui vient se poser sur mon livre, je voudrais écrire « d’après nature » en me fixant sur le papillon. Parler par exemple d’un crime atroce mais qui, d’une certaine manière, ressemble au papillon, qui soit léger et subtil comme un papillon.
Je pourrais aussi décrire le papillon mais en me fixant sur le crime, de façon que le papillon devienne une scène atroce, quelque chose de terrifiant.
Projet de récit. Deux écrivains, habitant deux chalets sur les versants opposés d’une vallée, s’observent à tour de rôle. L’un des deux a l’habitude d’écrire le matin, l’autre l’après-midi. Le matin et l’après-midi, celui des écrivains qui n’écrit pas braque sa longue-vue sur celui qui écrit.
L’un des deux est un écrivain productif, l’autre un écrivain tourmenté. L’écrivain tourmenté regarde l’écrivain productif remplir des pages de lignes uniformes, et le manuscrit monter en pile de feuillets bien rangés. D’ici peu, le livre sera terminé : sans nul doute un nouveau roman à succès – c’est ce que pense l’écrivain tourmenté avec une pointe de dédain mais avec envie. Il considère que l’écrivain productif n’est rien qu’un habile artisan, capable de confectionner en série des romans qui répondent au goût du public ; mais il ne peut réprimer un fort sentiment d’envie pour un homme qui s’exprime avec tant de méthodique sûreté. Ce n’est pas seulement de l’envie, c’est aussi de l’admiration, oui, une admiration sincère : dans la façon dont cet homme donne toute son énergie à l’écriture, il y a une vraie générosité, une confiance dans l’acte de communiquer, de donner aux autres ce qu’ils attendent de vous, sans se poser de problèmes de conscience. L’écr vain tourmenté donnerait cher pour ressembler à l’écrivain productif ; il voudrait bien le prendre pour modèle ; son plus grand désir est désormais de devenir semblable à lui.
L’écrivain productif observe l’écrivain tourmenté tandis que celui-ci s’assied à sa table, se ronge les ongles, se gratte, déchire une feuille, se lève pour aller à la cuisine et s’y prépare un café, puis un thé, puis une camomille, lit un poème de Hölderlin (bien qu’il soit clair que Hölderlin n’a aucun rapport avec ce qu’il est en train d’écrire), recopie une page déjà écrite et puis la barre ligne après ligne, téléphone à la teinturerie (alors qu’on lui avait bien dit que son pantalon bleu ne serait pas prêt avant jeudi), prend quelques notes qui ne lui serviront pas maintenant mais peut-être plus tard, va consulter une encyclopédie à l’article Tasmanie (alors qu’il est clair qu’il n’y a pas dans ce qu’il écrit la moindre allusion à la Tasmanie), déchire deux pages, met un disque de Ravel. L’écrivain productif n’a jamais aimé les œuvres de l’écrivain tourmenté : à les lire, il a toujours l’impression d’être au bord de saisir un point décisif et puis voilà que celui-ci lui échappe et tout ce qu’il lui reste est un sentiment de malaise. Mais à présent qu’il le regarde écrire, il sent que cet homme se bat avec quelque chose d’obscur, de noué, cherche à se frayer une route dont on ne sait où elle conduit ; parfois, il a l’impression de le voir marcher sur une corde tendue au-dessus du vide et il se sent pris d’un sentiment d’admiration. Pas seulement d’admiration : aussi d’envie ; parce qu’il sent bien que son propre travail est limité et superficiel par rapport à ce que l’écrivain tourmenté recherche.
Sur la terrasse d’un chalet, au fond de la vallée, une jeune femme prend le soleil en lisant un livre. Les deux écrivains l’observent à la longue-vue. « Comme elle est absorbée, comme elle retient son souffle ! Avec quelle fébrilité elle tourne les pages ! pense l’écrivain tourmenté. Elle lit sûrement un livre à sensation, comme ceux de l’écrivain productif ! » « Comme elle est absorbée, presque transfigurée par la méditation, on dirait qu’elle assiste à la révélation d’un mystère ! pense l’écrivain productif. Elle lit sûrement un livre riche de sens cachés, comme ceux de l’écrivain tourmenté ! »
Le plus grand désir de l’écrivain tourmenté serait d’être lu comme lit la jeune femme. Il se met à écrire un roman écrit comme il pense que l’écrirait l’écrivain productif. Cependant, le plus grand désir de l’écrivain productif serait d’être lu comme lit la jeune femme ; il se met à écrire un roman écrit comme il pense que l’écrirait l’écrivain tourmenté.
L’un des deux écrivains, puis l’autre, entre en rapport avec la jeune femme. Chacun lui dit qu’il voudrait lui faire lire le roman qu’il vient juste de terminer.
La jeune femme reçoit les deux manuscrits. Quelques jours plus tard, elle invite les deux auteurs chez elle, ensemble, à leur grande surprise.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? dit-elle, vous m’avez donné deux exemplaires du même roman !
Ou bien :
La jeune femme confond les deux manuscrits. Elle rend au productif le roman que le tourmenté a écrit à la manière du productif et au tourmenté le roman que le productif a écrit à la manière du tourmenté. Tous deux, en se voyant plagiés, ont une violente réaction et retrouvent leur manière propre.
Ou bien :
Un coup de vent mélange les pages des deux manuscrits. La lectrice essaie de les remettre en ordre. Il en sort un roman unique, très beau, que les critiques ne savent à qui attribuer. C’est le roman que l’écrivain productif aussi bien que l’écrivain tourmenté ont depuis toujours rêvé d’écrire.
Ou bien :
La jeune femme avait toujours été une lectrice passionnée de l’écrivain productif et détestait l’écrivain tourmenté. En lisant le nouveau roman de l’écrivain productif, elle constate qu’il sonne faux, et du coup comprend que tout ce qu’il a écrit était aussi faux ; se souvenant alors des œuvres de l’écrivain tourmenté, elle les trouve à présent très belles, elle a hâte de lire son nouveau roman. Mais ce qu’elle découvre est complètement différent de ce qu’elle attendait, et elle l’envoie au diable à son tour.
Ou bien :
Idem, en remplaçant « productif » par « tourmenté » et « tourmenté » par « productif ».
Ou bien :
La jeune femme avait toujours, etc., du productif et détestait le tourmenté. En lisant le nouveau roman du productif, elle ne s’aperçoit pas qu’il y a là quelque chose de changé : il lui plaît, mais sans plus. Quant au manuscrit du tourmenté, elle le trouve insipide comme tout ce qui vient de cet auteur. Elle répond aux deux écrivains par quelques phrases vagues. Tous les deux en concluent qu’elle n’est décidément pas une lectrice très attentive, et ils ne s’intéressent plus à elle. Ou bien :
Idem, en remplaçant, etc.
J’ai lu dans un livre qu’on peut marquer l’objectivité de la pensée par l’utilisation du verbe penser à la troisième personne impersonnelle : on dira non pas « je pense » mais « ça pense » comme on dit « il pleut ». Il y a de la pensée dans l’univers, telle est la constatation dont nous devons à chaque fois partir.
Pourrai-je jamais dire « aujourd’hui ça écrit » comme je dis « aujourd’hui il pleut » où « il vente » ? Ce n’est que quand il me sera naturel d’utiliser le verbe écrire à l’impersonnel que je pourrai espérer qu’à travers moi s’exprime quelque chose de moins limité que l’individualité d’un homme au singulier.
Et le verbe lire ? Pourrait-on dire « aujourd’hui ça lit » comme on dit « aujourd’hui il pleut » ? À y bien penser, la lecture est un acte nécessairement individuel, beaucoup plus que l’écriture. En admettant que l’écriture arrive à dépasser les limitations de l’auteur, elle continuera à n’avoir de sens que si elle est lue par une personne singulière et traverse ses circuits mentaux. Seule la possibilité d’être lu par un individu déterminé prouve que ce qui a été écrit participe des pouvoirs de l’écriture, pouvoirs fondés sur quelque chose qui dépasse l’individu. L’univers s’exprimera lui-même dans l’exacte mesure où quelqu’un pourra dire : « Je lis, donc ça écrit. » C’est là la source de la béatitude particulière que je vois monter au visage de la lectrice, et qui à moi m’est refusée.
Sur le mur, en face de ma table, est accroché un poster qu’on m’a offert. Le petit chien Snoopy est assis devant une machine à écrire et on lit dans la bulle : « C’était par une nuit sombre, orageuse… » Chaque fois que je m’assieds ici, je lis : « C’était par une nuit sombre, orageuse… » et l’impersonnalité de cet incipit semble m’ouvrir le passage d’un monde à l’autre, le passage du temps et de l’espace de l’ici et maintenant, au temps et à l’espace de la page écrite ; je suis saisi par l’exaltation d’un début auquel pourront succéder des développements multiples, inépuisables ; je me convaincs qu’il n’y a rien de mieux qu’une ouverture conventionnelle, qu’une entrée en matière dont on peut tout attendre – ou rien – ; mais je sais bien aussi que ce chien mythomane ne pourra jamais ajouter à ces sept premiers mots, sept autres mots, ou douze, sans briser l’enchantement. La facilité d’accès à un autre monde, quelle illusion : on se jette dans l’écriture parce qu’on devance le bonheur de la lecture à venir, et puis sur la page blanche c’est le vide qui s’ouvre.
Depuis que j’ai ce poster sous les yeux, je n’arrive plus à terminer une page. Il faut que j’enlève au plus vite ce maudit Snoopy du mur, mais je ne m’y décide pas ; ce bonhomme de chien est devenu pour moi l’emblème de ma condition ; un avertissement, un défi.
La fascination romanesque, telle qu’elle se donne à l’état pur aux premières phrases du premier chapitre de tant de romans, ne tarde pas à se perdre avec la suite de la narration : promesse d’un temps de lecture qui s’ouvre devant nous et qui reste apte à recueillir toutes les possibilités de développements. Je voudrais pouvoir écrire un livre qui ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet. Mais comment un pareil livre pourrait-il bien être construit ? Devrait-il s’interrompre après le premier aliéna ? Ou prolonger indéfiniment les préliminaires ? Ou encore emboîter un début de narration dans l’autre, comme font les Mille et Une Nuits ?
Aujourd’hui je vais tenter de recopier les premières phrases d’un roman célèbre, pour voir si la charge d’énergie contenue dans ce début se communique à ma main ; après avoir reçu la juste poussée, elle devrait être capable d’avancer pour son compte.
Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K… [1]
Je recopie encore le deuxième alinéa ; il est indispensable pour qu’on soit emporté par le flux de la narration :
Il eut la chance de ne pas rencontrer sa propriétaire dans l’escalier. Sa mansarde se trouvait sous le toit d’une grande maison à cinq étages et ressemblait plutôt à un placard qu’à une pièce. Et ainsi de suite jusqu’à : Il était terriblement endetté auprès de sa logeuse et il redoutait de la rencontrer.
A ce point, la phrase suivante m’entraîne tellement que je ne peux me retenir de la copier à son tour : Ce n’était point qu’il fût lâche ou abattu par la vie ; au contraire, il se trouvait depuis quelque temps dans un état d’irritation et de tension perpétuelle, voisin de l’hypocondrie. Pendant que nous y sommes, je pourrais continuer pendant tout le paragraphe, et même pendant quelques pages ; jusqu’à ce que le protagoniste se présente chez la vieille usurière : – Raskolnikov, étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, marmonna-t-il rapidement, en s’inclinant à demi (il s’était dit qu’il devait se montrer plus aimable).
Je m’arrête avant d’être submergé par la tentation de recopier Crime et Châtiment en entier. Pendant un instant, je crois comprendre ce qui a dû être le sens et l’attrait d’une vocation désormais inconcevable : celle de copiste. Le copiste vivait dans deux dimensions temporelles en même temps, celle de la lecture et celle de l’écriture ; il pouvait écrire sans l’angoisse du vide qui s’ouvre devant la plume ; lire sans l’angoisse que son acte propre manque de se concrétiser en rien de matériel.
Un homme qui se disait un de mes traducteurs est venu me voir : il voulait m’avertir d’une supercherie commise à mes dépens et aux siens : la publication de traductions non autorisées de mes livres. Il m’a montré un volume que j’ai feuilleté sans en conclure grand-chose : il était écrit en japonais, et les seuls mots en alphabet latin étaient mon nom et mon prénom sur la page de garde.
— Je ne peux même pas comprendre duquel de mes livres il s’agit, ai-je répondu en lui rendant le volume. Je ne connais malheureusement pas le japonais.
— Même si vous connaissiez la langue, vous ne reconnaîtriez pas le livre, m’a assuré mon visiteur. C’est un livre que vous n’avez jamais écrit.
Il m’a expliqué que l’habileté des Japonais, pour imiter à la perfection la production occidentale, s’est étendue à la littérature. Une entreprise d’Osaka est arrivée à mettre la main sur la formule des romans de Silas Flannery et parvient à produire des textes absolument inédits, de tout premier ordre, capables d’envahir le marché mondial. Une fois qu’ils ont été retraduits en anglais (ou mieux : traduits dans l’anglais dont ils feignent d’être traduits), aucun critique ne pourrait les distinguer des vrais Flannery.
La nouvelle de cette diabolique escroquerie m’a bouleversé ; ce n’est pas seulement le dépit, bien compréhensible, de subir une perte économique et morale : j’éprouve aussi une attirance inquiète pour ces faux, pour ces greffes de moi qui ont poussé sur le terreau d’une autre culture. J’imagine un vieux Japonais en kimono, qui passe sur un pont en cintre : c’est mon moi nippon, en train d’imaginer un de mes récits, en passe de s’identifier à moi au terme d’un itinéraire spirituel qui m’est complètement étranger. Moyennant quoi, les faux Flannery produits en série par une entreprise frauduleuse d’Osaka ne peuvent être que de vulgaires contrefaçons, et peuvent en même temps receler une sagesse raffinée, secrète, dont les Flannery authentiques sont totalement dépourvus.
Me trouvant devant un étranger, j’ai naturellement dû cacher l’ambiguïté de mes réactions, et ne mè suis montré occupé que de recueillir les données nécessaires pour intenter à ces gens un procès.
— Je porterai plainte contre ces faussaires et contre tous ceux qui coopèrent à la diffusion de leurs livres falsifiés ! ai-je dit en fixant avec intention le traducteur dans les yeux.
En fait, le soupçon m’était venu que ce jeune homme n’était peut-être pas étranger à l’entreprise. Il m’a dit s’appeler Hermès Marana, un nom que je n’avais jamais entendu. Il a une tête oblongue, dans le sens de la largeur, genre dirigeable, et semble cacher beaucoup de choses derrière la convexité de son front.
Je lui ai demandé où il habitait.
— Pour le moment, au Japon, a-t-il répondu.
Il se dit indigné que quelqu’un puisse faire un usage indu de mon nom, et prêt à m’aider pour mettre un terme à l’escroquerie, mais il ajoute qu’en fin de compte il n’y a pas de quoi se scandaliser, vu que, d’après lui, la littérature ne vaut que par son pouvoir de mystification, et ne trouve que dans la mystification sa vérité : un faux, en tant que mystification d’une mystification, est en somme une vérité à la puissance deux.
Il a continué de m’exposer ses théories, selon lesquelles l’auteur d’un livre n’est jamais qu’un personnage fictif que l’auteur réel invente pour en faire l’auteur de ses fictions. Je ne me suis pas senti loin de partager nombre de ses affirmations, mais je me suis bien gardé de le lui faire entendre. Il dit qu’il a deux raisons pour s’intéresser à moi : la première, c’est que je suis un auteur falsifiable ; la seconde, c’est qu’il pense que j’ai moi-même les dons nécessaires pour être un grand falsificateur, pour créer des apocryphes parfaits. Je pourrais donc incarner ce qui est pour lui l’auteur idéal : à savoir, l’auteur qui se dissout dans le nuage de fictions qui, de son voile épais, recouvre le monde. Et, du moment que l’artifice est pour lui la véritable substance du Tout, un auteur qui saurait construire un système parfait d’artifices serait ainsi capable de s’identifier avec le Tout.
Je ne cesse de penser à ma conversation d’hier avec Marana. Moi aussi, je voudrais m’effacer moi-même et inventer pour chaque livre un autre moi, une autre voix, un autre nom, renaître ; mais mon but serait de capturer dans le livre le monde illisible, sans centre, sans moi.
À y bien penser, cet écrivain total pourrait être une personne tout à fait modeste : ce qu’en Amérique on appelle un ghost-writer, un écrivain fantôme, profession d’une utilité reconnue, mais sans grand prestige : le rédacteur anonyme qui donne forme de livre à ce que d’autres ont à raconter, qui ne savent pas, ou n’ont pas le temps d’écrire : une main écrivante qui donne la parole à des existences trop occupées à exister. Peut-être ma véritable vocation était-elle celle-là, et je l’ai manquée. J’aurais pu multiplier mes moi, m’annexer le moi d’autrui, simuler toute sorte de moi opposés aussi bien entre eux qu’à moi-même.
Mais si une vérité individuelle est la seule qu’un livre puisse renfermer, autant accepter d’écrire la mienne. Le livre de ma mémoire ? Non : si la mémoire est vraie, c’est tant qu’on ne la fixe pas, tant qu’on ne l’enferme pas dans une forme. Le livre de mes désirs ? Eux aussi ne sont vrais que quand leur impulsion opère indépendamment de toute volonté consciente. La seule vérité que je puisse transcrire est celle de l’instant que je vis. Peut-être le vrai livre est-il ce journal où je cherche à consigner l’image de la femme sur sa chaise longue, aux différentes heures du jour, telle que je l’observe dans la lumière changeante.
Pourquoi ne pas admettre que mon insatisfaction révèle une ambition démesurée, un délire mégalomaniaque peut-être ? À l’écrivain qui souhaité s’annuler lui-même pour donner la parole à ce qui est hors de lui, deux voies se proposent : ou bien écrire un livre qui pourrait être le livre unique, capable de résumer le Tout dans ses pages ; ou bien écrire tous les livres, et poursuivre le Tout à travers des images partielles. Le livre unique qui contient le Tout ne pourrait être que le texte sacré, la parole totale révélée. Mais je ne crois pas que la totalité puisse être contenue dans le langage ; la question est pour moi ce qui reste en dehors, le non-écrit, le non-scriptible. Il ne me reste d’autre voie que celle d’écrire tous les livres, les livres de tous les auteurs possibles.
Si je me dis que je dois écrire un livre, je me demande alors comment ce livre doit être fait, comment il ne doit pas être fait : et ces questions me paralysent, m’empêchent d’aller de l’avant. Si je me dis en revanche que je suis en train d’écrire une bibliothèque en entier, je me sens allégé d’un coup : quoi que je puisse écrire, je sais que cela sera intégré, contredit, balancé, amplifié, enseveli dans la centaine de volumes qu’il me reste à écrire.
Le texte sacré dont on connaît le mieux dans quelles conditions il a été écrit, c’est le Coran. Entre la totalité et le livre, les intermédiaires étaient au moins deux : Mahomet écoutait la parole d’Allah et la dictait à son tour à ses scribes. Un jour qu’il dictait à Abdullah, à ce que rapportent ses biographes, Mahomet s’arrêta au milieu d’une phrase. Le scribe, instinctivement, lui suggéra la conclusion. Distrait, le Prophète accepta comme parole divine ce que lui avait dit Abdullah. Ce fait scandalisa le scribe, qui abandonna le Prophète et perdit la foi.
Il se trompait. L’organisation de la phrase, c’était, en définitive, une responsabilité qui lui incombait ; c’était à lui de tenir compte de la cohérence interne de la langue écrite, de la grammaire et de la syntaxe, pour y accueillir la fluidité d’une pensée qui s’écoule en dehors de toute langue avant de se faire parole, et celle d’une parole particulièrement fluide comme est celle d’un prophète. Du moment qu’il avait décidé de s’exprimer dans un texte écrit, Allah avait besoin, absolument, de la collaboration du scribe. Mahomet le savait, et laissait au scribe le privilège de terminer ses phrases ; mais Abdullah n’avait pas conscience des pouvoirs dont il était investi. Il perdit la foi en Allah parce que lui manquait la foi en l’écriture, et la foi en lui-même comme opérateur de l’écriture.
S’il était permis à un infidèle d’imaginer des variantes aux légendes concernant le Prophète, je proposerais celle-ci : si Abdullah perd la foi, c’est parce qu’une erreur lui échappe tandis qu’il écrit sous la dictée de Mahomet, et que Mahomet, bien qu’il l’ait remarquée, décide de ne pas corriger : préférant la version erronée. Même dans ce cas, Abdullah aurait tort de se scandaliser. C’est sur la page, et non avant, que la parole – fût-ce celle du raptus prophétique – devient définitive, en devenant écriture. C’est dans les limites de l’acte d’écriture que l’immensité du non-écrit devient lisible, je veux dire : à travers les incertitudes de l’orthographe, les bévues, les lapsus, les écarts incontrôlables de la parole et de la plume. Autrement, que ce qui est hors de nous ne prétende pas à communiquer par la parole, parlée ou écrite : qu’il envoie ses messages par d’autres voies.
Voici que le papillon blanc a traversé la vallée, et s’est envolé du livre de la lectrice pour venir se poser ici, sur la page que je suis en train d’écrire.
Des gens étranges circulent dans la vallée : des agents littéraires qui attendent mon nouveau roman, pour lequel ils ont déjà touché une avance des éditeurs du monde entier ; des agents de publicité qui veulent que mes personnages portent certains vêtements et boivent certains jus de fruits ; des programmateurs qui prétendent terminer à l’aide d’un ordinateur mes romans inachevés. J’essaie de sortir le moins possible ; j’évite le village ; si je veux faire une promenade, je prends par les sentiers de montagne.
J’ai rencontré aujourd’hui un groupe de garçons à l’allure de boy-scouts, à la fois exaltés et méticuleux. Ils disposaient des toiles sur un pré selon un schéma géométrique.
— Des signaux pour les avions ? leur ai-je demandé.
— Pour les soucoupes volantes. Nous sommes des observateurs d’objets-non-identifiés. L’endroit est un lieu de passage, une espèce de canal aérien très fréquenté ces derniers temps. On pense que c’est parce qu’un écrivain habite dans les parages, et que les habitants des autres planètes veulent se servir de lui pour communiquer.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Le fait que depuis quelque temps l’écrivain est en crise et n’arrive plus à écrire. Les journaux se demandent pour quelle raison. D’après nos calculs, ce pourraient bien être les habitants des autres mondes qui le maintiennent inactif : pour qu’il se vide des conditionnements terrestres et devienne réceptif.
— Mais pourquoi justement lui ?
— Les extra-terrestres ne peuvent pas dire les choses directement. Ils doivent s’exprimer sur un mode indirect, figuré ; par exemple, à travers des histoires qui provoquent des émotions insolites. À ce qu’il paraît, cet écrivain-là a une bonne technique et de l’élasticité dans les idées.
— Mais, ses livres, vous les avez lus ?
— Ce qu’il a écrit jusqu’ici ne compte pas. C’est dans le livre qu’il écrira quand il sera sorti de sa crise, qu’il pourrait y avoir une communication cosmique.
— Transmise comment ?
— Par voie mentale. Lui, ne devrait même pas s’en apercevoir. Il croirait qu’il écrit en suivant son inspiration : et au contraire ce serait un message venu de l’espace sur les ondes captées par son cerveau qui s’infiltrerait dans ce qu’il écrit.
— Et vous, vous réussirez à décoder le message ?
Ils ne m’ont pas répondu.
En pensant que l’attente interplanétaire de ces jeunes gens sera déçue, j’éprouve un certain regret. Au fond, je pourrais très bien glisser dans mon livre quelque chose qui leur apparaîtrait envelopper la révélation d’une vérité cosmique. Pour l’heure, je n’ai pas idée de ce que je pourrais inventer, mais si je me mets à écrire, une idée me viendra.
Et si c’était bien comme ils disent ? Et si je croyais être en train de faire semblant, alors que ce que j’écris me serait véritablement dicté d’outre-terre ?
J’ai beau attendre une révélation des espaces sidéraux : mon roman n’avance pas. Si, d’un moment à l’autre, je me remettais à remplir page sur page, ce serait le signe que la galaxie achemine vers moi ses messages.
Mais la seule chose que j’arrive à écrire, c’est ce journal : la contemplation d’une jeune femme qui lit un livre que je ne connais pas. Le message extra-terrestre serait-il contenu, alors, dans mon journal ? Ou dans son livre ?
J’ai reçu la visite d’une jeune fille qui fait une thèse sur mes romans, pour un séminaire d’études universitaires très important. Je vois que mon œuvre lui est parfaitement utile pour appuyer ses théories, et c’est certainement un fait positif : pour mes romans ou pour ses théories, je ne sais. À travers ses propos circonstanciés, je me suis fait l’idée d’un travail sérieusement mené : mais vus par ses yeux, mes romans me deviennent méconnaissables. Je ne mets pas en doute que cette Lotaria (c’est son nom) les ait lus consciencieusement, mais je crois qu’elle ne les a lus que pour y trouver ce dont elle était convaincue avant de les lire.
J’ai essayé de le lui dire. Elle a répliqué avec un peu d’irritation :
— Et alors ? Vous voudriez que je ne lise dans vos livres que ce dont, vous, vous êtes convaincu ?
J’ai répondu :
— Ce n’est pas cela. J’attends des lecteurs qu’ils lisent dans mes livres quelque chose que je ne savais pas ; mais je ne peux l’attendre que de ceux qui attendent de lire quelque chose qu’eux, à leur tour, ne savaient pas.
(Par bonheur, je peux regarder à l’aide de ma longue-vue l’autre femme, celle qui lit, et me convaincre que tous les lecteurs ne font pas comme cette Lotaria.)
— Ce que vous voulez, c’est une façon de lire passive : pure évasion et régression, m’a lancé Lotaria. Ma sœur lit comme cela. C’est en la voyant dévorer les romans de Silas Flannery l’un après l’autre sans se poser de problèmes, que l’idée m’est venue de les prendre comme sujet de thèse. C’est pour cette raison que j’ai lu vos œuvres, monsieur Flannery, si vous voulez savoir : pour montrer à ma sœur comment on lit un auteur. Même Silas Flannery.
— Merci pour le « même Silas Flannery ». Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue avec votre sœur ?
— Ludmilla soutient que les auteurs, il vaut mieux ne pas les connaître, parce que leur personne réelle ne correspond jamais à l’image qu’on se fait en les lisant.
Je crois que ce pourrait bien être ma lectrice idéale, cette Ludmilla.
Hier soir, en entrant dans mon bureau, j’ai vu l’ombre d’un inconnu s’enfuir par la fenêtre. Je me suis lancé à sa poursuite, mais j’ai perdu sa trace. Il me semble souvent sentir que des gens sont cachés dans les buissons autour de chez moi, la nuit surtout.
Bien que je sorte le moins possible de chez moi, j’ai l’impression que quelqu’un touche à mes papiers. Plus d’une fois, j’ai découvert que des pages avaient disparu de mes manuscrits. Quelques jours plus tard, je retrouvais les feuilles à leur place. Mais il m’arrive souvent de ne plus reconnaître mes manuscrits, comme si j’avais oublié ce que j’ai écrit, ou comme si d’un jour à l’autre j’avais moi-même changé au point de ne plus me reconnaître dans mon moi de la veille.
J’ai demandé à Lotaria si elle avait déjà lu quelques-uns des livres de moi que je lui avais prêtés. Elle m’a répondu que non ; et pourquoi ? parce qu’ici elle n’a pas d’ordinateur à sa disposition.
Elle m’a expliqué qu’un ordinateur dûment programmé peut lire un roman en quelques minutes et dresser la liste de tous les vocables contenus dans le texte, par ordre de fréquence.
« Je dispose ainsi tout de suite d’une lecture complètement achevée, m’a-t-elle dit, c’est une économie de temps inestimable. Qu’est-ce en effet que la lecture d’un texte, sinon l’enregistrement de certaines récurrences thématiques, de certaines insistances dans les formes et les significations ? La lecture électronique me fournit une liste des fréquences qu’il me suffit de parcourir pour me faire une idée des problèmes que le livre pose à une étude critique. Naturellement, dans les fréquences les plus élevées, il y a des listes d’articles, de pronoms, de particules ; mais ce n’est pas là-dessus que mon attention s’attarde. Je vais directement aux mots les plus riches de sens, à ceux qui peuvent me donner du livre une image précise, au moins relativement.
Lotaria m’a apporté quelques romans transcrits électroniquement sous forme de listes de vocables rangées par ordre de fréquence.
« Dans un roman qui comporte entre cinquante mille et cent mille mots, expliquait-elle, je vous conseille de vous arrêter d’abord aux vocables qui reviennent une vingtaine de fois. Regardez ici. Mots qui reviennent dix-neuf fois :
araignée, aussitôt, ceinturon, commandant, dents, ensemble, fais, répond, sang, sentinelle, ta, tire, t’, vie, vu…
« Mots qui reviennent dix-huit fois :
assez, beau, béret, ces, français, garçons, jusqu’à ce que, manger, mort, nouveau, passe, pommes de terre, point, soir, vais, vient…
« Est-ce que vous ne voyez pas déjà clairement ce dont il s’agit ? Il n’est pas douteux que c’est un roman de guerre, tout en action, à l’écriture sèche, avec une certaine charge de violence. Une narration toute en surface à ce qu’il apparaît ; mais pour s’en assurer, il est toujours bon de faire un sondage dans la liste des mots qui ne reviennent qu’une fois, et ne sont pas pour cela moins importants. Cette séquence, par exemple :
soumettre, soupente, sous-bois, sous-main, sous-vêtements, sous-sol, soustraire, souterrain, souterrains, soutane…
« Eh bien non, ce n’est pas un livre tout en surface, comme il semblait d’abord. Il doit y avoir là quelque chose de caché ; je pourrai donc orienter mes recherches dans ce sens.
Lotaria me montre une autre série de listes.
« Là, c’est un roman très différent. Cela se voit tout de suite. Regardez les mots qui reviennent une cinquantaine de fois :
eu, mari, peu, Richard, son (51), a, chose, devant, été, gare, répond (48), à peine, chambre, fois, Mario, quelque, tous (47), alla, dont, matin, paraissait (46), devait (45), écoute, eût, fin, main (43), années, Cecina, Délia, es, fille, main, soir (42), fenêtre, homme, pouvait, presque, revint seule (41), moi, voulait (40), vie (39)…
« Qu’est-ce que vous en pensez ? Une narration intimiste, des sentiments subtils, à peine dessinés, un cadre modeste, la vie de tous les jours, en province… Comme contre-épreuve, prélevons un échantillon des mots qui ne reviennent qu’une fois :
influence, informe, infortune, inhumain, ingénu, ingénieur, ingénieux, ingérence, ingestion, ingratitude, injure, injustice, injection…
« Et ainsi de suite. Nous avons déjà compris l’atmosphère, les états d’âme, le cadre social… Nous pouvons passer à un troisième livre :
allai, argent, chapeau, compte, corps, Dieu, fois, selon, surtout (39), être, farine, pluie, prévues, quelqu’un, raison, soir, vin, Vincenzo (38), doux, donc, œuf, jambes, mort, siennes, vert (36), nous aurons, bah, blanc, chef, est, étoffes, font, journée, même, noirs, poitrine, restas (35)…
« Ici, je dirais que nous sommes devant une histoire concrète de chair et de sang, un peu brutale, avec une sensualité directe, sans raffinements, un érotisme populaire. Passons alors à la liste des mots de fréquence 1 :
faussaire, fausse, faussement, fausseté, faute, fauter, fauteur, fautif, fautivement, faux, faux-fuyant, faux-semblant[2]…
« Vous avez vu ? Il y a là bel et bien un sentiment de culpabilité ! Un indice précieux : l’enquête critique peut partir de là, proposer ses hypothèses de travail… Qu’est-ce que je vous disais ! Ce n’est pas une méthode rapide et efficace ?
L’idée que Lotaria lit mes livres de cette manière me pose des problèmes. Maintenant, chaque fois que j’écris un mot, je le vois aussitôt soumis à la centrifugeuse du cerveau électronique, rangé ensuite dans le classement par fréquence à côté d’autres mots – lesquels ? je n’en ai pas idée –, je me demande combien de fois je l’ai utilisé, je sens la responsabilité de l’écriture peser de tout son poids sur ces syllabes isolées, j’essaie de m’imaginer les conclusions qu’on pourra tirer du fait que j’ai utilisé ce mot-ci une fois ou cinquante. Peut-être vaudrait-il mieux l’effacer… Mais quel que soit le mot que je cherche à lui substituer, il ne me semble pas résister à l’épreuve… Peut-être qu’au lieu d’écrire un livre, je pourrais dresser des listes de mots par ordre alphabétique, une cascade de mots isolés où s’exprimerait la vérité que je ne connais pas encore, et à partir desquels l’ordinateur, en retournant son programme, obtiendrait un livre : mon livre.
La sœur de cette fameuse Lotaria qui fait une thèse sur moi est venue me voir sans même annoncer sa visite, comme si elle passait ici par hasard.
— Je suis Ludmilla. J’ai lu tous vos romans.
Sachant qu’elle ne veut pas connaître les auteurs en personne, j’étais étonné de la voir. Elle dit que sa sœur a toujours une vision partielle des choses ; et c’est en particulier pour cela que, Lotaria lui ayant parlé de nos rencontres, elle a voulu se livrer à une vérification de visu, comme pour s’assurer de mon existence ; d’autant que je corresponds à ce qui est pour elle le modèle de l’écrivain.
Ce modèle idéal est – pour employer ses propres termes – celui d’un auteur qui fait des livres « comme un pommier fait des pommes ». Elle a usé d’autres métaphores encore, toutes de processus naturels qui suivent imperturbablement leur cours : le vent qui remodèle les montagnes, les sédiments des marées, les cercles annuels dans le bois ; mais c’étaient là des métaphores de la création littéraire en général, tandis que l’image du pommier se référait directement à moi.
— C’est à votre sœur que vous en avez ? lui ai-je demandé, en percevant dans sa voix l’intonation polémique de quelqu’un qui a l’habitude de soutenir contre autrui ses opinions.
— Non, contre quelqu’un d’autre que vous connaissez aussi, a-t-elle répondu.
Je n’ai pas eu beaucoup de mal à faire apparaître les dessous de cette visite. Ludmilla est l’amie ou l’ex-amie de Marana, le traducteur, pour qui la littérature a d’autant plus de valeur qu’elle consiste en dispositifs ingénieux, tout un ensemble d’engrenages, trucs et attrapes.
— Et moi, selon vous, je n’en fais pas autant ?
— J’ai toujours pensé que vous écriviez comme ces animaux qui creusent des tanières, construisent des fourmilières ou des ruches.
— Je ne suis pas sûr, ai-je répliqué, que ce que vous dites soit très flatteur pour moi. Enfin, voilà, vous me voyez, j’espère que vous ne serez pas trop déçue. Est-ce que je corresponds à l’image que vous vous étiez faite de Silas Flannery ?
— Je ne suis pas déçue, au contraire. Mais ce n’est pas parce que vous correspondez à une image : vous êtes une personne absolument quelconque, ainsi que je m’y attendais, justement.
— Mes romans vous donnent l’idée d’une personne quelconque ?
— Non, voyez-vous… Les romans de Silas Flannery sont quelque chose de si caractérisé… on a l’impression qu’ils étaient déjà là avant, avant que vous ne les écriviez, dans tous leurs détails… On a l’impression qu’ils passent à travers vous, qu’ils se servent de vous qui savez écrire, parce que, pour les écrire, il faut bien qu’il y ait quelqu’un… Je voudrais pouvoir vous observer pendant que vous écrivez : pour vérifier si c’est bien ça…
Je ressens un élancement douloureux. Pour cette femme, je ne suis rien d’autre qu’une énergie graphique impersonnelle, toujours prête à faire passer de l’inexprimé à l’écriture un monde imaginaire qui existe indépendamment de moi. Pourvu qu’elle ne vienne pas à apprendre qu’il ne me reste plus rien de ce qu’elle croyait : ni l’énergie expressive ni quoi que ce soit à exprimer.
— Qu’est-ce que vous croyez pouvoir observer ? Je n’arrive plus à écrire dès que quelqu’un me regarde…
Et elle de m’expliquer qu’elle croit avoir compris que la vérité de la littérature consiste dans la seule matérialité de l’acte, l’acte physique d’écrire.
« L’acte physique… », ces mots se mettent à me tourner dans la tête, ils s’associent à des images que j’essaie vainement d’écarter.
Je bafouille :
« L’existence physique… eh oui, voilà, je suis ici, je suis un homme qui existe, un homme qui est là en face de vous, de votre présence physique…
Là-dessus, une violente jalousie m’envahit : jaloux non pas des autres, mais de ce moi d’encre, de points et de virgules, qui a écrit les romans que je n’écrirai plus, de l’auteur qui continue à pénétrer dans l’intimité de cette jeune femme, alors que moi, le moi d’ici et de maintenant, avec mon énergie physique que je sens tellement plus assurée que mon élan créateur, je suis séparé d’elle par la distance immense d’un clavier de machine à écrire et d’une feuille blanche sur le chariot.
« La communication peut s’établir à différents niveaux…
C’est ce que j’essaie de lui expliquer en approchant d’elle avec des mouvements, j’en conviens, un peu précipités ; le fait est que dans mon esprit les images visuelles et tactiles tourbillonnent et me poussent à rejeter toute distance comme tous délais.
Ludmilla se débat, se libère :
— Mais qu’est-ce que vous faites, Mister Flannery ? Il ne s’agit pas de cela ! Vous vous trompez !
J’aurais sans doute pu m’y prendre avec un peu plus de style, mais il est trop tard maintenant pour y remédier, il ne me reste plus qu’à jouer le tout pour le tout ; je continue à la poursuivre autour de la table, en proférant des phrases dont je reconnais l’ineptie, dans le genre :
— Vous me trouvez peut-être trop vieux, mais…
— Nous sommes en pleine équivoque, Mister Flannery.
Ludmilla s’est arrêtée, interposant entre elle et moi la masse du dictionnaire universel Webster.
« Je pourrais très bien faire l’amour avec vous ; vous êtes un monsieur gentil et d’aspect agréable. Mais qu’est-ce que cela viendrait faire dans le problème dont nous étions en train de discuter ? Qu’est-ce que cela aurait à voir avec Silas Flannery l’auteur, celui dont je lis les romans ?… Comme je vous l’expliquais, vous êtes deux personnes distinctes et qui ne peuvent interférer… Je ne doute pas que vous ne soyez concrètement Silas Flannery et non un autre, quoique je vous trouve très semblable à beaucoup d’hommes que j’ai connus ; mais celui qui m’intéressait, c’était l’autre, le Silas Flannery qui existe dans les œuvres de Silas Flannery, indépendamment de vous qui vous trouvez ici…
J’essuie mon front en sueur. Je m’assieds. Quelque chose en moi vacille : peut-être le moi ; peut-être le contenu du moi. N’est-ce pas pourtant ce que je voulais ? N’est-ce pas justement la dépersonnalisation que je cherchais ?
Peut-être Marana et Ludmilla sont-ils venus me dire la même chose : mais je ne comprends pas s’il s’agit d’une libération ou d’une condamnation. Et pourquoi est-ce justement moi qu’ils viennent trouver, au moment où je me sens le plus enchaîné à moi-même, comme enfermé dans ma prison ?
À peine Ludmilla est-elle sortie que je me suis précipité sur ma longue-vue, pour trouver un réconfort dans la contemplation de la femme à la chaise longue. Elle n’était pas là. Un soupçon m’est venu : et si c’était elle qui me quittait à l’instant ? Peut-être est-ce elle, et rien qu’elle, qu’on trouverait à l’origine de tous mes problèmes. Ou peut-être y a-t-il un complot pour m’empêcher d’écrire, dont ils font tous partie, Ludmilla, sa sœur et le traducteur.
« Les romans qui m’attirent le plus, m’a dit Ludmilla, ce sont ceux qui créent une illusion de transparence autour d’un nœud de rapports humains qui en lui-même est ce qu’on peut rencontrer de plus obscur, cruel et pervers.
Je ne sais pas si elle l’a dit pour m’expliquer ce qui l’attire dans mes romans, ou ce qu’elle voudrait y trouver et n’y trouve pas.
L’insatisfaction me paraît la caractéristique de Ludmilla : il me semble que, d’un jour à l’autre, ses préférences changent, et que celles d’aujourd’hui répondent à sa seule inquiétude. (Mais en revenant me voir, elle semblait avoir oublié tout ce qui était arrivé hier.)
— Je peux observer à la longue-vue une femme qui lit sur une terrasse, au fond de la vallée, lui ai-je alors raconté. Je me demande si les livres qu’elle lit sont tranquillisants ou inquiétants.
— Comment la femme semble-t-elle ? Tranquille ou inquiète ?
— Tranquille.
— Alors, c’est qu’elle lit des livres inquiétants.
J’ai raconté à Ludmilla les idées étranges qui me viennent au sujet de mes manuscrits : qu’ils disparaissent, reparaissent, ne sont plus les mêmes. Elle m’a recommandé de faire attention : il existe un complot d’apocryphes qui étend des ramifications partout. J’ai demandé si son ex-ami, par hasard, ne serait pas à la tête de l’entreprise.
« Les complots échappent toujours à leurs chefs, a-t-elle répondu, évasivement.
Apocryphe (du grec apokryphos : caché, secret) : 1) se disait à l’origine des « livres secrets » des sectes religieuses ; s’est dit ensuite des textes non reconnus comme canoniques par les religions qui ont établi un canon de leurs écritures révélées ; 2) se dit d’un texte faussement attribué à une époque ou à un auteur.
Voilà ce qu’on trouve dans les dictionnaires. Peut-être ma véritable vocation était-elle celle d’un auteur d’apocryphes, dans tous les sens du terme : parce qu’écrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite on le découvre ; parce que la vérité qui peut sortir de ma plume est comme un éclat arraché à une pierre par un choc violent, et projeté loin ; parce qu’il n’y a pas de certitude hors de la falsification.
Je voudrais retrouver Hermès Marana pour lui proposer de nous associer et d’inonder le monde d’apocryphes. Mais où se trouve Marana, aujourd’hui ? Est-il retourné au Japon ? Je cherche à faire parler de lui Ludmilla, en espérant qu’elle me fournira quelque renseignement précis. Selon elle, le faussaire a besoin de se cacher, pour exercer son activité, dans une de ces contrées où les romanciers sont nombreux et féconds : comment mieux camoufler ses manipulations qu’en les mêlant à une production exubérante de matière authentique ?
— Alors il est retourné au Japon ?
Mais Ludmilla semble ignorer toute espèce de connexion entre le Japon et notre homme. C’est dans une autre partie du globe qu’elle situe la base secrète des machinations du traducteur véreux. Si l’on s’en tient à ses derniers messages, les traces d’Hermès se perdraient du côtér de la cordillère des Andes. Du reste, une seule chose préoccupe Ludmilla : qu’il demeure loin d’elle. C’est pour lui échapper qu’elle s’était réfugiée dans ces montagnes ; maintenant qu’elle est sûre de ne pas le rencontrer, elle peut rentrer en ville.
« Tu veux dire que tu es sur le point de partir ?
— Demain matin, annonce-t-elle.
La nouvelle me plonge dans une grande tristesse. Tout d’un coup, je me sens seul.
J’ai de nouveau parlé avec les observateurs de soucoupes volantes. Cette fois, c’est eux qui sont venus me trouver, histoire de savoir si par hasard j’avais enfin écrit le livre que devaient me dicter les extra-terrestres.
— Non, mais je sais où on peut le trouver, leur ai-je répondu en m’approchant de la longue-vue.
Depuis quelque temps, l’idée m’était venue que le livre interplanétaire pourrait bien être celui que la femme à la chaise longue lisait.
Elle n’était pas sur sa terrasse habituelle. Déçu, je promenais ma longue-vue sur la vallée, tout alentour, lorsque j’ai aperçu, assis sur un rocher, un homme en habits de ville, plongé dans la lecture. La coïncidence était si grande que je ne fus pas loin de songer à une intervention extra-terrestre.
« Et voici le livre que vous cherchez, ai-je annoncé aux jeunes gens, en leur présentant ma longue-vue pointée sur l’inconnu.
L’un après l’autre, ils ont approché l’œil de la lunette ; puis ils se sont regardés entre eux, m’ont remercié, et sont sortis.
Un Lecteur est venu me voir, pour me soumettre un problème qui le préoccupe : il a trouvé deux exemplaires d’un de mes livres, Dans un réseau de lignes etc., extérieurement identiques mais contenant deux romans différents. L’un est l’histoire d’un professeur qui ne supporte pas la sonnerie du téléphone, l’autre celle d’un milliardaire qui fait collection de kaléidoscopes. Il ne pouvait malheureusement pas m’en dire davantage, ni me montrer les volumes, parce qu’ils lui avaient été volés tous les deux avant qu’il n’ait pu les finir : le second, à moins d’un kilomètre d’ici.
Il était encore tout bouleversé par cet étrange épisode. À ce qu’il m’a raconté, il voulait, avant de se présenter à mon domicile, s’assurer que j’étais bien chez moi, et en même temps aller un peu plus loin dans la lecture du roman, pour pouvoir m’en parler en connaissance de cause ; il s’était donc assis avec son livre sur un rocher d’où il pouvait garder un œil sur mon chalet. À un moment donné, il s’était vu entouré d’une troupe de déments qui s’étaient jetés sur sa lecture. Les forcenés avaient improvisé autour du livre une espèce de rite, l’un des leurs le tenant en l’air tandis que les autres le contemplaient avec une profonde dévotion. Sans écouter ses protestations, ils s’étaient éloignés en courant dans le bois, emportant avec eux le volume.
« Ces vallées regorgent de types étranges, ai-je dit pour essayer de le tranquilliser. Ne pensez plus à ce livre, monsieur ; vous n’avez rien perdu d’important : c’était un faux, made in Japan. Pour exploiter frauduleusement le succès que mes romans remportent de par le monde, une entreprise japonaise diffuse sans scrupules des livres dont la couverture porte mon nom, mais qui sont en réalité des plagiats de romans nippons peu connus ; des romans qui, n’ayant pas eu de succès, ont fini au pilon. Après beaucoup de recherches, j’ai fini par découvrir l’escroquerie dont sont victimes les auteurs plagiés aussi bien que moi.
— À vrai dire, le roman que j’étais en train de lire ne me déplaisait pas du tout, confesse le Lecteur, et je regrette de n’avoir pas pu suivre l’histoire jusqu’à sa fin.
— Si ce n’est que cela, je peux vous en révéler la source : il s’agit d’un roman japonais, sommairement adapté par l’attribution de noms occidentaux aux personnages et aux lieux : Sur le tapis de feuilles éclairées par la lune, de Takakumi Ikoka, un auteur du reste des plus respectables. Je puis vous en donner une traduction anglaise : cela vous dédommagera de la perte subie.
J’ai pris le volume, qui se trouvait sur ma table, et je le lui ai donné, après l’avoir placé dans une enveloppe pour qu’il ne soit pas tenté de le feuilleter et qu’il ne se rende pas tout de suite compte qu’il n’a en réalité rien de commun avec Dans un réseau de lignes entrecroisées ni avec aucun autre de mes romans, tant apocryphes qu’authentiques.
— Qu’il y eût de faux Flannery en circulation, je le savais, m’a dit le Lecteur, et j’étais déjà sûr que, de ces deux-là, un était faux. Mais qu’est-ce que vous savez de l’autre ?
Il n’était peut-être pas prudent de continuer à mettre cet homme au courant de mes problèmes ; j’essayai de m’en tirer par une boutade.
— Les seuls livres que je reconnaisse comme miens sont ceux qui me restent à écrire.
Le lecteur m’a gratifié d’un petit sourire condescendant, puis il est redevenu sérieux :
— Mister Flannery, je sais ce qu’il y a derrière toute cette histoire : ce ne sont pas les Japonais ; c’est un dénommé Hermès Marana qui a monté l’affaire par jalousie : parce qu’il était jaloux d’une jeune femme que vous connaissez bien, Ludmilla Vipiteno.
— Pourquoi êtes-vous venu me voir, alors ? Allez donc trouver ce monsieur, et demandez-lui ce qu’il en est.
Le soupçon m’était venu qu’il existe un lien entre le Lecteur et Ludmilla et cela avait suffi pour que ma voix se teinte d’hostilité.
— Il ne me reste rien d’autre à faire, a reconnu le Lecteur. J’ai justement l’occasion d’entreprendre un voyage de travail dans les régions où il se trouve : en Amérique du Sud ; j’en profiterai pour me mettre à sa recherche.
Je ne tenais pas à lui faire savoir qu’Hermès Marana, autant que je sache, travaille pour les Japonais et qu’il a au Japon la centrale de ses apocryphes. L’important est, pour moi, que cet importun se tienne le plus loin possible de Ludmilla : je l’ai donc encouragé à faire ce voyage et à entreprendre les recherches les plus minutieuses jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur le traducteur fantôme.
Le Lecteur est hanté par des coïncidences mystérieuses. Il m’a raconté qu’il lui arrive depuis quelque temps, pour les raisons les plus variées, de devoir interrompre au bout de quelques pages la lecture des romans.
— Peut-être vous ennuient-ils, ai-je dit, porté comme d’ordinaire au pessimisme.
— Au contraire : je me vois contraint d’interrompre ma lecture juste au moment où elle devenait passionnante. J’ai hâte de la reprendre, et puis quand je veux rouvrir le livre commencé, je me retrouve devant un livre complètement différent.
–… qui est très ennuyeux, lui…, insinué-je.
— Mais non, encore plus passionnant. Seulement celui-là non plus, je n’arrive pas à le terminer. Et ainsi de suite.
— Votre cas me donne encore de l’espoir, ai-je remarqué. Il m’arrive de plus en plus souvent, à moi, d’ouvrir un livre qui vient de paraître et de me retrouver en train de lire un livre que j’ai déjà lu une centaine de fois.
J’ai réfléchi à ma dernière conversation avec ce Lecteur. Peut-être est-ce l’intensité de sa lecture qui aspire toute la substance du roman dès son début, si bien qu’il ne reste rien pour la suite. C’est ce qui m’arrive, à moi, quand j’écris : depuis quelque temps, chacun des romans que je me mets à écrire s’épuise un peu après son début : comme si j’avais déjà dit tout ce que j’avais à dire.
L’idée m’est venue d’écrire un roman tout entier fait de débuts de romans. Le protagoniste pourrait en être un Lecteur qui se trouve sans cesse interrompu. Le Lecteur achète le nouveau roman A de l’auteur Z. Mais l’exemplaire est défectueux, et ne contient que le début… Le Lecteur retourne à la librairie pour échanger son exemplaire…
Je pourrais l’écrire tout entier à la seconde personne : toi, Lecteur… Je pourrais aussi faire intervenir une Lectrice, un traducteur faussaire, un vieil écrivain qui tient un journal comme celui-ci…
Mais je ne voudrais pas que, pour échapper au Faussaire, la Lectrice finisse entre les bras du Lecteur. Je ferai en sorte que le Lecteur parte sur les traces du Faussaire, lequel se cache en un pays très éloigné ; de la sorte, l’Ecrivain pourra rester seul avec la Lectrice.
Seulement, privé d’un personnage féminin, le voyage du Lecteur perdrait de son charme : il faudra qu’il rencontre sur sa route une autre femme. La Lectrice pourrait avoir une sœur…
Il semble bien qu’effectivement le Lecteur soit sur le point de partir. Il emportera avec lui Sur le tapis de feuilles éclairées par la lune de Takakumi Ikoka : pour lire en voyage.