Autour d’une fosse vide.

Quand les vautours s’envolent, m’avait dit mon père, c’est signe que la nuit va finir. J’entendais leur pesant battement d’ailes dans le ciel noir et je voyais leur ombre obscurcir les étoiles vertes. Un élan pénible, qui tardait à s’arracher au sol, aux ombres des buissons, comme si les plumes avaient besoin du vol pour se convaincre qu’elles étaient bien des plumes et non des feuilles épineuses. Les rapaces se dispersèrent, les étoiles réapparurent, grises, et le ciel vert. C’était l’aube. Je chevauchais par les routes désertes dans la direction du village d’Oquedal.

— Nacho, m’avait dit mon père, dès que je serai mort, prends mon cheval, ma carabine, des vivres pour trois jours, et remonte le lit à sec du torrent, en amont de San Ireneo, jusqu’à ce que tu voies la fumée monter des terrasses d’Oquedal.

— Pourquoi Oquedal ? avais-je demandé. Qui y a-t-il à Oquedal ? Qui est-ce que je devrai y chercher ?

La voix de mon père se faisait de plus en plus faible et lente, son visage devenait toujours plus violet.

— Je dois te révéler un secret que j’ai gardé durant toutes ces années… C’est une longue histoire…

Mon père faisait passer dans ces mots les derniers souffles de son agonie, et moi qui connaissais sa tendance à s’égarer, à entrecouper toutes ses phrases de digressions, parenthèses et retours en arrière, je craignais qu’il n’arrivât jamais à me communiquer l’essentiel.

— Vite, père, dis-moi le nom de la personne que je dois demander, en arrivant à Oquedal…

— Ta mère… Ta mère que tu ne connais pas habite Oquedal… Ta mère qui ne t’a pas revu depuis que tu étais dans les langes…

Je savais qu’avant de mourir il me parlerait de ma mère. Il me le devait, après m’avoir fait vivre toute mon enfance et mon adolescence sans savoir quels étaient le visage et le nom de celle qui m’avait donné le jour, ni pourquoi il m’avait arraché à son sein quand j’en suçais encore le lait, pour m’entraîner à sa suite dans une vie de vagabond et de fugitif.

— Qui est ma mère ? Dis-moi son nom !

Sur ma mère, il m’avait raconté bien des histoires, au temps où je ne me lassais pas de lui en demander ; mais ce n’étaient que des histoires, des inventions, qui se contredisaient les unes les autres : tantôt c’était une pauvre mendiante et tantôt une dame étrangère qui voyageait dans une automobile rouge, tantôt c’était une nonne cloîtrée et tantôt une écuyère de cirque, tantôt elle était morte en me donnant le jour et tantôt elle avait disparu lors d’un tremblement de terre. Si bien qu’un jour je décidai de ne plus lui poser de questions et d’attendre que ce soit lui qui parle. Je venais d’avoir seize ans quand mon père avait été atteint de la fièvre jaune. Il haletait :

— Laisse-moi remonter au commencement. Quand tu seras arrivé à Oquedal, et que tu auras dit : « Je suis Nacho, fils de Don Anastasio Zamora », tu en entendras de toutes sortes sur mon compte ; des histoires mensongères, des médisances, des calomnies. Je veux que tu saches…

— Le nom, le nom de ma mère, vite !

— Oui. Le moment est venu que tu saches…

Le moment ne vint pas. Après s’être attardé en vains •préambules, le bavardage de mon père s’était perdu en un râle et s’était éteint pour toujours. Le garçon qui chevauchait maintenant dans l’obscurité sur des pentes raides, en amont de San Ireneo, continuait à ignorer quelle famille il allait rejoindre.

J’avais pris la route qui longe le torrent à sec en surplombant une gorge profonde. L’aube qui était restée suspendue aux contours et découpes de la forêt semblait m’ouvrir non pas un nouveau jour mais un jour d’avant les autres jours ; nouveau au sens où avait existé un temps où tous les jours étaient des jours nouveaux : comme ce premier jour où les hommes avaient compris ce que c’était qu’un jour.

Quand il fit assez clair pour qu’on voie l’autre rive, je m’aperçus qu’il y avait de ce côté-là aussi une route et qu’un homme à cheval s’avançait, parallèlement à moi, dans la même direction, un fusil de guerre à canon long accroché à l’épaule.

— Eh ! criai-je. À combien sommes-nous d’Oquedal ?

Il ne se retourna même pas ; ou plutôt ce fut pire ; car pendant un instant ma voix lui fit tourner la tête (autrement, j’aurais pu le croire sourd) mais il reporta aussitôt son regard devant lui et continua d’avancer sans me juger digne d’une réponse ni d’un salut.

« Eh ! Je te parle ! Tu es sourd ? ou muet ? criai-je tandis qu’il continuait à se balancer sur sa selle, au pas de son cheval noir.

Dieu sait depuis combien de temps nous avancions ainsi de conserve dans la nuit, séparés par la gorge escarpée du torrent. Ce que j’avais pris pour un écho irrégulier des sabots de ma jument répercuté par la roche calcaire de l’autre rive, c’était en réalité le bruit de ferraille des pas qui m’accompagnaient.

Le cavalier était jeune, tout en échine et en cou, avec un chapeau de paille effrangée. Blessé par son attitude inamicale, j’éperonnai ma jument pour le laisser en arrière et ne plus l’avoir sous les yeux. À peine l’avais-je dépassé que je ne sais quelle inspiration me fit tourner vers lui la tête. Il avait fait glisser son fusil et le levait lentement comme pour me mettre en joue. J’abaissai aussitôt la main vers la crosse de ma carabine, passée dans les fontes de ma selle. Il remit à son épaule la bretelle de son fusil, comme s’il ne s’était rien passé. À partir de ce moment-là, nous allâmes du même pas, sur les deux rives opposées, nous surveillant mutuellement, veillant à ne jamais nous tourner le dos. Ma jument réglait son pas sur celui du cheval noir, comme si elle avait compris.

 

Le récit lui-même règle son pas sur la marche lente des sabots ferrés le long des sentes en montée, vers un lieu qui contient le secret du passé, du futur, et le temps lové sur lui-même comme un lasso accroché au pommeau d’une selle. Je sais déjà que le chemin qui me conduit à Oquedal sera moins long que celui qui me restera à faire une fois atteint cet ultime village aux confins du monde habité, aux confins du temps de ma vie.

« Je suis Nacho, le fils de Don Antonio Zamora, ai-je dit à un vieil Indien blotti contre le mur de l’église. Où est la maison ?

Je pensais : « Il sait peut-être. »

Le vieux a soulevé des paupières rouges gonflées comme celles d’un dindon. Un doigt – un doigt sec comme ces brindilles qui servent à allumer le feu – est sorti de sous son poncho et s’est tendu vers le palais des Alvarado, l’unique palais au milieu de ce tas de boue séchée qu’est le village d’Oquedal : sa façade baroque semble tombée là par hasard, comme un fragment de décor abandonné. Des siècles plus tôt, quelqu’un devait s’être imaginé que c’était là le pays de l’or ; et quand il s’était aperçu de son erreur, pour le palais à peine achevé avait commencé le lent destin des ruines.

Suivant les pas d’un serviteur à qui j’ai confié mon cheval, je parcours une série de lieux qui devraient s’enfoncer toujours à l’intérieur, alors que je me trouve toujours davantage à l’extérieur, passant d’une cour à une autre, comme si dans ce palais les portes ne servaient que pour sortir et jamais pour entrer. Le récit devrait donner la sensation qu’il s’agit de lieux dépaysants, que je vois pour la première fois et qui pourtant ont laissé dans ma mémoire, à défaut de souvenir, une place vide. Les images tentent maintenant de remplir ces vides, mais ne parviennent qu’à prendre, elles aussi, la couleur de songes oubliés dans l’instant qu’ils apparaissent.

À une cour, où sont étendus des tapis à battre (je cherche dans ma mémoire le souvenir d’un berceau dans une demeure fastueuse), succède une seconde cour, encombrée de sacs d’alfa (je cherche à réveiller les souvenirs d’une exploitation agricole, datant de ma petite enfance), puis une troisième, où s’ouvrent des écuries (suis-je né dans une étable ?). Il devrait faire grand jour, mais l’ombre qui enveloppe le récit ne semble pas vouloir s’éclaircir, elle ne laisse pas passer des messages que l’imagination pourrait compléter en figures bien définies, elle ne rapporte pas les paroles prononcées : seulement des voix confuses, des chants étouffés.

C’est dans la troisième cour que les sensations commencent à prendre forme. D’abord les odeurs, les saveurs, puis l’éclat d’une flamme qui illumine les visages sans âge des Indios rassemblés dans la vaste cuisine d’Anacleta Higueras, leur peau glabre qu’on pourrait dire celle de vieillards comme d’adolescents, peut-être étaient-ils déjà des vieillards à l’époque où mon père séjournait ici, peut-être sont-ce les fils de ses compagnons qui regardent maintenant son fils, comme leurs pères le regardaient, lui, l’étranger arrivé un matin avec son cheval et sa carabine.

 

Sur le fond que forment foyer noir et flamme, se détache la haute silhouette d’une femme enroulée dans une couverture rayée d’ocre et de rose. Anacleta Higueras me prépare un plat de croquettes piquantes.

— Mange, mon fils, toi qui as marché seize ans pour retrouver le chemin de la maison.

Elle dit, et moi je me demande si ce nom de « fils » est celui qu’utilise toute femme âgée pour s’adresser à un jeune homme, ou s’il veut dire ce que le mot veut dire. Et les lèvres me brûlent à cause des épices dont Anacleta a garni son plat comme si cette saveur devait contenir toutes les saveurs portées à leur comble, des saveurs que je ne sais ni distinguer ni nommer, et qui se mélangent sur mon palais comme en vagues de feu. Je reparcours toutes les saveurs que j’ai goûtées dans ma vie pour retrouver cette saveur multiple, et j’arrive à une sensation opposée mais peut-être équivalente, celle du lait pour le nouveau-né : la première saveur qui, comme telle, contient toutes les autres.

Je regarde le visage d’Anacleta, son beau visage indien que l’âge a légèrement épaissi sans le marquer d’une seule ride, je regarde le vaste corps enveloppé dans la couverture, et je me demande si c’est à la haute terrasse de son sein maintenant affaissé que je me suis accroché, enfant.

— Alors, Anacleta, tu as connu mon père ?

— J’aurais voulu ne jamais le connaître, Nacho. Ce ne fut pas un bon jour, celui où il mit le pied à Oquedal.

— Pourquoi donc ?

— Il n’est rien venu de bon avec lui, pour les Indios… et rien de bon non plus pour les Blancs… Ensuite, il a disparu. Mais même le jour où il quitta Oquedal ne fut pas un bon jour…

Les yeux de tous les Indios sont fixés sur moi, des yeux qui comme ceux des enfants regardent un présent éternel, sans pardon.

La fille d’Anacleta Higueras s’appelle Amaranta. Elle a des yeux fendus longuement en oblique, un nez effilé aux narines minces, des lèvres fines au dessin sinueux. J’ai des yeux pareils aux siens, un nez semblable, des lèvres identiques.

— C’est vrai que nous nous ressemblons, Amaranta et moi ?

— Tous les enfants d’Oquedal se ressemblent. Indios et Blancs, tous les visages se confondent. Nous sommes un village de peu de familles, isolé dans la montagne. Depuis des siècles, nous nous marions entre nous.

— Mon père, lui, venait de l’extérieur…

— Justement. Si nous n’aimons pas les étrangers, nous avons nos raisons.

Les bouches des Indios s’ouvrent pour un lent soupir, bouches aux dents rares, sans gencives, rongées de vieillesse ; bouches de squelettes.

J’ai vu un portrait en passant dans la seconde cour, la photographie jaunie d’un jeune homme entourée d’une couronne de fleurs et éclairée par une petite lampe à huile.

— Le mort du portrait, lui aussi, a un air de famille…, ai-je dit à Anacleta.

— Celui-là, c’est Faustino Higueras, que Dieu le garde dans la gloire rayonnante de ses archanges !

Un murmure de prière s’élève parmi les Indios.

— C’était ton mari, Anacleta ?

— Mon frère, c’était l’épée et le bouclier de notre maison, de notre race, jusqu’à ce que l’ennemi vienne traverser son chemin !

 

— Nous avons les mêmes yeux, dis-je à Amaranta, que j’ai rejointe parmi les sacs de la seconde cour.

— Non, les miens sont plus grands, répond-elle.

— Il n’y a qu’à les mesurer.

J’approche mon visage du sien, de façon que les arcs de nos sourcils se rejoignent, puis, tout en gardant l’un de mes sourcils appuyé contre le sien, je tourne le visage de façon que nos tempes, nos joues et nos pommettes se touchent.

« Tu vois : l’angle de nos yeux s’arrête au même endroit.

— Moi, je ne vois rien, proteste Amaranta.

Mais elle n’écarte pas son visage.

— Et nos nez, dis-je, en mettant mon nez contre le sien, un peu de biais, en cherchant à faire coïncider nos profils.

« Et nos lèvres…

Je chuchote à bouche fermée, parce que nos lèvres se trouvent maintenant jointes : plus exactement, la moitié de ma bouche et la moitié de la sienne.

— Tu me fais mal ! proteste Amaranta comme je la pousse de tout mon corps contre les sacs.

Je sens le bouton de ses seins qui pointe et son ventre qui frissonne.

— Canaille ! Animal ! C’est pour cela que tu es venu à Oquedal ! Tu es bien le fils de ton père !

La voix d’Anacleta tonne à mes oreilles et ses doigts, qui m’ont saisi par les cheveux, me cognent contre les piliers, tandis qu’Amaranta, frappée d’un revers de main, gémit renversée sur les sacs.

« Ma fille, tu n’y touches pas, tu ne la toucheras jamais de sa vie !

Moi, je me défends :

— Jamais de la vie, pourquoi ? Qu’est-ce qui pourrait nous en empêcher ? Elle est femme et je suis homme… Si le destin voulait que nous nous plaisions, plus tard, un jour, qui sait, pourquoi ne pourrais-je pas la demander en mariage ?

— Malédiction ! hurle Anacleta. Ce n’est pas possible ! Il ne faut même pas y penser, entends-tu ?

« Donc, ce serait ma sœur ? me dis-je. Mais alors, qu’at-tend-elle pour reconnaître qu’elle est ma mère ? » Et je lui demande :

— Pourquoi crier si fort, Anacleta ? Est-ce qu’il y aurait un lien de sang entre nous ?

— De sang ?

Anacleta se ressaisit, les pans de sa couverture lui remontent presque sur les yeux.

« Ton père venait de loin… Quel lien de sang peux-tu avoir avec nous ?

— Mais je suis né à Oquedal. D’une femme d’ici…

— Tes liens de sang, va les chercher ailleurs, pas chez nous autres, pauvres Indios… Il ne te l’a pas dit, ton père ?

— Il ne m’a rien dit du tout, je te jure. Et moi, je ne sais pas qui est ma mère.

Anacleta lève une main et la tend dans la direction de la première cour.

— Pourquoi la maîtresse n’a-t-elle pas voulu te recevoir ? Pourquoi t’a-t-elle fait loger ici avec les serviteurs ? C’est à elle que ton père t’a envoyé, pas à nous. Va te présenter à Doña Jazmina, dis-lui : « Je suis Nacho Zamora y Alvarado, mon père m’a envoyé me jeter à tes pieds. »

Le récit devrait ici montrer mon âme secouée comme par un ouragan, à la révélation que la moitié de mon nom, qui m’était restée cachée, est celle des seigneurs d’Oquedal et qu’à ma famille appartiennent des estancias vastes comme des provinces. Mais c’est comme si mon voyage à reculons dans le temps ne faisait que m’enfoncer dans un gouffre obscur, au sein duquel les cours successives du palais Alvarado s’emboîtent l’une dans l’autre, également familières, également étrangères à ma mémoire déserte. La première pensée qui me vient est celle que je jette à Anacleta, en saisissant sa fille par une tresse :

— Alors, je suis votre maître, le maître de ta fille, et je la prendrai quand je voudrai !

— Non, crie Anacleta. Avant que tu touches Amaranta, je vous aurai tués tous deux !

Amaranta se retire avec une grimace qui lui découvre les dents ; gémissement ou sourire, je ne sais.

 

La salle à manger des Alvarado est mal éclairée par des chandeliers encroûtés de cire ancienne, peut-être pour qu’on ne distingue pas les stucs décrépis et la dentelle en lambeaux des rideaux. Je suis invité à dîner par la Sefiora. Le visage de Dofta Jazmina est recouvert d’une couche de poudre qui semble prête à se détacher et à tomber dans son assiette. C’est une Indienne, elle aussi, sous ses cheveux teints couleur cuivre et frisés au petit fer. Ses bracelets pesants scintillent à chaque cuillerée. Sa fille Jacinta a été élevée au collège et porte un pull-over blanc de tennis, mais ressemble à toutes les petites Indiennes par ses regards et par ses gestes.

— À l’époque, dans ce salon, il y avait les tables de jeu, raconte Dona Jazmina. Les parties commençaient à cette heure-ci et duraient toute la nuit. Il y en a qui ont perdu des estancias entières. Don Anastasio Zamora s’était installé ici pour le jeu, pas pour autre chose. Il gagnait toujours, et parmi nous le bruit avait commencé de courir que c’était un tricheur.

Je me sens le devoir de préciser :

— Pourtant, il n’a jamais gagné aucune estancia.

— Ton père était un homme qui perdait à l’aube ce qu’il avait gagné dans la nuit. Et puis avec toutes ses histoires de femmes, il ne lui fallait pas longtemps pour manger le peu qui lui restait.

Je me hasarde :

— Il a eu des histoires dans cette maison, des histoires de femmes ?

— Là-bas, là-bas, dans l’autre cour, c’est là qu’il allait les chercher, la nuit.

Doña Jazmina a tendu la main vers le logement des Indios.

Jacinta se met à rire, en couvrant sa bouche de sa main. Je m’aperçois à cet instant qu’elle est comme une copie d’Amaranta, même si elle est habillée et coiffée de tout autre façon.

— Tout le monde se ressemble à Oquedal, dis-je. Il y a dans la seconde cour un portrait qui pourrait être celui de tout le monde…

Elles me regardent, un peu troublées. La mère :

— C’était Faustino Higueras… De sang, il n’était qu’à demi Indien, l’autre moitié était blanche. D’âme, en revanche, il était complètement Indien. Il vivait avec eux, prenait leur parti… et c’est comme cela qu’il a fini.

— Blanc du côté de son père ou du côté de sa mère ?

— Que de choses tu veux savoir…

Et moi :

— Elles sont toutes comme ça, les histoires d’Oquedal ? Des Blancs qui vont avec les Indiennes… Des Indiens qui vont avec les Blanches…

— À Oquedal, Blancs et Indios se ressemblent. Le sang n’a cessé de se mêler depuis la conquête. Mais les maîtres ne doivent pas aller avec les serviteurs. Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, nous autres, avec n’importe qui d’entre nous, mais cela, non, jamais… Don Anastasio était né dans une famille de propriétaires, même s’il était plus fauché qu’un gueux…

— Qu’est-ce que mon père a à voir, là-dedans ?

— Fais-toi expliquer la chanson que les Indios chantent :

… Où Zamora est passé… le compte est équilibré… Un enfant dans le berceau… et un mort dans le tombeau.

 

— Tu as entendu ce qu’a expliqué ta mère ? dis-je à Jacinta, dès que nous nous trouvons seule à seul. Toi et moi, nous pouvons faire tout ce que nous voulons.

— Si nous le voulons. Mais nous ne le voulons pas.

— Moi, je pourrais vouloir quelque chose.

— Quoi ?

— Te mordre.

— Pour ça, moi je peux te ronger comme un os.

Et elle me montre les dents.

Il y a dans la chambre un lit aux draps blancs, défait ou préparé pour la nuit, on ne sait, entouré d’une moustiquaire au grain serré qui pend d’un baldaquin. Je pousse Jacinta entre les plis du voile, et si elle me résiste ou si elle m’entraîne, on ne sait ; je cherche à remonter ses vêtements ; mais elle se défend en m’arrachant boucles et boutons.

— Oh, tu as un grain de beauté ici ! Au même endroit que moi ! Regarde !

À ce moment, un grêle de coups de poings s’abat sur ma tête et sur mon dos. Doña Jazmina nous tombe dessus comme une furie :

— Séparez-vous, pour l’amour de Dieu ! Ne faites pas cela, il ne faut pas ! Séparez-vous ! Vous ne savez pas ce que vous faites ! Tu n’es qu’un misérable, comme ton père !

Je me reprends du mieux que je peux.

— Pourquoi, Dona Jazmina ? Que voulez-vous dire ? Avec qui a-t-il fait cela, mon père ? Avec vous ?

— Mécréant ! Va chez les serviteurs ! Retire-toi de notre vue ! Avec les servantes, comme ton père ! Retourne chez ta mère, va !

— Mais, à la fin, qui est ma mère ?

— Anacleta Higueras, même si elle ne veut pas le reconnaître depuis que Faustino est mort.

De nuit, les maisons d’Oquedal se blottissent contre la terre, comme si elles sentaient peser sur elles le poids d’une lune basse entourée de vapeurs malsaines.

— Qu’est-ce que c’est que cette chanson qu’on chante sur mon père, Anacleta ?

J’interroge la femme, droite dans l’ouverture de sa porte, comme une statue dans une niche d’église.

« Elle parle d’un mort, d’un tombeau…

Anacleta décroche sa lanterne. Nous traversons ensemble des champs de maïs.

— Dans ce champ, ton père et Faustino Higueras eurent une querelle, décidèrent que l’un des deux était de trop en ce monde, et creusèrent ensemble une fosse. À partir du moment où ils eurent décidé qu’ils devaient se battre à mort, ce fut comme si la haine entre eux s’était éteinte, et ils travaillèrent en parfait accord à creuser. Puis ils se placèrent de part et d’autre de la fosse, chacun tenant un couteau dans la main droite, et le bras gauche enveloppé dans son poncho. À tour de rôle, chacun des deux franchissait d’un saut la fosse et attaquait à coups de couteau l’autre, qui se défendait à l’aide de son poncho et cherchait à faire tomber son ennemi dans la fosse. Ils combattirent ainsi jusqu’à l’aube et la terre autour d’eux ne se levait plus en poussière tant elle était imbibée de sang. Tous les Indios d’Oquedal faisaient cercle autour de la fosse vide et des deux garçons hors d’haleine, ensanglantés : ils se tenaient immobiles et silencieux pour ne pas troubler le jugement de Dieu dont dépendait leur sort à tous,, pas seulement celui de Faustino Higueras et de Nacho Zamora.

— Mais… Nacho Zamora, c’est moi !

— Ton père aussi, à cette époque-là, on l’appelait Nacho.

— Et qui l’a emporté, Anacleta ?

— Comment peux-tu me demander cela, mon garçon ? C’est Zamora qui a vaincu : personne ne peut juger les desseins du Seigneur. Faustino a été enseveli ici même, dans cette terre. Mais pour ton père ce fut une victoire amère, car, la même nuit, il dut partir et ne reparut plus jamais à Oquedal.

— Qu’est-ce que tu me racontes, Anacleta ? La fosse est vide !

— Les jours suivants, les Indios des villages voisins et ceux des villages lointains vinrent en procession à la tombe de Faustino Higueras. Ils partaient pour la révolution et me demandaient des reliques pour les porter dans une boîte d’or à la tête de leurs régiments au combat : une mèche de cheveux, un pan de poncho, le caillot de sang d’une blessure. Alors nous avons décidé de rouvrir la fosse, de déterrer le cadavre. Mais Faustino n’y était pas, la tombe était vide. De ce jour sont nées bien des légendes : certains disent qu’ils l’ont vu la nuit courir par les montagnes sur son cheval noir et qu’il veille sur le sommeil des Indios ; d’autres, qu’on le reverra le jour où les Indios descendront dans la plaine, et qu’il chevauchera à la tête de leurs colonnes…

« C’était donc lui ! Je l’ai vu ! » Voilà ce que je voudrais dire. Mais je suis trop bouleversé pour pouvoir articuler un mot.

Les Indios se sont approchés avec des torches, en silence, et font maintenant cercle autour de la fosse ouverte.

Et voici que se fraie un chemin parmi eux un jeune homme au long cou, la tête couverte d’un chapeau de paille effrangée, les traits semblables à ceux de beaucoup de gens d’ici ; je veux dire que, par la fente des yeux, la ligne du nez, le dessin des lèvres, il me ressemble.

— De quel droit, Nacho Zamora, as-tu posé les mains sur ma sœur ? demande-t-il.

Dans sa main droite un couteau brille. Son poncho, dont un pan retombe jusqu’à terre, est enroulé autour de son avant-bras gauche.

De la bouche des Indios, un son s’échappe, moins un murmure qu’un soupir brisé.

— Qui es-tu ?

— Faustino Higueras. Défends-toi.

Je m’arrête au bord de la fosse, j’enroule mon poncho autour de mon bras gauche, j’empoigne mon couteau.

Si Par Une Nuit D'Hiver Un Voyageur
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