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La grande saison de lowa Bob

 

 

 

En 1954, Frank entra en première année à Dairy School — transition qui, pour iui, se déroula sans problèmes majeurs, sinon qu’il passa désormais encore plus de temps enfermé dans sa chambre, tout seul. Il y eut bien une vague histoire homosexuelle, mais un certain nombre d’élèves, tous du même dortoir, s’y trouvèrent mêlés — tous plus âgés que Frank — et l’hypothèse prévalut que Frank avait été victime d’un bizutage plutôt banal dans les écoles préparatoires. Après tout, il habitait chez lui ; sa naïveté touchant la vie en dortoir n’avait rien de surprenant.

En 1955, Franny entra elle aussi à Dairy ; c’était la première année que l’école recrutait des filles, et, pour elle, la transition fut beaucoup moins facile. D’ailleurs, dans le cas de Franny, jamais les transitions ne devaient être faciles, mais en l’occurrence, il y eut trop de problèmes imprévus, des cas de discrimination pendant les cours et même des incidents dus à la rareté des douches dans l’aile du gymnase qu’il avait fallu cloisonner à l’intention des filles. En outre, la brusque irruption de professeurs femmes dans le corps enseignant précipita l’effondrement de plusieurs couples déjà chancelants, sans compter que, parmi les garçons de Dairy, les fantasmes augmentèrent de façon spectaculaire.

En 1956, ce fut mon tour. Ce fut aussi cette année-là que Dairy offrit à Coach Bob une équipe d’arrières au grand complet, plus trois avants ; tout le monde le savait, il était à la veille de sa retraite et, depuis la fin de la guerre, ses équipes n’avaient cessé de perdre. On crut lui faire une faveur en truffant son équipe de joueurs recrutés à la fin de leur dernière année dans l’une des plus coriaces écoles de Boston. Pour une fois, Coach Bob ne disposait pas seulement d’une équipe d’arrières ; il avait aussi des renforts pour sa ligne d’avants, pour faire le mur, et bien que la perspective de diriger une équipe de « mercenaires » — des « doublures » comme on disait (en ce temps-là déjà) — parût odieuse au vieux, il fut sensible au geste. Cependant, l’objectif de Dairy School n’était pas seulement d’offrir à Bob une série de victoires pour sa dernière saison. L’école faisait feu de tout bois, dans l’espoir de soutirer davantage d’argent aux anciens et d’attirer l’année suivante un nouvel entraîneur, bien entendu plus jeune. Encore une saison de défaites et, Bob le savait, Dairy School laisserait à jamais tomber le football. Coach Bob aurait préféré se retirer pavillon haut en laissant une équipe qu’il eût lui-même forgée, au fil des années, mais qui se serait avisé de faire la fine bouche devant la perspective de se retirer en vainqueur ?

— En outre, disait Coach Bob, même les plus doués ont besoin d’un entraîneur. Sans moi, ces gars-là ne seraient pas aussi fringants. Tout le monde a besoin d’une stratégie ; tout le monde a besoin de se voir mettre le nez dans ses erreurs.

Sur le chapitre de la stratégie et des erreurs, Iowa Bob avait en ce temps-là des tas de choses à dire à mon père. Pour Coâfch Bob, vouloir remettre à neuf le Thompson Female Seminary équivalait à « vouloir violer un rhinocéros ». L’entreprise nécessita un peu plus de temps que prévu.

Il n’eut aucun mal à vendre la maison de ma mère — c’était une maison superbe, et nous fîmes une affaire en or— , mais les nouveaux propriétaires étaient impatients d’en prendre possession, et une fois tous les papiers dûment signés, nous dûmes verser un loyer astronomique pour occuper les lieux encore une année entière.

Je me souviens d’avoir regardé travailler les ouvriers qui débarrassaient le futur Hôtel New Hampshire de ses vieux pupitres — des centaines de pupitres aux pieds vissés dans le plancher. Des centaines de trous à boucher, à moins de mettre de la moquette partout. Ce fut l’un des nombreux détails qu’eut à régler mon père.

Quant à l’équipement sanitaire du troisième, il lui réservait une surprise. Ma mère aurait dû s’en souvenir : des années avant qu’elle entre au Thompson Female Seminary, les toilettes et les lavabos du dernier étage avaient reçu un équipement neuf, mais il y avait eu cafouillage. Au lieu de fournir des accessoires conçus pour des adolescentes, les entrepreneurs chargés de l’installation des cuvettes et des lavabos avaient livré de véritables miniatures — destinées à un jardin d’enfants du nord de l’État. L’erreur entraînant des économies par rapport à la commande initiale, le Thompson Female Seminary n’avait pas protesté. C’est ainsi que des générations de jeunes filles avaient dû se courber et se torturer les genoux chaque fois qu’elles voulaient pisser ou se laver — les minuscules cuvettes brisant les reins des filles quand elles s’asseyaient trop vite, les petits lavabos leur cognant durement les genoux, les miroirs leur renvoyant l’image de leurs petits seins menus.

— Seigneur Dieu, disait mon père. On dirait des latrines pour des elfes.

Il avait espéré pouvoir simplement répartir les anciens équipements sanitaires dans les chambres ; il avait assez de bon sens pour savoir que les clients n’auraient pas envie de partager des salles de bains et des toilettes communes, mais il s’était imaginé pouvoir faire de grosses économies en utilisant les cuvettes et les lavabos qui se trouvaient déjà sur place. Après tout, une école secondaire et un hôtel n’ont que peu d’équipements en commun.

— En tout cas, on pourra garder les miroirs, dit maman. Il suffira de les fixer plus haut sur les murs.

— Nous pourrons également garder les cuvettes et les lavabos, s’obstina papa.

— Qui pourra s’en servir ? demanda maman.

— Des nains ? fit Coach Bob.

— Lilly et Egg en tout cas, dit Franny. Du moins encore quelques années.

Et puis, il y eut le problème des chaises vissées assorties aux pupitres. Mon père refusa également de les mettre au rebut :

— Elles sont parfaites, ces chaises. Très confortables.

— Un peu vieillottes, non, avec tous ces noms gravés dessus ? dit Frank.

— Vieillottes, Frank ? dit Franny.

— Mais il faut qu’elles restent vissées au plancher, dit maman. Comme ça, personne ne pourra jamais les déplacer.

— Pourquoi, dans un hôtel, les gens iraient-ils déplacer les meubles ? demanda papa. Après tout, c’est nous qui installons les chambres comme il convient, non ? Et puis, je n’ai pas envie que les gens déplacent les chaises. Comme ça, il n’y aura aucun risque.

— Même dans le restaurant ? demanda maman.

— Les gens aiment bien reculer leurs chaises après un bon repas, objecta lowa Bob.

— Eh bien, ce ne sera pas possible, voilà tout, trancha papa. S’ils y tiennent, ils n’auront qu’à repousser les tables.

— Pourquoi ne pas visser également les tables ? suggéra Frank.

— Quelle idée bizarre, dit Franny, qui devait soutenir, plus tard, que l’insécurité de Frank était telle qu’il aurait préféré que tout, dans la vie, fût vissé au plancher.

Bien entendu, le plus long fut de cloisonner les chambres, chacune pourvue de sa salle de bains. En outre, la plomberie était aussi compliquée que le réseau des voies d’une gare de triage ; quand quelqu’un tirait la chasse au troisième, l’eau ruisselait dans l’hôtel tout entier à la recherche d’une issue. De plus, certaines salles avaient encore gardé leurs tableaux noirs.

— Du moment qu’ils sont propres, disait papa, quelle importance ?

— Bien sûr, dit lowa Bob, Comme ça, en partant, les clients pourront laisser des messages à leurs successeurs.

— Par exemple « Ne jamais séjourner ici ! », dit Franny.

— Ce sera parfait, dit Frank. À condition que j’aie ma chambre à moi.

— Dans un hôtel, Frank, souligna Franny, tout le monde a droit à sa chambre.

Même Coach Bob aurait sa chambre : après son départ en retraite, Dairy School refusait de lui laisser la jouissance d’une des maisons du campus. Prudemment, Coach Bob essaya de s’habituer à cette idée ; il était prêt à emménager le plus tôt possible. Il se préoccupait du sort qui attendait l’équipement des terrains de sport : le terrain de volley à l’argile fissurée, le terrain de hockey, les panneaux et les paniers de basket-ball — les filets pourris avaient depuis longtemps disparu.

— Rien ne dégage une telle impression d’abandon, dit Bob, qu’un panier de basket sans filet. Je trouve ça tellement triste.

Un jour, enfin, nous regardâmes les ouvriers armés de marteaux-piqueurs arracher morceau par morceau l’inscription thompson female seminary gravée sur la façade de pierre gris mort, en pleine brique, au-dessus de l’énorme portail. Le soir venu, ils interrompirent leur tâche, en ne laissant — exprès, j’en suis sûr — que les lettres male seminau-dessus de la porte. C’était un vendredi, aussi les lettres restèrent-elles là tout le week-end, à la grande irritation de mes parents — et au grand amusement de Coach Bob.

« Pourquoi ne pas le baptiser l’hôtel Male Semen2 ? demanda Iowa Bob. Vous n’auriez qu’une seule lettre à changer.

Bob était de bonne humeur : son équipe gagnait enfin et, il le savait, il était à la veille de quitter cette minable Dairy School.

Si mon père était de mauvaise humeur, il ne le montrait que rarement, (il débordait d’énergie — « L’énergie engendre l’énergie », nous serinait-il sans trêve, pendant nos devoirs et les séances d’entraînement des équipes dont il avait la charge.) Il n’avait pas offert sa démission à Dairy School ; sans doute n’avait-il pas osé, à moins que ma mère ne l’en eût empêché. Il continuait à s’occuper de l’Hôtel New Hampshire, mais il enseignait aussi trois cours d’anglais, et entraînait en outre les coureurs pendant les trimestres d’hiver et de printemps ; aussi ses projets avançaient-ils au ralenti.

Depuis que Frank était entré à Dairy School. on aurait dit qu’il avait disparu ; il ressemblait à l’une des vaches symboliques. Au bout d’un certain temps, on cessait de remarquer son existence. Il faisait son travail — non sans peine, semblait-il — et pratiquait tous les sports obligatoires, sans d’ailleurs se passionner ni être doué pour jouer dans aucune des équipes (peut-être ne faisait-il aucun effort pour y entrer). Il était grand et fort, et plus maladroit que jamais.

Puis (à seize ans), il se laissa pousser une mince moustache, ce qui le fit paraître beaucoup plus vieux. Il avait quelque chose de mou, comme un jeune chiot — une sorte de balourdise dans les pieds — , qui permettait de supposer qu’il se transformerait un jour en un gros chien de taille imposante ; mais Frank attendrait en vain toute sa vie cette assurance qui va de pair avec une taille imposante chez un animal vraiment imposant. Il n’avait pas d’amis, mais personne ne s’en souciait ; Frank n’avait jamais eu le don de se faire des amis.

Franny, elle, avait bien sûr une foule de petits amis. La plupart étaient plus âgés, et l’un d’eux m’était très sympathique : un grand rouquin, dans sa dernière année — un costaud taciturne, chef de nage du bateau de tête. 11 s’appelait Struthers, avait été élevé dans le Maine et, hormis le fait qu’il avait les mains couvertes d’ampoules — et barbouillées en brun rouille par la benzoïne, pour les endurcir — et le fait que, par moments, il dégageait une odeur de vieilles chaussettes mouillées, il avait l’agrément de toute la famille. Même celui de Frank. Sorrow montrait les dents à Struthers, mais c’était une affaire d’odeur ; Struthers menaçait le statut privilégié de Sorrow dans notre maison. J’ignorais si Struthers était le petit ami favori de Franny, mais il lui manifestait beaucoup d’affection et, à nous tous, beaucoup de gentillesse.

Quant aux autres — l’un d’eux était le chef de cette bande de « mercenaires » recrutés pour prêter main-forte à Coach Bob — , tous n’étaient pas aussi gentils. En fait, le capitaine de ces arrières d’importation était un garçon auprès duquel Ralph De Meo avait tout d’un petit saint ; il se nommait Sterling Dove, mais tout le monde l’appelait Chip, ou Chipper, un garçon cruel, tout en os, sorti d’une des écoles les plus snobs de la banlieue de Boston.

— Un chef-né, ce Chip Dove, disait Coach Bob.

Oui, un chef, mais un vrai chef de police politique, me disais-je. Chipper Dove était un beau blond, mais beau dans le genre immaculé, quelque peu efféminé ; chez nous, nous étions tous plutôt bruns, à l’exception de Lilly, qui elle était plutôt délavée que blonde — sur tout le corps ; même ses cheveux étaient pâles.

J’aurais été ravi de voir Chip Dove jouer capitaine sans une bonne ligne pour lui servir de rempart — de le voir contraint de multiplier les passes pour parvenir à marquer — , mais l’école avait fait du bon travail ; cette saison-là, jamais l’équipe ne se laissa damer le pion. Quand ils tenaient le ballon, ils le gardaient, et Dove n’avait que rarement l’occasion de faire des passes. Jamais nous n’avions connu une telle moisson de victoires, pourtant la saison était morne — à force de les regarder grignoter le terrain, lutter contre la montre, et marquer à trois ou quatre mètres des buts. Ils ne faisaient pas d’étincelles, mais ils étaient costauds, précis, et bien entraînés ; d’ailleurs leur défense n’était pas tellement forte — leurs adversaires parvenaient eux aussi à marquer, mais pas tellement souvent : leurs adversaires n’avaient que peu d’occasions de s’emparer du ballon.

« Contrôle du ballon, croassait Iowa Bob. Première fois depuis la guerre que j’ai une équipe capable de contrôler le ballon.

Dans cette relation entre Franny et Chipper Dove, une seule chose me consolait : Dove et son équipe étaient à ce point inséparables qu’il était rare qu’il sorte en compagnie de Franny sans être flanqué de toute sa bande d’arrières — souvent même d’un ou deux avants. Cette année-là, ils terrorisaient tout le campus comme une horde de sauvages, et il arrivait parfois que Franny soit aperçue dans leur camp ; Dove avait le béguin de Franny — tous les garçons, à l’exception de Frank, avaient le béguin de Franny. En sa présence, les filles demeuraient sur leurs gardes ; disons que, par contraste, elles paraissaient fades, et peut-être aussi Franny ne se montrait-elle pas une très bonne amie. Franny ne cessait de faire de nouvelles connaissances ; sans doute portait-elle trop d’intérêt aux gens qu’elle ne cqnnaissait pas pour être capable de cette loyauté que les filles attendent de leurs amies.

Je ne sais pas ; sur ce sujet, je n’avais pas droit aux confidences. Par périodes, Franny m’arrangeait un rendez-vous, mais les filles qu’elle me choisissait étaient en général plus âgées et cela ne marchait jamais.

— Tout le monde te trouve mignon, disait Franny, mais il faut que tu parles un peu, tu sais — tu ne peux pas d’emblée te mettre à les peloter.

— Je ne me mets pas d’emblée à les peloter, protestais-je. Jamais je ne vais jusqu’au pelotage.

— Eh bien, c’est parce que tu te contentes de rester comme un empoté à attendre que quelque chose se passe. Tout le monde sait à quoi tu penses.

— Pas toi, disais-je. Pas toujours.

— Ce que tu penses de moi, c’est ça, hein ? demandait-elle.

Mais je ne répondais rien.

« Écoute, môme, je sais que tu penses trop à moi — si c’est ce que tu veux dire.

 

 

C’est à Dairy qu’elle se mit à m’appeler « môme », bien qu’il n’y eût qu’une seule année de différence entre nous. À ma grande honte, le sobriquet me resta.

— Hé, môme, me disait Chip Dove dans les douches du gymnase. Ta sœur a le plus joli petit cul de toute l’école. Elle baise avec quelqu’un ?

— Struthers, dis-je, quand bien même j’espérais qu’il n’en était rien.

Struthers, du moins, valait mieux que Dove.

— Struthers ! s’exclama Dove. Ce salaud de rameur ? Cette cloche qui fait de l’aviron ?

— Il est très costaud, dis-je.

Ce qui, du moins, était vrai — les rameurs sont costauds, et Struthers était le plus costaud de tous.

— Ouais, mais c’est une cloche, dit Dove.

— Y se contente de souquer à longueur de journée ! dit Lenny Metz, un arrière qui se tenait toujours — même dans les douches — à la botte de Chip Dove, comme s’il espérait, même là, se voir refiler le ballon.

Il était aussi bête qu’une brique et aussi dur.

— Ma foi, môme, reprit Chipper Dove. Dis à Franny que, pour moi, elle a le plus joli cul de toute la boîte.

— Et aussi les plus jolis nichons ! s’écria Lenny Metz.

— Ma foi, ils sont pas trop moches, fit Dove. Mais c’est son cul le plus chouette.

— Sans compter qu’elle a un joli sourire, fit Metz.

Chip Dove me regarda en roulant les yeux, d’un air complice — comme pour me montrer que lui aussi prenait Metz pour un crétin, et que lui, il était beaucoup, beaucoup plus futé.

— Oublie pas de te passer un peu de savon, hein, Lenny ? dit Dove, en lui lançant la savonnette glissante que Metz, d’un geste instinctif — pas de risque qu’il lâche le ballon — plaqua de sa grosse poigne contre son ventre.

Quelqu’un de beaucoup plus gros que moi s’était faufilé sous ma douche, et je fermai le robinet. Il m’éjecta sans ménagements et rouvrit l’eau.

— Remue-toi un peu, mec, fit une voix douce.

C’était un des avants chargés de protéger Chipper Dove durant les matchs. Il se nommait Samuel Jones Jr., mais tout le monde l’appelait Junior Jones. Junior Jones était un Noir, aussi noir que ces nuits qui enflammaient l’imagination de mon père ; il devait par la suite entrer à Penn State pour jouer dans l’équipe de l’université, puis jouerait en professionnel à Cleveland, jusqu’au jour où quelqu’un lui bousillerait le genou.

En 1956, Junior Jones avait quatorze ans, c’était la plus énorme montagne de chair humaine que j’eusse jamais vue. Je m’écartais déjà, quand Chipper Dove lui dit :

— Hé, Junior, tu le connais, ce môme.

— Non, jamais vu, dit Junior Jones.

— Eh bien, c’est le frère de Franny Berry.

— Ça va ? fit Junior Jones.

— Salut, fis-je.

— Son grand-père, à ce môme, c’est le vieux Coach Bob, dit Dove.

— Bravo, fit Junior Jones.

Portant à ses lèvres une minuscule savonnette, il se remplit la bouche de mousse, puis, renversant la tête en arrière, se rinça et cracha sous le jet. Peut-être, songeai-je, était-ce là sa façon de se nettoyer les dents.

— Nous discutions, reprit Dove, de ce qui nous plaît chez Franny.

— Son sourire, fit Metz.

— T’as aussi parlé de ses nichons, dit Chipper Dove. Et moi, j’ai dit qu’elle avait le plus joli cul de toute la boîte. On

n’a pas eu le temps de lui demander, au môme, ce qui lui plaît, à lui, chez sa sœur, parce qu’y m’a semblé qu’on devait te le demander d’abord à toi, Junior.

À force de faire mousser sa savonnette, Junior Jones l’avait pratiquement réduite à rien ; son énorme tête était inondée de mousse blanche ; quand il se mit à se rincer sous la douche, la mousse cascada sur ses chevilles. Je contemplais mes pieds, conscient de la proximité des deux derniers arrières de lowa Bob. Un certain Chester Pulaski, au visage boucané, qui passait trop de temps sous la lampe à bronzer, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir le cou dévoré de furoncles ; même son front en était criblé. Sa spécialité, c’était l’obstruction — mais non par choix ; simplement, il ne courait pas tout à fait aussi vite que Lenny Metz. Chester Pulaski, lui, davantage enclin à se ruer sur ses adversaires qu’à s’en écarter, était né pour pratiquer l’obstruction. Avec lui, et me serrant de près, comme un taon obstiné, était un garçon aussi noir que Junior Jones ; pourtant, hormis leur couleur, ils n’avaient rien de commun. Il lui arrivait parfois de monter en ligne pour jouer comme ailier, et quand il sortait du fond du terrain, c’était uniquement pour cueillir les petites passes courtes et sûres de Chipper Dove. Il se nommait Harold Swallow, et n’était pas plus grand que moi, mais Harold Swallow était capable de s’envoler. Il avait l’agilité de l’oiseau dont il portait le nom3 ; si quelqu’un l’avait plaqué, Swallow aurait risqué de se briser en deux, mais quand il ne cueillait pas les passes et ne s’envolait pas hors du terrain, il se contentait de rester planqué tout au fond, d’ordinaire derrière Chester Pulaski ou Junior Jones.

Ils étaient tous là, plantés autour de moi, et l’idée m’effleura que si une bombe venait à dégringoler sur les douches, c’en serait fait de la grande saison de lowa Bob et de ses victoires. Du point de vue sportif, du moins, j’aurais été le seul dont la disparition serait passée inaperçue. Disons simplement que je n’avais pas la classe des arrières d’importation de lowa Bob, ni celle de son avant, Junior Jones le géant ; il y avait d’autres avants, bien sûr, mais c’était surtout à Junior Jones que Chipper Jones devait de ne jamais mordre la poussière. C’était aussi surtout grâce à lui qu’il y avait toujours une brèche dans laquelle Chester Pulaski pouvait s’engouffrer, Lenny Metz dans son sillage ; Jones était capable de faire une ouverture assez grande pour que tous s’y précipitent de front.

« Allons, Junior, réfléchis, disait maintenant Chip Dove, d’un ton perfide.

La raillerie qui marquait sa voix sous-entendait en effet qu’il doutait des capacités de réflexion de Junior Jones.

« Qu’est-ce qui te plaît, à toi, chez Franny Berry ? demanda Dove.

— Elle a de jolis petits pieds, dit Harold Swallow.

Tous les yeux se fixèrent sur lui, mais, sans regarder

personne, il continua à s’ébrouer sous le jet.

— Elle a une jolie peau, dit Chester Pulaski, au risque d’attirer davantage encore l’attention sur ses furoncles.

— Junior ! dit Chip Dove.

Junior Jones coupa sa douche. Il demeura immobile et ruisselant quelques instants. En sa présence, j’avais l’impression d’être Egg, des années auparavant, quand il faisait ses premiers pas.

— Pour moi, c’est jamais qu’une fille blanche comme les autres, dit Junior Jones, dont, avant de glisser, le regard s’arrêta une fraction de seconde sur chacun d’entre nous.

« Mais elle a l’air d’une brave fille, ajouta-t-il à mon adresse.

Sur quoi, rouvrant ma douche, il me poussa dessous — l’eau était trop froide — et il sortit de la salle, laissant un courant d’air derrière lui.

De voir que Chipper Dove lui-même s’abstenait de le harceler davantage me donna à penser, mais ce qui me donna davantage à penser encore fut que Franny était à la veille de s’attirer des ennuis — et davantage encore la conviction que j’étais impuissant à lui venir en aide.

— Cette canaille de Chipper Dove ne fait que parler à tout le monde de ton cul, de tes nichons et même de tes pieds, lui dis-je. Méfie-toi.

— Mes pieds, dit Franny. Et qu’est-ce qu’il en dit, de mes pieds ?

— Bon, rectifiai-je. Tes pieds, c’était Harold Swallow.

Tout le monde le savait, Harold Swallow était cinglé ; dans ce temps-là, quand quelqu’un était aussi cinglé que Harold Swallow, on disait qu’il était aussi cinglé qu’une « souris valseuse ».

— Alors, qu’est-ce qu’il dit de moi, Chip Dove ? demanda Franny. Je le trouve sympa, c’est tout.

— Lui, y a que ton cul qu’il trouve sympa, dis-je. Et il

arrête pas d’en parler.

— Je m’en fiche, il ne m’intéresse pas à ce point.

— Eh bien, lui, tu l’intéresses, dis-je. Contente-toi donc de Struthers.

— Oh, môme, je vais te dire, soupira-t-elle. Struthers est gentil, d’accord, mais il est rasoir, rasoir, rasoir.

Je baissai la tête. Nous étions dans le couloir du premier de cette maison où nous n’étions plus désormais que locataires, même si nous ne cessions d’y penser comme à la maison de la famille Bates. Franny ne venait plus que rarement me retrouver dans ma chambre. Chacun de nous s’enfermait pour faire ses devoirs et, pour bavarder, nous nous retrouvions sur le seuil de la salle de bains. On aurait dit que Franny n’utilisait jamais la salle de bains. Tous les jours, désormais, dans le couloir de nos chambres, notre mère continuait à entasser des cartons et des malles ; nous nous préparions à emménager dans l’Hôtel New Hampshire.

— Et je ne vois pas non plus pourquoi tu tiens tant à être chef de claque, Franny, dis-je. Vraiment, toi, toi — chef de claque.

— Parce que ça me plaît, fit-elle.

En fait, ce fut à la fin d’une répétition de la claque que je rencontrai un jour Franny, non loin de notre cachette dans les fougères, où nous ne nous retrouvions plus guère — depuis que nous étions entrés à l’école — et que nous tombâmes sur les arrières de lowa Bob. Ils avaient intercepté quelqu’un sur le sentier qui coupait à travers le bois, le raccourci qui menait au gymnase ; et ils le tabassaient dans la grande flaque de boue criblée par les crampons — des trous qui piquetaient la boue comme des traces de balles. Quand Franny et moi vîmes à qui nous avions affaire — les redoutables arrières — et vîmes qu’ils s’acharnaient à rosser quelqu’un, nous commençâmes par détaler dans la direction

opposée. Ils adoraient rosser les gens, ces arrières. Mais à peine avions-nous couru plus d’une vingtaine de mètres que, m’empoignant le bras, Franny m’arrêta net :

— Je crois que c’est Frank, dit-elle. Ils ont coincé Frank.

Du coup, nous fûmes obligés de rebrousser chemin. Une

fraction de seconde, avant de voir exactement ce qui se passait, je me sentis très brave ; la main de Franny saisit la mienne et je la serrai très fort. Sa jupe de chef de claque était si courte que le dos de ma main lui frôla la cuisse. Puis elle dégagea violemment sa main et poussa un hurlement. J’étais en short et sentis mes jambes se glacer.

Frank portait sa tenue de musicien. Ils lui avaient carrément arraché son pantalon couleur de merde (avec, sur la jambe, la ganse gris cadavre). Son slip lui pendait sur les chevilles. Sa veste était troussée bien au-dessus de sa ceinture ; une des épaulettes argent flottait au milieu de la boue, plaquée contre son visage, et sa casquette argent à cordelière marron — elle se confondait presque avec la boue — était écrasée sous le genou de Harold Swallow.

Harold se cramponnait à l’un des bras de Frank, le maintenant tendu ; Lenny Metz tirait sur l’autre bras. Frank gisait sur le ventre, les couilles à l’air, en plein milieu de la flaque, son cul étonnamment nu émergeant par instants de la boue pour replonger aussitôt, tandis que Chipper Dove le repoussait du pied, puis le laissait remonter, pour l’enfoncer de nouveau. Chester Pulaski, assis sur la saignée des genoux de Frank, lui bloquait les chevilles à deux bras.

— Allez, baise ! disait Chipper Dove à Frank.

Pesant de tout son poids sur le cul de Frank, il le replongea dans la boue. Les crampons imprimèrent de petites marques blanches sur le cul de Frank.

— Vas-y, baiseur de boue, dit Lenny Metz. T’as entendu le chef : baise.

— Assez ! hurla Franny. Vous êtes dingues ou quoi ?

Frank parut plus inquiet encore que les autres en la voyant

surgir, mais Chipper Dove lui-même ne put dissimuler sa surprise.

— Tiens, visez un peu qui se ramène, railla Dove.

Mais je devinai qu’il se demandait ce qu’il allait pouvoir dire.

— On lui donne ce qu’il aime, rien de plus, nous expliqua Lenny Metz. Frank aime bien baiser les flaques de boue, pas vrai, Frank ?

— Lâchez-le, dit Franny.

— On lui fait pas de mal, dit Chester Pulaski.

Il avait honte de son teint et préférait ne regarder que moi ; sans doute ne pouvait-il supporter la vue de la jolie peau de Franny.

— Votre frère aime bien les garçons, nous dit Chipper Dove. Pas vrai, Frank.

— Et alors ? dit Frank.

Il était furieux, nullement accablé ; sans doute leur avait-il enfoncé ses doigts dans les yeux — sans doute plusieurs d’entre eux avaient-ils encaissé quelques bons coups. Frank ne manquait jamais de défendre chèrement sa peau.

— Fourrer son truc dans un cul de garçon, dit Lenny Metz, c’est répugnant.

— C’est pareil que le fourrer dans la boue, expliqua Harold Swallow.

Mais je devinai à son air qu’il aurait préféré être en train de courir, n’importe où, que de rester cramponné au bras de Frank. Harold Swallow avait toujours l’air mal dans sa peau — l’air de quelqu’un qui, la nuit, pour la première fois de sa vie, se risque dans une rue grouillante.

— Hé, personne a de mal, dit Chipper Dove.

Relevant son pied qui pesait sur le cul de Frank, il fit un

pas dans notre direction. Je me souvins de ce que disait toujours Coach Bob à propos des blessures au genou ; je me demandai si je pourrais envoyer une ruade dans le genou de Chip Dove avant qu’il m’étripe.

J’ignore ce que pensait Franny, mais elle s’adressa à Dove :

— Je veux te parler. À toi seul. Je veux rester seule avec toi, et tout de suite, lui dit Franny.

Harold Swallow laissa fuser un rire nasillard et aigu, pareil au couinement d’une souris.

— Ma foi, ça peut se faire, dit Dove à Franny. Sûr qu’on peut parler. Tous les deux. Quand tu veux.

— Tout de suite, dit Franny. Tout de suite — ou jamais.

— Bon, tout de suite, d’accord, fit Dove.

Tournant la tête vers ses copains, il leva les yeux au ciel. Chester Pulaski et Lenny Metz paraissaient en baver d’envie, mais Harold Swallow contemplait d’un air furieux une petite tache d’herbe qui souillait sa tenue. Il n’avait pas d’autre tache : une petite tache d’herbe, qu’Harold Swallow avait dû ramasser en volant au ras du sol. Ou peut-être n’avait-il l’air furieux que parce que le corps de Frank étalé dans la boue lui masquait les pieds de Franny.

— Lâche Frank, dit Franny à Dove. Et dis aux autres de filer — au gymnase.

— Sûr qu’on va le lâcher. C’est ce qu’on allait faire d’ailleurs, pas vrai ? dit Dove — le vrai capitaine : en train de passer les consignes à ses équipiers.

Ils lâchèrent Frank. Frank trébucha en se relevant et essaya de cacher ses parties, trempées et gluantes de boue. Furieux, sans un mot, il se rhabilla. En cet instant, j’eus bien davantage peur de lui que des autres — tout compte fait, ils s’étaient bornés à obéir aux ordres : déjà ils filaient au petit trot vers le gymnase. Lenny Metz se retourna, l’œil égrillard, et agita le bras. Franny lui fit signe d’aller se faire foutre. Frank, tout dégoulinant, se faufila entre Franny et moi et, d’un pas lourd, mit le cap sur la maison.

« T’oublies pas quelque chose ? demanda Chip Dove.

Les cymbales de Frank gisaient au milieu des buissons. Il s’arrêta — en apparence plus honteux d’avoir oublié son instrument qu’humilié par ce qu’il avait subi. Franny et moi avions les cymbales de Frank en horreur. Je crois que c’était la perspective de porter l’uniforme — n’importe quel uniforme — qui avait donné à Frank envie de faire partie de la fanfare. C’était un être peu sociable, mais les victoires de Coach Bob poussèrent à la résurrection d’une fanfare — aucune fanfare n’avait défilé depuis l’immédiat après-guerre — , Frank ne put résister au prestige de l’uniforme. Comme en fait d’instrument, il ne savait jouer de rien, on lui confia les cymbales. Sans doute d’autres se seraient-ils sentis ridicules, mais pas Frank. Il adorait parader, sans rien faire, dans l’attente de son instant de gloire, l’instant de FRAPPER !

Ce n’était pas comme si nous avions eu un musicien dans la famille, toujours à s’exercer et à nous rendre dingues par les grincements, les hurlements ou les grattements de son instrument. Frank ne « s’exerçait » pas aux cymbales. De temps à autre, aux heures les plus bizarres, nous encaissions un claquement tonitruant — jailli de la chambre où Frank s’était barricadé — et ne pouvions, Franny et moi, qu’imaginer Frank en grande tenue, en train de parader sur place, inondé de sueur, devant sa glace, jusqu’au moment où, incapable de supporter davantage le bruit de sa respiration, et, cédant à une brusque impulsion, il concluait de façon fracassante.

L’horrible vacarme déclenchait les aboiements de Sorrow, et sans doute aussi ses pets. Notre mère laissait échapper ce qu’elle avait dans les mains. Franny se précipitait pour tambouriner sur la porte de Frank. Quant à moi, le bruit me suggérait autre chose : il me rappelait par sa brutalité un coup de revolver, et l’idée m’effleurait toujours, une fraction de seconde, que ce bruit qui venait de nous faire sursauter annonçait le suicide de Frank.

Sur le sentier où les arrières lui avaient tendu une embuscade, Frank extirpa des buissons ses cymbales souillées de boue, et les fourra en cliquetant sous son bras.

« Où est-ce qu’on peut aller ? demanda Chip Dove à Franny. Pour être seuls ?

— Je connais un coin, dit-elle. Tout près. Un coin que je connais depuis toujours.

Et je compris, bien entendu, qu’elle voulait parler des fougères — nos fougères. À ma connaissance, Franny n’y avait jamais emmené personne, pas même Struthers. Et si elle lâchait une allusion aussi claire, c’était uniquement pour que Frank et moi sachions où la trouver, et venions à son secours, mais déjà Frank piquait droit sur la maison, s’éloignant à pas lourds sur le sentier sans un regard pour Franny, ni le moindre mot, et Chip Dove fixa sur moi ses yeux bleus glacés :

— File, môme, dit-il avec un sourire.

Franny lui prit la main et l’entraîna dans les buissons, mais, en un rien de temps, j’eus rattrapé Frank.

-— Bon Dieu, Frank, dis-je, où vas-tu ? Faut qu’on l’aide.

— Aider Franny ?

— Elle t’a aidé. Elle a sauvé ton cul.

— Et alors ? fit-il.

Sur quoi, il fondit en larmes.

« Comment tu sais qu’elle veut qu’on l’aide, pleurnicha-t-il. Peut-être qu’elle veut rester seule avec lui.

C’était là, pour ma part, une idée trop affreuse — presque aussi odieuse que d’imaginer Chipper Dove en train de faire à Franny des choses dont elle n’avait pas envie — , et, empoignant Frank par son épaulette rescapée, je l’entraînai de force.

— Arrête de chialer, dis-je, tenant à ce que Dove ne nous entende pas approcher.

— Ce que je veux, c’est seulement te parler, te parler, c’est tout ! hurla la voix de Franny. Espèce de sale merdeux ! T’aurais pu être si gentil, mais t’as pas pu te retenir, il a fallu que tu prouves que t’étais un super merdeux. Je te hais ! Laisse tomber !

— Moi, je crois que je te plais, fit la voix de Chipper Dove.

— Ça aurait pu se faire, dit Franny, mais pas maintenant. Plus jamais, ajouta-t-elle.

Mais sa voix ne paraissait plus en colère ; et, tout à coup, elle cessa de pleurer.

Quand Frank et moi approchâmes des fougères, Dove avait sa culotte descendue sur les genoux. Il était empêtré dans ses cuissardes, comme jadis le gros Poindexter le jour où, des années auparavant, Franny et moi l’avions espionné en train de poser culotte à croupetons. Franny, elle, avait gardé ses vêtements, mais à mes yeux, elle semblait bizarrement passive — assise là au milieu des fougères (où il l’avait poussée, me dit-elle par la suite), le visage caché dans les mains. Frank cogna ses fichues cymbales — avec un tel fracas que je crus que deux avions venaient de s’emboutir. Puis son bras droit se détendit, et sa cymbale heurta Chip en plein visage ; le coup le plus dur que, de toute la saison, eût encaissé le capitaine ; il était clair qu’il n’en avait pas l’habitude. De plus, il était empêtré dans son pantalon. Sitôt qu’il fut à terre, je me jetai sur lui. Frank cognait de plus belle ses cymbales — comme lancé dans une danse rituelle pratiquée dans notre famille avant le massacre d’un ennemi.

Soudain Dove m’envoya valdinguer, comme le vieux Sorrow envoyait encore valdinguer Egg — en secouant vigoureusement sa grosse tête, — mais on aurait dit que le tintamarre paralysait le capitaine. On aurait dit aussi qu’il tirait Franny de sa torpeur. De son geste imparable, elle plongea pour empoigner Chipper Dove aux parties ; comme en proie aux affres de l’agonie, il se lança dans d’affreuses gesticulations, qui, sans doute, rappelèrent quelque chose à Frank et dont, bien sûr, j’avais, moi, gardé le souvenir depuis l’histoire de Ralph De Meo. Elle l’empoigna sans ménagement, et il gisait encore sur le flanc au milieu des aiguilles de pin, sa culotte toujours sur les genoux, quand Franny, lui rabattant d’un coup sec sa coquille et son suspensoir jusqu’à mi-cuisses, lâcha l’élastique qui claqua sèchement. Une fraction de seconde, Frank, Franny et moi pûmes voir les minuscules génitoires de Dove, recroquevillées par la peur.

« Quel étalon ! hurla Franny. T’en fais un drôle d’étalon.

Franny et moi dûmes alors refréner l’ardeur de Frank qui continuait de plus belle à entrechoquer ses cymbales ; le vacarme était tel qu’il risquait de foudroyer les arbres et de faire détaler les petits animaux. Chipper Dove, une de ses mains en coupe autour de ses couilles et l’autre crispée sur une oreille, gisait toujours affalé sur le flanc ; son autre oreille était plaquée contre le sol. Je repérai le casque de Dove au milieu des fougères, et l’emportai quand nous le laissâmes seul pour lui permettre de reprendre ses esprits. Près de la flaque, Frank et Franny firent halte un instant pour remplir de boue le casque que nous abandonnâmes à son intention au milieu du sentier, plein à ras bord.

« Merde et mort, fit Franny, l’air sombre.

Dans son excitation, Frank s’obstinait à entrechoquer ses cymbales.

« Bon Dieu, Frank, dit Franny. Arrête, veux-tu.

— Je suis désolé. Merci, ajouta-t-il, comme nous approchions de la maison.

— Merci à toi aussi, dit Franny. Merci à vous deux, ajouta-t-elle en me serrant le bras.

— C’est vrai, vous savez, je suis pédé, marmonna Frank.

— Je crois qu’on l’avait deviné, dit Franny.

— Aucune importance, Frank, dis-je.

Que dire d’autre à son frère ?

— Je cherchais une façon de vous le dire, fit Frank.

— Ça, c’était une façon pour le moins bizarre, dit Franny. Frank lui-même éclata de rire ; c’était, je crois, la première

fois que j’entendais Frank rire depuis le jour où, à l’Hôtel New Hampshire, notre père s’était rendu compte de la taille des W.-C. du troisième — « les latrines pour elfes ».

Il nous arrivait de nous demander si, à l’Hôtel New Hampshire, la vie serait toujours ainsi.

 

 

 

Le plus important à nos yeux, c’était de savoir qui aurait envie de s’arrêter dans notre hôtel une fois que, l’installation terminée, l’établissement ouvrirait ses portes. À mesure que le moment approchait, notre père développait avec de plus en plus d’emphase l’idée qu’il se faisait d’un hôtel idéal. Il avait suivi à la télévision une interview accordée par le directeur d’une grande école hôtelière — un Suisse. D’après le personnage en question, le secret du succès dépendait de la capacité d’un nouvel hôtel à mettre rapidement sur pied son système de réservations.

« Réservations î » écrivit notre père sur une chemise en carton qu’il fixa au réfrigérateur de la maison Bates, vouée à un prochain abandon.

— Bonjour, « Réservations » ! lancions-nous le matin au petit déjeuner, en guise de salutation, pour taquiner notre père, qui pour sa part était plutôt enclin à prendre la chose au sérieux.

— Vous trouvez ça drôle, nous dit-il un matin. Eh bien, j’en ai déjà deux.

— Deux quoi ? demanda Egg.

— Deux séries de réservations, fit-il d’un ton mystérieux.

Nous avions projeté de faire coïncider l’ouverture de

l’hôtel avec le week-end du match contre Exeter. Nous le savions, la première série de « réservations », c’était ça. Tous les ans, Dairy School clôturait sa médiocre saison de football par une défaite contre l’une des grandes écoles, Exeter ou Andover, une défaite écrasante. C’était encore pire quand nous devions nous déplacer pour les rencontrer

sur leurs propres terrains bien léchés. Exeter, par exemple, s’enorgueillissait d’un véritable stade, Exeter et Andover offraient tous deux à leurs joueurs de fringants uniformes ; à l’époque, les deux établissements ne recrutaient que des garçons — et les élèves portaient vestes et cravates pour assister aux cours. Certains même portaient vestes et cravates pour assister aux matchs, et même en tenue décontractée ils avaient plus fière allure que nous. À côté de ce genre d’élèves — impeccables et dynamiques — nous nous sentions de vraies cloches. Et, chaque année, nos joueurs se déployaient gauchement, minables dans leurs tenues couleur merde et mort — et le match terminé, c’était aussi ce que nous avions le sentiment d’être.

Exeter et Andover nous prenaient à tour de rôle ; chacune des deux écoles aimait nous réserver pour leur avant-dernier match de la saison — en guise de hors-d’œuvre — pour leur dernière rencontre, elles se mesuraient l’une à l’autre.

Mais, en cette saison de victoires, nous jouions sur notre propre terrain, et cette année-là, devions affronter Exeter. Victoire ou défaite, le bilan de la saison serait positif, mais la plupart des gens — même mon père et Coach Bob — étaient d’avis que, cette année-là, Dairy pouvait espérer remporter tous les lauriers : une série de victoires, couronnée pour l’ultime match par une victoire sur Exeter, une équipe que Dairy n’avait jamais vaincue. Au terme d’une saison de victoires, même les anciens recommençaient à se manifester, et il fut décidé que le match contre Exeter serait un « week-end de parents ». Coach Bob aurait souhaité qu’on lui octroie des tenues neuves en l’honneur de ses arrières d’importation, et de Junior Jones, mais le vieux n’était pas mécontent de se dire que, toute dépenaillée qu’elle fût, son équipe, couleur de merde et de mort, avait des chances d’éparpiller aux quatre coins du terrain les fringantes tenues blanches marquées de lettres rouges et les casques rouges d’Exeter.

Par ailleurs, Exeter n’avait pas fait tellement d’étincelles cette année-là : ils naviguaient dans les 5-3 — contre de meilleurs adversaires que nous n’avions pas l’habitude d’affronter, certes, mais ce n’était pas une de leurs grandes équipes. Iowa Bob comprit qu’il avait une chance, et mon père interpréta le bilan de la saison comme un présage heureux pour l’Hôtel New Hampshire.

Pour le week-end du match contre Exeter, les réservations affluèrent — toutes les chambres louées, pour deux nuits ; et, pour le samedi, toutes les tables étaient déjà réservées au restaurant.

Ma mère se tracassait au sujet du chef, comme tenait à l’appeler mon père ; c’était une femme, une Canadienne, venue de l’île de Prince-Édouard ou, pendant quinze ans, elle avait travaillé comme cuisinière dans une famille d’armateurs pourvue de nombreux enfants.

— La cuisine familiale et la cuisine hôtelière, ça fait deux, le mit en garde maman.

— Mais il s’agissait d’une famille nombreuse — c’est ce qu’elle a dit, objectait papa. De plus, chez nous, c’est un petit hôtel.

— Pour le week-end du match contre Exeter, l’hôtel sera plein, rétorqua maman. Et le restaurant aussi.

La cuisinière avait pour nom Mrs. Urick ; elle devait se faire aider par son mari, Max — un ancien marin cambusier à bord d’un cargo, qui avait perdu le pouce et l’index de la main gauche. Un accident survenu dans la cambuse d’un navire baptisé Miss Intrepid, nous confia-t-il, avec un clin d’œil canaille. Il avait eu un instant d’inattention à la pensée du sort que lui infligerait Mrs. Urick si jamais elle avait vent de ses virées en compagnie d’une intrépide dame de Halifax.

— Tout à coup, je baisse la tête, nous dit Max — dont Lilly ne quittait pas des yeux la main mutilée. Et qu’est-ce que je vois, là, au milieu des carottes pleines de sang, mon pouce et mon index, et le hachoir qui continuait à tailler comme s’il voulait pas s’arrêter.

Max crispa sa main crochue, comme pour éviter la lame, et Lilly cligna des yeux. Lilly avait dix ans, mais elle ne semblait guère avoir grandi depuis deux ans. Egg, qui, lui, avait six ans, paraissait moins fragile que Lilly — et les histoires de Max Urick semblaient le laisser parfaitement froid.

Mrs. Urick, elle, ne racontait pas d’histoires. Des heures durant, elle scrutait les grilles de ses mots croisés sans jamais remplir les cases ; elle mettait le linge de Max à sécher dans la cuisine qui, jadis, avait servi de lingerie au Thompson

Female Seminary — et donc avait l’habitude des chaussettes et des sous-vêtements en train de sécher. Mrs. Urick et mon père avaient décidé que, à l’Hôtel New Hampshire, la meilleure façon d’attirer les clients était de leur offrir de la cuisine bourgeoise. Mrs. Urick entendait par là un choix de deux gros rôtis, ou encore un menu style Nouvelle-Angleterre, à base de mets bouillis ; un choix de deux tartes — et, le lundi, toute une variété de pâtés à la viande, pour utiliser les restes des rôtis. Pour les déjeuners, des potages et de la viande froide ; pour le petit déjeuner, des gaufres, et ainsi de suite.

— Rien de compliqué, mais rien que de la bonne nourriture, disait Mrs. Urick, sans un brin d’humour.

Elle nous rappelait, à Franny et à moi, certains diététiciens que nous avions connus à la Dairy School — fermement convaincus que manger n’est pas un plaisir, mais, d’une certaine façon, un impératif moral. Nous partagions tous les angoisses de notre mère au sujet de la cuisine — après tout, il s’agissait, pour nous aussi, de notre régime quotidien — , mais notre père était certain que Mrs. Urick saurait s’en tirer.

On lui avait réservé pour son usage personnel une pièce au sous-sol, « pour que je sois tout près de ma cuisine », disait-elle ; elle tenait à ce que ses marmites mijotent toute la nuit. Max Urick avait sa propre chambre — au troisième. Il n’y avait pas d’ascenseur, et mon père était tout heureux de se débarrasser d’une des chambres du troisième. Les chambres du troisième avaient conservé les W.-C. et les lavabos miniatures, mais Max, qui durant tant d’années s’était soulagé dans les latrines exiguës du Miss Intrepid, ne s’offusquait pas de ces installations pour nains.

— Excellent pour le cœur. Excellent pour la circulation — tous ces escaliers à grimper, disait-il, en cinglant sa maigre poitrine de sa main mutilée.

Nous avions pourtant l’impression que Max aurait consenti de gros sacrifices pour rester hors d’atteinte de Mrs. Urick ; il était même prêt à grimper les escaliers — à pisser et se laver n’importe où. Il se piquait d’être « bricoleur », et quand il n’était pas occupé à aider Mrs. Urick à la cuisine, il était censé vaquer aux menus travaux.

« Tout, depuis les toilettes jusqu’aux serrures ! se vantait-il.

Il adorait faire claquer sa langue avec un bruit de clé dans une serrure, et pouvait lâcher un affreux chuintement — comme les minuscules toilettes du troisième lorsqu’elles expédiaient leur contenu pour un long et terrifiant voyage.

— Et la deuxième série de réservations ? demandai-je à mon père.

Nous le savions, il y aurait, au printemps, le week-end de la remise des diplômes ; et peut-être, en hiver, le week-end du grand match de hockey. Quant aux visites, régulières mais rares, que les élèves de Dairy recevaient de leurs parents, elles ne nécessiteraient guère de réservations à long terme.

— La remise des diplômes, hein, c’est ça ? demanda Franny.

Notre père secoua la tête.

— Un grand mariage, s’écria Lilly.

Tous les yeux se fixèrent sur elle.

— Quel mariage ? demanda Frank.

— Je n’en sais rien, fit Lilly. Mais un mariage géant — vraiment très grand. Le plus grand mariage de toute la Nouvelle-Angleterre.

Nous ne savions jamais où Lilly allait chercher les idées qui lui passaient par la tête ; notre mère lui jeta un coup d’œil inquiet, puis s’adressa à notre père :

— Assez de mystères. Nous avons tous envie de savoir ; la deuxième série de réservations, qu’est-ce que c’est ?

— Rien avant l’été, dit-il. On a tout le temps de se préparer. Nous devons nous concentrer sur le week-end du match contre Exeter. Chaque chose en son temps.

— Peut-être un congrès d’aveugles, nous suggéra Franny, le lendemain matin, en se rendant en classe.

— Ou un colloque de lépreux, dis-je.

— Tout ira bien, fit Frank, l’air inquiet.

Jamais plus nous n’empruntions le sentier derrière le stade. Nous coupions droit à travers les terrains de foot, et parfois jetions nos trognons de pommes dans les buts, ou encore prenions la grande allée qui passait entre les dortoirs. Nous tenions à éviter les arrières de Iowa Bob ; aucun de nous n’avait envie de se faire coincer par Chipper Dove. Nous n’avions soufflé mot de l’incident à notre père — Frank nous ivait fait jurer, à Franny et moi, de ne pas lui en parler.

« Maman est déjà au courant, nous dit Frank. Oui, elle sait que je suis pédé.

La nouvelle nous surprit quelques instants tout au plus ; réflexion faite, c’était d’une logique parfaite. Notre mère ne trahissait jamais un secret ; si nous avions envie d’un débat démocratique, et d’une discussion en famille qui durerait des heures, voire des semaines — peut-être des mois — , alors, quel que fût le sujet, il nous fallait en parler à notre père. Il n’était pas des plus patients avec les secrets, malgré ses mystères au sujet de la deuxième série de réservations.

— Je parie qu’il s’agit d’un colloque de tous les célèbres écrivains et artistes d’Europe, supputa Lilly.

Franny et moi nous donnâmes des coups de pied sous la table en levant les yeux au ciel : nos yeux disaient : Lilly est bizarre, Frank est pédé, et Egg n’a que six ans. Nos yeux disaient : il n’y a que nous dans cette famille — rien que nous deux.

— Ce sera un cirque, dit Egg.

— Comment le sais-tu ? aboya papa.

— Oh non, Win, dit maman. Un cirque, vraiment ?

— Un petit seulement, dit papa.

— Pas les héritiers de P. T. Barnum tout de même ? s’enquit Iowa Bob.

— Bien sûr que non, fit papa.

— Les frères King ! dit Frank, qui avait dans sa chambre un poster du numéro de tigres des Frères King.

— Non, je vous assure, vraiment petit. Disons un cirque privé.

— Encore un machin minable, hein ? dit Coach Bob.

— Tout de même pas un de ces machins avec une ménagerie de monstres ! dit Franny.

— Certainement pas, dit papa.

— Comment ça, « une ménagerie de monstres » ? demanda Lilly.

— Des chevaux avec des pattes en moins, dit Frank. Une vache à deux têtes — la deuxième sur le dos.

— Où est-ce que t’as vu ça ? fis-je.

— Il y aura des tigres et des lions ? demanda Egg.

— Pourvu au moins qu’on les mette au troisième, fit Iowa Bob.

— Non, il faudra les mettre avec Mrs. Urick ! fit Franny.

— Win, fit maman, quel cirque ?

— Ma foi, vous comprenez, ils pourront se servir du stade, dit-il. Ils pourront dresser leurs tentes sur l’ancien stade, ils pourront prendre leurs repas au restaurant, et certains, oui, pourraient au besoin loger à l’hôtel — bien que, ces gens, la plupart aient leurs roulottes, je crois.

— Et les animaux, qu’est-ce que c’est ? demanda Lilly.

— Eh bien, dit papa, je ne pense pas qu’ils aient tellement d’animaux. C’est un petit cirque, vous savez. Quelques-uns, mais pas beaucoup. Je crois savoir qu’ils ont quelques numéros bizarres, oui — mais pour ce qui est des animaux, je ne sais pas.

— Quels numéros ? demanda Iowa Bob.

— Je parierais que c’est encore un de ces affreux cirques, dit Franny. Avec des chèvres, des poulets et des animaux drogués et moches comme on en voit partout — des rennes complètement abrutis, un corbeau qui parle. Mais rien de gros, bien sûr, et rien d’exotique.

— Pour ma part, les animaux exotiques, je préfère ne pas les voir dans les parages, fit maman.

— Quels numéros ? s’obstina Iowa Bob.

— Ma foi, fit papa. Je ne sais pas trop. Du trapèze, peut-être.

— Tu ne sais pas quels animaux, fit maman. Et tu ne sais pas non plus quels numéros ? Alors, qu’est-ce que tu sais ?

— C’est un tout petit cirque, dit-il. Tout ce qu’ils veulent, c’est réserver quelques chambres, et peut-être la moitié du restaurant. Le lundi, ils font relâche.

— Le lundi ? fit Iowa Bob. Combien de temps ont-ils l’intention de rester ?

— Ma foi, fit papa.

— Win ! le somma maman. Combien de semaines est-ce qu’ils vont rester ?

— Ils seront ici tout l’été, céda papa.

— Ça alors, s’exclama Egg. Le cirque !

— Un cirque, dit Franny. Un cirque de dingues.

— Des animaux bizarres, des numéros bizarres, dit Frank.

— Comme ça, tu pourras toujours te faire embaucher, Frank, lui dit Franny.

— Tais-toi, dit maman.

— Aucune raison de s’inquiéter, dit papa. C’est un tout petit cirque, une affaire de famille.

— Et il s’appelle comment, ce cirque ? demanda maman.

— Eh bien…, fit papa.

— Tu ne connais pas son nom ? demanda Coach Bob.

— Bien sûr que je connais son nom ! protesta papa. On l’appelle le Spectacle Fritz.

— Le Spectacle Fritz ? dit Frank.

— Et c’est quoi le spectacle ? demandai-je.

— Eh bien, fit papa, ce n’est qu’un nom. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait plus d’un numéro.

— Moi, je trouve ça très moderne, fit Frank.

— Moderne, Frank ? railla Franny.

— Moi, je trouve ça tordu, fis-je.

— C’est quoi tordu ? demanda Lilly.

— Une espèce d’animal ? demanda Egg.

— Aucune importance, dit maman.

— Je pense que nous devrions plutôt nous concentrer sur le week-end du match contre Exeter, dit papa.

— Oui, et commencer notre déménagement, le vôtre et le mien, dit Iowa Bob. On aura tout le temps de discuter cet été.

— Tout est loué jusqu’à la fin de l’été ? demanda maman.

— Vous voyez bien ! fit papa. Voilà ce que c’est que d’avoir le sens des affaires ! Nous avons déjà tout réglé pour l’été, sans compter le week-end du match avec Exeter. Chaque chose en son temps. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à déménager.

Le déménagement eut lieu une semaine avant le match ; ce week-end-là, les mercenaires de Iowa Bob marquèrent neuf points — pour ponctuer leur neuvième victoire, sans une seule défaite. Franny n’eut pas l’occasion d’y assister ; elle avait renoncé à être chef de claque. Ce samedi-là, Franny et moi aidâmes notre mère à déménager tout ce que les camions n’avaient pas encore transporté à l’Hôtel New

Hampshire ; Lilly et Egg accompagnèrent notre père et Iowa Bob au match ; Frank, bien entendu, était avec la fanfare.

Il y avait trente chambres, réparties sur quatre étages, dont sept avaient été attribuées à notre famille, dans l’aile sud-est, sur deux étages. Au sous-sol, une chambre était réservée à l’usage exclusif de Mrs. Urick ; ce qui signifiait que, en comptant le coin de Max au troisième, vingt-deux chambres étaient à la disposition de la clientèle. Mais le maître d’hôtel et la femme de chambre en chef, Ronda Ray, disposaient chacun d’une chambre de repos au premier, pour pouvoir souffler un peu, avait expliqué Ronda à notre père. Et Iowa Bob disposait de deux chambres au second, dans l’aile sud-est — juste au-dessus des nôtres. Ce qui laissait dix-neuf chambres pour les clients, dont treize seulement avaient leur propre salle de bains ; six étaient équipées des fameux accessoires miniatures.

— C’est plus que suffisant, affirmait papa. Nous sommes dans une petite ville. Et pas très connue.

Peut-être était-ce plus que suffisant pour le cirque, le spectacle Fritz, mais nous nous demandions avec angoisse ce qui se passerait quand, comme nous l’espérions, l’hôtel serait comble pour le week-end du match contre Exeter.

Le samedi du déménagement, Franny découvrit le système d’interphone et brancha toutes les chambres sur « Ecoute ». Toutes les chambres étaient vides, bien sûr, mais nous essayâmes de nous imaginer en train d’espionner les premiers clients qui descendraient chez nous. Le « braillard », comme disait mon père, était, bien sûr, un vestige du Thompson Female Seminary — la directrice pouvait ainsi annoncer les exercices d’alerte à l’incendie dans toutes les classes et, même en dehors des dortoirs, les professeurs pouvaient se rendre compte si les élèves chahutaient. Notre père avait estimé qu’en gardant le système d’interphone, nous pourrions nous dispenser d’installer le téléphone dans les chambres.

« Au besoin, ils pourront appeler au secours par l’interphone, disait papa. Et puis, nous pouvons les réveiller pour le petit déjeuner. Et s’ils veulent téléphoner, ils n’auront qu’à descendre à la réception.

Mais, bien sûr, le système du braillard avait aussi l’avantage de permettre de suivre les conversations dans les chambres.

« Un avantage pas très éthique, disait papa. Mais Franny et moi, nous ne nous tenions plus d’impatience.

Le samedi de notre emménagement, le téléphone n’était pas branché à la réception — ni dans l’appartement — , et nous n’avions pas de linge, le blanchisseur chargé de s’occuper du linge de l’hôtel devant également en principe se charger du nôtre. Le contrat ne prendrait effet que le lundi. Ronda Ray, elle aussi, ne commencerait que le lundi, mais elle, du moins, était arrivée — à l’Hôtel New Hampshire — , et nous la trouvâmes occupée à inspecter sa chambre à notre arrivée.

— Vraiment, pour moi c’est indispensable, vous savez, dit-elle à ma mère. Vous comprenez, je ne peux pas changer les draps le matin, après avoir servi les petits déjeuners — et avant de m’occuper des déjeuners — sans avoir un coin pour m’allonger. Et, entre le déjeuner et le dîner, si je ne peux pas m’allonger, je commence à me sentir mal partout. Et si vous habitiez là où j’habite, vous n’auriez pas envie de rentrer.

Ronda Ray habitait à Hampton Beach, où elle travaillait comme serveuse et femme de chambre pendant la saison touristique. Elle aimait travailler en hôtel et cherchait depuis longtemps un emploi à plein temps — et, supposait ma mère, un moyen de plaquer Hampton Beach pour toujours. Elle avait à peu près le même âge que ma mère, et affirmait se souvenir de Earl, qu’elle avait vu se produire au casino bien des années auparavant ; pourtant, elle n’avait jamais vu son numéro de danse ; elle se souvenait surtout de la fanfare, et du numéro baptisé « Le demandeur d’emploi ».

« Pourtant, jamais je n’ai cru que c’était un vrai ours, nous confia-t-elle, à Franny et moi, qui la regardions défaire sa petite valise dans sa chambre.

« Vous comprenez, à mon avis, personne ne serait allé prendre son pied en regardant se déshabiller un vrai ours ?

À notre grande surprise, elle sortit une chemise de nuitée sa valise ; après tout, c’était « une chambre de repos », et elle n’avait pas l’intention d’y passer la nuit ; elle piquait la curiosité de Franny — et, pour ma part, je lui trouvais

quelque chose d’exotique. Elle avait les cheveux teints : je ne peux pas dire en quelle couleur, car il ne s’agissait pas vraiment d’une couleur franche. Ni rouge ni blond ; la couleur du plastique ou du métal, et je me demandais quelle impression elle pouvait éprouver. Quant au corps de Ronda Ray, j’imaginais qu’il avait été jadis aussi robuste que celui de Franny, mais avait fini par s’empâter un peu — toujours solide, mais épanoui. Il est difficile de parler de son odeur, n’empêche que Franny — dès que nous eûmes quitté Ronda — ne put s’en empêcher.

— Elle s’est mis du parfum sur le poignet, il y a deux jours, dit Franny. Tu me suis ?

— Oui, dis-je.

— Mais, à ce moment-là, elle ne portait pas de bracelet-montre — son frère ou son père avaient pris sa montre, dit Franny. En tout cas, un homme, et vraiment il suait beaucoup.

— Oui, fis-je.

— Ensuite, Ronda a mis sa montre, mais sans enlever le parfum, et elle l’a portée toute une journée, pendant qu’elle défaisait les lits.

— Quels lits ?

Franny resta songeuse une minute :

— Des lits où avaient dormi des gens très bizarres.

— Les gens du cirque, le Spectacle Fritz ! m’écriai-je.

— Tout juste, acquiesça Franny. Et ce que nous, nous sentons quand nous sentons Ronda, c’est l’odeur du bracelet de la montre de Ronda — mélangée à tout le reste.

Nous ne nous trompions pas beaucoup, niais j’estimais que l’odeur était tout de même un peu plus raffinée — un tout petit peu. Je pensais aux bas de Ronda Ray, qu’elle accrochait dans le placard de sa chambre ; je me disais qu’en reniflant sa paire de bas au pli du genou, je ne manquerais pas de capter sa véritable essence.

« Tu sais pourquoi elle porte des bas ? demanda Franny.

— Non.

— Un homme lui a éclaboussé les jambes avec du café bouillant. Et exprès, encore. Il a essayé de l’ébouillanter.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— J’ai vu les cicatrices. Et puis, elle me l’a dit.

À la console du braillard, nous débranchâmes toutes les chambres pour écouter ce qui se passait chez Ronda. Elle fredonnait. Puis nous devinâmes qu’elle fumait. Nous tentions d’imaginer ce que nous entendrions si elle était en tête à tête avec un homme.

« Beaucoup de bruit, affirma Franny.

Nous écoutions la respiration de Ronda, mêlée aux crépitements de l’interphone — une installation archaïque actionnée par une batterie de voiture, comme une clôture électrique de fabrication artisanale.

Quand Lilly et Egg rentrèrent du match, Franny et moi fourrâmes Egg dans le monte-charge et nous amusâmes à le faire monter et descendre dans la cage qui desservait les trois étages, jusqu’au moment où Frank trouva malin de nous moucharder, et notre père nous spécifia que le monte-charge ne devait servir qu’à évacuer le linge et les assiettes, entre autres choses — en aucun cas les êtres humains.

C’était dangereux, insista papa. Si nous venions à lâcher la corde, le monte-charge plongerait à une vitesse conditionnée par son poids. Autrement dit, très vite — sinon pour une chose, du moins pour un être humain.

— Mais Egg est si léger, ergota Franny. Bien sûr, pas question d’essayer avec Frank.

— Pas question d’essayer du tout ! trancha papa.

Plus tard, Lilly demeura introuvable, et pendant presque une heure, nous dûmes renoncer à défaire les bagages pour nous mettre à sa recherche. Nous la retrouvâmes assise dans la cuisine avec Mrs. Urick, qui avait captivé l’attention de Lilly en lui racontant l’histoire des divers châtiments qu’elle avait subis dans son enfance. On lui coupait de grosses touffes de cheveux, pour l’humilier, quand elle oubliait de se laver avant le dîner chaque fois qu’elle jurait, on lui ordonnait de rester pieds nus dans la neige ; quand elle « chipait » de la nourriture, on la forçait à avaler une pleine cuillerée de sel.

— Si vous vous absentez, maman et toi, dit Lilly à papa, surtout ne nous laissez pas seuls avec Mrs. Urick, hein ?

Frank avait hérité de la meilleure chambre, et Franny protesta ; elle devait partager sa chambre avec Lilly. Ma chambre à moi communiquait avec celle de Egg, mais la porte manquait. Max Urick démonta son interphone, et quand nous voulûmes nous brancher sur sa chambre, nous n’entendîmes rien d’autre qu’un crépitement d’électricité statique — comme si le vieux marin s’était encore trouvé quelque part en mer. La chambre de Mrs. Urick glougloutait comme les marmites alignées sur son fourneau — le bruit de la vie qu’on laisse mijoter doucement.

Nous brûlions d’une telle impatience à la perspective de l’arrivée des clients, et du moment où l’Hôtel New Hampshire ouvrirait pour de bon, que nous ne tenions plus en place.

Histoire de nous calmer, notre père nous infligea deux exercices d’alerte à l’incendie, avec pour seul résultat d’exacerber notre soif d’action. Quand la nuit fut tombée, nous constatâmes que l’électricité n’avait pas été branchée — aussi, munis de bougies, nous nous mîmes à jouer à cache-cache dans les chambres désertes.

Je me dissimulai au premier, dans la chambre de Ronda Ray. Je soufflai la bougie et, suivant mon flair, repérai les tiroirs où elle avait rangé ses vêtements de nuit. J’entendis soudain Frank hurler au second — dans le noir, il avait posé la main sur un cactus — , et le rire de Franny retentit dans la cage sonore de l’escalier.

Profitez-en, amusez-vous ! rugit notre père du fond de l’appartement. Quand nous aurons des clients, plus question d’en faire à votre tête.

Lilly me découvrit dans la chambre de Ronda Ray, et m’aida à remettre les vêtements dans la commode. Notre père nous surprit comme nous sortions de la chambre. Il ramena Lilly dans l’appartement et la fourra au lit ; il était à cran : il venait d’essayer d’appeler la compagnie d’électricité pour se plaindre que le courant était coupé et avait constaté que le téléphone non plus n’était pas branché. Ma mère s’était portée volontaire pour sortir avec Egg et passer un coup de fil de la gare routière.

Je me mis à la recherche de Franny, mais elle avait regagné le hall, à l’insu de tout le monde ; elle brancha tous les interphones sur « Appel » et diffusa une annonce dans tout l’hôtel :

— Attention ! tonna Franny. Attention ! Tout le monde debout pour un examen sexuel !

— Mais, c’est quoi, un examen sexuel ? me demandai-je, en dévalant l’escalier.

Par bonheur, Frank n’entendit pas le message ; il s’était caché au fond d’un placard du troisième, qui lui n’était pas équipé d’un « braillard » : lorsqu’il entendit l’annonce de Franny, le message était brouillé. Sans doute s’imagina-t-il que notre père déclenchait un nouvel exercice d’alerte ; dans sa hâte de quitter le placard, Frank mit le pied dans un seau et se retrouva à quatre pattes, sa tête heurta le plancher et l’une de ses mains frôla, cette fois, une souris morte.

Il poussa un nouveau hurlement et, au troisième, au bout du couloir, Max Urick ouvrit sa porte et se mit à beugler comme s’il était en mer et que son bateau coulait :

— Ferme ta gueule, sacré bon Dieu, sinon je te pends par tes petits doigts à l’échelle !

Du coup, Frank se mit en rogne ; nous accusant de jouer à des jeux « enfantins », il alla s’enfermer dans sa chambre. De la grande baie d’angle du troisième, Franny et moi nous mîmes à contempler Elliot Park ; la chambre était réservée à Iowa Bob, mais il était de sortie, invité à un banquet donné par le Département des sports, pour fêter tous les matchs de la saison — sauf le dernier, qui restait à disputer.

Elliot Park était comme d’habitude désert, mais les équipements du stade abandonné se découpaient comme des squelettes d’arbres contre la lueur indistincte d’un réverbère. Du matériel de construction y était encore entreposé, dont les groupes électrogènes et la guérite des ouvriers, mais l’hôtel New Hampshire était maintenant terminé, à l’exception des jardins, et la seule machine dont on se servait encore était la pelleteuse tapie comme un dinosaure affamé près de la grande allée pavée. Il restait encore à déterrer quelques souches d’ormes et à combler quelques trous à la périphérie de la nouvelle aire du parking. Une douce lueur dorée filtrait aux fenêtres de notre appartement, où notre père était en train de mettre Lilly au lit et où Frank, sans doute, vêtu de son uniforme de musicien, se pavanait devant son miroir.

Franny et moi vîmes la voiture de ronde s’engager dans Elliot Park — un requin rôdant dans des eaux désertes en quête d’une hypothétique proie. Qui sait si le vieux flic Howard Tuck n’allait pas « intercepter » Egg et maman sur le chemin du retour ? Qui sait si la lueur des bougies aux fenêtres de l’Hôtel New Hampshire n’allait pas convaincre l’agent Tuck qu’il avait affaire aux fantômes du bon vieux Thompson Female Seminary revenus hanter l’hôtel ? Mais, rangeant sa voiture derrière le plus gros des tas de détritus, Howard coupa son moteur et ses phares.

La voiture était plongée dans le noir, mais le bout du cigare de Howard chatoyait, pareil à un œil incandescent.

Maman et Egg traversèrent le terrain sans se faire repérer. Ils émergèrent des ténèbres, et de la pénombre, comme si le temps qui leur était imparti sur terre était tout aussi éphémère et chichement éclairé ; de les voir ainsi, j’en eus un coup au cœur, et je sentis Franny frissonner contre moi.

— On va allumer partout, suggéra Franny. Dans toutes les pièces.

— Mais l’électricité est coupée, objectai-je.

— Oui, pour l’instant, crétin. Mais si nous allumons partout, tout l’hôtel s’illuminera quand le courant reviendra.

L’idée paraissait formidable, aussi m’empressai-je de l’aider à brancher toutes les lampes — même celles du couloir devant chez Max Urick — et les projecteurs extérieurs, destinés à illuminer un patio qui devait prolonger le restaurant, mais qui pour l’instant ne serviraient qu’à illuminer la pelleteuse, et un casque de chantier jaune, accroché par sa jugulaire, qui se balançait à un arbuste épargné par la pelleteuse. Le propriétaire du casque semblait avoir disparu à jamais.

Le casque abandonné me fit penser à Struthers, si fort et si bête ; depuis quelque temps, Franny ne le voyait plus. Je savais qu’elle n’avait plus de petit ami, et le sujet semblait l’irriter. Franny était vierge,’elle me l’avait dit, non qu’elle tînt à le rester, mais parce qu’à ses yeux, personne à Dairy School, disait-elle, « n’en valait la peine ». « Ne t’imagine pas que, moi, je me croie supérieure,

expliqua-t-elle, mais je ne veux pas laisser le premier crétin venu tout me gâcher, et je ne veux pas non plus tomber sur quelqu’un qui ira se payer ma tête. C’est très important, John, ajouta-t-elle, surtout la première fois.

— Pourquoi ?

— C’est comme ça, voilà tout. C’est la première fois, un point c’est tout. On y pense toute sa vie.

J’étais sceptique, j’espérais bien que non. Je pensais à Ronda Ray ; pour elle, qu’avait bien pu représenter la première fois ? Je repensai à sa chemise de nuit, odorante — une odeur ambiguë — comme son poignet sous le bracelet de la montre, comme le pli de son genou.

Franny et moi avions fini de brancher toutes les lumières ; Howard Tuck et sa voiture n’avaient toujours pas bougé. Nous nous faufilâmes dehors ; quand le courant reviendrait, nous tenions à voir le spectacle de l’hôtel rutilant de tous ses feux. Nous grimpâmes sur le siège de la pelleteuse, et nous

mîmes à attendre.

Howard était toujours assis à son volant, tellement immobile qu’on aurait cru qu’il attendait sa retraite. En fait, lowa Bob adorait dire que Howard Tuck avait toujours l’air « au

seuil de la mort ».

Quand il se décida à mettre le contact, l’hôtel s’illumina comme si Howard lui-même venait de brancher le courant. Quand les phares de la voiture de ronde clignotèrent, toutes les lampes de l’hôtel s’allumèrent d’un coup ; la voiture fit un bond en avant et le moteur cala — comme ébloui par le spectacle de l’hôtel rutilant de tous ses feux. Howard avait soudain lâché sa pédale d’accélérateur ou d’embrayage. En réalité, le vieil Howard n’avait pu supporter le spectacle de l’Hôtel New Hampshire s’embrasant à l’instant même où il lançait son moteur. Rien n’était jamais venu illuminer à ce point sa vie dans Elliot Park — sinon de temps à autre de petites histoires de mœurs, des adolescents maladroits surpris dans le faisceau de son projecteur, et le vieux vandale acharné à saccager le Thompson Female Seminary. Un jour, les élèves de Dairy School avaient volé une des vaches symboliques qu’ils avaient entravée aux poteaux de but, à l’extrémité du terrain de hockey. Ce que vit Howard Tuck, quand il lança son moteur, fut

une explosion de lumière haute de trois étages — l’Hôtel New Hampshire tel qu’il serait apparu dans la fraction de seconde où il eût été touché par une bombe. Dans la chambre de Max Urick, la radio vomit un flot de musique et Max lâcha un hurlement de frayeur ; au sous-sol, dans la cuisine de Mrs. Urick, la minuterie du fourneau fit chorus ; Lilly poussa un cri dans son sommeil ; dans le miroir sombre, la silhouette de Frank s’anima ; Egg, effrayé par le bourdonnement qu’il sentait palpiter dans tout l’hôtel, ferma les yeux ; Franny et moi, blottis dans la cabine de la pelleteuse, nous bouchâmes les oreilles — dans l’attente de l’explosion qui semblait devoir ponctuer ce jaillissement de lumière. Et le vieil agent, Howard Tuck, sentit son pied lâcher la pédale d’embrayage à l’instant même où son cœur s’arrêtait et où il quittait un monde dont les hôtels étaient capables de prendre si facilement vie.

 

 

Franny et moi arrivâmes les premiers près de la voiture de ronde. Le corps de l’agent était affalé contre le volant et le klaxon hurlait. Mon père, ma mère et Frank surgirent de l’hôtel, comme si la voiture avait donné le signal d’une nouvelle alerte à l’incendie.

— Grand Dieu, Howard, mais vous êtes mort ! dit papa, en secouant le vieil homme.

— On l’a pas fait exprès, on l’a pas fait exprès, répétait Franny.

Mon père tapota vigoureusement la poitrine du vieil Howard, l’allongea sur la banquette avant et recommença à lui frapper la poitrine.

— Appelez du secours ! dit-il.

Mais il n’y avait pas un seul téléphone en état de marche dans notre fichue maison. Mon père contemplait le labyrinthe de fils, les leviers, les écouteurs et les micros :

« Allô ? Allô ? lâcha-t-il au hasard dans un truc, en appuyant sur un autre. Comment est-ce que ça marche, bon sang, quelle saloperie !

— Allô, qui êtes-vous ? fit une voix dans un des tubes.

— Envoyez une ambulance à Elliot Park, fit papa.

— Encore des histoires de Halloween4 ? Halloween, c’est ça ? Allô, Allô.

— Seigneur Dieu, c’est Halloween ! dit papa. Saloperie de foutue machine ! s’exclama-t-il en abattant sa main sur le tableau de bord.

De l’autre, il assena une claque plutôt bien sentie sur la poitrine silencieuse de Howard Tuck.

— Je sais où trouver une ambulance î fit Franny. L’ambulance de l’école !

Et je m’élançai à sa suite dans Eliiot Park, qu’inondait maintenant l’éblouissante lueur vomie par l’Hôtel New Hampshire.

— Merde alors, fit Iowa Bob, quand nous nous jetâmes dans ses jambes à l’entrée du parc qui donnait dans Pine Street.

Médusé, il contemplait l’hôtel illuminé, comme si l’établissement avait ouvert sans l’attendre. Dans la lumière irréelle, Coach Bob me parut avoir pris un coup de vieux, mais sans doute, en fait, paraissait-il tout bonnement son âge — un grand-père et un entraîneur que seul un dernier match séparait de la retraite.

— Howard Tuck vient de piquer une crise cardiaque ! lui dis-je.

Sur quoi, Franny et moi nous nous précipitâmes vers Dairy School — où, comme toujours, surtout le jour de Halloween, se mijotaient des crises cardiaques d’un tout autre genre.