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Joyeux Noël 1956
Cette fin d’année 1956, de Halloween à Noël, demeure dans mon souvenir le laps de temps qu’il fallut à Franny pour renoncer à ses trois bains quotidiens — et se réconcilier avec la bonne odeur saine de son corps épanoui. Pour ma part, je continuais à aimer l’odeur de Franny — pourtant par moments passablement prononcée — mais entre Halloween et Noël de 1956, Franny se montra allergique à sa propre odeur. Et, à force de prendre des bains, elle finit par ne plus avoir d’odeur du tout.
À l’Hôtel New Hampshire, une deuxième salle de bains fut réservée à l’usage de la famille, tandis que chacun s’employait à coopérer avec succès à la première entreprise familiale de notre père. Notre mère avait fort à faire à amadouer l’humeur revêche et l’orgueil de Mrs. Urick, ainsi qu’à choisir les mets simples mais savoureux qu’elle concoctait dans sa cuisine ; Mrs. Urick avait fort à faire avec Max, pourtant bien caché dans sa retraite du troisième. Notre père se chargeait de tenir Ronda Ray en main — « pas au sens littéral », disait Franny.
Ronda débordait d’une étrange énergie. En une matinée, elle réussissait à changer les draps et à refaire tous les lits ; au restaurant, elle parvenait à servir quatre tables à la fois sans jamais se tromper ni faire attendre personne ; au bar, elle pouvait relayer mon père (le bar restait ouvert tous les soirs, sauf le lundi, jusqu’à onze heures) et pourtant dresser les tables à temps pour le petit déjeuner (à sept heures). Mais lorsqu’elle se retirait dans sa « chambre de jour » on aurait dit qu’elle sombrait dans un état d’hibernation ou une profonde hébétude, et, même au comble de l’énergie —
quand elle s’affairait pour tout préparer à temps — , elle avait l’air endormie.
— Pourquoi appeler ça une chambre de jour ? disait Iowa Bob. Si Ronda rentre le soir à Hampton Beach, quand est-ce qu’elle rentre ? Il est tout à fait normal qu’elle habite ici, mais dans ce cas, pourquoi ne le dit-on pas — et pourquoi ne le dit-elle pas, elle ?
— Elle fait bien son travail, disait papa.
— Mais elle habite dans sa chambre de jour, disait maman.
— C’est quoi une chambre de jour ? demandait Egg.
À dire vrai, tout le monde semblait se poser la question.
À l’interphone, Franny et moi passions des heures à espionner la chambre de Ronda Ray, mais nous ne devions apprendre que des semaines plus tard à quoi servait une chambre de jour. Souvent, au milieu de la matinée, nous nous branchions sur la chambre de Ronda ; Franny écoutait un moment le bruit de sa respiration, puis disait :
— Elle dort ?
Ou encore :
« Elle fume une cigarette.
Tard le soir, Franny et moi nous nous remettions à l’écoute.
— Peut-être qu’elle est en train de lire, disais-je parfois.
— Tu rigoles ? faisait Franny.
Quand l’ennui nous prenait, nous nous branchions sur les autres chambres, à tour de rôle, ou toutes ensemble. Nous prêtions l’oreille aux grésillements qui sortaient de chez Max, au milieu desquels il nous arrivait — parfois — d’entendre sa radio. Nous vérifions le bruit des marmites qui, au sous-sol, mijotaient dans la cuisine de Mrs. Urick. La 3F était la chambre de Iowa Bob et, de temps à autre, nous captions le cliquetis de ses haltères — et le coupions souvent par des commentaires de ce genre :
— Allons, grand-père, un peu de nerf ! Secoue-les un peu, ces mignonnes — tu mollis.
— Sacrés gosses ! grommelait Bob qui, parfois, cognait deux disques tout contre la grille de l’appareil, si fort que Franny et moi sursautions, les oreilles en feu.
« Ha î s’écriait Bob. Je vous ai eus, cette fois, pas vrai, bande de petits salopards ?
— Attention, un fou dans la 3F, annonçait Franny dans l’interphone. Barricadez-vous. Un fou dans la 3F.
— Ha ! grommelait lowa Bob — au milieu de ses tractions, de ses pompes, de ses équerres, de ses flexions. Un asile de fous, cet hôtel !
Ce fut lowa Bob qui m’encouragea à me mettre aux poids et haltères. La mésaventure de Franny m’avait d’une certaine façon donné l’envie d’être fort. Quand arriva îa fin novembre, je courais mes dix kilomètres par jour, alors que le parcours de cross de Dairy n’en faisait que cinq. Bob m’avait recommandé de me gaver d’oranges, de bananes et de lait.
— Et aussi de nouilles, de riz, de poisson et de beaucoup de légumes, de céréales chaudes et de glaces, me répétait le vieil entraîneur.
Je m’entraînais aux poids deux fois par jour ; et, outre mes dix kilomètres, je m’astreignais à piquer des sprints tous les matins dans Elliot Park, histoire de travailler mon souffle.
Les premiers temps, je ne réussis qu’à prendre du poids.
— Laisse tomber les bananes, conseillait papa.
— Et les glaces, conseillait maman.
— Non, non, disait lowa Bob. On ne se fait pas des muscles en un jour.
— Des muscles ? s’exclamait papa. Il est gras.
— Tu as l’air d’un chérubin, mon chou, disait maman.
— Tu as l’air d’un ours, renchérissait Franny.
— Continue à manger, c’est tout, insista lowa Bob. À force de lever tes poids et de courir, tu verras, ça viendra, et vite.
— À moins qu’il n’éclate ! faisait Franny.
J’allais sur mes quinze ans, comme on dit ; entre Hallo-ween et Noël, je pris dix kilos ; je pesais quatre-vingt-cinq kilos, mais ne mesurais toujours qu’un mètre soixante-sept.
— Mon vieux, me dit Junior Jones, si on te peignait en noir et blanc, avec des cercles autour des yeux, t’aurais l’air d’un panda.
— Un de ces jours, me dit lowa Bob, tu perdras dix kilos, et alors, tout ton corps sera dur comme du fer.
Franny eut un frisson outré et me décocha un coup de pied sous la table.
— Tout ton corps ! s’écria-t-elle.
— Quelle vulgarité, dit Frank. Tout ça. Les poids, les bananes, ces halètements de phoque dans l’escalier.
Le matin, quand il pleuvait, je refusais d’aller piquer mes sprints dans Élliot Park ; je préférais ne pas quitter l’Hôtel New Hampshire où je gravissais et dévalais quatre à quatre l’escalier.
Max Urick menaçait de balancer des grenades dans l’escalier. Et un matin qu’il pleuvait à seaux, Ronda Ray m’intercepta sur le palier du premier ; elle portait une de ses chemises de nuit et avait l’air particulièrement endormie.
— Écoute, dit-elle, j’ai l’impression d’entendre des amants s’envoyer en l’air dans la chambre d’à côté.
Sa chambre donnait sur l’escalier. Elle adorait m’appeler John-O.
« Les bruits de pas, je m’en fiche, John-O, continua-t-elle. C’est de t’entendre souffler qui m’énerve. Je sais pas trop si t’es en train de mourir ou si t’essaies de jouir, mais j’ai les cheveux qui se hérissent sur la tête, je t’assure.
— T’occupe pas, disait Iowa Bob. Dans cette famille, tu es le premier à s’occuper comme il convient de son corps. Il faut que tu finisses par te sentir obsédé et que tu restes obsédé. Et puis, faut bien qu’on te fasse prendre du poids si on veut que t’en perdes.
C’était ainsi et c’est toujours ainsi ; mon corps, je le dois à Iowa Bob — une obsession qui ne m’a jamais quitté — et aux bananes.
Ces dix kilos, il me fallut un certain temps pour les perdre, mais je finis par les perdre, et jamais je ne les ai regagnés. Depuis, j’en pèse toujours soixante-quinze.
Et il me fallut attendre d’avoir dix-sept ans pour, enfin, grandir de cinq centimètres, et j’en restai là. Me voici donc : un mètre soixante-douze, et soixante-quinze kilos. Et un corps dur comme du fer.
D’ici peu, j’aurai quarante ans, mais, aujourd’hui encore, quand je m’exerce, je repense à ce Noël de 1956. Maintenant, on utilise des systèmes de poids compliqués ; on n’est plus obligé d’enfiler les poids sur la barre, ni de penser à bloquer les écrous, sous peine de voir les poids coulisser et vous écraser les doigts, ou dégringoler et vous broyer les orteils. Mais les gymnases et le matériel ont beau être modernes, il suffit que je me mette à rrfentraîner pour que resurgisse la chambre de Iowa Bob — la bonne vieille 3F, avec son tapis persan tout râpé, où il alignait ses poids, le tapis sur lequel dormait jadis Sorrow : quand Bob et moi nous entraînions sur ce tapis, nous nous relevions couverts de poils de chien. Et, au bout d’un moment, quand je soulève mes poids, et que cette tenace et somptueuse douleur commence à se faufiler dans mes muscles, me revient alors le souvenir de ces êtres hirsutes qui, à Dairy, s’entraînaient sur la toile et des taches qui maculaient les paillassons dans le gymnase, où toujours nous devions attendre que Junior Jones ait terminé son tour. Jones raflait tous les poids pour les enfiler sur une même tige, tandis que nous restions là avec nos barres nues, à attendre. À l’époque où il jouait avec les Browns de Cleveland, Junior Jones pesait cent quarante kilos et pouvait en développer deux cent vingt. À Dairy School, il n’était pas fort à ce point, pourtant il était déjà assez fort pour représenter à mes yeux l’haltérophile idéal.
— Combien tu soulèves ? me demandait-il. Quoi, t’en sais rien ?
Quand je le lui disais, il secouait la tête :
« Bon, faut me doubler ça.
Et quand je doublais — avec cent cinquante kilos environ sur la tige — il me disait :
« Bon, maintenant, sur le tapis, sur le dos.
Il n’y avait pas de bancs pour développer à Dairy School, aussi devais-je m’allonger sur le dos à même le tapis, et Junior Jones ramassait la tige chargée de ses cent cinquante kilos et me la posait doucement en travers de la gorge — il restait juste assez d’espace pour que la tige ne pèse que très légèrement sur ma pomme d’Adam. J’agrippai la barre à deux mains, et mes coudes s’enfonçaient dans le paillasson.
« Et maintenant, lève-moi ça au-dessus de ta tête, disait Junior Jones, qui quittait alors la salle, pour aller boire un gobelet d’eau ou prendre sa douche, tandis que je restais là coincé sous la barre — pris au piège.
Quand j’essayais de soulever cent cinquante kilos, il ne se passait rien. Des gens entraient, tous plus costauds que moi, et me voyant allongé là, sous mes cent cinquante kilos, ils me demandaient avec respect :
— Euh, dis donc, tu crois que tu finiras par y arriver ?
— Ouais, pour l’instant je me repose, disais-je, en soufflant comme un phoque.
Ils s’éloignaient pour revenir un peu plus tard.
Junior Jones, lui aussi, finissait toujours par revenir.
— Alors, ça se passe bien ? demandait-il.
Il enlevait dix kilos, puis vingt-cinq et enfin cinquante.
« Allez, essaie, répétait-il.
Il repartait, pour revenir bientôt, jusqu’au moment où je parvenais à m’extirper tout seul de dessous la barre.
Bien sûr, jamais mes soixante-quinze kilos ne sont parvenus à en développer cent cinquante, bien que, par deux fois dans ma vie, j’aie réussi à en lever cent sept, et je crois que je suis de taille à développer deux fois mon poids. Écrasé par cette masse, il m’arrive de connaître une extase merveilleuse.
Parfois, quand j’y mets vraiment le paquet, je revois les champions du Bras Noir de la Loi se faufiler parmi les arbres, je les entends fredonner, et crois parfois sentir l’odeur qui planait au quatrième étage de ce dortoir où logeait Junior Jones — ce night-club tropical et étouffant niché là-haut sous les combles — et quand je cours, au bout du cinquième kilomètre, ou du sixième, ou parfois même du septième, mes poumons se souviennent, de façon très vivace, de la sensation que j’éprouvais quand j’essayais de m’accro-cher à Harold Swallow. Et me revient aussi l’image d’une mèche de cheveux de Franny — tandis que Lenny Metz, à genoux sur ses bras, lui coinçait la tête entre ses lourdes cuisses d’arrière. Et Chester Pulaski juché sur elle : un automate. Je suis parfois capable de plagier très exactement ce rythme, quand je compte mes pompes (« soixante-quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept »). Ou mes équerres (« Cent vingt et un, cent vingt-deux, cent vingt-trois »).
Iowa Bob se bornait à m’initier au matériel ; Junior Jones y ajouta ses conseils, et son merveilleux exemple personnel ; mon père m’avait déjà appris à courir — et Harold Swallow à courir plus vite encore. La technique et la routine — et même le régime de Iowa Bob — tout cela me semblait facile. Le plus dur, pour la plupart des gens, c’est la discipline. Comme disait Coach Bob, il faut se sentir obsédé et le rester. Pour ma part, cela non plus ne présentait aucune difficulté. Tout cela, je le faisais pour Franny. Je ne me plains pas, mais je faisais cela pour Franny — et elle le savait.
— Ecoute, môme, me dit-elle souvent — entre Hallo-ween et Noël — si t’arrêtes pas de bouffer des bananes, tu vas finir par dégueuler. Et si t’arrêtes pas de bouffer des oranges, tu vas t’offrir un empoisonnement aux vitamines. Bon Dieu, tu cherches à te crever ou quoi ? Tu ne seras jamais aussi rapide que Harold Swallow. Ni aussi costaud que Junior Jones.
« Môme, je peux lire en toi comme dans un livre, me disait encore Franny^ Pas question que ça m’arrive de nouveau, tu sais. Et si ça m’arrive — et que tu sois vraiment assez costaud pour me sauver — qui te dit que tu seras là ? Si ça m’arrive un jour, moi, je serai ailleurs, et loin de toi — et je souhaite que tu ne l’apprennes jamais. Je le jure.
Mais Franny prenait trop à la lettre les motivations de mon entraînement. Ce que je voulais, c’était acquérir la force, l’énergie, et la vitesse — ou bien je rêvais des illusions qu’elles procurent. Jamais plus je ne voulais, lors d’un autre Halloween, me sentir condamné à l’impuissance.
Le jour où Dairy reçut Exe ter pour le match qui devait clore la grande saison de Iowa Bob, des vestiges de citrouilles mutilées jonchaient encore çà et là le sol — sur le trottoir à l’angle de Pine Street et d’Elliot Park, et aussi sur le mâchefer de la piste au pied des gradins. Malgré la disparition de Chipper Dove, Lenny Metz et Chester Pulaski, le souvenir de Halloween planait encore dans l’air.
Les remplaçants de la ligne de défense paraissaient en proie à un charme : ils faisaient tout au ralenti. À peine se précipitaient-ils vers les brèches ouvertes par Junior Jones, que déjà elles se refermaient ; ils lobaient en chandelle, et le ballon mettait une éternité avant de redescendre. Comme il se tenait prêt à réceptionner une passe, Harold Swallow fut assommé net et, de toute la longue journée, Iowa Bob refusa de le laisser reprendre sa place.
— Tu viens de te faire sonner, Harold, dit Coach Bob à son fonceur.
— Sonner, moi, mais j’ai pas de cloche, gémit Harold Swallow. Qui c’est qu’a sonné ? Qui ça ?
À la mi-temps, Exeter menait par 24 à 0. Junior Jones, qui jouait à la fois l’attaque et la défense, avait déjà tenté une douzaine de plaquages ; mais la défense de Dairy s’était par trois fois laissé faucher le ballon, et deux lobs avaient été interceptés. Au cours de la deuxième mi-temps, Coach Bob fit jouer Junior Jones en attaque, et Jones réussit coup sur coup trois séries de descentes avant que la défense d’Exeter parvienne à trouver la parade. La parade était simple, tant que Junior Jones jouerait arrière, il monopoliserait le ballon. Aussi Iowa Bob remit-il Junior Jones dans la ligne, ce qui pour lui était plus marrant, et le seul but que marqua Dairy, à la fin de la quatrième reprise, fut en toute justice porté au crédit de Jones. Perçant la défense d’Exeter, il faucha le ballon à l’un de leurs arrières et fonça derrière les buts — un ou deux joueurs adverses cramponnés à ses basques. La transformation passa trop à gauche et la partie se termina sur le score de 45 pour Exeter, 6 pour Dairy.
Franny rata l’essai marqué par Junior : elle n’était venue assister au match que pour lui, et n’avait repris sa place de meneuse de claque que pour pouvoir hurler à tue-tête en l’honneur de Junior Jones. Mais Franny se prit de querelle avec une autre meneuse de claque, et ma mère dut la ramener à la maison. La meneuse de claque en question n’était autre que Mindy Mitchell, la complice de Chipper Dove.
— Allumeuse, avait lancé Mindy Mitchell.
— Pauvre connasse, avait rétorqué Franny en cinglant Mindy d’un coup de mégaphone bien senti.
Le mégaphone était en carton et ressemblait à un gros cornet de glace couleur caca avec, peint dessus, le D couleur de mort de Dairy. « Le D de défunt », comme disait Franny.
— En plein dans les nichons, me dit une autre meneuse de claque. Franny, elle a sonné Mindy en plein dans les nichons avec son mégaphone.
Bien entendu, je racdntai la chose à Junior Jones, sitôt le match terminé, mais Franny n’était pas là pour le raccompagner au gymnase.
— Ça, c’est une chouette fille ! dit Jones. Tu lui diras de ma part, hein ?
Bien entendu, je le lui dis. Franny avait encore pris un autre bain et s’était mise sur son trente et un pour aider Ronda Ray à servir au dîner ; elle était d’assez bonne humeur. En dépit de la déconfiture complète par laquelle s’achevait la grande saison de Iowa Bob, la bonne humeur était quasi générale. À l’Hôtel New Hampshire, ce soir-là, on pendait la crémaillère.
Dans le style bonne cuisine bourgeoise, Mrs. Urick s’était surpassée ; même Max avait passé une chemise blanche et une cravate, et, au bar, mon père était littéralement radieux — les bouteilles qui scintillaient dans la glace, sous ses coudes et au-dessus de ses épaules en perpétuel mouvement, ressemblaient à une aube dont mon père n’avait jamais douté qu’elle se lèverait un jour.
Onze chambres à deux lits et sept chambres à un lit avaient été réservées pour la nuit ; un des clients, un divorcé, qui résidait au Texas, n’avait pas hésité à faire le voyage tout exprès pour voir son fils jouer contre Exeter ; le gosse s’était foulé la cheville dès le début du match et avait dû abandonner le terrain, néanmoins le Texan était d’excellente humeur. Par contraste, les couples et les solitaires avaient l’air un peu timides — ils ne se connaissaient pas, et n’avaient rien en commun, sinon leurs enfants à Dairy School — mais une fois les enfants partis pour regagner le dortoir, le Texan s’arrangea pour rompre la glace.
— Pas vrai que c’est formidable, les gosses ? demanda-t-il. Bon Dieu, c’est fantastique de les voir pousser, non ?
Tout le monde acquiesça.
« Pourquoi n’approchez-vous pas vos chaises de ma table, allez, je paie une tournée générale !
Du seuil de la cuisine, ma mère observait la scène avec angoisse, flanquée de Mrs. Urick et de Max, tandis que mon père, tendu mais confiant, se tenait prêt derrière son bar ;
Frank sortit en courant ; Franny me tenait la main, nous retenions notre souffle, Iowa Bob avait l’air de réprimer à grand-peine un énorme éternuement. Enfin, un par un, les couples et les solitaires se levèrent et entreprirent de traîner leurs chaises jusqu’à la table du Texan.
— La mienne est coincée ! fit une femme du New Jersey, qui avait un verre dans le nez.
Elle gloussait sans arrêt, un petit son aigu pareil au couinement mécanique des hamsters prisonniers dans leurs cages et qui, interminablement, tournent sur leurs petites roues.
Un type du Connecticut tenta de soulever sa chaise et son visage vira à l’écarlate :
— Elle est clouée, l’arrêta sa femme. Y a des clous dans le plancher.
Un type du Massachusetts se laissa choir à genoux près de sa chaise :
— Des écrous, dit-il. Ce sont des écrous — quatre ou cinq écrous par chaise !
À son tour, le Texan se mit à genoux et contempla sa chaise d’un regard incrédule.
— Ici tout est vissé ! hurla soudain Iowa Bob.
Il n’avait pas prononcé un seul mot depuis la fin du match, quand il avait déclaré au racoleur dépêché par Penn State que Junior Jones avait suffisamment de classe pour jouer n’importe où. Un éclat inhabituel empourprait son visage, à croire qu’il avait un peu forcé sur la bouteille — ou, enfin, pris conscience qu’avait sonné l’heure de la retraite.
« On est tous sur un grand bateau ! s’écria Iowa Bob. On est embarqués pour une grande croisière, tout autour du monde !
— Youpi, hurla le Texan. D’accord, et je lève mon verre !
La femme du New Jersey agrippa le dossier de sa chaise
rivée au plancher. D’autres se rassirent.
— Nous sommes tous en danger d’être emportés par les vagues, d’une minute à l’autre ! reprit Coach Bob, tandis que Ronda Ray circulait en froufroutant entre Bob et les parents plantés raides sur leurs sièges rivés au plancher.
Elle s’affairait à distribuer les dessous de verres et les serviettes des cocktails, essuyant au passage le rebord des tables d’un coup de torchon humide. Frank pointa le nez à la porte du couloir ; ma mère et les Urick semblaient paralysés sur le seuil de la cuisine ; mon père n’avait rien perdu de l’éclat qu’il empruntait au miroir, mais il ne quittait pas des yeux son père, Iowa Bob, comme s’il redoutait que le vieil entraîneur en retraite ne lâche une ineptie.
« Bien sûr, que les chaises sont vissées ! fit Bob, le bras brandi, comme pour ponctuer la harangue de sa dernière mi-temps — comme pour ponctuer aussi le grand match de sa vie. À l’Hôtel New Hampshire, dit Iowa Bob, quand le ventilateur encaisse un paquet de merde, personne ne s’envole !
— Youpi ! s’écria de nouveau le Texan.
Mais on aurait dit que tous les autres retenaient leur souffle.
— Suffit de vous cramponner à vos sièges ! disait Coach Bob. Y vous arrivera rien de mal.
— Youpi ! Dieu merci, les chaises sont bien vissées ! hurla le Texan au grand cœur. Allez, levons nos verres !
L’épouse du type du Connecticut poussa un soupir de soulagement, nettement perceptible.
« Eh bien, si nous voulons faire connaissance et bavarder un peu, on dirait qu’il va falloir forcer la voix ! dit le Texan.
— Oui ! fit la femme du New Jersey, le souffle un peu court.
Mon père ne lâchait pas Iowa Bob des yeux, mais Bob avait l’air parfaitement à l’aise — se retournant, il décocha un clin d’œil à Frank toujours planté sur le seuil et salua d’une révérence ma mère et les Urick ; puis, Ronda Ray vint gratifier le vieil entraîneur d’une petite tape mutine sur la joue, tandis que le Texan contemplait Ronda comme si les chaises — vissées ou non vissées — lui étaient soudain complètement sorties de l’esprit. Tant pis si on ne peut pas remuer les chaises, non ? se disait-il — après tout Ronda Ray remuait encore plus d’air que Harold Swallow, et comme tout le monde, elle était dans le ton de cette soirée d’ouverture.
— You-pi, me chuchota Franny à l’oreille.
Mais je restai au bar à regarder mon père qui préparait les verres. Jamais je ne l’avais vu se concentrer à ce point, et soudain, les voix enflèrent de volume et me submergèrent — et toujours elles me submergeraient ; ce restaurant et ce bar, là dans ce premier Hôtel New Hampshire, je me les rappellerais toujours comme un lieu rempli de voix sonores, même quand la salle était à moitié vide. Comme disait le Texan, chacun devait rester assis à sa table, il fallait forcer la voix.
Et même quand l’Hôtel New Hampshire eut ouvert ses portes depuis longtemps et que bon nombre de nos clients, ceux de la ville, furent devenus pour nous des « habitués » — ceux qui, chaque soir, traînaient au bar jusqu’à la fermeture, juste avant le moment ou le vieux Iowa Bob se pointait pour vider un dernier verre avant d’aller se mettre au lit — , même lors de ces soirées intimes, en compagnie de ces quelques individus, Bob s’arrangeait encore pour faire son numéro favori.
— Hé, approchez donc votre chaise, disait-il à quelqu’un.
Et ce quelqu’un, il ou elle, s’y laissait toujours prendre. Une fraction de seconde, oubliant où ils étaient, ils donnaient une petite secousse, poussaient un petit grognement, une ombre de perplexité angoissée passait sur leurs visages, et Iowa Bob se tordait de rire :
« À l’Hôtel New Hampshire, rien ne bouge ! On est tous vissés ici, pour la vie !
À la fin de cette soirée d’ouverture, une fois le bar et le restaurant fermés et tout le monde parti se coucher, Franny et moi nous retrouvâmes au standard et, grâce à l’ineffable braillard, entreprîmes un petit contrôle nocturne de ce qui se passait dans les chambres. Certains dormaient paisiblement, d’autres ronflaient, nous les repérions facilement ; nous détectâmes ceux qui lisaient au lit et, à notre grande surprise (et déception), constatâmes que, dans les chambres doubles, personne ne parlait et personne ne faisait l’amour.
Iowa Bob ronflait comme un bienheureux, avec un grondement de métro lancé dans un souterrain interminable. Mrs. Urick avait laissé une marmite à mijoter sur le fourneau et, comme toujours, la radio de Max grésillait. Le couple du
New Jersey lisait au lit, du moins l’un d’eux : le bruit des pages qui tournaient lentement, le souffle court de l’insomniaque. Quant au type du Connecticut et à sa femme, ils ahanaient, hennissaient et hoquetaient dans leur sommeil ; leur chambre résonnait comme une chaufferie. Chez ceux du Massachusetts, de Rhode Island, de Pennsylvanie, de New York et du Maine, toute une gamme de sons trahissaient comment ils se comportaient dans leur sommeil.
Enfin, nous nous branchâmes sur le Texan.
— You-pi, fis-je à Franny.
— Woo-pi, chuchota-t-elle en retour.
Nous n’aurions pas été surpris d’entendre ses bottes de cow-boy marteler le plancher ; nous n’aurions pas été surpris de l’entendre boire dans son chapeau, ou ronfler comme un cheval — ses longues jambes piquant un petit galop sous les draps, ses grosses mains étranglant le lit. Mais nous n’entendîmes rien.
— Il est mort, fit Frank.
Franny et moi sursautâmes.
— Bonté divine, Frank, dit Franny. Peut-être qu’il est tout simplement sorti.
— Il aura eu une attaque, dit Frank. Il est obèse, et il boit trop.
Nous tendîmes l’oreille. Rien. Pas de cheval. Pas de crissement de bottes. Pas un souffle.
Franny passa d’Écoute sur Appel.
— Youpi ? chuchota-t-elle.
Et, soudain, ce fut l’illumination — tous les trois (même Frank) on aurait dit que nous comprenions d’un seul coup. Comme mue par un réflexe, Franny se brancha sur la « chambre de jour » de Ronda Ray.
« Tu veux savoir ce que c’est qu’une chambre de jour, Frank ? demanda-t-elle.
Ce fut alors que fusa l’inoubliable son.
Comme disait Bob, nous sommes embarqués pour une grande croisière, tout autour du monde, et à tout moment nous sommes en danger d’être emportés par les vagues.
Frank, Franny et moi nous cramponnions maintenant à nos chaises.
— Ooooooooooooooo ! haletait Ronda Ray.
— Hoo, hoo hoo ! bramait le Texan.
Puis, un peu plus tard :
« Y a pas à dire, c’est bon.
— Tu parles, fit Ronda.
— Non, vrai, vrai que c’est bon, dit-il.
Sur quoi nous T’entendîmes pisser — un vrai cheval, un jet qui n’en finissait pas.
« T’as pas idée comme j’ai du mal à pas rater c’te petite cuvette de rien, là-haut au troisième, dit-il. C’est bien trop bas, faut que je vise avant de tirer.
— Ha ! s’esclaffa Ronda Ray.
— You-pi ! fit le Texan.
— Répugnant, fit Frank, qui partit se mettre au lit.
Franny et moi attendîmes devant le braillard jusqu’au
moment où il ne nous transmit plus que les bruits du sommeil.
Le lendemain matin, il pleuvait* et je mis un point d’honneur à retenir mon souffle chaque fois que je passais en courant sur le palier du premier — soucieux de ne pas déranger Ronda, et sachant ce qu’elle pensait de ma « façon de souffler ».
Le sang au visage, je croisai entre le deuxième et le troisième le Texan qui gravissait l’escalier.
— You-pi ! le saluai-je.
— Bonjour ! Bonjour ! s’écria-t-il. On cultive sa forme, à ce que je vois ? Tant mieux ! Ton corps, il faut qu’il te dure toute ta vie, tu sais.
— Oui m’sieur, dis-je.
Et je continuai de plus belle.
J’en étais à ma trentième grimpette et commençaient à resurgir à mon esprit les champions du Bras Noir de la Loi, et la vision de l’ongle arraché de Franny — ce bout de doigt . sanglant où tant de souffrance semblait se concentrer, et qui peut-être lui avait fait oublier le reste de son corps — lorsque, sur le palier du premier, Ronda Ray me bloqua le passage.
— Holà, petit, dit-elle.
Je m’arrêtai.
Elle portait une de ses chemises de nuit, et s’il y avait eu du soleil, la lumière aurait traversé le tissu et illuminé les détails de son corps — mais la lumière était sinistre ce matin-là, et la pénombre de l’escalier ne révélait que fort peu de choses. Rien que sa silhouette, et son odeur entêtante.
— Bonjour, dis-je. You-pi !
— You-pi, à toi aussi, John-O, dit-elle.
Je souris et continuai à faire du sur-place.
« Voilà encore que tu souffles, fit Ronda.
— Pourtant j’essaie de contrôler mon souffle, je voulais pas vous déranger, haletai-je, mais je commence à être fatigué.
— J’entends battre ton foutu cœur, dit-elle.
— Tant mieux pour moi, dis-je.
— Oui, mais tant pis pour moi, fit Ronda.
Elle posa la main sur ma poitrine, comme pour vérifier mon rythme cardiaque. Je cessai de sautiller sur place ; j’avais besoin de cracher.
« John-O, dit Ronda Ray, si t’as envie de souffler comme un phoque et d’avoir des palpitations, la prochaine fois qu’il pleuvra, c’est moi que tu devrais venir voir.
Du coup, je gravis et dévalai l’escalier encore une quarantaine de fois. Je parie qu’il ne pleuvra plus jamais, me disais-
je.
Au petit déjeuner, j’étais exténué et je ne pus rien avaler.
— Mange au moins une banane, insista Iowa Bob.
Mais je détournai les yeux.
« Et une ou deux oranges.
Je déclinai l’offre.
Egg était enfermé dans la salle de bains et refusait d’ouvrir pour laisser entrer Franny.
— Pourquoi Franny et Egg ne prennent-ils pas leurs bains ensemble ? demanda papa.
Egg avait six ans ; encore une année, et il se sentirait sans doute trop inhibé pour prendre son bain en présence de Franny. Pour l’instant, il avait tellement de jouets flottants qu’il raffolait des bains ; quand on succédait à Egg dans la salle de bains, la baignoire ressemblait à une plage pour enfants — désertée pendant une attaque aérienne. Hippopotames, bateaux, hommes-grenouilles, oiseaux en caoutchouc, lézards, crocodiles, un requin doté de mâchoires à ressort, un phoque doté de nageoires à ressort, une affreuse tortue verte — , des répliques de tous les spécimens possibles et imaginables de la faune amphibie, gisant trempés et dégoulinants au fond de la baignoire et sur le tapis de bain, et que Ton broyait sous le pied.
— Egg ! hurlais-je. Viens nettoyer ta merde !
— Quelle merde ? s’écriait Egg.
— Franchement, quel langage ! disait maman — à chaque instant, à nous tous.
Le matin, Frank avait pris l’habitude de pisser contre les poubelles rangées près de l’entrée de service ; à l’en croire, il ne pouvait jamais utiliser la salle de bains quand il en avait envie. Pour ma part, je montais au premier et utilisais la salle de bains contiguë à la chambre de Iowa Bob et, bien sûr, j’en profitais pour tâter de ses poids.
— Être réveillé par un boucan pareil, quel plaisir ! se lamentait le vieux Bob. Jamais je n’aurais cru que la retraite, ça serait ça. Écouter quelqu’un pisser et soulever des poids. Quel réveille-matin !
— Après tout, t’aimes te lever de bonne heure, fis-je.
— Ce n’est pas Vheure qui me dérange, dit le vieil entraîneur, c’est la façon.
Ce fut ainsi qu’insensiblement s’écoula novembre — une chute de neige précoce au début du mois : en réalité il aurait dû pleuvoir. Mais il ne pleuvait pas, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Je me le demandais, obnubilé par la pensée de Ronda Ray et de sa chambre.
Ce fut un mois de novembre très sec.
Egg fit une série d’infections de l’oreille ; la plupart du temps, on aurait dit qu’il était à moitié sourd.
— Egg, qu’as-tu fait de mon pull vert ? demanda un jour Franny.
— Quoi ?
— Mon pull vert ! hurla Franny.
— Moi, mais j’ai pas de pull vert, fit Egg.
— C’est mon pull vert ! hurla Franny. Il l’a pris hier pour habiller son ours — je l’ai vu, dit Franny à maman. Et maintenant, je n’arrive pas à mettre la main dessus.
— Egg, où est ton ours ? demanda maman.
— Franny n’a pas d’ours, dit Egg. C’est mon ours à moi.
— Où est ma casquette de footing ? demandai-je à ma mère. Hier soir, je l’ai laissée sur le radiateur du couloir.
— Je parie que c’est encore l’ours de Egg qui la porte, suggéra Frank. Et il sera sorti pour piquer des sprints.
— Quoi ? dit Egg.
Lilly avait elle aussi des problèmes de santé. Comme tous les ans, nous eûmes droit à un examen médical à la fin de novembre, et notre médecin de famille — un vieux bonhomme nommé le Dr Flame et dont la flamme, insinuait avec perfidie Franny, commençait à vaciller — s’aperçut à l’occasion d’un examen de routine que, depuis un an, Lilly n’avait pas pris un seul centimètre. Elle faisait exactement la même taille qu’à neuf ans, c’est-à-dire, en fait, guère plus que quand elle en avait huit — ou (selon son dossier) sept.
— Elle ne grandit pas ? s’inquiéta papa.
— C’est ce que je dis, et depuis des années. Lilly ne grandit pas — elle végète, c’est tout, dit Franny.
Lilly ne paraissait pas s’inquiéter ; elle haussa les épaules.
— Bon, eh bien, je ne grandis pas, dit-elle. C’est ce que tout le monde dit toujours. Et alors ? Je suis petite, qu’est-ce que ça peut bien faire ?
— Rien, ma chérie, dit maman. Personne ne te reproche d’être petite, mais il faudrait que tu grandisses — un tout petit peu.
— Moi, je crois qu’elle est du genre à pousser tout d’un coup, fit lowa Bob, qui pourtant lui aussi paraissait sceptique.
Lilly ne donnait pas l’impression d’être du genre à « pousser ».
On lui demanda de se mettre dos à dos avec Egg ; à six ans, Egg était presque aussi grand que Lilly à dix, et, en tout cas, il avait l’air plus robuste.
— Ne remue pas ! dit Lilly à Egg. Arrête de te hausser sur la pointe des pieds !
— Quoi ? fit Egg.
— Cesse de te hausser sur la pointe des pieds !
— Mais ce sont mes pieds, non ! fit Egg.
— Qui sait, je suis peut-être en train de mourir, fit Lilly.
Tout le monde frissonna, surtout notre mère.
— Certainement pas, fit papa, l’air sombre.
— Le seul qui est en train de mourir, c’est Frank, glissa Franny.
— Non, dit Frank. Moi, je suis déjà mort. À force de vivre, je suis mort d’ennui.
— Cessez, fit maman.
Je montai m’exercer au poids dans la chambre de Iowa Bob. Chaque fois que les poids glissaient jusqu’au bout de la tige, l’un d’eux heurtait la porte du placard, qui s’ouvrait brusquement, et quelque chose roulait à terre. Coach Bob était incorrigible : il se contentait de tout jeter en vrac dans son placard. Et, un matin que Iowa Bob s’amusait à soulever ses poids, l’un d’eux roula dans le placard d’où dégringola l’ours de Egg. L’ours portait ma casquette, le pull vert de Franny et les bas nylon de ma mère.
— Egg ! hurlai-je.
— Quoi ? hurla Egg en retour.
— Je viens de retrouver ton fichu ours ! glapis-je.
— C’est mon ours, non ! me renvoya Egg.
— Seigneur Dieu, dit papa.
Une fois de plus, Egg alla voir le Dr Flame pour se faire examiner les oreilles et, une fois de plus, Lilly alla voir le Dr Flame pour faire vérifier sa taille.
— Il y a maintenant deux ans qu’elle ne grandit plus, dit Franny, ça m’étonnerait qu’elle ait grandi depuis deux jours.
Mais il y avait certains tests auxquels on pouvait soumettre Lilly, et, apparemment, le vieux Dr Flame avait du mal à décider lesquels.
— Tu ne manges pas assez, Lilly, dis-je. Te fais pas de souci, essaie seulement de manger un peu plus.
— J’aime pas manger, dit Lilly.
Il ne pleuvait toujours pas — pas une goutte ! Ou s’il pleuvait, c’était toujours l’après-midi ou le soir. J’étais alors en cours, algèbre, histoire des Tudors, ou latin premier niveau, et j’entendais la pluie tomber, le désespoir au cœur. Ou encore j’étais au lit, et il faisait nuit — dans ma chambre comme dans tout l’Hôtel New Hampshire, et dans tout Elliot Park — et j’entendais la pluie tomber, tomber, et me disais :
Demain ! Mais, le matin venu, la pluie s’était changée en neige, ou bien avait fini par s’arrêter ; ou encore il faisait sec et le vent soufflait de nouveau, et je recommençais à piquer mes sprints dans Elliot Park — où me croisait Frank, en route pour son laboratoire.
— Cinglé, cinglé, cinglé, marmonnait Frank.
— Qui est cinglé ? demandais-je.
— Toi, t’es cinglé, disait-il. Et Franny est toujours cinglée. Et Egg est sourd, et Lilly est bizarre.
— Et toi, tu es parfaitement normal, hein Frank ? deman-dai-je, en sautillant sur place.
— Au moins, moi, je ne traite pas mon corps comme un élastique, et je ne joue pas avec, dit Frank.
Je savais, bien sûr, que Frank jouait avec son corps — et souvent — mais mon père m’avait déjà assuré, au cours d’une de ses conversations d’homme à homme à propos des garçons et des filles, que tout le monde se masturbait — et avait raison de le faire, une fois de temps en temps ; aussi avais-je pris la décision d’être gentil avec Frank et de ne plus le taquiner au sujet de ses branlettes.
— Et l’empaillage du chien, ça marche, Frank ?
Il prit aussitôt l’air sérieux.
— Ma foi, dit-il. Il y a quelques petits problèmes. La posture, entre autres, c’est très important. Je n’ai pas encore décidé quelle est la meilleure. Le corps, lui, a été traité comme il le fallait, mais c’est la posture qui me tracasse.
— La posture ? fis-je, en essayant de me représenter les postures que prenait Sorrow.
Je croyais me souvenir l’avoir vu dormir et péter dans toute une gamme de postures plus nonchalantes les unes que les autres.
— Voilà, expliqua Frank. En taxidermie, il existe un certain nombre de postures classiques.
— Je vois, dis-je.
— Par exemple, la posture dite « traquée », poursuivit Frank, en s’écartant brusquement, les deux mains dressées comme pour se défendre, hérissé d’une feinte colère. Tu vois ce que je veux dire ?
— Grand Dieu, Frank, fis-je. Je me demande si c’est vraiment celle-là qui conviendrait à Sorrow.
— Ma foi, c’est une posture classique, dit Frank. Et puis, y a aussi celle-ci, fit-il, en se mettant de profil, comme pour se couler le long d’une branche, en montrant les dents pardessus son épaule. Celle-ci, on l’appelle « l’embuscade ».
— Je vois, fis-je, me demandant si, dans cette posture, on fournirait au pauvre Sorrow une branche pour qu’il se glisse dessus. Tu sais, Frank, c’était un chien, pas un couguar.
Frank se renfrogna.
— Pour ma part, dit-il, ma posture préférée, c’est « l’attaque ».
— Je t’en prie, ne me montre pas, dis-je. Laisse-moi la surprise.
— Te tracasse pas, dit-il. Aucun risque que tu le reconnaisses.
C’était très précisément là ce qui me tracassait — l’idée que personne ne reconnaîtrait l’infortuné Sorrow. Tout particulièrement Franny. Je crois que Frank — obnubilé par son entreprise — en avait oublié le pourquoi ; son œuvre devait lui valoir trois unités de valeurs pour son mémoire de recherches biologiques, et Sorrow avait fini par prendre l’envergure d’un examen trimestriel. J’avais beau faire, jamais je n’arriverais à me représenter Sorrow en posture « d’attaque ».
— Pourquoi ne pas tout simplement lover Sorrow en boule, dans la posture où il se mettait pour dormir, dis-je, la queue sur la tête et le nez dans le trou du cul ?
Frank prit un air dégoûté, comme toujours, et je commençais à en avoir assez de sautiller sur place ; je m’offris encore quelques sprints à travers Elliot Park.
Max Urick se mit à vitupérer de sa fenêtre du troisième :
— Espèce de fichu crétin ! bramait sa voix à travers le parc gelé au sol jonché de feuilles mortes, effarouchant les écureuils.
Sur l’échelle d’incendie, à l’autre extrémité du couloir du premier, son extrémité h elle, une chemise de nuit vert pâle ondoyait dans l’air gris : ce matin, dans son lit, Ronda Ray portait sans doute la bleue ou la noire — ou l’orange vif. La verte palpitait comme un drapeau qui semblait me faire signe, et je piquai quelques sprints supplémentaires.
Au troisième, dans la chambre F, Iowa Bob était déjà levé ; comme d’ordinaire à cette heure, il exécutait sa série de ponts, allongé de tout son long sur le tapis persan, un oreiller sous la nuque. Il était au beau milieu d’un pont — les haltères, soixante-quinze kilos environ, tenues à la verticale au-dessus de sa tête. Le cou du vieux Bob était aussi gros que ma cuisse.
— Bonjour, chuchotai-je.
Ses yeux se révulsèrent, la barre s’inclina brusquement et, comme il avait omis de serrer les petits trucs qui servent à bloquer les boules, celles-ci glissèrent et dégringolèrent, d’abord d’un côté, puis de l’autre, tandis que Goach Bob, les yeux fermés, se recroquevillait à mesure que les boules pleuvaient de part et d’autre de sa tête et roulaient sur le plancher. Mon pied en bloqua plusieurs, mais l’une d’elles alla heurter la porte du placard qui, bien sûr, s’ouvrit, laissant échapper divers objets ; un balai, un sweat-shirt, les chaussures de jogging de Bob, plus une raquette de tennis à la poignée emmaillotée dans son bandeau.
— Seigneur Dieu, fit mon père, en bas, dans la cuisine.
— Bonjour, fit Bob.
— Est-ce que tu trouves Ronda Ray séduisante ? lui demandai-je.
— Ça alors ! fit Coach Bob.
— Non, sérieusement, insistai-je.
— Sérieusement ? fit-il. Va donc demander à ton père. Moi, je suis trop vieux. Depuis que je me suis fracturé le nez -— la dernière fois — , j’ai cessé de reluquer les filles.
Dans l’Iowa, cela comptait sans doute au nombre des risques du métier, car le nez du vieux Bob était passablement ridé. De plus, il ne mettait jamais son râtelier avant le petit déjeuner, si bien que, de bonne heure le matin, sa tête paraissait extraordinairement chauve — pareille à un étrange oiseau déplumé, sa bouche vide béant sous son nez crochu, comme la partie inférieure d’un bec. Iowa Bob avait une tête de gargouille posée sur un corps de lion.
— Au moins, est-ce que tu la trouves jolie ? insistai-je.
— Je n’y ai pas beaucoup réfléchi, dit-il.
— Eh bien, réfléchis, et tout de suite ! fis-je.
— Pas exactement « jolie », dit Iowa Bob. Mais, elle est, disons, attirante.
— Attirante ?
— Sexy ! coupa une voix dans l’interphone — la voix de Franny, bien sûr.
Comme d’habitude, elle s’était mise à l’écoute de tous les braillards.
— Foutus mômes, grogna Iowa Bob.
— Tu m’emmerdes Franny ! dis-je.
— C’est à moi que tu devrais poser la question, fit Franny.
— Ça alors, fit Iowa Bob.
Ce fut ainsi que j’en vins à tout raconter à Franny, les avances manifestes que m’avait faites Ronda Ray sur le palier, l’intérêt qu’elle portait à mon souffle précipité, et à mon rythme cardiaque — sans oublier mes projets pour un hypothétique jour de pluie.
— Et alors ? Vas-y, dit Franny. Mais pourquoi attendre qu’il pleuve ?
— Tu crois que c’est une putain ? demandai-je à Franny.
— Est-ce que je pense qu’elle fait ça pour de l’argent, c’est ça, hein ?
L’idée ne m’en avait pas effleuré — « putain » étant un mot qu’à Dairy School nous avions tendance à employer à tort et à travers.
— De l’argent ? fis-je. Combien crois-tu qu’elle se fait payer ?
— Je ne sais pas si elle se fait payer, dit Franny, mais, à ta place, j’aimerais en avoir le cœur net.
Au standard, nous nous branchâmes sur la chambre de Ronda, et, l’oreille tendue, guettâmes sa respiration. Nous restâmes là un bon moment, comme dans l’espoir que le bruit de son souffle nous aiderait à deviner le prix qu’elle attachait à sa personne. Enfin, Franny haussa les épaules.
— Je vais prendre un bain, dit-elle, en faisant machinalement pivoter le cadran.
L’interphone était à l’écoute des chambres vides. 2A, pas un son ; 3A, rien ; 4A, rien du tout ; 1B, rien ; 4B, Max Urick et les grésillements de sa radio. Franny s’éloignait pour aller se faire couler un bain et, de nouveau, je manipulai le cadran : 2C, 3C, 4C, et, coup sur coup, 2E, 3E… lày oui, là..puis je passai sur 4E, où il n’y avait rien.
— Attends un instant, dis-je.
— C’était quoi, ça ? fit Franny.
— Trois E, il me semble ?
— Essaie encore une fois, dit-elle.
Le 3E se trouvait au-dessus de chez Ronda Ray, tout au bout du couloir, et en face de chez Iowa Bob, qui d’ailleurs était sorti,
« Vas-y, dit Franny.
Nous étions pétrifiés de peur. Il n’y avait pas de clients à l’Hôtel New Hampshire, pourtant, de la chambre 3E, avait jailli un sacré boucan.
C’était un dimanche après-midi. Frank se trouvait à son laboratoire, Egg et Lilly étaient allés au cinéma voir un film en matinée. Ronda Ray se reposait tranquillement dans sa chambre, et Iowa Bob était sorti. Mrs. Urick travaillait dans sa cuisine, et Max Urick écoutait sa radio noyée sous les grésillements.
Je me rebranchai sur la 3E ; cela continuait.
— Oooooooooooooooo ! faisait la femme.
— Hoo, hoo, hoo ! faisait l’homme.
Pourtant le Texan était reparti, depuis longtemps, et aucune femme ne logeait dans la 3E.
— Ouiii, ouiiii, ouiii ! glapissait la femme.
— Ouh, ouh, ouh, faisait l’homme.
À croire que ce cinglé d’interphone avait tout inventé ! Franny me serrait la main, fort. Je voulus couper, ou passer sur une autre chambre, plus calme, mais Franny m’en empêcha.
— Aaaaah ! brama la femme.
— Nooooon ! fit l’homme.
Une lampe tomba sur le plancher. Puis la femme éclata de rire, et l’homme se mit à marmonner.
— Seigneur Dieu, fit la voix de mon père.
— Èncore une lampe de fichue, dit la voix de ma mère, qui s’esclaffa de plus belle.
— Si nous étions des clients, dit mon père, on nous demanderait de rembourser !
Tous deux se tordaient de rire, comme si mon père venait de dire la chose la plus drôle du monde.
— Coupe ! dit Franny.
Ce que je fis.
— C’est plutôt marrant, non ? risquai-je.
— Ils sont obligés de se servir de l’hôtel, dit Franny, à cause de nous, pour ne pas nous avoir dans les pattes.
Je ne voyais pas ce qu’elle avait en tête.
« Seigneur ! s’exclama Franny. On peut dire qu’ils s’aiment vraiment. Y a pas à dire, ils s’aiment vraiment !
Je me demandai alors pourquoi la chose m’avait paru si naturelle, alors qu’elle semblait tellement surprendre ma sœur. Franny me lâcha la main et plaqua ses deux bras contre sa poitrine, très fort, comme pour essayer de se réveiller, ou de se réchauffer.
« Et moi, qu’est-ce que je vais faire ? dit-elle. Que va-t-il se passer maintenant ? Et après ?
Mais je n’arrivais jamais à voir aussi loin que Franny. En l’occurrence, je ne regardais guère au-delà de cet instant ; j’en avais même oublié Ronda Ray,
— Tu allais prendre un bain, rappelai-je à Franny, qui semblait avoir besoin d’être ramenée à la réalité — ou qu’on lui rafraîchisse la mémoire.
— Quoi ?
— Un bain, dis-je. C’est ça que tu allais faire. Tu allais prendre un bain.
— Ha ! s’écria Franny. Eh bien, maintenant, ça m’emmerde ! Je m’en fous du bain, dit-elle, sans cesser de serrer les bras contre sa poitrine, et de s’agiter sur place, comme si elle essayait de danser toute seule.
Je n’aurais su dire si elle était bouleversée ou heureuse, mais, quand je me mis à chahuter — à danser avec elle, à la pousser et à la chatouiller sous les bras — , elle aussi se mit à pousser, chatouiller et danser, et, sortant en trombe, nous gravîmes quatre à quatre l’escalier jusqu’au premier.
« La pluie, la pluie, la pluie ! entonna Franny.
Je me sentis affreusement gêné. Ronda Ray ouvrit la porte de sa chambre et nous contempla, sourcils froncés.
« C’est la danse de la pluie, l’informa Franny. Vous voulez danser avec nous ?
Ronda sourit. Elle portait une de ses chemises de nuit orange vif. Elle tenait une revue à la main.
— Non, pas maintenant, dit-elle.
— La pluie, la pluie, la pluie, voilà la pluie ! psalmodiait Franny en dansant de plus belle.
Ronda secoua la tête en me regardant — gentiment — puis referma sa porte.
Je me lançai aux trousses de Franny et nous nous retrouvâmes dans Elliot Park. Mon père et ma mère étaient penchés à la fenêtre près de l’échelle d’incendie de la 3E. Ma mère avait ouvert la fenêtre pour nous héler.
— Allez donc chercher Egg et Lilly au cinéma ! dit-elle.
— Qu’est-ce que vous faites dans cette chambre ? ren-voyai-je.
— Le ménage ! dit maman.
— La pluie, la pluie, la pluie ! hurlait Franny.
Et nous nous précipitâmes vers le cinéma.
Egg et Lilly sortirent peu après, en compagnie de Junior Jones.
« C’est un film pour enfants, dit Franny à Jones. Dis-moi un peu ce que, toi, tu fais là.
— Moi ? Mais je suis un grand gosse, dit Junior.
Il lui prit la main sur le chemin du retour, et Franny s’éclipsa pour faire un tour avec lui sur le stade ; je me chargeai de ramener Egg et Lilly à la maison.
— Dis-moi, Franny est amoureuse de Junior ? demanda Lilly, sans rire.
— ^ Ma foi, en tout cas, elle l’aime bien, dis-je. Il est son ami.
— Quoi ? fit Egg.
Thanksgiving approchait. Junior s’était installé chez nous pour la durée des vacances, faute d’avoir reçu assez d’argent de chez lui pour se payer le voyage. Et plusieurs autres élèves, tous des étrangers — qui habitaient trop loin pour partir aux vacances — , devaient se joindre à nous pour le dîner de Thanksgiving. Tout le monde aimait bien la compagnie de Junior, mais, quant aux autres, que personne ne connaissait, l’idée venait de notre père — et ma mère avait approuvé, sous prétexte que, à l’origine, c’était précisément le sens de Thanksgiving. Peut-être, mais pour notre part, nous voyions l’invasion d’un mauvais œil. Avoir des clients dans un hôtel est une chose, d’ailleurs nous en avions justement un — un célèbre médecin finlandais, à ce que l’on disait, venu rendre visite à sa fille qui faisait ses études à Dairy. Elle comptait au nombre des étrangers invités au dîner. Parmi les autres, il y avait un Japonais que Frank avait rencontré à son laboratoire de taxidermie ; selon Frank, le Japonais avait juré de garder le secret au sujet de rempaillage de Sorrow, mais, en fait, son anglais était tellement abominable que même s’il avait lâché le morceau, personne ne l’aurait compris. Il y avait en outre deux jeunes Coréennes, aux mains si jolies et si menues que — de tout le dîner — Lilly ne put en détacher les yeux. Et peut-être éveillèrent-elles en elle un intérêt pour la nourriture qui jusqu’alors lui avait fait défaut, car, avec leurs doigts menus, elles mangeaient des tas de choses — de façon si délicate et gracieuse qu’à leur exemple Lilly se mit à jouer avec le contenu de son assiette, et finit même par se mettre à grignoter. Egg, bien sûr, passerait la journée à hurler : « Quoi ? » à l’adresse du jeune Japonais au charabia pathétique. Et Junior Jones mangerait, mangerait, mangerait — au point que, pour un peu, Mrs. Urick en aurait explosé d’orgueil.
— Ça, c’est un appétit ! disait Mrs. Urick, pétrie d’admiration.
— Si j’étais aussi gros, moi aussi je mangerais autant, disait Max.
— Mais non, voyons, dit Mrs. Urick. Toi, c’est pas ton genre.
Ce soir-là, Ronda Ray ne mit pas sa tenue de serveuse ; elle s’assit avec nous à la table d’hôte, se précipitant de temps à autre à la cuisine pour changer les assiettes et apporter de nouveaux plats, aidée par Franny, ma mère et la grosse blonde dont le père était venu tout exprès de Finlande.
La Finlandaise était énorme, et tournait comme un oiseau de proie autour de la table avec des gestes voraces qui faisaient se recroqueviller Lilly. C’était une grosse fille, le genre skieuse-à-pull-bleu-et-blanc, qui se pendait sans arrêt au cou de son père, un gros type, le genre skieur-à-pull-bleu-et-blanc.
— Ho ! s’écriait-il, chaque fois que de nouveaux mets arrivaient de la cuisine.
— You-pi, chuchotait Franny.
— Merde alors ! faisait Junior Jones.
lowa Bob et Junior Jones avaient été placés côte à côte en bout de table, près de la télévision installée au-dessus du bar, pour leur permettre de suivre le match de football pendant le dîner.
« Si ça, c’est un coup bas, je veux bien avaler mon assiette, dit Jones.
— Eh bien, avale ton assiette, fit Coach Bob.
— C’est quoi, un coup bas, demanda le célèbre médecin finlandais.
Ce qui dans sa bouche donnait : « C’est koua un goup pas ? »
lowa Bob se proposa alors pour faire la démonstration d’un coup bas, sur la personne de Ronda, qui ne demandait pas mieux, et les petites Coréennes se mirent à pouffer timidement , tandis que le Japonais continuait à souffrir le martyre — à cause de sa dinde, de son couteau à beurre, des explications que marmonnait Frank, des « Quoi ! » que hurlait à chaque instant Egg, à cause (apparemment) de tout.
— Jamais je n’ai fait un dîner aussi bruyant, dit Franny.
— Quoi ? hurla Egg.
— Seigneur Dieu, fit papa.
— Lilly, dit maman ? Je tyen supplie, mange. Pour grandir,
— Comment dites-vous ? fit le célèbre médecin finlandais.
Ce qui donnait : « Commons dites-pous ? »
Son regard passait de maman à Lilly.
— Oh, rien, rien, fit maman.
— C’est moi, dit Lilly. J’ai arrêté de grandir.
— Mais non, ma chérie, fit maman.
— Il semble que sa croissance se soit interrompue, expliqua papa.
— Ho, interrompue ! fit le Finlandais, qui ne quittait plus Lilly des yeux. On ne grandit pas, hein ?
Elle hocha la tête, à sa façon timide. Lui posant ses mains sur la tête, le médecin plongea son regard dans ses yeux. Tout le monde s’arrêta de manger, sauf le Japonais et les deux Coréennes.
« Comment dit-on ça déjà ? demanda le médecin, qui baragouina quelques mots à sa fille.
— Un mètre à ruban, dit-elle.
— Oh, un mètre à ruban ? Oui, c’est ça !
Déjà Max Urick se précipitait. Le docteur se mit à mesurer Lilly, son tour de poitrine, sa taille, ses poignets et ses chevilles, ses épaules, enfin sa tête.
— Elle est tout à fait normale, dit papa. Ce n’est rien.
— Tais-toi, fit maman.
Le médecin notait toutes les mensurations.
— Oh ! s’exclama-t-il.
— Finis de manger, ma chérie, dit maman à Lilly.
Mais Lilly contemplait les chiffres que le docteur avait
griffonnés sur sa serviette.
— Comment dit-on, déjà ? demanda-t-il de nouveau à sa fille, en lâchant un autre mot impossible.
Cette fois, sa fille demeura coite.
« Comment, tu ne sais pas ? s’étonna le père.
Elle secoua la tête.
« Où est le dictionnaire ? fit-il.
— Dans mon dortoir.
— Oh ! Eh bien, va le chercher.
— Tout de suite ? fit-elle, avec un regard nostalgique vers la seconde portion d’oie, de dinde et de farce empilée sur son assiette.
— Va, va ! la pressa son père. Bien sûr, tout de suite. Va ! Oh ! Va !
La grosse fille, genre skieuse-à-pull-bleu-et-blanc, fila sans demander son reste.
« Il s’agit — comment dit-on ? — , il s’agit d’un cas pathologique, annonça le célèbre médecin finlandais, posément.
— Un cas pathologique ?
— Un cas pathologique d’atrophie de la croissance, confirma le docteur. Tout à fait banal, et qui peut s’expliquer par de multiples causes.
— Un cas pathologique d’atrophie de la croissance, répéta maman.
Lilly eut un haussement d’épaules ; elle s’appliquait à imiter les Coréennes qui décortiquaient leurs cuisses de poulet.
Lorsque la grosse blonde revint, hors d’haleine, elle parut consternée de voir que Ronda Ray avait enlevé son assiette ; elle tendit le dictionnaire à son père.
— Oh ! me chuchota Franny de sa place.
Je lui décochai un coup de pied sous la table. Elle me le rendit ; je voulus lui en décocher un autre et, par erreur, heurtai Junior Jones.
— Ouille, fit-il.
— Pardon, fis-je.
— Oh ! s’exclama le médecin finlandais, en posant le doigt sur le mot. Nanisme 1
Le silence s’était fait autour de la table, on n’entendait plus que le Japonais qui ingurgitait son tapioca.
— Voudriez-vous dire par hasard qu’elle est naine ? demanda papa.
— Oh, oui, c’est ça ! Une naine, fit le médecin.
— Foutaises, dit Iowa Bob. Comment ça, une naine — c’est une petite fille ! Une enfant, espèce de crétin !
— Ça veut dire quoi, « crétin » ? demanda le médecin à sa fille, qui s’abstint de répondre.
Ronda Ray servit les tartes.
— Tu n’es pas naine, ma chérie, chuchota maman à Lilly, qui se borna à hausser les épaules.
— Et puis même ? dit-elle, vaillamment. Je suis une brave gosse.
— Des bananes, dit Iowa Bob, d’un ton lugubre.
Et personne ne comprit si, dans son esprit, il s’agissait là d’un éventuel traitement — « faites-lui donc manger des bananes ! » — ou d’un euphémisme pour « foutaises ».
Bref, tel fut le Thanksgiving de 1956 et, cahin-caha, nous poursuivîmes notre petit bonhomme de chemin jusqu’à Noël : problèmes de croissance, échos d’ébats amoureux, désaccoutumance aux bains, quête angoissée d’une posture idéale pour les morts — sprints dans le parc, poids et haltères et attente de la pluie.
Ce fut tôt, un matin du début de décembre, que Franny me réveilla. Il faisait encore nuit dans ma chambre, et le bruit de schnorkel, que faisait Egg dans son sommeil, me parvenait par la porte de communication demeurée ouverte. Je perçus le bruit d’une autre respiration, plus proche, contrôlée, et je pris conscience de l’odeur de Franny — une odeur dont j’avais perdu l’habitude depuis un certain temps : une odeur prononcée mais jamais fétide, un peu salée, un peu douceâtre, forte mais jamais sirupeuse. Et, dans l’obscurité, je compris que Franny était guérie et avait renoncé à ses bains. Parce qu’elle avait surpris les ébats de mon père et de ma mère ; je crois que cela avait suffi pour que de nouveau Franny trouve son odeur tout à fait naturelle.
— Franny ? chuchotai-je, toujours sans la voir.
Sa main me frôla la joue.
— Ici, dit-elle.
Elle était lovée entre le mur et la tête de mon lit ; comment avait-elle réussi à se faufiler si près de moi sans me réveiller, je n’en saurai jamais rien. Je me tournai vers elle, et sentis qu’elle s’était lavé les dents.
« Écoute, chuchota-t-elle.
J’entendais battre le cœur de Franny, et le mien, et la respiration de Egg en immersion profonde dans la chambre voisine.
« La pluie, crétin, dit Franny, en me fourrant une de ses phalanges dans les côtes. Il pleut, môme. C’est le grand jour.
— Il fait encore nuit, dis-je. Et je dors encore.
— C’est l’aube, me siffla Franny à l’oreille.
Puis elle me morditla joue et se mit à me chatouiller sous les draps.
— Arrête, Franny ! dis-je.
— La pluie, la pluie, la pluie, entonna-t-elle. Allez espèce de trouillard. Il y a des heures que Frank et moi sommes debout.
Frank était déjà installé au standard, me dit-elle, et s’amusait à manipuler les braillards. Me tirant du lit, Franny m’obligea à me laver les dents et à enfiler mon survêtement, comme si, comme d’habitude, je me préparais à piquer mes sprints dans l’escalier. Puis elle m’emmena rejoindre Frank au standard ; tous les deux comptèrent l’argent, qu’elle me conseilla de planquer dans une de mes chaussures — une grosse liasse, des billets de un et de cinq dollars, pour la plupart.
— Comment vais-je faire pour courir avec ça dans ma chaussure ? demandai-je.
— Il n’est pas question que tu ailles courir, tu te souviens ? dit Franny.
— Y a combien ? demandai-je.
— Commence par essayer de savoir si elle fait payer, dit Franny. Ensuite, y sera temps de te demander si tu as assez.
Frank était assis devant la console, l’air hébété, comme un aiguilleur du ciel dans la tour de contrôle d’un aéroport soumis à un raid aérien.
— Mais, vous autres, qu’est-ce que vous allez faire au juste ? demandai-je.
— Nous, on va simplement rester là à faire le guet, dit Frank. Comme ça, si tu te fourres pour de bon dans le pétrin, on déclenchera une alerte à l’incendie, ou autre chose.
— Oh, bravo ! fis-je. Pas question.
— Écoute, môme, dit Franny. On a trouvé l’argent, on a le droit d’écouter.
— Ça alors, fis-je.
— Tu te débrouilleras très bien, dit Franny. Sois pas nerveux.
— Et si c’était en fait un malentendu ? m’inquiétai-je.
— À dire vrai, moi c’est mon avis, dit Frank. Auquel cas, t’as qu’à enlever l’argent de ta godasse et te mettre à piquer tes sprints dans l’escalier.
— Espèce d’emmerdeur, dit Franny. Ta gueule, Frank, et vérifie ce qui se passe dans les chambres.
Clic, clic, clic, clic : Iowa Bob s’était une fois de plus mué en métro, à des milles sous la terre ; Max Urick dormait au milieu des grésillements de sa radio, auxquels il ajoutait ses grésillements personnels ; Mrs. Urick mijotait au rythme de ses marmites ; la cliente du 3H — une femme sinistre, la tante d’un élève de Dairy, un nommé Bower — poussait des ronflements pareils au bruit d’un burin sur la meule.
— Hé… bonjour Ronda ! chuchota Franny, comme Frank se branchait sur sa chambre.
Oh, la musique délicieuse de Ronda Ray endormie ! Une brise de mer à travers de la soie ! Je sentis la sueur sourdre sous mes aisselles.
« Allez, bordel, fonce, me dit Franny, avant que la pluie ne s’arrête.
Tu parles, aucun risque, je le vis aussitôt, en jetant un coup d’œil par les œils-de-bœuf de l’escalier : Elliot Park était inondé, l’eau submergeait les trottoirs et creusait de véritables fossés sur le terrain ; une pluie diluvienne dégoulinait du ciel gris. J’eus envie de piquer quelques sprints dans l’escalier — pas tellement en souvenir du passé, mais l’idée m’effleura que ce serait peut-être la façon la plus naturelle de réveiller Ronda. Pourtant, planté là dans le couloir devant sa porte, je sentis mes doigts se mettre à fourmiller, et déjà je soufflais comme un phoque — plus encore que je ne l’imaginais, me dit Franny, plus tard ; elle précisa que Frank et elle pouvaient déjà me suivre à la piste par l’interphone, avant même que Ronda se lève et m’ouvre sa porte.
— Ou c’est John-O ou c’est un train emballé, chuchota Ronda avant de me laisser entrer.
Mais je ne trouvai rien à dire. Déjà j’étais à bout de souffle, comme si j’avais passé toute la matinée à grimper l’escalier.
Sa chambre était plongée dans le noir, mais je réussis à voir qu’elle portait la chemise bleue. Si tôt le matin, elle avait l’haleine un peu âcre — je trouvai ça bon, comme je trouvai bonne l’odeur de son corps, quand bien même l’idée me vint, par la suite, qu’elle avait en fait la même odeur que Franny, mais un peu trop forte et à la limite du rance.
« Bonté divine, ce que tu peux avoir les genoux froids — à cause de tes culottes courtes î fit Ronda Ray. Allez viens te réchauffer.
Déjà je m’extirpai de ma culotte.
« Bonté divine, reprit-elle, ce que tu as les bras froids — à cause de cette chemise sans manches !
De la chemise aussi je m’extirpai en vitesse. Je me débarrassai de mes godasses et réussis à camoufler la liasse en la fourrant dans le bout de l’une des chaussures.
Je me demande encore si ce ne fut pas cette première expérience sous ce maudit braillard qui, d’emblée, colora de façon particulière les sentiments que j’éprouve toujours lorsque je fais l’amour. Aujourd’hui encore — j’ai presque quarante ans — , j’ai tendance à murmurer. Et je me revois encore implorant Ronda Ray de chuchoter, elle aussi.
— J’avais envie de te hurler « plus fort ! », me dit plus tard Franny. J’ai cru en devenir folle de rage — ces foutus murmures !
Pourtant, il y avait d’autres choses que peut-être j’aurais dites à Ronda Ray si je n’avais su que Franny pouvait m’entendre. Pas une seconde je ne me souciais vraiment de Frank, bien que, depuis, j’aie toujours été enclin à me le représenter — durant toute notre vie, que nous fussions ensemble ou séparés — posté devant un interphone, quelque part, et à l’écoute de l’amour. Et je m’imagine Frank à l’écoute des bruits de l’amour avec la même expression chagrine qu’il arborait en toutes circonstances : une aversion vague mais universelle, qui frisait la répugnance.
— Tu es rapide, John-O, tu es très rapide, me dit Ronda Ray.
— S’il te plaît, plus bas, lui dis-je d’une voix étouffée, le nez enfoui dans sa crinière flamboyante.
Je dois mon angoisse sexuelle à cette initiation — un sentiment que je n’ai jamais vraiment surmonté : le sentiment qu’il me faut surveiller ce que je dis et fais, à tout prix, sous peine de trahir Franny. Est-ce à cause de Ronda Ray, dans cet Hôtel New Hampshire, premier du nom, que j’imagine toujours que Franny est à l’écoute ?
— Tout ça avait l’air bien timide, me dit Franny plus tard, mais je suis sûr que c’était très bien — pour une première fois.
— Merci de t’être abstenue de me donner des conseils depuis les coulisses, lui dis-je.
— Vraiment, tu me croyais capable de te faire ce coup-là ? fit-elle.
Et je lui demandai pardon ; pourtant jamais je n’ai su ce dont Franny était capable ou pas.
— Et le chien, Frank, ça marche9 le harcelai-je, tandis que Noël approchait à grands pas.
— Et les chuchotements, ça marche ? demanda Frank. On dirait qu’il pleut beaucoup ces temps-ci.
Disons que, s’il ne plut pas vraiment beaucoup — cette année-là, juste avant Noël— , je m’autorisais, et je l’avoue, à interpréter la neige comme de la pluie, ou presque ; et même, avec le temps, les matins couverts qui menaçaient de tourner en neige ou en pluie. Et ce fut par un de ces matins, presque à la veille de Noël — j’avais depuis longtemps restitué à Frank et à Franny la liasse que j’avais fourrée dans ma chaussure — , que Ronda Ray me sonda :
— Le sais-tu, John-O, mais il est d’usage de gratifier les serveuses d’un pourboire ?
Je n’eus pas besoin d’un dessin ; je me demandais seulement si, ce matin-là, Franny surprit la conversation — ou, par la suite, le crissement de billets de banque.
Ronda Ray me coûta tout mon argent de Noël.
Bien entendu, j’achetai un petit quelque chose pour mes parents. Nos cadeaux de Noël n’étaient jamais somptueux. Nous ne faisions jamais de folies — le mieux, à notre idée, était encore d’offrir quelque chose de drôle. Je crois me rappeler que j’offris à mon père un tablier pour servir au bar ; un de ces tabliers barrés d’un slogan stupide ; et, à ma mère, un ours en porcelaine. Frank offrait toujours à papa une cravate, et à maman une écharpe, après quoi maman donnait les écharpes à Franny, qui les portait de toutes les façons, et papa redonnait les cravates à Frank, qui aimait bien les cravates.
Pour ce Noël de 1956, nous offrîmes à Iowa Bob quelque chose d’original : une photo, un agrandissement encadré de Junior Jones marquant l’unique essai de Dairy contre Exeter. L’idée n’était pas tellement idiote, mais c’était bien la seule. Franny offrit à maman une robe sexy, qu’elle ne devait jamais mettre. Franny espérait que, comme toujours, maman lui en ferait cadeau, mais jamais maman n’aurait voulu laisser Franny la porter, elle non plus.
— Elle pourra toujours la passer pour faire plaisir à papa, quand ils vont s’enfermer dans cette bonne vieille 3E, ronchonna Franny.
Connaissant le goût de Frank pour l’uniforme, papa lui offrit une tenue de conducteur d’autobus ; Frank devait la mettre pouf jouer les portiers devant l’Hôtel New Ham-pshire. Dans les rares occasions où nous avions plus d’un client, Frank adorait faire croire qu’un portier stationnait en permanence devant l’Hôtel New Hampshire. Quant à la couleur de l’uniforme, c’était le sempiternel gris cadavre de Dairy ; les jambes du pantalon et les manches étaient trop courtes pour Frank, et la casquette trop grande, aussi, quand Frank accueillait les clients, il avait l’allure sinistre d’un minable employé des pompes funèbres.
— - Bienvenue à l’Hôtel New Hampshire ! s’exerçait-il à dire ; sans jamais réussir à avoir l’air convaincant.
Personne ne savait quoi offrir à Lilly — pas un nain, en tout cas, ni un elfe, ni rien de petit.
— Donnez-lui quelque chose à manger ! suggéra Iowa Bob, quelques jours avant Noël.
Par ailleurs, pour Noël, personne chez nous n’avait le goût des virées systématiques dans les magasins et conneries du même genre. Chez nous, tout se décidait toujours à la dernière minute, même si Iowa Bob fit tout un plat du sapin qu’il était allé couper un matin dans Elliot Park ; un sapin si grand qu’il fallut le scier en deux pour pouvoir l’installer.
— Comment, tu as coupé ce bel arbre dans le parc ! fit maman.
— Ma foi, nous sommes propriétaires du parc, non ? fit Coach Bob. Les arbres, c’est fait pour ça, non ?
Après tout, il venait de l’Iowa où, parfois, on ne peut apercevoir un seul arbre à des kilomètres à la ronde.
Cette année-là, c’était surtout pour Egg, en raison de son âge, que Noël avait le plus d’importance, aussi ce fut lui qui se vit le plus gâté. De plus, Egg avait le goût des objets. On le combla d’animaux, de ballons, de jouets flottants et de trucs sportifs — des saloperies pour la plupart, qu’avant même la fin de l’hiver, il s’empresserait de perdre, de casser ou d’enfouir sous la neige, ou qui auraient cessé de l’intéresser.
Franny et moi découvrîmes chez un brocanteur un bocal rempli de dents de chimpanzé, que nous achetâmes à l’intention de Frank.
— Il pourra toujours s’en servir pour une de ses expériences, dit Franny.
À mon grand soulagement, on convint de ne pas donner les dents à Frank avant Noël ; Frank aurait pu être tenté de les utiliser pour fignoler Sorrow.
— Sorrow ! hurla lowa Bob une nuit, juste avant Noël.
Nous nous réveillâmes tous en sursaut, les cheveux
dressés sur la tête.
« Sorrow ! braillait le vieux dans sa chambre.
Les boules de ses haltères cascadaient sur le plancher. Sa porte s’ouvrit brusquement, et il se mit à beugler dans le couloir désert :
« Sorrow !
— Le vieux fou aura fait un cauchemar, fit papa, en gravissant pesamment l’escalier en peignoir.
Quant à moi, je passai dans la chambre de Frank et l’interrogeai du regard.
— Pas la peine de me regarder comme ça, dit Frank. Sorrow est toujours au labo. Il n’est pas terminé.
Puis tout le monde se précipita dans l’escalier pour voir ce qui arrivait à lowa Bob.
Il avait « vu » Sorrow, disait-il. Coach Bob dormait, et, dans son sommeil, il avait senti l’odeur du chien, et, en se réveillant, il avait vu Sorrow planté sur le vieux tapis persan — son tapis favori — dans la chambre de Bob.
— Il me regardait, mais avec un air tellement menaçant, fit le vieux Bob. On aurait dit qu’il allait m’atta-quer !
De nouveau, je regardai Frank, mais il haussa les épaules. Mon père leva les yeux au ciel.
— Tu as dû faire un cauchemar, dit-il à son vieux papa.
— Sorrow était bel et bien ici ! insista Coach Bob. Mais il ne ressemblait pas à Sorrow. On aurait dit qu’il avait envie de me tuer.
— Chut, chut, dit maman.
Mon père nous fit signe de sortir. Je l’entendis alors se mettre à chapitrer lowa Bob, du ton qu’il prenait souvent pour chapitrer Egg, ou Lilly — ou nous, quand nous étions plus jeunes — et je me rendis soudain compte qu’il arrivait souvent à mon père de parler à Bob sur ce ton, comme s’il le prenait pour un enfant.
« C’est à cause du vieux tapis, nous chuchota maman. Il est plein de poils, alors, bien sûr, dans son sommeil, votre grand-père s’imagine toujours sentir l’odeur de Sorrow.
Lilly avait l’air terrifiée, mais il faut dire que Lilly avait souvent l’air terrifiée. Egg titubait comme s’il dormait debout.
— Sorrow est mort, pas vrai ? demanda Egg.
— Oui, oui, fit Franny.
— Quoi ? fit Egg, d’une voix si forte que Lilly sursauta.
— Bon d’accord, Frank, chuchotai-je, dans l’escalier. Quelle posture es-tu allé donner à Sorrow ?
— L’attaque, dit-il.
Je frissonnai.
L’idée me vint que le vieux chien, pour se venger de l’horrible posture à laquelle il avait été condamné, était revenu hanter l’Hôtel New Hampshire. Et Bob ayant conservé son tapis, il avait choisi la chambre de Iowa Bob.
— Y a qu’à mettre le vieux tapis de Sorrow dans la chambre de Frank, suggérai-je au petit déjeuner.
— Je n’en veux pas, de ce vieux tapis, fit Frank.
— Moi, je le veux, fit Coach Bob. Je le trouve parfait pour faire mes haltères.
— Tu auras fait un cauchemar la nuit dernière, risqua Franny.
— Ce n’était pas un cauchemar, Franny, dit Bob, d’un ton lugubre. C’était Sorrow — en chair et en os.
Au mot « chair », Lilly eut un frisson, si violent que sa cuillère dégringola à grand bruit.
— Qu’est-ce que c’est, chair ? demanda Egg.
— Écoute, Frank, dis-je à Frank, dans le parc gelé — la veille de Noël. Je crois que tu ferais mieux de garder Sorrow encore un peu au labo.
À cette suggestion, je crus bien que Frank allait « attaquer ».
— Il est prêt, dit Frank, et, dès ce soir, il sera à la maison.
— Sois gentil, dis-je, au moins ne va pas en faire un paquet-cadeau, d’accord ?
— Un paquet-cadeau ? fit Frank, avec à peine un rien de répugnance. Tu me prends pour un fou ?
Je m’abstins de répondre.
« Écoute, reprit-il, tu ne comprends donc pas. J’ai fait du si bon boulot avec Sorrow, que grand-père a eu le pressentiment qu’il était revenu.
Toute ma vie je devais en rester stupéfait, cet art qu’avait Frank de parer de logique les pires idioties.
Enfin, ce fut la nuit de Noël. On aurait entendu voler une mouche, comme on dit, pas un bruit, sinon une ou deux marmites qui mijotaient sur le fourneau. Et les éternels grésillements dans la chambre de Max. Et il y avait un Turc dans la chambre 2B — un diplomate turc venu voir son fils interne à Dairy ; le seul élève à ne pas être parti chez lui (ou chez quelqu’un d’autre) pour passer Noël. Tous les cadeaux étaient soigneusement cachés. Chez nous, la tradition voulait qu’on les sorte seulement le matin de Noël, pour les mettre sous l’arbre.
Nos parents, nous le savions, avaient caché tous nos cadeaux dans la chambre 3E — une chambre où, pour leur plus grand bonheur, ils se retrouvaient souvent. Iowa Bob avait emmagasiné ses cadeaux dans une des minuscules salles de bains du troisième, dont nous avions renoncé à dire qu’elles étaient tout juste « bonnes pour des nains » — depuis le diagnostic incertain sur l’éventuelle maladie de Lilly. Franny me montra les cadeaux qu’elle avait choisis — et même elle parada, exprès pour moi, dans la robe sexy qu’elle avait achetée à l’intention de maman. Ce qui me poussa à lui montrer la chemise de nuit que j’avais choisie à l’intention de Ronda Ray, et Franny s’empressa de la passer pour parader avec. Quand je la vis sur elle, je compris que j’aurais dû l’acheter pour Franny. Elle était blanche comme de la neige, une couleur qui manquait à la panoplie de Ronda.
— C’est pour moi que tu.aurais dû l’acheter ! dit Franny. Je l’adore !
Mais, avec Franny, je pigeais toujours trop tard. Comme disait Franny : « J’aurai toujours un an d’avance sur toi, môme. »
Lilly avait caché ses cadeaux dans une petite boîte ; tous ses cadeaux étaient des petits cadeaux. Egg n’avait cherché de cadeaux pour personne, mais il n’arrêtait pas de fouiller l’Hôtel New Hampshire de la cave au grenier, pour découvrir les innombrables cadeaux qui lui étaient destinés. Frank avait caché Sorrow dans le placard de Bob.
— Pourquoi ? devais-je souvent lui demander par la suite.
— C’est seulement pour une nuit, disait Frank.
Et je savais que jamais Franny n’aurait l’idée d’aller y fourrer son nez.
En cette soirée de Noël 1956, tout le monde se mit au lit de bonne heure, et personne ne ferma l’œil — encore une tradition de famille. Nous entendions la glace grogner sous la neige qui recouvrait Elliot Park. À certains moments, Elliot Park craquait comme un cercueil travaillé par le froid — avant d’être descendu dans la tombe. Pourquoi, en cette année 1956, même Noël avait-il des relents de Hallo-ween ?
Puis un chien se mit à aboyer, tard dans la nuit, et quand bien même il était impossible qu’il s’agisse de Sorrow, ceux d’entre nous qui ne dormaient pas encore repensèrent au cauchemar de Iowa Bob — ou à son « pressentiment », comme disait Frank.
Enfin, ce fut le matin de Noël — clair, venteux, et froid — , et je sortis pour piquer mes quarante ou cinquante sprints dans Elliot Park. Tout nu, j’avais perdu cet air de « chérubin » que j’avais autrefois en survêtement — comme Ronda Ray ne cessait de me le dire. Quelques-unes des bananes s’étaient transformées en muscles. Et, matin de Noël ou pas, la routine reste la routine : je rejoignis Coach Bob pour m’entraîner un peu aux poids avant que la famille au grand complet se retrouve pour le petit déjeuner de Noël.
— Toi, tu fais tes flexions pendant que, moi, je fais mes ponts, dit iowa Bob.
— Oui, grand-père, dis-je, en obtempérant.
Pieds contre pieds sur le vieux tapis de Sorrow, nous exécutâmes nos équerres ; puis, tête contre tête, nos pompes. Nous n’avions qu’une seule barre, très longue, et les deux petits haltères pour les flexions d’un bras. De temps à autre, nous échangions les poids — une sorte de muette prière rituelle, comme chaque matin.
— Tes biceps, ton torse, ton cou — tout ça me paraît plutôt en forme, me dit grand-père, mais tes avant-bras ont encore besoin d’un peu de travail. Et tu devrais peut-être mettre un disque de dix kilos sur ta poitrine pour faire tes équerres — tu ne forces pas assez. Et puis, plie les genoux.
— Ouais, dis-je, le souffle court, comme avec Ronda Ray.
Bob leva la longue barre ; il développa à fond une dizaine de fois, puis, debout, exécuta une série de tractions — il pouvait y avoir de quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilos sur la barre quand les boules glissèrent d’un côté et je m’écartai en prévision de leur chute ; puis vingt-cinq ou trente-cinq kilos s’éjectèrent à l’autre bout, et le vieux Iowa Bob s’écria :
— Merde ! Saloperie !
Les boules roulèrent sur le plancher. En bas, mon père se mit à hurler :
— Bonté divine, ils sont cinglés avec leurs poids ! Mais, bloquez-les, ces fichus écrous.
Puis l’une des boules emboutit la porte du placard, la porte s’ouvrit, et en jaillirent une raquette, le sac à linge sale de Bob, un tuyau d’aspirateur, une balle de squash et, enfin, Sorrow — empaillé.
Je tentai en vain de dire quelque chose, bien que, sur le coup, le chien me terrorisa presque autant qu’il terrorisa sans doute Iowa Bob ; du moins, je savais, moi, à quoi m’en tenir. C’était Sorrow, en posture d’« attaque », la posture choisie par Frank. Certes, en fait de posture d’attaque, c’était assez réussi, et quant à l’empaillage d’un labrador noir, jamais je n’aurais cru Frank capable de faire un aussi bon boulot. Sorrow était fixé par des vis à une planche de pin — comme aurait dit Coach Bob : « Tout est bien vissé à l’Hôtel New Hampshire ; à l’Hôtel New Hampshire, nous sommes vissés pour la vie ! » Le chien glissa non sans grâce hors du placard, et atterrit fermement sur ses quatre pattes, comme prêt à bondir. Son pelage noir luisait comme de la laque, sans doute fraîchement frotté d’huile, et ses yeux jaunes reflétaient la lumière vive du matin — et la lumière soulignait l’éclat de ses vieux crocs jaunis, auxquels pour l’occasion Frank avait rendu leur blancheur. Les jarrets étaient ramenés en arrière, plus loin en arrière que je ne me souvenais jamais avoir vu les jarrets du vieux Sorrow, du temps de son vivant, et une sorte de bave luisante — très réaliste — semblait aviver les gencives du chien. La truffe noire avait l’air humide et saine, et, pour un peu, j’aurais cru sentir son haleine fétide braquée sur nous. Pourtant, ce Sorrow avait l’air trop sérieux pour péter.
Ce Sorrow avait l’air décidé, et avant que, retrouvant mon souffle, j’aie pu expliquer à mon grand-père qu’il s’agissait d’un innocent cadeau de Noël destiné à Franny — une de ces horribles expériences auxquelles se consacrait Frank, là-bas dans son labo — , le vieil entraîneur catapulta sa barre et ses haltères en direction du farouche chien et, en reculant, me heurta de tout son poids (pour me protéger, sans doute ; c’était probablement ce qu’il avait voulu faire).
— Merde alors ! fit Iowa Bob, d’une voix bizarrement ténue, tandis que les boules pleuvaient à grand fracas tout autour de Sorrow.
Babines retroussées, le chien restait imperturbable, prêt à bondir pour tuer. Et Iowa Bob, sa dernière saison déjà derrière lui, s’écroula mort dans mes bras.
— Mais, bon Dieu, vous les balancez exprès, ces poids ? hurla papa du bas de l’escalier. Bon Dieu ! Prenez au moins un jour de vacances ! C’est Noël, bonté divine. Joyeux Noël ! Joyeux Noël !
— Saloperie de Joyeux Noël ! hurla à son tour Franny, en bas.
— Joyeux Noël ! dit Lilly, puis Egg — et même Frank.
— Joyeux Noël, lança doucement maman.
Fut-ce alors Ronda Ray que j’entendis faire chorus ? Puis les Urick — qui déjà s’affairaient à préparer le petit déjeuner pour tout l’Hôtel New Hampshire ? Enfin, j’entendis quelque chose d’impossible à prononcer — peut-être le Turc dans la chambre 2B.
Dans mes bras qui, je m’en rendais soudain compte, étaient devenus très forts, je tenais Tex-vedette des Big Ten, qui, pour moi, était aussi lourd et important que notre ours de famille, et je restai là, le regard fixé sur le bout de plancher qui nous séparait de Sorrow.