8

Sorrow flotte

 

 

 

Ronda Ray, dont le souffle m’avait séduit d’emblée par le canal d’un interphone — dont je crois encore sentir (parfois) dans mon sommeil les mains chaudes, fortes et lourdes — , ne devait jamais quitter l’Hôtel New Ham-pshire, premier du nom. Elle demeurerait fidèle au Spectacle Fritz, et le servirait avec zèle — ayant peut-être compris, avec l’âge, que faire le lit des nabots et s’occuper de leurs personnes valait bien somme toute les services qu’il lui était arrivé de dispenser à des adultes de taille plus substantielle. Fritz devait nous écrire un jour que Ronda Ray était morte — « pendant son sommeil ». Après la perte de maman et de Egg, aucune mort ne me parut jamais « juste », terme dont pourtant Franny qualifia celle de Ronda.

Cette mort fut plus juste, du moins, que le malencontreux trépas de Max Urick, qui rendit l’âme à l’Hôtel New Hampshire, dans une des baignoires du deuxième. Peut-être Max n’avait-il jamais surmonté son dépit de s’être vu contraint de renoncer aux accessoires des salles de bains miniatures, et à sa tanière chérie du troisième, et je l’imagine persécuté par le sentiment de la présence, sinon réellement par le bruit, des nabots au-dessus de sa tête. J’ai toujours pensé que ce fut probablement la baignoire où Egg avait tenté de dissimuler Sorrow qui provoqua la mort de Max — après avoir failli réserver le même sort à Bitty Tuck. Fritz ne nous précisa jamais de quelle baignoire il s’agissait, se bornant à dire qu’elle se trouvait au deuxième ; Max avait, semblait-il, été victime d’une attaque alors qu’il prenait son bain — et il s’était noyé. Qu’un vieux marin maintes fois réchappé de l’abîme ait expiré

dans une baignoire fut une source d’angoisse intolérable pour la malheureuse Mrs. Urick qui, elle, trouva le trépas de Max parfaitement injuste. — Quatre cent soixante-quatre, répétait toujours Franny, chaque fois que nous évoquions Max.

Mrs. Urick fait encore aujourd’hui la cuisine pour le Spectacle Fritz — ce qui est peut-être un hommage au régime, et au style, de la simple mais bonne cuisine bourgeoise. Un certain Noël, Lilly devait lui envoyer un joli parchemin calligraphié de ces mots dus à un poète anonyme, traduits de l’anglo-saxon : « Ceux qui vivent dans l’humilité voient des anges du ciel leur apporter courage, force et foi. »

Amen.

Il ne fait aucun doute que des anges analogues veillaient sur le Fritz du Spectacle Fritz. Il devait prendre sa retraite à Dairy, et faire de l’Hôtel New Hampshire sa résidence permanente (du jour où il renonça à prendre la route avec la tournée d’hiver du cirque, en compagnie des jeunes nabots). Chaque fois qu’elle pensait à lui, Lilly sombrait dans la tristesse, Fritz, en raison de sa taille, l’avait d’emblée impressionnée par sa personne, mais c’était avant tout le regret de ne pas être restée dans l’Hôtel New Hampshire de Fritz (au lieu de partir pour Vienne) qui hantait Lilly chaque fois qu’elle pensait à Fritz — et Lilly imaginait alors combien nos vies auraient été différentes si nous n’avions pas perdu maman et Egg. Il n’y avait pas eu d’« anges du ciel » pour les sauver.

Mais, bien entendu, nous étions incapables d’imaginer le monde ainsi, la première fois que nous vîmes Vienne : « La Vienne de Freud », comme disait Frank — nous savions tous de quel Freud il voulait parler.

Partout dans Vienne (en 1957), ce n’étaient que brèches entre les immeubles, des immeubles effondrés et éventrés, des immeubles demeurés en l’état où les avaient réduits les bombes. Certains terrains étaient recouverts de décombres, souvent des terrains de jeux désertés par les enfants, et on avait l’impression que, sous les débris soigneusement ratissés, se cachaient des bombes toujours menaçantes. Entre l’aéroport et les quartiers de la périphérie, nous aperçûmes un tank russe solidement ancré dans le sol — dans du béton — en guise de monument aux morts. L’écoutille supérieure était couronnée de fleurs, le long canon tendu de drapeaux, son étoile rouge fanée et souillée de fiente. Il était là, garé en permanence, face à un édifice qui ressemblait à une poste, mais notre taxi allait si vite que nous ne pûmes nous en assurer.

Sorrow flotte, mais notre arrivée à Vienne précéda celle des mauvaises nouvelles, et nous étions enclins à un optimisme prudent. À mesure que nous approchions du centre, les destructions se faisaient plus discrètes ; par moments même, le soleil brillait entre les édifices baroques — et une rangée de cupidons de pierre se penchaient par-dessus le rebord d’un toit, le ventre criblé par le feu des mitrailleuses. Les rues se faisaient plus animées, quand bien même les faubourgs ressemblaient à ces vieilles photos sur papier sépia prises à l’heure où personne encore n’est levé — ou après que tout le monde a été massacré.

— Ça donne la chair de poule, risqua Lilly.

Pétrifiée de crainte, elle avait enfin cessé de pleurer.

— C’est vieux, dit Franny.

— Wo ist die Gemütlichkeit ? chantonna Frank, ravi — et l’œil aux aguets.

— Je crois que tout ça plaira à votre mère, dit papa avec optimisme.

— Pas à Egg en tout cas, fit Franny.

— Egg ne sera pas capable d’entendre, fit Frank.

— Maman trouvera ça horrible, elle aussi, dit Lilly.

— Quatre cent soixante-quatre, fit Franny.

Notre chauffeur marmonna quelques mots inintelligibles.

Même notre père aurait pu deviner que ce n’était pas de l’allemand. Frank fit de son mieux pour s’expliquer avec l’homme et comprit qu’il était hongrois — un rescapé de la récente révolution. Nous scrutions le rétroviseur, et les yeux mornes de notre chauffeur, en quête de traces de blessures — et les imaginant, faute de les voir. Puis un parc surgit devant nous, sur notre droite, et un noble édifice, aussi beau qu’un palais (c’était un palais), et, à la grille d’une grande cour, apparut une grosse femme à l’air réjoui, en uniforme d’infirmière (manifestement une nourrice) poussant devant elle un landau à deux places (des jumeaux !), tandis que

Frank lisait à voix haute des statistiques idiotes dans une absurde brochure touristique.

— Une ville de moins d’un million et demi d’habitants, lut Frank ; Vienne compte encore plus de trois cents cafés.

Du fond de notre taxi, nous contemplions les rues, presque comme si nous nous attendions à les voir éclaboussées de café. Franny descendit sa vitre et huma l’air ; une puanteur bien européenne d’essence, mais pas d’effluves de café. Nous ne tarderions pas à comprendre à quoi servaient les cafés : à flâner de longs moments devant une table, faire ses devoirs, bavarder avec les putains, jouer aux fléchettes, au billard, à boire, bien autre chose que du café, à faire des projets — d’évasion — et, bien sûr, à faire de l’insomnie et des rêves. Mais, sur le moment, nous fûmes éblouis par la fontaine de la Schwarzenbergplatz, traversâmes la Ring-strasse, grouillante de tramways, et notre chauffeur se mit à psalmodier : « Krugerstrasse, Krugerstrasse », comme s’il comptait sur cette mélopée pour faire surgir la petite rue (elle surgit), puis « Gasthaus Freud, Gasthaus Freud ».

La Gasthaus Freud ne surgit pas devant nos yeux. Notre chauffeur passa lentement devant, et Frank se précipita dans le Kaffee Mowatt pour se renseigner ; ce fut alors qu’on nous le désigna — l’immeuble qui nous avait échappé. Disparue était la confiserie (mais l’enseigne de l’ancienne Konditorei — bonbons, etc. — était encore appuyée contre la vitrine, à l’intérieur). Notre père en déduisit que Freud — en prévision de notre arrivée — avait commencé les travaux d’agrandissement, s’étant porté acquéreur de la confiserie. Mais, en y regardant de plus près, nous constatâmes qu’un incendie avait détruit la Konditorei et probablement menacé les habitants de l’immeuble voisin, la Gasthaus Freud. Nous pénétrâmes dans le petit hôtel sombre, que signalait une pancarte toute neuve accotée à la confiserie éventrée ; la pancarte, traduisit Frank, disait : ne marchez pas sur le sucre.

— Ne marche pas sur le sucre, Frank ? dit Franny.

— Oui, c’est bien ça, dit Frank.

Et, de fait, tandis qu’à pas circonspects nous pénétrions dans le hall de la Gasthaus Freud, nous constatâmes que le plancher était légèrement gluant (sans doute trop de pieds avaient-ils déjà traîné dans le sucre — , l’affreuse couche vitrifiée des bonbons fondus par l’incendie). Puis l’ignoble odeur du cnocolat brûlé assaillit nos narines. Lilly, titubant sous le poids de ses petites valises, pénétra la première dans le hall et poussa un hurlement.

Nous nous attendions à voir Freud, mais nous avions oublié l’ourse de Freud. Lilly ne s’attendait nullement à la voir dans le hall — en liberté. Et aucun de nous ne s’attendait à la voir sur le canapé qui flanquait la réception, ses courtes pattes croisées, ses talons posés sur un fauteuil ; elle paraissait absorbée dans la lecture d’une revue (une « ourse intelligente », de toute évidence, comme Freud l’avait affirmé), mais, au hurlement de Lilly, les pages lui jaillirent des mains et elle rectifia la position, à la façon d’un ours. Pivotant sur son séant, elle quitta le canapé et, d’un pas tranquille, obliqua vers la réception, sans vraiment nous regarder, et nous vîmes alors combien elle était petite — trapue, mais courtaude ; ni plus longue ni plus grande qu’un labrador (l’idée nous effleura tous), mais considérablement plus dense, le torse large, le cul épais, les bras noueux. Se dressant sur ses pattes postérieures, elle assena un coup terrible sur le timbre posé sur le comptoir, un coup si violent que le petit bingl fut étouffé sous l’énorme patte.

— Seigneur Dieu ! s’exclama papa.

— C’est vous ? lança une voix. Win Berry ?

L’ourse, irritée que Freud tarde à se montrer, empoigna le timbre et l’envoya valser à l’autre bout du hall ; le timbre heurta une porte avec une force terrible et le bruit d’un marteau qui s’abat sur un tuyau d’orgue.

« Je vous entends ! s’écria Freud. Seigneur Dieu ! Est-ce bien vous ?

Ce fut alors qu’il surgit, les bras ouverts — une silhouette aussi incongrue à nos yeux d’enfants que celle d’un ours. Et, pour la première fois, nous comprîmes que c’était de Freud que notre père tenait son « Seigneur Dieu » et peut-être le contraste entre cette révélation et l’aspect du corps de Freud fut-il ce qui provoqua notre surprise ; le corps de Freud n’avait rien de commun avec la silhouette et la démarche athlétiques de mon père. Si Fritz avait donné le droit de vote à ses nabots, peut-être Freud eût-il été admis dans leur cirque — il était à peine plus gros qu’eux. Son corps paraissait accablé par quelque chose qui n’était peut-être que le pâle reflet de sa force d’antan ; il n’était plus désormais que massif et compact. Les cheveux, que l’on nous avait décrits comme clairs, étaient blancs et longs, avec cet aspect hirsute de la barbe de maïs. Il s’appuyait sur une canne grosse comme une massue, une batte de base-bail — en fait, nous l’apprîmes plus tard, c’était une batte de base-bail. L’étrange touffe de poils qui poussait sur sa joue avait bien la grosseur d’une pièce de monnaie, mais elle était aussi grise qu’un trottoir — la couleur indéfinissable et douteuse d’une rue de grande ville. Mais il y avait pire (en ce qui concernait les effets de l’âge sur Freud), il était aveugle.

« C’est vous ? lança Freud du fond du hall, tourné, non vers mon père, mais vers l’antique poteau de fer qui amorçait la rampe de l’escalier.

— Par ici, fit papa, doucement.

Freud ouvrit les bras et se dirigea à tâtons vers la voix de mon père.

— Win Berry ! s’écria Freud.

Et l’ourse se précipita : saisissant dans sa grosse patte le coude du vieillard, elle le propulsa vers mon père. Lorsque Freud ralentit, comme par crainte de buter dans une chaise ou des pieds à la traîne, l’ourse le bouta par-derrière d’un coup de tête. Non seulement une ourse intelligente, pensâmes-nous : une ourse vigilante. Aucun doute, ce genre d’ours était capable de changer notre vie.

Médusés, nous vîmes le gnome aveugle serrer mon père contre son cœur ; les vîmes tous deux se lancer dans une gigue balourde au milieu du hall minable. Comme leurs voix faiblissaient, le crépitement des machines à écrire nous parvint du second étage — les extrémistes acharnés à composer leur musique, les gauchistes occupés à rédiger leurs théories du monde. Même le bruit de leurs machines paraissait plein d’assurance — en conflit avec toutes les autres théories imparfaites du monde, mais pénétré de leur bien-fondé, éperdu de certitude, les mots s’insérant vigoureusement à leur place, pareils à des doigts qui pianotent avec impatience sur la nappe, des doigts qui battent la mesure entre des discours.

Mais cela ne valait-il pas mieux cependant que d’arriver de nuit ? Certes, le hall aurait eu un air plus accueillant à la lueur tamisée d’un éclairage chiche et grâce à l’indulgence de recoins d’ombre. Mais ne valait-il pas mieux (pour nous) entendre les machines à écrire et voir l’ourse — qu’entendre (ou imaginer) les soubresauts des lits, les allées et venues des prostituées dans l’escalier, les saluts et les au-revoir furtifs chuchotés (à longueur de nuit) dans le hall ?

L’ourse se faufila entre nous pour nous renifler. Lilly paraissait sur ses gardes (elle était plus petite), j’étais un peu crispé, Frank s’efforçait d’être aimable — en allemand — , mais l’ourse n’avait d’yeux que pour Franny. L’ourse plaquait sa grosse tête contre la taille de Franny ; l’ourse fourrait son mufle entre les cuisses de ma sœur. Franny fit un bond, éclata de rire, et Freud s’inquiéta :

« Susie ! Tu es gentille ou tu es mal élevée ?

Susie se retourna et démarra au petit trot, à quatre pattes ; l’ourse bouta le vieillard en plein ventre — il s’effondra sur le plancher. Mon père parut à deux doigts d’intervenir, mais Freud — s’appuyant sur sa batte — se releva aussitôt.

« Oh, Susie ! lança-t-il, dans la mauvaise direction. Susie essaie de faire l’intéressante. Elle a horreur qu’on la critique. Et elle aime moins les hommes que les filles.sont-elles, les filles ? dit le vieillard, les mains tendues dans le sillage de Franny, la bousculant gentiment par-derrière.

Frank, soudain obstiné à faire ami-ami avec l’ourse, tiraillait le pelage rugueux de l’animal, en bafouillant comme un idiot :

— Euh, je parie que vous êtes Susie l’ourse. On a beaucoup entendu parler de vous. Moi je suis Frank. Sprechen Sie Deutsch ?

— Non, non, dit Freud, pas d’allemand. Susie n’aime pas l’allemand. Elle parle votre langue, précisa Freud, dans la direction approximative de Frank.

Frank, en parfait malotru, se pencha vers l’ourse, tiraillant de plus belle son pelage.

— On se serre la main, Susie ? proposa-t-il, en se penchant.

Mais l’ourse, pivotant brusquement, se dressa sur ses pattes.

— Ce n’est pas qu’elle fait la méchante, non ? s’écria Freud. Susie, sois gentille ! Ne fais pas la méchante.

Dressée sur ses pattes, l’ourse paraissait moins grande que nous — à l’exception de Lilly, et elle était plus grande que Freud. Le museau de l’ourse arrivait au niveau du menton de Frank. Un instant, ils restèrent face à face, l’ourse se dandinant sur ses pattes postérieures, traînant les pieds comme un boxeur.

— Je suis Frank, dit Frank, avec un rien de nervosité, la main tendue.

Puis, à deux mains, il tenta de saisir la patte droite de l’ourse et de la serrer.

— Bas les pattes, petit, dit l’ourse, en écartant prestement les bras de Frank d’une tape énergique.

Frank recula en titubant et s’effondra sur le timbre de la réception — d’où jaillit un ping aigu.

— Mais comment faites-vous ? demanda Franny à Freud. Comment faites-vous pour qu’elle parle ?

— Personne ne me fait parler, chérie, fit Susie l’ourse, en reniflant la hanche de Franny.

Lilly poussa un nouveau hurlement.

— L’ourse parle, l’ourse parle ! s’écria-t-elle.

— C’est une ourse intelligente ! hurla Freud. Je vous l’avais bien dit, non ?

— Une ourse qui parle ! glapissait Lilly, hystérique.

— Au moins, moi, je ne glapis pas, dit Susie l’ourse.

Soudain, elle renonça à ses manières d’ourse : dressée sur

ses pattes de derrière, elle regagna d’un pas morne le canapé — d’où l’avait tirée le premier hurlement de Lilly. Elle s’assit, croisa les pattes et posa ses pieds sur le fauteuil. Elle reprit son magazine, un numéro de Time qui datait quelque peu.

— Susie vient du Michigan, dit Freud, comme si cela devait tout expliquer. Mais elle a fait ses études à New York. Elle est très intelligente.

— Je suis passée par Sarah-Lawrence, dit l’ourse, mais j’ai plaqué mes études. Une bande de petits merdeux élitistes, dit-elle — en parlant de Sarah-Lawrence — ses grosses pattes feuilletant avec impatience son Time.

— C’est une fille ! dit mon père. Une fille en costume d’ours.

— Un q femme, rectifia Susie. Attention !

Nous n’étions qu’en 1957 ; Susie était une ourse en avance sur son temps.

— Une femme en costume d’ours, dit Frank, tandis que Lilly se faufilait contre moi et m’étreignait la jambe.

— Il n’y a pas d’ours intelligent, dit Freud d’un ton lugubre. Sauf ce genre d’ours.

À l’étage, et en fond sonore à notre silence médusé, les machines à écrire se chamaillaient de plus belle. Nous contemplions Susie l’ourse — une ourse intelligente, c’était vrai, et, de plus, vigilante, De savoir qu’elle n’était pas une vraie ourse, elle ne nous en paraissait que plus grosse ; elle se parait sous nos yeux d’une puissance nouvelle. Elle était bien davantage que les yeux de Freud, songions-nous ; qui sait si elle n’était pas aussi son cœur et son esprit ?

Mon père examinait le hall, tandis que son vieux mentor aveugle s’appuyait sur lui de tout son poids. Et, cette fois, que voyait notre père ? me demandais-je. Quel château, quel palais, quel rêve somptueux pouvaient soudain enfler devant ses yeux — tandis que son regard enregistrait au passage le canapé fatigué où trônait l’ourse, puis les reproductions d’impressionnistes ; les nus roses et bovins effondrés au milieu de fleurs de lumière (sur la tapisserie à fleurs aux couleurs violemment contrastées) ? Et le fauteuil dont le rembourrage éclaté (comme les bombes qu’il était permis d’imaginer enfouies sous les décombres des faubourgs), et l’unique lampe de lecture, à l’éclairage trop chiche pour permettre les rêves.

— Dommage pour la confiserie, dit papa à Freud.

— Dommage ? Nein, nein, nicht dommage ! C’est bon. La baraque est fichue, et ils n’étaient pas assurés. On peut la racheter — pour rien ! Histoire de se payer un hall que les gens remarqueraient — de la rue ! s’écria Freud, dont, bien sûr, jamais les yeux ne remarqueraient plus rien.

« Un incendie tout à fait le bienvenu, reprit Freud, un incendie parfaitement synchronisé avec votre arrivée. Un incendie brillant ! conclut Freud en serrant le bras de mon père.

— Un incendie digne d’un ours intelligent, fit Susie l’ourse, en feuilletant avec une frénésie cynique son vieil exemplaire de Time.

— C’est vous qui l’avez allumé ? demanda Franny à Susie l’ourse.

— Pour ça, tu l’as dit, ma jolie, fit Susie.

Voici venu le moment de vous parler d’une femme qui, elle aussi, avait été violée, mais le jour où je lui racontai l’histoire de Franny, et lui confiai mon sentiment que Franny avait assumé son viol — en ne l’assumant pas, peut-être, ou en niant le pire — , cette femme me déclara sans ambages que Franny et moi avions tort.

— Tort ? dis-je.

— Tu l’as dit, mon joli, dit cette femme. Franny a été violée, pas seulement tabassée. Et ces salauds ont bel et bien eu son « moi intime » — comme dit ton enfoiré de pote noir. Qu’est-ce qu’il en sait, lui ? Un expert en matière de viol sous prétexte qu’il a une sœur ? Ta sœur s’est dépouillée de la seule arme qu’elle avait contre ces fumiers — leur sperme. Et personne ne l’a empêchée de se laver, personne ne l’a obligée à affronter le problème — résultat, elle devra l’affronter toute sa vie. En fait, en ne luttant pas d’emblée contre ses agresseurs, elle a sacrifié son intégrité — et toi, m’avait dit cette femme, tu as trouvé commode de colporter la nouvelle du viol de ta sœur, et ce viol, tu l’as dépouillé de son intégrité en détalant pour chercher un héros, au lieu de demeurer sur place pour t’en occuper toi-même.

— L’intégrité d’un viol ? avait dit Frank.

— Je suis parti chercher de l’aide, avais-je dit. Ils m’auraient dérouillé à mort si j’étais resté, et, de toute façon, ils l’auraient violée.

— Faut que je parle à ta sœur, chéri, dit cette femme. Elle mijote dans sa psychologie d’amateur et, crois-moi, ça ne peut pas marcher : le Viol, ça me connaît.

— Pouah ! avait dit un jour Iowa Bob. La psychologie, c’est toujours de l’amateurisme. Merde pour cet enfoiré de Freud et tous les autres !

— Ce Freud-/à, en tout cas, avait ajouté papa.

Et peut-être aussi, merde pour notre Freud, devais-je souvent penser par la suite.

Bref, cette spécialiste du viol qualifiait de foutaises la réaction apparente de Franny au viol dont elle avait été victime ; et que Franny continuât à envoyer des lettres à Chipper Dove me laissait perplexe. Selon cette spécialiste du viol, il s’agissait en fait de tout autre chose, le viol n’avait pas cet effet-là — en aucune façon. Elle savait, disait-elle. La chose lui était arrivée. À l’université, elle s’était affiliée à un club de femmes qui, toutes, avaient été violées, et elles étaient tombées d’accord sur la signification correcte qu’il convenait d’attribuer au viol, et sur les réactions correctes qu’il convenait de lui opposer. Avant même qu’elle aborde le sujet avec Franny, je devinai l’importance désespérée qu’avait pour cette femme son malheur intime, et comment — dans son esprit — la seule réaction crédible à l’événement du viol était la sienne. Que quelqu’un ait pu réagir différemment à une agression analogue signifiait simplement à ses yeux qu’il ne pouvait s’agir d’une agression du même ordre.

— Les gens sont ainsi, aurait dit Iowa Bob. Ils ont besoin de parer leurs pires expériences d’une valeur universelle. En un sens, cela les réconforte.

Et qui peut les blâmer ? Discuter avec des gens de ce genre est exaspérant et ne sert à rien ; victimes d’une expérience qui a nié leur humanité, ils s’obstinent à dénier aux autres un autre genre d’humanité, à savoir l’authentique diversité de l’espèce humaine — qui va de pair avec son uniformité. Dommage pour cette femme.

— Je parierais qu’elle a eu une vie très malheureuse, aurait dit lowa Bob.

Tout juste : cette femme avait eu une vie très malheureuse. Cette femme spécialiste du viol n’était autre que Susie l’ourse.

— Et tu oses parler de « petit événement parmi tant d’autres », Franny ? fit Susie l’ourse. Quelle connerie ! Tu parles de « jour le plus heureux de ma vie » ? Quelle connerie ! Ces voyous n’avaient pas seulement envie de,te baiser, ma chérie, ils voulaient te voler ta force, et tu les as laissés faire. Toute femme qui accepte une violation de son corps avec tant de passivité… comment oses-tu vraiment dire que tu avais toujours su, d’une certaine façon, que Chip Dove serait « le premier ». Ma pauvre chérie, tu as minimisé rénormité de ce que tu as subi — tout simplement pour pouvoir rencaisser un peu plus facilement.

— De quel viol parle-t-on, Susie ? demanda Franny. Je veux dire, tu as eu ton viol, j’ai eu le mien. Si je dis que personne n’a eu mon moi intime, eh bien, personne ne l’a eu. Tu crois qu’ils réussissent à l’avoir à tous les coups ?

— Ça, tu l’as dit, ma jolie, dit Susie. Un violeur se sert de sa bitte comme d’une arme. Personne ne se sert d’une arme contre toi sans t’avoir. Par exemple, ta vie sexuelle ces temps-ci, ça marche ?

— Elle n’a que seize ans, dis-je. À seize ans, elle n’est pas censée avoir une vie sexuelle tellement intense.

— Je ne mélange pas tout, dit Franny. Le sexe et le viol, ça fait deux. Le jour et la nuit.

— Dans ce cas, Franny, pourquoi répètes-tu toujours que Chipper Dove a été « le premier » ? demandai-je calmement.

— Tu l’as dit, mon joli — tout est là, fit Susie l’ourse.

— Écoutez, nous dit Franny — tandis que Frank, gêné, jouait au solitaire en feignant de ne rien entendre, et que Lilly suivait notre conversation comme un tournoi de tennis dont toutes les balles commandaient le respect. Écoutez, dit Franny, le problème, c’est que mon viol m’appartient. Il est à moi. Il m’appartient. J’en fais ce que je veux.

— Mais tu n’en fais rien, dit Susie. Tu ne t’es jamais mise assez en colère. Il faut que tu te mettes en colère. Il faut justement que tu deviennes féroce.

— Il faut que tu finisses par te sentir obsédée et que tu le restes, dit Frank, en roulant des yeux et citant lowa Bob.

— Je parle sérieusement, reprit Susie l’ourse.

Elle était trop sérieuse, bien sûr — mais plus sympathique qu’elle n’avait semblé tout d’abord. Finalement, et avec le temps, Susie l’ourse assumerait son viol. Elle dirigerait, par la suite, un remarquable centre d’assistance aux victimes du viol, et se ferait un nom comme conseillère en matière de viol, en soutenant que de tous les problèmes le plus important est de savoir « à qui appartient le viol ». Elle finirait par comprendre que, même si pour elle-même sa colère était fondamentalement saine, peut-être que, pour Franny, à l’époque, elle n’aurait pas été des plus saines. « Il faut laisser à la victime le temps de ventiler », écrirait-elle sagement dans sa rubrique — et aussi : « Il ne faut pas confondre ses propres problèmes avec ceux de la victime. » Plus tard, Susie l’ourse deviendrait une vraie spécialiste en matière de viol — et l’auteur de la formule célèbre : « Attention, le vrai problème d’un viol n’est peut-être pas votre vrai problème ; réfléchissez qu’il peut en exister plus d’un. » Et, à tous ses adjoints, elle soulignait ce point : « Il est essentiel de comprendre que les victimes réagissent et s’adaptent à une crise de ce genre de multiples façons. Quant aux symptômes habituels, il arrive qu’une victime les manifeste tous, ou n’en manifeste aucun, ou encore seulement certains : culpabilité, dénégation, colère, confusion, peur ou même tout autre chose. Quant aux problèmes, ils peuvent surgir au bout d’une semaine, d’une année, de dix ans ou encore jamais. »

Très vrai ; Iowa Bob aurait aimé cette ourse autant qu’il avait aimé Earl. Mais, lors des premiers jours que nous passâmes en sa compagnie, Susie était une ourse obnubilée par le problème du viol — et aussi par une foule d’autres problèmes.

Et, avec elle, nous nous trouvâmes poussés dans une intimité contre nature, dans la mesure où, soudain, nous eûmes besoin de nous adresser à elle comme nous nous serions adressés à une mère (en l’absence de notre propre mère) ; par la suite, nous en vînmes à nous adresser à Susie pour bien d’autres choses. Presque d’emblée, cette ourse intelligente (mais rude) nous parut dotée de plus de perspicacité que l’aveugle Freud, et, dès la première journée et la première nuit, ce fut à Susie l’ourse que nous nous adressâmes chaque fois que nous voulions savoir quelque chose.

— Qui sont ces gens qui tapent à la machine ? lui demandai-je.

— Quel tarif prennent les prostituées ? lui demanda Lilly.

— Où puis-je acheter une bonne carte ? lui demanda Frank. De préférence, une carte avec les itinéraires pour piétons.

— Les itinéraires pour piétons, Frank ? railla Franny.

— Va montrer leurs chambres aux enfants, Susie, commanda Freud à son ourse intelligente.

J’ignore pourquoi, nous commençâmes tous par nous engouffrer dans la chambre de Egg, la plus moche — une chambre pourvue de deux portes, mais sans fenêtre, un cube dont une des portes menait à la chambre de Lilly (tout aussi moche, à une fenêtre près) et l’autre donnait sur le hall du rez-de-chaussée.

— Egg ne sera pas d’accord, dit Lilly.

Mais Lilly prédisait toujours que Egg ne serait pas d’accord : ni pour le déménagement ni rien. Je crois qu’elle avait raison, et chaque fois que maintenant je pense à Egg, j’ai tendance à le voir installé dans sa chambre de la Gasthaus Freud, que jamais il ne vit. Egg enfermé dans une boîte sans air et sans fenêtre, un minuscule piège au cœur d’un hôtel étranger — une chambre indigne des clients.

Tyrannie typique des familles : la pire chambre échoit toujours au benjamin. Egg n’aurait pas été heureux à la Gasthaus Freud, et je me demande maintenant si aucun de nous aurait jamais pu l’être. Bien sûr, on ne peut dire que nous prîmes un bon départ. Nous n’eûmes qu’une journée et une nuit avant que la nouvelle de la mort de maman et de Egg s’abatte sur nous, avant que Susie devienne, en outre, notre ourse-guide et que Freud et mon père se lancent dans leur duo qui devait les mener à un grand hôtel — un hôtel prospère, espéraient-ils ; sinon un grand, du moins un bon hôtel.

Dès le jour de notre arrivée, Freud et mon père s’attelèrent à leurs plans. Mon père voulait déménager les prostituées au cinquième, et installer le Symposium sur les Relations Est-Ouest au quatrième, l’avantage étant de libérer le deuxième et le troisième pour les clients.

— Pourquoi les clients se verraient-ils obligés de grimper au quatrième et au cinquième ? demanda papa à Freud.

— Les prostituées, rappela Freud, elles aussi, ce sont des clientes.

Il n’avait pas besoin d’ajouter qu’en outre, elles faisaient pas mal d’ascensions chaque nuit.

« Et puis, certains de leurs clients sont trop vieux pour grimper tous ces escaliers, ajouta Freud.

— S’ils sont trop vieux pour grimper les escaliers, dit Susie l’ourse, ils sont aussi trop vieux pour faire leurs saloperies. Mieux vaut en voir un clamser dans l’escalier que casser sa pipe au lit — juché sur une des petites.

— Seigneur Dieu, fit papa. Dans ce cas, pourquoi ne pas abandonner le deuxième aux prostituées ? Et demander aux foutus extrémistes de s’installer là-haut.

— Les intellectuels, dit Freud, sont toujours en mauvaise santé, c’est connu.

— Ces extrémistes ne sont pas tous des intellectuels, objecta Susie. Et, tôt ou tard, il nous faudra un ascenseur. Je suis d’avis de laisser les putains le plus près possible du rez-de-chaussée, les grosses têtes n’auront qu’à se taper l’escalier.

— Oui, y a qu’à mettre les clients au milieu, renchérit papa.

— Quels clients ? demanda Franny.

Frank et elle avaient consulté le registre ; la Gasthaus Freud n’avait pas de clients.

— Tout ça, c’est à cause de l’incendie de la confiserie, expliqua Freud. La fumée a chassé les clients. Dès que le hall aura été remis en état, les clients afflueront !

— Et à cause du baisage, ils ne pourront pas fermer l’œil de la nuit, et à cause des machines à écrire, ils se réveilleront de bonne heure le matin, dit Susie l’ourse.

— Un hôtel bohème, dit Frank, toujours optimiste.

— Qu’est-ce que tu connais à la bohème, Frank ? railla Franny.

Dans la chambre de Frank trônait un mannequin de couturière, jadis la propriété d’une putain qui louait une chambre en permanence dans l’hôtel. Un mannequin plutôt trapu, sur lequel était perchée la tête ébréchée d’un autre mannequin qui, à en croire Freud, avait été volé dans un des grands magasins de la Kàrntnerstrasse. Un visage joli mais grêlé, à la perruque toute de guingois.

« Parfait pour tes déguisements, Frank, dit Franny.

Et Frank, morose, y accrocha sa veste.

— Très drôle, fit-il.

La chambre de Franny était contiguë à la mienne. Nous partagions une salle de bains équipée d’une antique baignoire ; si profonde qu’on aurait pu y cuire un bœuf entier. Les W.-C. étaient situés au bout du couloir et donnaient sur le hall. Seule la chambre de notre père disposait de sa salle de bains et de W.-C. privés. De plus, Susie devait partager notre salle de bains, à Franny et à moi, mais elle devait traverser une de nos chambres pour y avoir accès.

— Vous faites pas de bile, dit Susie. Je me lave pas tellement souvent.

Nous l’aurions deviné. Elle ne sentait pas exactement l’ours, mais elle dégageait une odeur âcre, salée, capiteuse et forte ; et quand elle retira sa tête d’ourse, et que pour la première fois nous vîmes ses cheveux noirs et humides — son visage pâle et grêlé de marques de petite vérole, ses yeux égarés et traqués — , nous fûmes d’avis qu’elle avait l’air plus rassurante en ourse.

« Ce que vous voyez là, dit Susie, ce sont les ravages de l’acné — le calvaire de mon adolescence. Je suis le type de la-fille-pas-mal-pourvu-qu’elle-garde-la-tête-dans-un-sac.

— Vous tracassez pas, dit Frank. Je suis homosexuel. Et, pour un adolescent, moi non plus je suis pas tellement gâté.

— Oui, mais au moins, toi, tu as du charme, dit Susie l’ourse. Toute ta famille a du charme, fit-elle, en nous jetant à tous un regard mauvais. Peut-être vous arrive-t-il d’être l’objet de discrimination, mais croyez-moi : la pire discrimination, c’est encore le traitement réservé à la laideur. J’ai été une gosse laide, et je deviens de plus en plus laide, chaque jour de cette saloperie de vie.

Nous ne pouvions nous empêcher de la dévisager, plantée là dans son costume d’ours décapité ; nous nous demandions, bien sûr, si le corps de Susie était aussi lourdaud que celui d’un ours. Et quand, plus avant dans l’après-midi, nous la vîmes, affublée d’un tee-shirt et d’un short de gym, toute en sueur et acharnée à faire des assouplissements et des flexions sur les talons contre le mur du bureau de Freud — une petite mise en train pour se préparer à son rôle au moment où les extrémistes quitteraient les lieux et où les premières prostituées commenceraient à arriver — nous pûmes constater qu’elle avait le gabarit idéal pour tenir son rôle d’animal.

« Bien en chair, hein ? me dit-elle.

Trop de bananes, aurait pu dire Iowa Bob, et pas assez de course à pied.

— Mais — pour être juste — il n’était pas facile pour Susie de sortir sans son déguisement, et sans faire son numéro. Sous un déguisement d’ours, il n’est pas facile de faire de l’exercice.

« Je ne peux pas vendre la mèche, sinon on se retrouve tous dans le pétrin, dit-elle.

Comment, en effet, Freud aurait-il fait sans elle pour maintenir l’ordre ? Susie l’ourse était le garant de l’ordre. Quand les extrémistes étaient en butte aux attaques des trublions de droite, quand de violentes engueulades éclataient dans le hall et dans l’escalier, quand un petit fasciste nouvelle vague se mettait à hurler î « Y a plus de liberté ! »

— quand une petite foule furieuse envahissait le hall pour protester, en brandissant une bannière qui invitait le Symposium sur les Relations Est-Ouest à déménager… plus à l’Est

— à ces moments-là, disait Susie, Freud avait besoin d’elle.

— Fichez le camp, sinon l’ourse va se fâcher ! hurlait Freud.

L’ourse émettait parfois un grondement rauque et piquait une petite charge.

— C’est drôle, disait Susie. À dire vrai, je ne suis pas tellement coriace, mais personne n’a envie de se bagarrer contre un ours. Il me suffit d’empoigner quelqu’un pour qu’aussitôt il se recroqueville et se mette à gémir. En fait, ces salauds, je me contente de souffler dessus et de leur faire sentir mes muscles. Devant un ours, personne ne se rebiffe jamais.

Par gratitude de cette protection bourrue, les extrémistes acceptèrent de bon gré de s’installer en haut. Mon père et Freud leur expliquèrent la situation au cours de l’après-midi. Mon père leur offrit mes services pour déménager les machines, et je me mis à les trimbaler jusque dans les chambres vides du cinquième : une demi-douzaine de machines à écrire, plus une machine à polycopier ; les habituelles fournitures de bureau ; et, semblait-il, une pléthore de téléphones. À la troisième ou quatrième table, je commençais à en avoir marre, mais je n’avais pas eu l’occasion de soulever mes poids — pendant notre voyage — et j’appréciai l’exercice. Abordant deux jeunes extrémistes, je leur demandai où l’on pouvait se procurer des haltères, mais ils prirent un air soupçonneux — nous étions américains : soit ils ne comprenaient pas l’anglais, soit ils s’obstinèrent à parler leur propre langue. Un autre, plus âgé, émit une brève protestation, qui déclencha une vive discussion avec Freud, mais l’ourse Susie se mit à gémir et à pousser sa grosse tête dans les chevilles du vieux — comme pour se moucher dans les revers de son pantalon — , et lui avait beau savoir que Susie n’était pas une ourse, il se calma et s’engouffra dans l’escalier.

— Qu’est-ce qu’ils écrivent, Susie ? demanda Franny. Des bulletins confidentiels, des trucs de propagande ?

— Pourquoi ont-ils tant de téléphones ? demandai-je.

Car, de toute la journée, pas une seule fois nous n’avions

entendu un téléphone sonner.

— Ils passent un tas de coups de téléphone, dit Susie. Je crois qu’ils envoient des menaces par téléphone. Et je ne lis pas leurs bulletins. Je ne suis pas d’accord avec leur politique.

— C’est quoi, leur politique ? demanda Frank.

— Changer toutes ces saloperies, dit Susie. Repartir de zéro. Tout recommencer. Ils veulent faire table rase du passé. Ils veulent que tout soit différent.

— Moi aussi, dit Frank. À mon avis, c’est une bonne idée.

— Ils me flanquent la chair de poule, dit Lilly. Ils regardent par-dessus votre tête, et même quand ils vous regardent en face, ils ne vous voient pas.

— Ma foi, t’es plutôt petite, dit Susie l’ourse. Par contre, moi, ils me regardent, et comment !

— Et y en a un qui regarde Franny, et comment ! dis-je.

— Ce n’est pas ça, dit Lilly. Je veux dire que même s’ils regardent les gens, ils ne les voient pas.

— C’est qu’ils pensent à ce qu’il faudrait faire pour que tout soit différent, dit Frank.

-— Les gens aussi, Frank ? railla Franny. Ils pensent que les gens pourraient être différents ? Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

— Ouais, dit Susie l’ourse. Par exemple, on pourrait tous être morts.

Le chagrin favorise l’intimité ; tandis que nous pleurions maman et Egg, nous ne tardâmes pas à être intimes avec les extrémistes et les putains, à croire que nous les connaissions depuis toujours. Nous étions les enfants frappés par le malheur, nous avions perdu notre mère (pour les putains), notre petit frère avait été massacré (pour les extrémistes). Aussi — pour compenser notre tristesse, et la tristesse supplémentaire que suait la Gasthaus Freud — les extrémistes et les putains nous témoignèrent beaucoup de gentillesse. Et, en dépit de leurs rythmes de vie différents, diurne pour les uns, nocturne pour les autres, ils avaient davantage de points communs qu’ils ne s’en seraient doutés.

Les uns comme les autres croyaient dans les vertus commerciales d’un idéal simple : les uns et les autres croyaient qu’ils pourraient, un jour, être « libres ». Les uns et les autres voyaient leurs corps comme des objets susceptibles d’être facilement sacrifiés à une cause (et facilement ressuscités, ou remplacés, après l’épreuve du sacrifice). Même leurs noms étaient analogues — bien que pour des raisons différentes. Ils n’avaient que des noms de code, ou des sobriquets, ou quand ils utilisaient leurs vrais noms, ce n’étaient que leurs prénoms.

Deux d’entre eux, à vrai dire, partageaient le même nom, mais l’extrémiste étant un homme, et la putain une femme, aucune confusion n’était possible ; de plus, ils ne se trouvaient jamais en même temps à la Gasthaus Freud. Le nom en question était Old Billig — billig, en allemand, signifie « bon marché ». La doyenne des putes avait été affublée de ce nom, en raison de ses tarifs, inférieurs à la moyenne pratiquée dans le quartier où elle tapinait ; les putains de la Krugerstrasse, pourtant située dans le premier arrondissement, formaient elles-mêmes une sorte de sous-groupe par rapport aux putains de la Kàrntnerstrasse (située de l’autre côté du carrefour). Si, venant de la Kàrntnerstrasse, on bifurquait dans notre rue minuscule, on avait l’impression de descendre (par comparaison) dans un monde sans lumière ; à une rue à peine de la Kàrntnerstrasse, on perdait de vue la

lueur de l’Hôtel Sacher, et l’immense scintillement de l’Opéra, et l’on constatait alors que les putains avaient les paupières plus lourdement fardées, que leurs genoux étaient légèrement cagneux, ou que leurs chevilles semblaient se tasser (à force de faire le pied de grue), ou encore qu’elles semblaient avoir la taille plus épaisse — comme le mannequin dans la chambre de Frank. Old Billig la pute était le chef de file des prostituées de la Krugerstrasse.

Son homonyme, parmi les extrémistes, n’était autre que le vieux monsieur qu’une discussion féroce avait opposé à Freud quand on avait voulu le déménager au cinquième. Cet autre Old Billig devait son surnom de « camelote » à la réputation qu’il avait de vivre au jour le jour — et aussi au fait qu’il était, selon les autres extrémistes, « un extrémiste d’extrémiste ». Au temps des bolcheviks, il avait été bolchevik ; quand ils avaient pris un autre nom, lui aussi avait changé de nom. On le trouvait à l’avant-garde de tous les mouvements, mais — d’une certaine façon — , à peine le mouvement s’emballait-il ou sombrait-il dans la décadence, Old Billig se glissait à l’arrière-plan et s’évanouissait discrètement dans la nature, en attendant de pouvoir resurgir au premier rang. Parmi les jeunes extrémistes, les idéalistes se méfiaient de Old Billig, en même temps qu’ils admiraient son endurance — sa faculté de survie. Ce qui ressemblait étrangement à l’opinion que nourrissaient sur l’autre Old Billig ses collègues putains.

Dans la société comme en dehors, l’ancienneté est une institution qui inspire à la fois respect et rancune.

Comme Old Billig l’extrémiste, Billig la putain protesta avec une extrême virulence contre le projet de Freud.

— Mais vous allez descendre, dit Freud, vous aurez un étage de moins à grimper. Dans un hôtel sans ascenseur, c’est un avantage de passer du troisième au second.

Je parvins à suivre l’allemand de Freud, mais non la réponse de Old Billig. Frank m’expliqua que, si elle protestait, c’était sous prétexte qu’elle avait trop de « souvenirs » à déménager.

« Regardez cet enfant ! dit Freud, en me cherchant à tâtons. Regardez ces muscles !

Freud, bien entendu, « regardait » mes muscles en les palpant ; à grand renfort de pinçons et de bourrades, il me poussa dans la direction de la vieille putain.

« Tâtez-moi ça ! s’écria Freud. Il est capable de déménager tous les souvenirs que vous voudrez. Si on lui laissait une journée, il serait capable de déménager l’hôtel tout entier !

Frank me répéta alors ce qu’avait répondu Old Billig.

— J’en ai marre de tâter des muscles, avait dit Old Billig, en déclinant l’offre. Des muscles, j’en tâte jusque dans mon foutu sommeil. Pour sûr qu’il est capable de déménager mes souvenirs. Mais j’ai peur qu’il casse quelque chose.

Aussi fut-ce avec le plus grand soin que je déménageai les « souvenirs » de Old Billig. Une collection d’ours en porcelaine capable de rivaliser avec celle, de ma mère (et après la mort de ma mère, Old Billig m’invita parfois à passer un moment dans sa chambre pendant la journée — quand elle n’était pas au tapin et donc hors de la Gasthaus Freud — , et je pouvais alors passer un moment paisible seul en compagnie des ours, en repensant à la collection de maman, qui avait péri avec elle).

Old Billig aimait aussi les plantes — des plantes qui jaillissaient de ces pots censés ressembler à des animaux ou à des oiseaux : des fleurs qui bondissaient du dos de grenouilles, des fougères qui se vautraient sur une troupe de flamants roses, un oranger qui pointait sur la tête d’un alligator. Quant aux autres putains, la plupart n’avaient que quelques frusques, des cosmétiques et des médicaments à déménager. Il était étrange de penser qu’elles n’avaient que des « chambres de nuit » à la Gasthaus Freud — à l’inverse de Ronda Ray et de sa « chambre de jour » ; et l’idée me frappa qu’en fait les chambres de jour et les chambres de nuit avaient des fonctions analogues.

Nous fîmes la connaissance des putains la nuit où nous les aidâmes à déménager du second au premier. Il y avait quatre putains dans la Krugerstrasse, plus Old Billig. Elles avaient pour noms Babette, Jolanta, Dark Inge et Annie la Gueu-larde. Babette était la seule à parler français, d’où son nom de Babette ; c’était en général elle qui racolait les clients de nationalité française (les Français mettent un point d’honneur à ne parler d’autre langue que la leur). Babette était petite — et en conséquence la favorite de Lilly — avec un

visage de lutin qui, dans la pénombre du hall, prenait (sous certains angles) un aspect désagréable de rongeur. Bien des années plus tard, l’idée me vint que Babette était sans doute anorexique, sans le savoir — en 1957, personne n’avait jamais entendu parler de l’anorexie. Elle portait des robes de cotonnade à fleurs, très estivales — même une fois l’été fini — et elle donnait l’impression bizarre d’être surpoudrée (à croire qu’il aurait suffi de la toucher pour qu’une petite bouffée de poudre jaillisse de ses pores) ; à d’autres moments, sa peau avait quelque chose de cireux (à croire qu’il aurait suffi de la toucher du doigt pour laisser une marque). Lilly me dit un jour que la petitesse de Babette jouait un rôle important dans sa propre croissance, dans la mesure où Babette aidait Lilly à comprendre que des êtres petits pouvaient parfaitement faire l’amour avec des êtres plus grands sans se voir irrémédiablement détruits. C’est ainsi que Lilly exprima la chose : « Sans être irrémédiablement détruits. »

Jolanta avait pris le nom de Jolanta parce que, disait-elle, c’était un nom polonais, et elle adorait les blagues polonaises. Le visage carré et d’aspect robuste, elle était aussi grosse que Frank (et presque aussi godiche) ; il émanait d’elle une jovialité que l’on soupçonnait d’être fausse — comme si, au beau milieu d’une blague retentissante, on pouvait s’attendre à la voir piquer une crise, tirer un couteau de son sac ou écraser un verre sur le visage de quelqu’un. Avec ses larges épaules et sa lourde poitrine, ses jambes solides sans pour autant être grasses — Jolanta avait le charme robuste d’une paysanne bizarrement corrompue au contact d’une forme sournoise de violence citadine ; elle avait quelque chose d’érotique, mais de dangereux. Pendant les premières nuits et les premières journées de mon séjour à la Gasthaus Freud, ce fut en évoquant son image que souvent je me masturbais — c’était avec Jolanta que je trouvais le plus difficile de parler, non qu’elle fût la plus grossière du lot, mais parce qu’elle m’inspirait une authentique frayeur.

— À quoi reconnaît-on une putain polonaise ? me dit-elle un jour.

Je dus demander à Frank de traduire.

« C’est elle qui te paie pour que toi tu la baises, dit Jolanta.

Cette fois je compris, et sans l’aide de Frank.

— T’as compris ? demanda Frank.

— Grand Dieu, oui, Frank, dis-je.

— Mais ris donc alors, dit Frank. T’as intérêt à rire.

Je regardai les mains de Jolanta — elle avait des poignets de paysanne, des phalanges de boxeur — et je ris.

Dark Inge n’était pas le genre à rire. Elle avait eu une vie très malheureuse. Plus important, elle n’avait pas encore eu le temps de beaucoup vivre ; elle n’avait que onze ans. C’était une mulâtresse, née au début de l’Occupation d’une mère australienne et d’un G.I., un Noir américain. Son père était reparti en 1955 avec les troupes d’Occupation, et rien de ce qu’il avait raconté à Inge et à sa mère sur le traitement que les États-Unis réservaient aux Noirs ne leur avait donné envie de le suivre. De toutes les putains, c’était Dark Inge qui parlait le mieux anglais, et quand mon père partit pour la France — identifier les corps de maman et de Egg — , ce fut auprès de Dark Inge que nous passâmes la plupart de nos nuits d’insomnie. Elle était aussi grande que moi, bien qu’elle eût tout juste le même âge que Lilly, et à cause de la façon dont on l’accoutrait, elle paraissait aussi vieille que Franny. Souple et jolie, couleur moka, ce n’était pas en fait une vraie putain, elle travaillait comme allumeuse.

Elle n’avait pas le droit de faire le trottoir dans la Krugerstrasse sans être accompagnée par une autre putain, ou encore par Susie l’ourse, quand un homme lui faisait des avances, on l’avertissait qu’il lui faudrait se contenter de la regarder — et de se branler. Dark Inge était trop jeune pour être caressée, et aucun homme n’était autorisé à s’enfermer seul avec elle dans une chambre. Si un homme demandait à monter avec elle, Susie l’ourse leur tenait compagnie. Un système simple, mais qui marchait bien. Si un homme paraissait sur le point de porter la main sur Dark Inge, Susie l’ourse se livrait aux bruits et aux gestes menaçants annonciateurs d’une attaque imminente. Si un homme demandait à Dark Inge de se dévêtir un peu trop, ou s’il exigeait qu’elle le regarde se masturber, Susie l’ourse manifestait des signes d’impatience.

— Vous commencez à énerver l’ourse, disait alors Dark lnge à l’homme, qui partait aussitôt — ou se hâtait d’en finir et d’éjaculer, tandis que Dark lnge détournait les yeux.

Toutes les putains savaient qu’en cas de besoin, Susie l’ourse ne mettrait que quelques secondes pour faire irruption dans leurs chambres. Il aurait suffi d’un petit cri de détresse, car Susie — comme tout animal bien dressé — connaissait leurs voix par cœur. Le petit glapissement nasal de Babette, le violent beuglement de Jolanta, ou encore le fracas des « souvenirs » de Old Billig. Mais, pour nous, les pires clients étaient les hommes aux visages honteux qui ne pouvaient se masturber qu’en reluquant de petits morceaux pourtant bien chastes du corps de Dark lnge.

— Moi, je me demande si j’arriverais à me branler avec un ours dans ma chambre, disait Frank.

— Je me demande si tu pourrais te branler avec Susie dans ta chambre, Frank, disait Franny.

Lilly fut secouée d’un grand frisson, et je m’approchai d’elle. Notre père se trouvait en France — auprès de ces corps qui pour nous étaient tellement importants — , et nous considérions le trafic charnel qu’abritait la Gasthaus Freud avec ce détachement propre aux gens en deuil.

— Quand je serai en âge, nous dit Dark lnge, je pourrai demander autant que pour le vrai truc.

Nous apprîmes avec stupéfaction qu’il en coûtait davantage pour s’offrir le « vrai truc » que pour se branler en reluquant lnge.

La mère de Dark lnge avait l’intention de la retirer du circuit avant qu’elle soit « en âge ». La mère de Dark lnge avait l’intention de mettre sa fille à la retraite avant même qu’elle n’atteigne sa majorité. La mère de Dark lnge était la cinquième des belles de nuit de la Gasthaus Freud — Annie la Gueularde. De toutes les putains qui tapinaient dans la Krugerstrasse, estait celle qui se faisait le plus d’argent ; elle travaillait en vue d’une retraite respectable (pour sa fille et pour elle-même).

Si quelqu’un avait envie d’une petite fleur fragile, ou d’une petite Française, il demandait Babette. Si quelqu’un avait envie d’une fille qui avait du métier, et d’une bonne affaire, il se payait Old Billig. Si quelqu’un aimait flirter avec le danger — et un brin de violence — , il pouvait courir sa chance avec Jolanta. Si quelqu’un était du genre honteux, il payait pour se rincer l’œil avec Dark Inge. Et s’il souhaitait connaître le comble de la déception, il montait avec Annie la Gueularde.

Comme disait Susie l’ourse : « Annie la Gueularde avait le meilleur orgasme bidon de tout le turf. »

L’orgasme bidon d’Annie la Gueularde avait le pouvoir de tirer Lilly en sursaut de ses pires cauchemars, le pouvoir de faire s’asseoir Frank tout raide sur son lit en hurlant de terreur à la vue de la silhouette sombre du mannequin tapi au fond de la chambre, le pouvoir de m’arracher au plus profond sommeil — soudain tout éveillé, en proie à une érection, ou les mains crispées sur ma gorge qu’il me semblait qu’une lame venait de trancher. Annie la Gueularde, à mon avis, était un argument de poids — à elle seule — pour bannir les putains de l’étage situé juste en dessous du nôtre.

Elle avait même le pouvoir de tirer notre père de son chagrin -— même aussitôt après son retour de France.

— Seigneur Dieu, disait-il.

Et il se hâtait de venir nous embrasser, à tour de rôle, pour s’assurer que tout allait bien.

Seul Freud dormait sans s’apercevoir de rien.

— Freud, lui, pas de danger qu’il se laisse avoir par un orgasme bidon.

Frank nous rebattait les oreilles avec cette astuce et se croyait très malin — bien sûr, il voulait parler de Vautre Freud, non pas de notre gérant aveugle.

Annie la Gueularde parvenait même parfois à rouler Susie l’ourse, qui alors grommelait :

— Seigneur, ce coup-ci c’est un vrai.

Ou, pire encore, il arrivait que Susie confonde un orgasme bidon avec un éventuel appel au secours.

« C’est pas quelqu’un qui jouit, ce coup-ci, bonté divine ! rugissait Susie (qui alors me rappelait Ronda Ray). Quelqu’un est en train de mourir !

Elle enfilait en braillant le couloir du premier, se ruait contre la porte d’Annie la Gueularde, et fonçait vers le lit en poussant des grognements terrifiants — sur quoi, le partenaire d’Annie la Gueularde s’enfuyait, ou tombait dans les pommes, ou se ratatinait illico. Et Annie la Gueularde de dire alors, sans s’émouvoir :

— Non, non, Susie, tout va bien, c’est un gentil, celui-ci.

Mais, le plus souvent, il était déjà trop tard pour ragaillardir le type — au mieux réduit à une silhouette éperdue de frayeur, rabougrie et recroquevillée dans son coin.

— À dire vrai, Franny mon chou, dit Susie, je crois que c’est de cette façon que certains prennent leur pied.

Y avait-il vraiment à la Gasthaus Freud des clients qui ne pouvaient jouir que lorsqu’ils étaient attaqués par un ours ? Je me le demandais. Mais nous étions trop jeunes ; il y avait des choses que nous ne saurions jamais. Comme les vampires de nos Halloweens d’antan, jamais les clients de la Gasthaus Freud ne seraient pour nous tout à fait réels. Du moins, ni les putains ni leurs clients, pas plus que les extrémistes.

Le plus matinal était Old Billig (Old Billig l’extrémiste). Comme Iowa Bob, il prétendait être trop vieux pour gaspiller à dormir le temps qui lui restait à vivre. Il arrivait si tôt le matin que, souvent, en entrant, il croisait la dernière putain à quitter les lieux. Il s’agissait inévitablement d’Annie la Gueularde, celle qui s’imposait l’horaire le plus lourd — pour assurer son salut et celui de sa noiraude de fille.

Susie l’ourse dormait toujours aux petites heures du matin. Passé l’aube, les putes ne s’attiraient que rarement des histoires, à croire que la lumière du jour rendait les gens sages — sinon toujours honnêtes — et les extrémistes ne commençaient jamais à s’engueuler avant le milieu de la matinée. La plupart aimaient faire la grasse matinée. Ils passaient leurs journées à rédiger leurs manifestes et à se répandre en menaces au téléphone. Ils se persécutaient les uns les autres — « faute d’ennemis plus tangibles », disait mon père. Mon père, après tout, était un capitaliste. Qui d’autre aurait jamais pu rêver d’un hôtel idéal ? Qui, sinon un capitaliste, et un partisan convaincu du système établi, aurait eu envie de vivre dans un hôtel, de gérer une chose qui n’était pas rentable, de vendre un produit qui en fait n’était rien d’autre que du sommeil — non du travail — , un produit qui était, sinon du plaisir, du moins du repos ? Aux yeux de mon père, les extrémistes étaient plus grotesques encore que les putains. Je crois qu’après la mort de ma mère, mon père en vint à comprendre les angoisses qu’engendrent la concupiscence et la solitude ; peut-être même se réjouissait-il du « trafic » — comme disaient les putes en évoquant leur travail.

Il éprouvait moins de sympathie pour ceux qui voulaient changer le monde, les idéalistes acharnés à réformer les côtés déplaisants de la nature humaine. Ce qui d’ailleurs, maintenant, me surprend, dans la mesure où, à mes yeux, mon père n’est qu’un idéaliste d’une autre espèce — il va sans dire pourtant que mon père était davantage résolu à survivre aux côtés déplaisants de la vie qu’à les réformer. En outre, l’obstination qu’il mettait à ne pas apprendre l’allemand l’isolait des extrémistes ; par comparaison, les putains parlaient mieux anglais que lui.

Old Billig, l’extrémiste, ne connaissait qu’une seule expression anglaise. Il adorait chatouiller Lilly, ou lui offrir des sucettes, tout en la taquinant :

— « Yankee go home », lui disait-il avec tendresse.

— Il est gentil, ce vieux con, disait Franny.

Quant à Frank, il tenta d’apprendre à Old Billig une autre expression anglaise qui, selon lui, ne pouvait que lui plaire :

— Chien d’impérialiste, disait Frank.

Expression que Old Billig s’obstinait lamentablement à confondre avec « cochon de nazi », et qui sonnait toujours bizarrement dans sa bouche.

L’extrémiste qui parlait le meilleur anglais avait pris le nom de code de Fehlgeburt. Ce fut Frank qui m’expliqua qu’en allemand, Fehlgeburt signifie « miscarriage ».

— Comme dans « miscarriage of justice », erreur judiciaire, c’est ça, Frank ? demanda Franny.

— Non, dit Frank. « Miscarriage », mais dans l’autre sens. Fausse couche.

Fràulein Fehlgeburt, comme tout le monde l’appelait — nous, les enfants, disions Miss Fausse Couche — , ne s’était jamais trouvée enceinte, et donc, n’avait jamais fait de fausse couche ; elle était étudiante à l’université et devait son nom de code, Fausse Couche, au simple fait que la seule autre femme du Symposium sur les Relations Est-Ouest avait reçu pour nom de code : « Enceinte ». Et elle, par contre, s’était trouvée enceinte. Fràulein Schwanger — schwanger signifie « enceinte » en allemand — était une femme plus âgée, l’âge de mon père environ, célèbre dans les milieux extrémistes de Vienne pour être jadis tombée enceinte. Sa grossesse lui avait inspiré un livre, puis elle avait choisi de se faire avorter et avait écrit un autre livre — - une sorte de suite au premier. Lorsqu’elle s’était trouvée enceinte, elle avait arboré sur sa poitrine une inscription en caractères rouge vif, qui proclamait « enceinte » — schwanger ! — avec, dessous, en lettres de même grosseur, la question suivante : « seriez-vous le père ? » Ce qui avait également inspiré une extraordinaire jaquette pour son livre, dont elle avait abandonné tous les droits d’auteur à diverses causes extrémistes. Elle avait alors choisi de se faire avorter — et d’écrire un nouveau livre, qui avait fait d’elle un célèbre objet de controverse ; elle demeurait capable d’attirer les foules quand elle faisait une conférence et continuait loyalement à faire don de ses gains. Le livre de Schwanger sur l’avortement — publié en 1955, au moment même où l’Occupation touchait à sa fin — avait transformé l’expulsion de cet enfant non désiré en un symbole de la libération de l’Autriche qui, enfin, échappait au joug des puissances occupantes. « Le père, écrivait Schwanger, aurait tout aussi bien pu être russe, français, anglais ou américain ; en ce qui concerne mon corps, et ma mentalité, c’était en tout cas un étranger indésirable. »

Schwanger et Susie l’ourse étaient très proches ; elles avaient en commun un grand nombre de théories sur le viol. Mais, par ailleurs, Schwanger manifestait beaucoup d’amitié à mon père ; après la disparition de ma mère, on aurait dit que personne n’était, comme elle, capable de le consoler, non qu’il y eût la moindre chose « entre eux », comme on dit, mais parce que par sa douceur — son débit calme et régulier — , sa voix était à la Gasthaus Freud celle qui ressemblait le plus à la voix de ma mère. Comme ma mère, Schwanger avait le don de la persuasion. « Je suis une réaliste, voilà tout », disait-elle d’une façon bien à elle, en toute innocence — bien que ses espoirs de faire table rase du passé, pour entreprendre la construction d’un monde nouveau, fussent aussi ardents que les rêves incendiaires de ses camarades.

Plusieurs fois par jour, Schwanger nous emmenait prendre un café au lait additionné de cannelle et de crème fouettée au Kaffee Europa, dans la Kärntnerstrasse — ou au Kaffee Mozart, Zwei Albertinaplatz, juste derrière l’Opéra.

« Au cas où vous l’ignoreriez, nous dit Frank, par la suite — et il nous le répéta souvent — , c’est au Kaffee Mozart qu’a été tourné le Troisième Homme.

Schwanger s’en fichait éperdument ; c’était la crème fouettée qui la poussait à fuir le vacarme des machines à écrire et la fièvre des débats, c’était le calme du grand café qui l’attirait.

— L’unique institution valable de toute notre société ; dommage que le café soit lui aussi condamné à disparaître, nous dit un jour Schwanger, à Frank, Franny, Lilly et moi. Allez, buvez, mes chéris !

Pour commander de la crème fouettée, on demandait des Schlagobers, et si, pour ses camarades, Schwanger signifiait « enceinte », pour nous elle n’évoquait que de délicieux Schlagobers. C’était notre extrémiste à nous, maternelle, et affligée d’une faiblesse pour la crème fouettée ; et nous l’aimions beaucoup.

Quant à la jeune Fräulein Fehlgeburt, étudiante en littérature américaine à l’université de Vienne, elle adorait Schwanger. Nous pensions qu’en fait elle était fière de son nom de code « Fausse Couche », peut-être parce qu’à notre idée, en allemand, Fehlgeburt signifiait aussi « avortement ». C’est faux, bien sûr, mais dans le dictionnaire de Frank, du moins, il n’existait qu’un seul mot pour « fausse couche » et « avortement » : Fehlgeburt — ce qui symbolise à merveille notre déphasage par rapport aux extrémistes, notre incapacité à jamais les comprendre. Au cœur de tout malentendu se trouve toujours une carence de langage. À vrai dire, jamais nous ne comprîmes ce que ces deux femmes avaient en tête — Schwanger, coriace et maternelle, acharnée à rassembler des énergies (et de l’argent) pour des causes qui, à nos yeux, paraissaient dépourvues de raison, mais capable de nous apaiser par la vertu de sa voix douce et parfaitement logique, et de ses Schlagobers ; et la timide étudiante en littérature américaine, bredouillante et paumée, Miss Fausse Couche, toujours prête à faire la lecture à haute voix à Lilly (pour réconforter une petite orpheline, mais aussi pour perfectionner son anglais). Elle lisait si bien que Franny, Frank et moi venions presque toujours l’écouter. Fehlgeburt aimant s’installer dans la chambre de Frank, on aurait dit que le mannequin écoutait lui aussi sa lecture.

Ce fut de la bouche de Fràulein Fehlgeburt, dans la Gasthaus Freud — alors que notre père se trouvait en France, et que l’on arrachait notre mère et Egg à l’océan glacé (à la verticale de Sorrow dont le cadavre flottait comme une bouée) — , que nous entendîmes pour la première fois en entier l’histoire de Gatsby le Magnifique ; et ce fut le dénouement, ponctué par l’accent autrichien mélodieux de Miss Fausse Couche, qui bouleversa le cœur de Lilly.

— « Gatsby croyait en la lumière verte, l’avenir orgiaque qui d’année en année s’éloigne davantage de nous. Il nous échappe, mais c’est sans importance », lisait avec enthousiasme la voix de Fehlgeburt, « demain nous courrons plus vite, ouvrirons plus grands nos bras… », lisait Miss Fausse Couche. « Et un beau matin… »

Fehlgeburt observait une pause, et on aurait dit que, sur ses grands yeux ronds, passait le reflet de cette lumière verte que voyait Gatsby — et peut-être aussi de cet avenir orgiaque.

— Quoi ? fit Lilly, le souffle court.

Un petit écho de Egg se glissa parmi nous.

— « Aussi, inlassablement, allons-nous de l’avant, conclut Fehlgeburt, proue contre le courant, refoulés sans trêve dans le passé. »

— C’est tout ? demanda Frank. C’est fini ?

Il louchait à force de plisser les paupières.

— Bien sûr que c’est fini, Frank, dit Franny. Comment, tu ne sais pas reconnaître un dénouement ?

Fehlgeburt paraissait exsangue, son visage enfantin crispé par une triste grimace d’adulte, une mèche de ses che /eux blonds, raides et ternes, entortillée sur sa jolie petite oreille rose. Puis Lilly se mit à parler, et personne ne parvint à l’arrêter. L’après-midi touchait à sa fin, les putains n’étaient pas encore arrivées, mais, quand Lilly piqua sa crise, Susie l’ourse crut qu’Annie la Gueularde était en train de simuler un orgasme dans une chambre où elle n’avait rien à faire. Susie se rua dans la chambre de Frank, renversant dans sa hâte le mannequin et arrachant un couinement d’inquiétude à la pauvre Frâulein Fehlgeburt. Mais même cette intrusion fut impuissante à calmer Lilly. Son cri semblait coincé dans sa gorge, son chagrin semblait devoir irrémédiablement l’étouffer ; nous eûmes peine à croire qu’un si petit corps fût capable d’engendrer de tels tremblements, ni d’orchestrer tant de bruit.

Bien sûr, nous disions-nous, ce n’est pas le livre qui l’a bouleversée à ce point — c’est ce petit passage, « refoulés sans trêve dans le passé », c’est notre passé qui la bouleverse, c’est maman, c’est Egg, et l’idée que jamais nous ne parviendrons à les oublier. Mais quand nous l’eûmes enfin calmée, Lilly lâcha tout à coup que c’était à la pensée de papa qu’elle pleurait :

— Papa est un Gatsby, s’écria-t-elle. C’est vrai ! Je le sais !

Tous ensemble, nous entreprîmes alors de la calmer :

— Lilly, dit Frank, tu ne dois pas te laisser impressionner par cette histoire d’avenir orgiaque. Ce n’est pas tout à fait ça que voulait dire lowa Bob quand il répétait que papa vit dans l’avenir.

— Et puis, il s’agit d’un avenir passablement différent, Lilly, dis-je.

— Lilly, fit Franny. Tu sais ce que c’est que la « lumière verte » ? Je veux dire, pour papa : sa lumière verte à lui, tu sais ce que c’est, Lilly ?

— Tu comprends, Lilly, renchérit Frank, comme si tout cela l’ennuyait à mourir, Gatsby était amoureux de l’idée qu’il était amoureux de Daisy ; et puis ce n’était même pas de Daisy qu’il était amoureux, il ne l’était plus. Et papa, lui, n’a pas de Daisy, Lilly, poursuivit Frank, en s’étranglant une fraction de seconde.

Sans doute l’idée venait-elle de l’effleurer que, par ailleurs, papa n’avait plus de femme.

Mais Lilly revint à la charge !

— C’est l’homme en smoking blanc, c’est papa ; papa est un Gatsby. « Il nous échappe alors, mais c’est sans importance… », cita Lilly. Vous ne voyez donc pas ? hurla-t-elle. Il y aura toujours un II — et cet II, il nous échappera toujours. Toujours, il réussira à fuir. Et papa ne s’arrêtera jamais. Il continuera à partir à sa poursuite, mais lui, le II, il continuera toujours à fuir. Oh, je le maudis ! trépigna-t-elle. Je le maudis ! Je le maudis !

Lilly gémissait, de nouveau déchaînée, sourde à nos exhortations — plus virulente encore qu’Annie la Gueularde qui, elle, était tout juste capable de simuler un orgasme ; Lilly, nous le comprîmes soudain, était capable de simuler la mort elle-même. Son chagrin était si réel que je crus un instant que Susie l’ourse, cédant à une bouffée de respect humain, allait retirer sa tête d’ourse, mais Susie se contenta d’arpenter la chambre de Frank de sa démarche bourrue ; elle sortit en heurtant le chambranle, nous laissant aux prises avec l’angoisse de Lilly.

Le Weltschmerz de Lilly, comme devait finir par l’appeler Frank.

— Nous, nous tous, nous connaissons l’angoisse, disait Frank. Nous connaissons le chagrin, nous souffrons, sans plus. Mais Lilly, Lilly, elle a un véritable Weltschmerz. Ce qu’il ne faut pas traduire par « lassitude du monde », pontifiait Frank ; pour ce qu’éprouve Lilly, le mot est beaucoup trop faible. Le Weltschmerz de Lilly c’est, disons, la « douleur du monde » ! Oui, c’est ça, « monde » — pour Welt — et « douleur », parce que c’est précisément ce que signifie Schmerz : la souffrance ; l’authentique douleur. Lilly souffre de la douleur du monde, conclut fièrement Frank.

— C’est un peu comme sorrow et chagrin, pas vrai, Frank ? demanda Franny.

— Un peu, fit Frank, impassible.

Frank n’avait plus aucune tendresse pour Sorrow : plus maintenant.

En réalité, la mort de maman et de Egg — avec Sorrow sur ses genoux, surgi de l’abîme pour signaler l’emplacement de leur tombe — avait convaincu Frank de renoncer à faire prendre des poses aux morts ; Frank devait renoncer à tous travaux de taxidermie. 11 devait abandonner toute velléité de ressusciter les morts :

« Y compris la religion, dit Frank.

À en croire Frank, la religion n’est en fait qu’une forme de taxidermie.

Dépité que Sorrow l’eût tourné en ridicule, Frank s’en prit avec acharnement à toutes les formes de foi. Il devint avec le temps plus fataliste encore que lowa Bob, plus sceptique encore que Franny et moi. Athée et non-violent convaincu, Frank finit par ne plus croire qu’au destin — à la chance fortuite ou au malheur fortuit, à la comédie arbitraire et au chagrin arbitraire. Il stigmatisait avec éloquence toutes les théories que l’on soutenait devant lui : en politique comme en morale, Frank était toujours du côté de l’opposition. Ce qui pour Frank signifiait « les forces opposées ».

— Mais ces forces, à quoi s’opposent-elles, exactement ? Frank ? lui demanda un jour Franny.

— Il suffit de s’opposer à toutes les prédictions, conseilla Frank. Chaque fois que quelqu’un est pour quelque chose, il faut être contre. Et si quelqu’un est contre, il faut être pour. Si quelqu’un prend un avion qui ne se casse pas la gueule, ça signifie simplement qu’il a pris le bon avion. Rien de plus.

Frank, en d’autres termes, « prit la fuite ». Quand maman et Egg nous eurent quittés, Frank s’enfuit plus loin encore — quelque part — , iî se réfugia dans une religion encore infiniment moins sérieuse que toutes les religions établies ; il rejoignit une sorte de secte anti-tout.

— À moins que Frank n’en soit le fondateur, suggéra un jour Lilly.

Avec pour credo le nihilisme, l’anarchie, l’absurdité et le simple bonheur face au malheur, la déprime qui, aussi sûrement que la nuit succède au jour, succède aux journées les plus insouciantes et les plus joyeuses. Frank croyait aux coups du sort. Il croyait aux surprises. Il ne cessait de se porter hardiment en avant et de battre en retraite, de même qu’il ne cessait, yeux grands ouverts et hébété, de s’avancer à pas lourds dans la brutale lumière du soleil — trébuchant à travers un désert jonché de cadavres surgis de ténèbres encore mal dissipées.

« Il est devenu fou, voilà, disait Lilly, qui s’y connaissait en folie.

Lilly devint folle, elle aussi. On aurait dit qu’elle prenait la mort de maman et de Egg comme un châtiment personnel dû à je ne sais quelle tare profondément enfouie en elle. Aussi prit-elle la décision de changer. Elle décida, entre autres choses, de grandir.

« Du moins un peu, disait-elle avec une résolution farouche.

Franny et moi nous sentions très inquiets. Il semblait peu plausible que Lilly parvienne à grandir, et l’acharnement que nous la soupçonnions de mettre à poursuivre sa « croissance » nous paraissait terrifiant.

-— Moi aussi je veux changer, dis-je à Franny. Mais Lilly — je ne sais pas trop. Lilly, c’est Lilly.

— Ça, tout le monde le sait, dit Franny.

— Tout le monde, sauf Lilly.

— Précisément, dit Franny. Alors, toi, que comptes-tu faire pour changer ? À part grandir, tu vois quelque chose de mieux ?

— Non, rien de mieux, admis-je.

Je n’étais qu’un pauvre réaliste dans une famille de rêveurs, petits et grands. Je ne pourrais pas grandir, et le savais. Je le savais, jamais je ne pourrais vraiment devenir adulte, jamais mon enfance ne me quitterait, et je ne serais jamais suffisamment adulte — tout à fait suffisamment responsable — pour satisfaire le monde. Le maudit Welt, comme disait Frank. Je ne parviendrais pas à changer assez, et le savais aussi. Au mieux, je pouvais tenter quelque chose qui aurait fait plaisir à maman. Je pourrais renoncer à jurer, je pourrais châtier mon langage — qui jadis avait tant chagriné maman. Et c’est ce que je fis.

— Donc, tu ne diras plus jamais « enculé » ni « merde », ni « sale pédé », ni même « va te faire foutre » ou « va te faire voir », rien ? s’étonna Franny.

— Tout juste.

— Ni même « sale trou du cul » ?

— Parfaitement.

— C’est pas plus bête qu’autre chose, raisonna Frank.

— Espèce de pauvre con, me provoqua Franny.

— Moi, je trouve ça plutôt noble, dit Lilly. Petit, mais noble.

— Il vit dans un bordel minable, au milieu de gens qui rêvent de refaire le monde, et, lui, il veut châtier son langage, dit Franny. Pauvre connard. Minable péteux. Tu t’astiques la trique à longueur de nuit et tu rêves de nichons, mais tu veux faire croire que tu es gentil c’est ça hein ?

— Allons, Franny, fit Lilly.

— Tais-toi, pauvre petit étron, dit Franny.

Lilly fondit en larmes.

— Faut qu’on se serre les coudes, Franny, dit Frank. Ce genre de vacheries, ça sert à rien.

— Toi, gros châtré, t’es une vraie tantouze, lui dit-elle.

— Et toi, chérie, qu’est-ce que tu es donc ? intervint Susie l’ourse. Qu’est-ce qui te permet de croire que tu es tellement coriace ?

— Je ne suis pas coriace, dit Franny. Pauvre idiote. Toi, t’es une mochetée, avec tes furoncles — tes cicatrices de furoncles : t’as la trouille des furoncles — et tu te sens encore mieux dans la peau d’une conne d’ourse que dans celle d’un être humain ? Et tu te crois coriace ? C’est bougrement plus facile d’être une ourse, pas vrai ? Et de turbiner pour un vieil aveugle qui te croit intelligente — et belle aussi, pas vrai ? Non, je ne suis pas tellement coriace, poursuivit Franny. Mais intelligente, ça oui. Je suis capable de me débrouiller. Et même de faire mieux. Je suis capable d’obtenir ce que je veux — à condition de savoir ce que je veux, bien sûr. Je suis capable de voir comment sont le s choses. Et vous autres, fit-elle, à notre adresse à tous — y compris la pauvre Miss Fausse Couche — , vous vous contentez d’attendre que les choses changent. Et tu ne crois pas que c’est aussi ce que fait papa ? me lança soudain Franny.

— Lui, il vit dans l’avenir, dit Lilly, qui reniflait toujours.

— Il est aussi aveugle que Freud, dit Franny, ou il le sera bientôt. Aussi, vous savez ce que je vais faire ? Moi, je ne vais pas châtier mon langage. Je vais utiliser mon langage comme une arme pour arriver à mes fins, me dit-elle. C’est ma seule arme. Et je suis bien décidée à grandir uniquement quand je serai prête, ou que le moment sera venu, dit-elle à Lilly. Et je suis bien décidée à ne jamais être comme toi} Frank. Personne ne sera jamais comme toi, ajouta-t-elle, avec affection. Et je suis bien décidée à ne pas être une ourse, dit-elle à Susie. Tu sues comme une truie dans cette défroque grotesque, tu prends ton pied à mettre les gens mal à l’aise, mais uniquement parce que, toi, tu te sens mal à l’aise d’être ce que tu es et rien d’autre. Eh bien, moi, je me sens bien telle que je suis, conclut Franny.

— T’as de la veine, dit Frank.

— Oui, t’as de la veine, renchérit Lilly.

— Tu es belle, fit Susie, et alors, ça change quoi ? N’empêche que t’es une salope.

— Dorénavant, je suis surtout une mère, dit Franny. Va falloir que je m’occupe de vous tous, bande de petits salauds — toi, toi et toi, dit Franny en nous désignant tour à tour, Frank, Lilly et moi. Parce que maman n’est plus là pour s’en charger — ni Iowa Bob. Les détecteurs de merde ont disparu, du coup il n’y a plus que moi pour détecter la merde. Je montre où est la merde — c’est mon rôle. Papa n’a aucune idée de ce qui se passe, conclut Franny.

Et nous opinâmes tous — Frank, Lilly et moi ; et même Susie l’ourse ; nous savions qu’elle disait vrai : papa était aveugle, ou ne tarderait plus à l’être.

— N’empêche que, moi, Franny, je n’ai pas besoin de toi pour me materner, dit Frank.

Mais sa voix manquait d’assurance.

Lilly s’approcha de Franny et posa la tête sur ses genoux ; elle se remit à pleurer — de bonnes larmes, me sembla-t-il. Franny, bien sûr, savait que moi je l’aimais — sans espoir et trop — , aussi était-il inutile que je fasse un geste vers elle ou que je lui parle.

— Ma foi, je n’ai pas besoin d’une gosse de seize ans pour me faire la morale, dit Susie l’ourse.

Mais elle avait ôté sa tête d’ourse, et la serrait entre ses grosses pattes. Son teint ravagé, ses yeux douloureux, sa bouche trop petite, tout cela la trahissait. Elle remit sa tête d’ourse, sa seule autorité.

L’étudiante, Miss Fausse Couche, comme toujours sérieuse et pleine de bonnes intentions, semblait à court d’arguments :

— Je ne sais pas, fit-elle, je ne sais pas.

— Dis-le en allemand, l’encouragea Frank.

— Oui, crache ce que t’as sur le cœur, n’importe comment, l’encouragea Franny.

— Eh bien, dit Fehlgeburt. Ce passage. Ce beau passage, ce dénouement — le dénouement de Gatsby le Magnifique

— c’est ça que je veux dire.

— Eh bien vas-y, Fehlgeburt, fit Franny. Accouche.

— Ma foi, dit Fehlgeburt. Je ne sais pas, mais — d’une certaine façon — , ça me donne envie d’aller aux États-Unis. Bien sûr, c’est contraire à mes idées politiques — votre pays, je veux dire — je sais. Mais ce dénouement, toute l’histoire

— en un sens — c’est tellement beau. Ça me donne envie d’être là-bas. Bien sûr, tout ça n’a aucun sens, n’empêche que j’aimerais bien être aux États-Unis.

— Comme ça, toi, tu penses que tu te plairais aux États-Unis ? dit Franny. Eh bien, moi, je regrette que nous en soyons jamais partis.

— Pourquoi on n’y retourne pas, Franny ? demanda Lilly.

— Faudra qu’on en parle à papa, dit Frank.

— Oh, malheur, fit Franny.

Et je devinais que déjà elle imaginait ce moment, se voyait en train d’instiller de force un peu de réel dans les rêves de notre père.

— Votre pays, sans vouloir vous vexer, dit un autre extrémiste — celui que ses camarades appelaient simplement Arbeiter (Arbeiter signifie « travailleur » en allemand) — , en fait votre pays est un foyer de crime. Sans vouloir vous vexer, ajouta-t-il, votre pays représente le triomphe ultime de la créativité des milieux d’affaires, ce qui veut dire que c’est un pays sous la coupe de l’idéologie collective des grandes corporations. Ces corporations sont dépourvues de toute humanité, dans la mesure où personne, aucun individu n’est responsable de la façon dont elles utilisent leur pouvoir ; une corporation est comme un ordinateur dont la source d’énergie est le profit — et l’indispensable carburant, le profit. À mon avis, les États-Unis — pardonnez-moi — sont en fait le pire pays au monde où puisse vivre un humaniste.

— On s’en fout de tes conneries, dit Franny. Pauvre connard de cinglé. Toi, tu parles comme un ordinateur.

-— Et tu raisonnes comme un embrayage, dit Frank à Arbeiter. Quatre vitesses pour la marche avant — à des allures prédéterminées. Une vitesse pour la marche arrière.

Arbeiter écarquillait de grands yeux. Son anglais était quelque peu laborieux — son esprit, devais-je me dire par la suite, avait à peu près autant de fantaisie qu’une tondeuse à gazon.

— Et à peu près autant de poésie, disait Susie l’ourse.

Personne n’aimait Arbeiter— pas même l’impressionnable Miss Fausse Couche. Sa faiblesse à elle — aux yeux de ses camarades — était sa passion pour la littérature, surtout pour le genre romanesque auquel se ramène en fait toute la littérature américaine.

— Ta stupide spécialité, ma chère, la tançait souvent Schwanger.

Mais cette passion que vouait Fehlgeburt à la littérature faisait sa force — à nos yeux à nous. C’était le côté romantique de son être, celui qui n’était pas tout à fait mort ; du moins pas encore. Avec le temps, que Dieu me pardonne, je devais contribuer à le tuer.

— La littérature est faite pour les rêveurs, disait souvent Old Billig à la pauvre Fehlgeburt.

Je parle de Billig l’extrémiste, bien sûr. La putain, elle, aimait les rêves ; elle confia un jour à Frank que les rêves étaient tout ce qu’elle aimait — ses rêves et ses « souvenirs ».

— Étudie donc l’économie, ma chérie, dit Schwanger à Fehlgeburt (le conseil de Miss Enceinte à Miss Fausse Couche).

— L’utilité de l’humanité, nous sermonna un jour Arbeiter, est en relation directe avec le pourcentage de la population globale qui participe à la prise de décisions.

— Au pouvoir, corrigea Old Billig.

— Aux décisions sources de pouvoir, renchérit Arbeiter, tous deux pareils à deux oiseaux-moqueurs acharnés à cribler de coups de bec une petite fleur solitaire.

— Foutaises, dit Franny.

L’anglais de Arbeiter et de Old Billig était tellement mauvais qu’il était facile de leur envoyer des vannes du genre de « allez vous faire foutre » — ils ne pigeaient pas. Et malgré mon vœu de châtier mon langage, je luttais à grand-peine contre la tentation de leur assener ce genre de vacheries ; mais je devais me contenter de laisser faire Franny, et d’écouter ce qu’elle leur disait.

— L’inévitable guerre des races, en Amérique, reprit Arbeiter, sera mal comprise. En réalité, il s’agira d’une guerre de classes.

— Quand tu pètes, Arbeiter, railla Franny, est-ce que les phoques du zoo s’arrêtent de nager ?

Les autres extrémistes se mêlaient rarement à nos discussions. L’un d’eux s’épuisait au clavier des machines à écrire ; l’autre au volant de leur unique automobile, propriété collective du Symposium sur les Relations Est-Ouest : à six, ils s’y entassaient de justesse. Le mécanicien s’exténuait à bricoler le véhicule délabré — la voiture toujours en panne qui, dans notre esprit, ne pourrait servir à rien en cas de fuite précipitée, et selon notre père n’aurait sans doute jamais l’occasion de prendre la fuite — le mécanicien était un jeune homme morne au teint brouillé, vêtu d’une salopette et coiffé d’une casquette bleu marine de receveur de tram. Il appartenait au syndicat et était de service toute la nuit sur la ligne principale du Strassenbahn de Mariahilfer Strasse. Il arborait à longueur de journée un air endormi et furibond, et se déplaçait dans un grand cliquetis d’outils. Son nom de code, Schraubenschlüssel, était particulièrement bien choisi — un Schraubenschlüssel est un tourne-à-gauche. Frank adorait se gargariser avec le nom de Schraubenschlüssel, histoire de se faire mousser, mais Franny, Lilly et moi tenions à la traduction. Nous l’appelions Wrench, Tourne-à-gauche.

— Salut, Wrench, lui disait Franny, lorsque vautré sous la voiture il travaillait à grand renfort de jurons. J’espère que tu penses pas à des choses sales, Wrench.

Wrench ne connaissait pas un seul mot d’anglais, et nous ne savions rien de sa vie privée, sinon qu’il avait un jour proposé un rendez-vous à Susie l’ourse.

— Vous savez, en fait, personne ne m’invite jamais à sortir, dit Susie. Quel connard.

— Quel connard, répéta Franny.

— Vous savez, en réalité il ne m’a jamais vue, renchérit Susie.

— Est-ce qu’il sait au moins que tu es une femme ? demanda Frank.

— Grand Dieu, Frank, s’exclama Franny.

— Ma foi, simple curiosité, assura Frank.

— Ce Wrench, c’est un cinglé, je parie, dit Franny. Ne sors pas avec lui, Susie.

— Tu veux blaguer ou quoi ? fit Susie l’ourse. Mon chou, je ne sors pas. Pas avec les hommes.

La confidence sembla se poser presque passivement aux pieds de Franny, mais je vis Frank s’en rapprocher, non sans gêne, puis s’en écarter, comme d’une obscénité.

— Susie est une lesbienne, Franny, dis-je dès que nous fûmes seuls.

— Ce n’est pas tout à fait ce qu’elle a dit, dit Franny.

— Moi je crois qu’elle l’est, dis-je.

— Et alors ? fit Franny. Et Frank, il est quoi, lui ? Le roi des pédés ? Et y a rien à redire sur Frank.

— Prends garde à Susie, Franny, dis-je.

— Tu penses trop à moi, répéta-t-elle, à plusieurs reprises. Fiche-moi la paix, tu veux.

Mais c’était bien la seule chose dont jamais je ne fus capable.

— Tous les actes sexuels impliquent en réalité quatre ou cinq sexes différents, nous dit le sixième membre du Symposium sur les Relations Est-Ouest.

Un vrai charabia tellement inspiré de Freud — Vautre Freud — qu’incapables de comprendre la première traduction que nous en donna Frank, nous dûmes l’implorer de nous en faire une deuxième.

— C’est bien ce qu’il a dit, assura Frank. Tous les actes sexuels impliquent en réalité une masse de sexes différents.

— Quatre ou cinq ? demanda Franny.

— Quand on fait l’amour avec une femme, expliqua le type, en réalité on le fait avec soi-même tel que l’on deviendra un jour, et avec soi-même dans son enfance. Et, cela va sans dire, avec le soi que deviendra le partenaire, et avec le soi de son enfance.

— Ça va sans dire bien sûr ? demanda Frank.

— Ce qui fait que, chaque fois qu’on baise, demanda

Franny, il y a en réalité quatre ou cinq personnes dans le coup. Un peu épuisant, non ?

— L’énergie que nécessite l’acte d’amour est la seule qui n’exige pas que la société la remplace, nous dit le sixième extrémiste, quelque peu rêveur.

Frank eut du mal à traduire.

« Nous remplaçons nous-mêmes notre énergie sexuelle, dit l’homme, en regardant Franny comme s’il venait de lâcher la chose la plus profonde du monde.

— Sans blague, chuchotai-je à Franny, qui me sembla un peu plus fascinée que je ne l’estimais souhaitable.

Je craignais qu’elle ne trouve l’extrémiste à son goût.

Il s’appelait Ernst. Ernst, sans plus. Un nom normal, mais un simple prénom. Il ne discutait pas. Il fabriquait des phrases isolées et dépourvues de sens, les énonçait calmement, retournait au clavier de sa machine. Lorsque, en fin d’après-midi, les extrémistes quittaient la Gasthaus Freud, ils restaient souvent des heures à baragouiner au Kaffee Mowatt (en face de l’hôtel) — un lieu plongé dans la pénombre et pourvu de tables de billard et de cibles de fléchettes, où séjournaient en permanence une rangée solennelle de buveurs de thé au rhum absorbés dans leurs parties d’échecs ou leurs journaux. Ernst rejoignait rarement ses collègues au Kaffee Mowatt. Il écrivait, écrivait sans trêve.

Si, de toutes les putains, Annie la Gueularde était la dernière à rentrer chez elle, Ernst était, de tous les extrémistes, le dernier à quitter les lieux. Si Annie la Gueularde croisait souvent Old Billig quand le vieil extrémiste arrivait le matin pour prendre son travail, elle croisait souvent Ernst lorsqu’il se décidait enfin à partir. Il avait quelque chose d’irréel et de fantomatique ; lorsqu’il discutait avec Schwan-ger, leurs deux voix se faisaient si calmes qu’elles sombraient presque toujours dans un murmure.

— Dis-moi, Susie, qu’est-ce qu’il écrit, Ernst ? demanda Franny.

— C’est un pornographe, dit Susie. Lui aussi m’a proposé de sortir. Et lui, il m’a vue.

Nous en restâmes cois quelques instants.

— Quel genre de pornographie ? demanda Franny, avec circonspection.

— Tu crois qu’il y en a beaucoup, mon chou ? demanda Susie l’ourse. Le pire. Des trucs tordus. De la violence. Des choses avilissantes.

— Avilissantes ? demanda Lilly.

— T’occupe pas, mon chou, dit Susie.

— Dis-moi, insista Frank.

— Non, c’est trop tordu, dit Susie à Frank. Tu connais l’allemand mieux que moi, Frank — essaie, toi.

Et, malheureusement, Frank essaya ; Frank nous traduisit la pornographie d’Ernst. Par la suite, je demandai un jour à Frank si, à son avis, c’était la pornographie d’Ernst qui avait déclenché nos véritables ennuis — si nous étions parvenus, d’une façon ou d’une autre, à ne pas y prêter intérêt, les choses se seraient-elles mises pareillement à dégringoler la pente ? Mais la nouvelle religion de Frank — son anti-religion — colorait toutes ses réponses (à toutes les questions).

— La pente ? disait Frank. Mais, c’est la direction inévitable, bien sûr — oui, quoi qu’il arrive. Même sans la pornographie, il y aurait eu autre chose. En fait, nous sommes condamnés à dégringoler la pente. Tu peux me dire ce qui la remonte ? En fait, ce qui provoque la dégringolade est sans importance, concluait Frank, avec son exaspérante désinvolture.

« Essaie donc de voir les choses ainsi, me chapitrait Frank. Pourquoi faut-il plus d’une moitié d’existence pour devenir un minable adolescent ? Pourquoi l’enfance dure-t-elle éternellement — quand on est un enfant ? Pourquoi a-t-on l’impression qu’elle prend au moins les trois quarts du voyage ? Et quand tout est fini, quand les gosses sont devenus grands, quand, brusquement, il faut regarder les choses en face… eh bien, m’avait dit Frank, quelques jours plus tôt, tu connais la musique. Là-bas à l’Hôtel New Hampshire, on s’imaginait que, toute la vie, on continuerait à avoir treize, quatorze ou quinze ans. (Toute cette putain de vie, dirait Franny.) Mais du jour où nous avons quitté l’Hôtel New Hampshire, nos vies se sont mises à filer deux fois plus vite. C’est ainsi, affirma Frank, d’un air satisfait. Toute la première moitié de sa vie, on a quinze ans. Et puis, un jour, on accroche ses vingt ans, et le lendemain c’est déjà fini. Et la trentaine défile comme un week-end passé en galante compagnie. Et avant de s’en rendre compte, on recommence à rêver de ses quinze ans.

« La pente ? disait Frank. La vie, c’est une longue ascension — la vie, jusqu’à ce qu’on ait quatorze ou seize ans. Et ensuite, bien sûr, on n’arrête pas de descendre. Et tout le monde le sait, ça va plus vite à la descente qu’à la montée. On monte — jusqu’à quatorze, quinze, seize — et puis on descend. Comme l’eau, comme le sable, concluait toujours Frank.

Frank avait dix-sept ans quand il traduisit à notre intention la pornographie de Ernst ; Franny avait seize ans, moi quinze, Lilly, qui en avait onze, était trop jeune pour écouter. Mais Lilly protestait, si elle avait l’âge d’écouter Fehlgeburt lire Gatsby le Magnifique, elle avait l’âge d’écouter Frank traduire Ernst. (Avec une hypocrisie typique, Annie la Gueularde refusait de laisser sa fille, Dark Inge, en écouter un mot.)

« Ernst » était son nom de code à la Gasthaus Freud, bien sûr. Dans le milieu de la pornographie, il prenait un tas d’autres noms. Je n’aime pas décrire la pornographie en détail. Susie l’ourse nous raconta qu’à l’université, Ernst avait suivi un cours intitulé « Histoire de l’érotisme dans la littérature », mais la pornographie de Ernst n’avait rien d’érotique. Fehlgeburt, qui avait elle aussi suivi le cours de littérature érotique de Ernst, était la première à reconnaître que l’œuvre de Ernst n’avait rien de commun avec l’authentique érotisme, qui n’a jamais rien de pornographique.

La pornographie de Ernst nous valait d’avoir des migraines et la gorge sèche. Frank prétendait même que ses yeux devenaient secs quand il lisait la prose de Ernst ; Lilly écouta une fois, puis renonça ; et je me sentais transi, assis là dans la chambre de Frank, devant le mannequin inerte qui, telle une maîtresse d’école bizarrement indifférente, semblait écouter la lecture de Frank — je me sentais transi par le froid qui montait du parquet. Je sentais quelque chose de froid s’insinuer dans les jambes de mon pantalon, au travers du vieux plancher fissuré, quelque chose surgi des fondations, du sous-sol, tapi sous toutes les lumières — où j’imaginais enfouis tous les ossements de l’antique Vindobona, et les

instruments de torture qu’affectionnaient les envahisseurs turcs, les fouets et les massues et les tenailles et les dagues, toute la panoplie d’horreurs du Saint Empire romain. Car la pornographie de Ernst n’avait aucun rapport avec le sexe : son domaine était la souffrance, la souffrance sans espoir, la mort, une mort dépouillée du moindre souvenir. Du coup, Susie l’ourse sortait en trombe pour aller prendre un bain, Lilly fondait en larmes (bien sûr), le cœur me montait aux lèvres (deux fois), et Frank jeta un jour son livre — les Enfants en route pour Singapour — à la tête du mannequin (comme si le mannequin en était l’auteur). Pas un seul des pauvres petits n’était jamais arrivé à Singapour.

Quant à Franny, elle se contentait de froncer les sourcils. Résultat, elle pensait à Ernst ; elle recherchait sa compagnie et lui demanda un jour — comme entrée en matière — quelles avaient été ses motivations.

— La décadence favorise la position révolutionnaire, expliqua Ernst, d’une voix lente — tandis que Frank tâtonnait pour traduire fidèlement ses paroles. Tout ce qui est décadent accélère le processus, hâte la révolution inéluctable. À la phase actuelle, il est indispensable d’engendrer le dégoût. Le dégoût politique, le dégoût économique, le dégoût à rencontre de nos institutions inhumaines, et le dégoût moral — à l’encontre de nous-mêmes, de ce que nous avons eu la faiblesse de devenir.

— Il parle pour lui, Franny, chuchotai-je.

Mais elle se contentait de froncer les sourcils ; elle se concentrait sur ses paroles, trop.

— Naturellement, le pornographe est le plus dégoûtant, ronronnait Ernst. Mais, voyez-vous, si j’étais communiste, quel régime voudrais-je voir prendre le pouvoir ? Le plus libéral ? Non. Au contraire, le plus répressif, le plus capitaliste, le plus anticommuniste de tous les régimes concevables — car alors je prospérerais. Ou serait la gauche sans l’aide de la droite ? Plus tout devient absurde et orienté à droite, mieux cela vaut pour la gauche.

— Tu es communiste, Ernst ? demanda Lilly.

À Dairy, New Hampshire, être communiste n’était pas des plus indiqués.

— C’était une simple phase, une phase indispensable, dit

Ernst, en parlant du communisme et de lui-même — et à nous — comme si tous nous faisions partie du passé, comme si une chose immense était en mouvement et nous-mêmes entraînés dans son sillage ou encore éparpillés par les gaz d’échappement.

« Je ne suis pornographe, poursuivit Ernst, que parce que je sers la révolution. Personnellement, ajouta-t-il, en agitant mollement la main, eh bien… personnellement, je suis un esthète : je médite sur tout ce qui est érotique. Schwanger pleure le sort de son café — elle est triste en pensant à ses Schlagobersy que la révolution devra eux aussi faire disparaître — de même, moi je pleure tout ce qui est érotique, car cela aussi est condamné. Un jour, après la révolution, soupira Ernst, il se peut que l’érotisme resurgisse, mais jamais ce ne sera pareil. Dans un monde nouveau, jamais l’érotisme n’aura autant d’importance.

— Le monde nouveau ? répéta Lilly.

Et Ernst ferma les yeux, comme s’il entendait son refrain favori, comme si, en imagination, il le voyait déjà, « le monde nouveau », une planète totalement différente — peuplée d’êtres tout neufs.

Pour un révolutionnaire, je lui trouvais des mains plutôt délicates ; ses longs doigts fuselés lui étaient probablement utiles, au clavier de sa machine — à son piano, dont Ernst jouait pour accompagner son opéra d’un bouleversement gigantesque. Son costume bleu marine, d’une mauvaise étoffe quelque peu lustrée, était en général propre mais froissé, ses chemises blanches bien lavées, mais jamais repassées ; il ne portait pas de cravate ; quand ses cheveux devenaient trop longs, il les coupait, trop courts. Il avait un visage presque athlétique, récuré, juvénile, résolu — une beauté enfantine. À en croire Susie l’ourse et Fehlgeburt, Ernst avait la réputation d’un tombeur parmi ses étudiants. Lorsqu’il donnait ses cours de littérature érotique, avait constaté Miss Fausse Couche, Ernst devenait passionné, voire enjoué ; il n’avait plus rien du locuteur alangui, terne, vaguement las et paresseux, nonchalant qu’il était lorsqu’il pérorait sur la révolution.

Il était très grand, mais sans rien de massif, et sans pour autant être frêle. En le voyant voûter les épaules, et

remonter le col de son veston — quand il se préparait à rentrer chez lui, au terme d’une journée de travail sans doute déprimante et écœurante — , j’étais frappé par la ressemblance que, de profil, il offrait avec Chipper Dove.

D’ailleurs, les mains de Chipper Dove, elles aussi, avaient eu quelque chose d’incongru pour un capitaine d’équipe de football — trop délicates elles aussi. Et je revoyais Chipper Dove ramener d’une secousse ses épaulières en avant et regagner la mêlée au petit trot, ruminant le prochain signal à donner — le prochain ordre, la prochaine consigne — , ses mains pareilles à des oiseaux posées sur ses cuissardes. Bien sûr alors, je comprenais qui était Ernst : le capitaine des extrémistes, le lanceur d’ordres, le ténébreux chef d’orchestre, celui qui avait le pouvoir de rassembler tous les autres. Et je savais alors, aussi, ce que Franny voyait en Ernst : non pas une simple ressemblance physique avec Chipper Dove, mais cette qualité d’insolence, cette touche maléfique, cette aura de catastrophe, cette impassibilité glaciale du chef — , c’était tout cela qui pouvait se faufiler dans le cœur de ma sœur, et qui avait capturé son moi intime, c’était cela qui drainait Franny de sa force.

— Nous avons tous envie de rentrer, dis-je à notre père. Aux États-Unis. L’Amérique nous manque. On ne se plaît pas ici.

Lilly me tenait la main. Nous étions, une fois encore, réunis dans la chambre de Frank — Frank, tout agité, boxait son mannequin, Franny était assise sur le lit de Frank, les yeux tournés vers la fenêtre. De l’autre côté de la Kruger-strasse, elle apercevait le Kaffee Mowatt. Il était très tôt ce matin-là, et quelqu’un balayait le seuil du café, repoussait les mégots sur le trottoir, puis dans le caniveau. Les extrémistes ne comptaient pas parmi les clients nocturnes du Kaffee Mowatt ; la nuit, les putains venaient s’y réfugier en quittant le trottoir — pour s’octroyer une pause, faire une partie de billard, s’offrir une bière ou un verre de vin, ou lever un miché — , et notre père nous permettait parfois, à Frank, Franny et moi, d’aller y jouer aux fléchettes.

— On a le mal du pays, expliqua Lilly, en refoulant ses larmes.

C’était encore l’été, maman et Egg nous avaient quittés depuis trop peu de temps pour que nous osions laisser entendre que quelqu’un ou quelque chose nous manquait.

— Ça ne marchera jamais ici, papa, dit Frank. On dirait bien qu’on est dans une impasse.

— Et c’est le moment de partir, avant la rentrée scolaire, avant que nous ayons tous des responsabilités.

— Moi, j’ai déjà des responsabilités, dit papa, calmement. Envers Freud.

Un vieil aveugle comptait-il autant que nous à ses yeux ? avions-nous envie de hurler, mais notre père ne nous laissa pas le loisir de nous étendre sur le sujet de ses responsabilités envers Freud.

« Et toi, Franny, qu’en penses-tu ? lui demanda-t-il.

Mais Franny, debout devant la fenêtre, continua à contempler la rue matinale. Old Billig, l’extrémiste, apparut — puis surgit Annie la Gueularde. Tous deux avaient l’air épuisé, mais tous deux n’en conservaient pas moins un souci de la forme typiquement viennois : tous deux réussirent à échanger un salut cordial, qui parvint jusqu’à nous, par la fenêtre ouverte.

— Écoute, papa, dit Frank. Bien sûr, on est dans le premier arrondissement, mais Freud a négligé de nous dire qu’en fait, notre rue est la pire de tout le secteur.

— Une espèce de rue à sens unique, ajoutai-je.

— Et puis, y a pas moyen de se garer, fit Lilly.

La Krugerstrasse semblait servir d’aire de déchargement aux camions de livraison qui ravitaillaient les magasins chics de la Kârntnerstrasse, et il était impossible de se garer.

En outre, le bureau de poste du quartier se trouvait également dans notre rue — un bâtiment triste et noirâtre qui ne contribuait guère à attirer d’éventuels clients.

— Il y a aussi les prostituées, murmura Lilly.

— Deuxième catégorie, dit Frank. Aucun espoir de promotion. Notre rue n’est qu’à cent mètres de la Kârntnerstrasse, mais jamais elle ne sera la Kârntnerstrasse.

— Même avec un hall tout neuf, dis-je à papa, même avec un hall accueillant, il n’y aura personne pour s’en apercevoir. N’empêche que les gens seront toujours coincés entre les putains et la révolution.

— Entre le péché et le danger, papa, fit Lilly.

— Bien sûr, à terme, c’est sans importance, je suppose, dit Frank — j’aurais pu lui taper dessus — , de toute façon, on est en train de couler — savoir quand on partira est en fait sans importance, mais il est évident qu’on partira un jour. Cet hôtel est en train de couler. On a le choix entre partir pendant qu’il sombre, ou quand il aura touché le fond.

— Mais, c’est maintenant que nous voulons partir, Frank, dis-je.

— Oui, tous, dit Lilly.

— Franny ? fit papa.

Mais Franny regardait toujours par la fenêtre. Sur la chaussée étroite, une camionnette de la poste essayait de contourner un camion de livraison. Franny guettait souvent l’arrivée et le départ du courrier, dans l’attente des lettres de Junior Jones — et, je suppose, de Chipper Dove. Elle leur écrivait à tous les deux, beaucoup, mais Junior était le seul à répondre.

Frank, toujours avec la même indifférence désabusée, revint à la charge :

— On pourrait par exemple partir le jour où les putes auront toutes été coincées à la visite médicale, ou quand Dark Inge sera enfin devenue assez grande, ou quand la bagnole de Schraubenschlüssel explosera, ou encore quand le premier client nous aura intenté un procès, ou le dernier…

— Mais nous ne pouvons pas partir, coupa papa, pas avant que les affaires marchent.

Même Franny lui jeta un coup d’œil.

« Oui, reprit-il, quand l’hôtel fera de bonnes affaire, alors on pourra se permettre de partir. Mais on ne peut pas partir tant que c’est un échec, ajouta-t-il, non sans sagesse, parce que, dans ce cas, on repartirait les mains vides.

— Sans argent, c’est ça ? dis-je.

Papa hocha la tête.

— Tu as déjà englouti tout l’argent dans ce truc ? questionna Franny.

— Les travaux du hall doivent commencer avant la fin de l’été, dit papa.

— Dans ce cas, il n’est pas encore trop tard ! s’écria Frank. Où est-ce que je me trompe ?

— Récupère l’argent, papa ! fit Lilly.

Notre père secouait la tête, avec un sourire indulgent. Par la fenêtre, Franny et moi suivions des yeux Ernst le pornographe ; l’air profondément dégoûté, il passait devant le Kaffee Mowatt ; en traversant la rue, il écarta du pied quelques détritus ; il se déplaçait d’un air aussi déterminé qu’un chat qui traque une souris, mais, comme toujours, il paraissait déçu de n’avoir pas réussi à devancer Old Billig. Trois heures de pornographie au moins l’attendaient avant la pause du déjeuner, avant l’heure de son cours à l’université (ses « heures esthétiques », disait-il), puis viendrait pour lui le moment d’affronter les heures lasses et mornes de la fin de l’après-midi, que, nous avait-il confié, il réservait à 1’ « idéologie » — à sa contribution aux bulletins confidentiels du Symposium sur les Relations Est-Ouest. Quelle journée en perspective ! En prévision, il débordait déjà de haine, je le devinais. Et Franny ne parvenait pas à le quitter des yeux.

— Nous devrions partir, et tout de suite, dis-je à papa. Tant pis si nous coulons.

— On ne sait pas où aller, dit papa, d’un ton affectueux.

Il leva les mains, d’un geste qui ressemblait à un haussement d’épaules.

— Mieux vaut partir n’importe où que rester ici, fit Lilly.

— D’accord, fis-je.

— Vous n’êtes pas très logiques, dit Frank.

Je le foudroyai du regard.

Papa regardait Franny, avec un de ces regards qu’il lui arrivait jadis de poser sur maman ; une fois de plus, il regardait vers l’avenir, et il quêtait le pardon — à l’avance. Il voulait se faire pardonner tout ce qui risquait d’arriver. À croire que le pouvoir de ses rêves était si grand qu’il le contraignait en réalité à mimer l’avenir qu’il imaginait — et il attendait de nous que nous tolérions son absence, son absence du réel et peut-être même, un temps, son absence dans nos vies. C’est cela « l’amour pur » : l’avenir. Et c’était le sens du regard que papa posa sur Franny.

— Franny ? fit papa. Qu’en penses-tu, toi ?

Comme toujours, nous attendions l’opinion de Franny. Elle contemplait le coin de la rue où, tout à l’heure, elle avait aperçu Ernst — Ernst le pornographe, Ernst « l’esthète » spécialiste d’érotisme, Ernst le bourreau des cœurs. Je

compris que son moi intime avait des problèmes ; déjà quelque chose clochait dans le cœur de Franny.

« Franny ? insista papa, doucement.

— Je pense que nous devrions rester. Le temps de voir comment les choses tournent, dit Franny, pivotant pour nous regarder bien en face.

Nous détournâmes les yeux, sauf papa qui étreignit Franny et lui donna un baiser.

— Brave fille, Franny ! dit-il.

Franny eut un haussement d’épaules ; le haussement d’épaules de maman, bien sûr — et, comme toujours, papa ne put y résister.

On dit que, de nos jours, la Krugerstrasse est pratiquement réservée aux piétons, et on y trouve deux hôtels, un restaurant, un bar et un café — et même un cinéma et un magasin de disques. On dit que c’est devenu une rue chic. Ma foi, je trouve ça difficile à croire. Et quand bien même elle aurait changé de fond en comble, je souhaite ne jamais revoir la Krugerstrasse.

On m’a dit que dans la Krugerstrasse même, se sont installés des magasins de luxe : une boutique et un coiffeur, un libraire et un disquaire, un fourreur et un magasin d’accessoires de salles de bains. C’est tout simplement stupéfiant.

On dit aussi que la poste existe toujours. Le courrier continue à arriver.

Et les prostituées font toujours le trottoir dans la Krugerstrasse ; j’aurais deviné tout seul que la prostitution continue.

Le lendemain matin, j’allai réveiller Susie l’ourse.

— Earl ! grogna-t-elle, en s’extirpant de son sommeil. Qu’est-ce qui se passe encore, bordel ?

— J’ai besoin de ton aide, lui dis-je. Faut qu’on sauve Franny.

— Franny est une coriace. Elle est belle et elle est coriace, dit Susie en se retournant dans son lit, elle n’a pas besoin de moi.

— Tu l’impressionnes, dis-je — un mensonge optimiste.

Susie n’avait que vingt ans, quatre ans seulement de plus

que Franny, mais quand on en a seize, quatre années représentent une grosse différence.

« Elle t’aime bien, dis-je.

Ce qui, je le savais, était la vérité.

« Du moins, tu es plus âgée qu’elle, un peu comme sa grande sœur, tu comprends.

— Earl ! fit Susie l’ourse, en s’accrochant à son déguisement.

— Peut-être que tu es un peu « tordue », dit Frank à Susie, mais Franny est plus sensible à ton influence qu’à la nôtre.

-— Sauver Franny de quoi ? demanda Susie.

— De Ernst, dis-je.

— En fait, de la pornographie, précisa Lilly avec un violent frisson.

— Aide-la à retrouver son moi intime, implora Frank.

— C’est pas mon genre de déconner avec les mineures, dit Susie.

— On te demande de l’aider, pas de déconner avec elle, dis-je.

Mais Susie l’ourse se borna à sourire. Elle s’assit sur son lit, son déguisement en vrac sur le plancher, ses cheveux raides et ébouriffés à la diable pareils à une toison d’ours, son visage aux traits durs pareil à une plaie au-dessus de son tee-shirt froissé.

— Aider quelqu’un, ça revient à déconner avec, dit Susie l’ourse.

— Acceptes-tu au moins d’essayer ? lui demandai-je.

— Et tu me demandes à moi ce qui a déclenché les vrais problèmes, me dit par la suite Frank. Eh bien, à mon avis, ce n’est pas la pornographie. Non que ça ait la moindre importance, bien sûr, mais tes problèmes à toi, je sais ce qui les a déclenchés.

C’est comme pour la pornographie, je ne tiens pas à décrire la chose en détail, d’ailleurs Frank et moi n’en eûmes qu’un bref aperçu — une vision éphémère, mais plus que suffisante pour notre goût. Tout commença lors d’une soirée d’août, une soirée si chaude que Lilly nous avait réveillés, Frank et moi, pour réclamer un verre d’eau — comme si elle était redevenue bébé — , une soirée si chaude que, dans la Krugerstrasse, les hommes dédaignaient les putains, et que le calme régnait dans la Gasthaus Freud. Aucun client ce

soir-là pour faire gueuler Annie la Gueularde, personne même qui eût envie de grogner en compagnie de Jolanta, de gémir en compagnie de Babette, de marchander avec Old Billig ou même de reluquer Dark Inge. Il faisait trop chaud pour traîner dans le Kaffee Mowatt, et les putains bavardaient assises sur les marches de l’escalier, dans le hall frais et sombre de la Gasthaus Freud — en cours de réfection. Freud était déjà couché, et dormait, bien sûr ; il n’avait pas d’yeux pour voir la chaleur. Et mon père, qui voyait l’avenir plus clairement que le présent, dormait lui aussi.

J’entrai chez Frank et m’amusai quelques instants à boxer son mannequin.

« Seigneur Dieu, dit Frank. Vite que tu te dégotes des barres et que tu fiches la paix à mon mannequin.

Pourtant lui non plus ne pouvait fermer l’œil ; nous nous mîmes à nous renvoyer le mannequin comme un ballon.

Personne n’aurait pu s’y méprendre, ni Annie la Gueularde ni aucune des autres putains n’auraient pu émettre ce son. Un son qui n’avait rien d’une manifestation de chagrin ; une mélodie trop lumineuse pour être associée au chagrin, un son comme traversé par une musique d’eau, une musique qui ni pour Frank ni pour moi n’évoquait en rien l’amour vénal, ni même la concupiscence — trop de lumière et trop de musique pour qu’il exprime la concupiscence. Un son que Frank et moi n’avions jamais encore entendu — et ma mémoire, une mémoire de quadragénaire maintenant, ne garde aucun souvenir d’un autre exemple de ce chant ; ce chant, personne ne devait jamais me le chanter, à moi, de cette façon.

C’était le chant que Susie faisait chanter à Franny. Susie devait traverser la chambre de Franny pour passer dans la salle de bains. Frank et moi traversâmes ma chambre pour pénétrer dans la même salle de bains ; par la porte, nous pouvions glisser un coup d’œil dans la chambre de Franny.

La tête de l’ourse gisait sur le tapis au pied du lit de Franny, et nous eûmes tout d’abord un choc, comme si quelqu’un avait décapité Susie quand elle avait fait irruption dans la chambre. Pourtant ce ne fut pas la tête d’ours qui polarisa notre attention. Mais le son qui fusait de la gorge de Franny nous attira comme un aimant — doux et aigu, aussi tendre que celui que poussait jadis maman, aussi heureux que celui de Egg. Un son quasiment dépourvu de tout désir sexuel, quand bien même le plaisir sexuel était le thème du chant, car Franny, les bras écartés au-dessus de la tête et la tête renversée en arrière, gisait sur son lit, et entre ses longues jambes qui bougeaient légèrement (elle semblait flotter et nager en chien), dans le giron sombre de ma sœur (que jamais je n’aurais dû voir) reposait un ours sans tête — un ours sans tête lapait à pleine langue, comme un animal qui se repaît d’une proie encore chaude, comme un animal qui se désaltère au cœur d’une forêt.

La vision nous frappa de terreur. Nous ne savions plus où aller et, sans la moindre raison, l’esprit vide — ou trop plein — nous nous précipitâmes dans le hall. Les putains assises sur les marches nous firent bon accueil ; elles paraissaient toujours heureuses de nous voir, mais était-ce la chaleur, leur ennui ou leur oisiveté, toujours est-il que leur accueil fut cette fois particulièrement chaleureux. Seule Annie la Gueularde sembla déçue — à croire qu’un instant, elle nous avait pris pour d’éventuels « clients ».

— Salut les gars, on dirait que vous venez de rencontrer un fantôme, dit Dark Inge.

— Vous avez du mal à digérer, mes chéris ? fit Old Billig. Vous devriez déjà être au lit.

— Vous avez la trique et pouvez pas dormir, c’est ça ? demanda Jolanta.

— Oui, oui, entonna Babette ? Venez, donnez-les-nous, vos triques !

— Suffit, coupa Old Billig. D’ailleurs, y fait trop chaud pour baiser.

— Jamais trop chaud, dit Jolanta.

— Jamais trop froid, fit Annie la Gueularde.

— On fait une partie de cartes ? proposa Dark Inge.

Mais Frank et moi, comme deux soldats hors d’haleine,

tournâmes quelques instants en rond au pied de l’escalier, et rebroussant chemin, regagnâmes la chambre de Frank — puis, attirés comme par un aimant, nous allâmes retrouver papa.

— Nous voulons rentrer, déclarai-je.

Il se réveilla, et nous prit tous les deux dans son lit, comme si nous étions encore tout petits.

— Je t’en prie, papa, rentrons chez nous, murmura Frank.

— Dès que les affaires marcheront, assura papa. Sitôt que tout ira bien — promis.

— Quand ? sifflai-je

Mais papa me coinça d’une clef au cou et me donna un baiser.

— Bientôt, dit-il. Les choses ne vont plus tarder à démarrer — je le sens.

Nous devions pourtant rester à Vienne jusqu’en 1964 ; nous y resterions sept ans.

— C’est là-bas que j’ai vieilli, dirait plus tard Lilly, souvent.

Elle avait dix-huit ans lorsque nous quittâmes Vienne. Plus vieille, mais pas tellement plus grosse — comme disait Franny.

Sorrow flotte. Nous le savions. Cela n’aurait pas dû nous surprendre.

Mais la nuit où Susie parvint à faire oublier à Franny la pornographie — la nuit où elle incita ma sœur à chanter, et si bien — , Frank et moi fûmes frappés par une ressemblance plus forte encore que celle qui rapprochait Ernst le porno-graphe de Chipper Dove. Dans la chambre de Frank, la porte bloquée par le mannequin, Frank et moi restâmes longtemps à chuchoter sur le lit.

— L’ourse, tu as vu ? fis-je.

— On ne pouvait pas voir sa tête, remarqua Frank.

— Exact, dis-je. En fait, on ne voyait que le costume — Susie, elle était, disons, toute tassée.

— Mais pourquoi avait-elle gardé son costume ? demanda Frank.

— J’en sais rien.

— Probable qu’elles venaient tout juste de commencer, raisonna Frank.

— Mais l’expression de l’ourse, tu as vu ?

— Je sais, chuchota Frank.

— Tout ce poil, le corps comme lové.

— Je sais ce que tu veux dire, dit Frank. Ça suffit.

Là, dans le noir, nous comprîmes tous deux à quoi ressemblait Susie l’ourse. Nous avions vu, tous les deux. Franny nous avait mis en garde : elle nous avait dit d’ouvrir l’œil, de nous méfier des nouvelles postures, des nouveaux déguisements que prendrait Sorrow.

« Sorrow, chuchota Frank. Susie l’ourse, c’est Sorrow.

— En tout cas, elle lui ressemblait, dis-je.

— Susie est Sorrow, je le sais, affirma Frank.

— Eh bien, en ce moment, peut-être, admis-je. Maintenant, oui.

— Sorrow, c’est Sorrow, murmurait inlassablement Frank, en glissant peu à peu dans le sommeil. Personne ne peut le tuer, marmonna-t-il. C’est Sorrow. Il flotte.