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Une nuit à l’Opéra : sang et Schlagobers

 

 

 

— Mes enfants, mes enfants, nous dit notre père, nous devons être très prudents. Je crois, mes petits, que cette fois, nous sommes à la croisée des chemins, poursuivit-il, comme si nous avions encore huit, neuf, dix ans, etc. et qu’il nous racontait sa rencontre avec maman à l’Arbuthnot-by-the-Sea — le soir où, pour la première fois, ils avaient vu Freud, en compagnie de State O’Maine.

— Il y a toujours une croisée des chemins, dit Frank avec philosophie.

— D’accord, peut-être, s’impatienta Franny. Mais cette croisée des chemins, c’est quoi au juste ?

— Ouais, dit Susie l’ourse, en scrutant Franny d’un regard soupçonneux.

Susie était la seule à avoir remarqué que Franny et moi avions passé la nuit dehors. Selon Franny, nous avions été invités chez des gens que Susie ne connaissait pas, dans le quartier de l’université. Et comment rêver d’un meilleur garde du corps que son frère, un haltérophile de surcroît ? De toute façon, Susie n’aimait pas les soirées ; si elle arrivait déguisée en ourse, elle ne pouvait parler à personne, et si elle ne mettait pas son déguisement, personne ne se souciait de lui adresser la parole. Ce soir-là, elle avait l’air à cran et maussade.

« On est dans la merde jusqu’au cou à ce que je vois, va falloir remuer ça en vitesse.

— Tout juste, dit papa. C’est toujours comme ça, à la croisée des chemins.

— Ce coup-ci, pas question de boire le bouillon, dit Freud. Je ne me crois pas capable de monter encore beaucoup d’hôtels.

Ce qui ne serait peut-être pas un mal, songeai-je, en m’efforçant de ne pas regarder Franny. Nous étions tous réunis dans la chambre de Frank, notre salle de conférences — sous Tœil du mannequin, pareil à un médium, un fantôme muet de maman, ou de Egg, ou de Iowa Bob ; selon Frank, le mannequin était censé émettre des signaux que nous étions censés capter.

— Combien pouvons-nous espérer tirer du roman, Frank ? demanda papa.

— C’est le livre de Lilly, dit Franny. Pas le nôtre.

— Si, d’une certaine façon, dit Lilly.

— Justement, dit Frank, et si je comprends quelque chose à l’édition, elle n’y peut plus rien désormais. Désormais, ou c’est un bide, ou on ramasse le paquet.

— Ce n’est jamais qu’une histoire de croissance, dit Lilly. Je m’étonne un peu que ça les intéresse.

— Ça les intéresse, Lilly, mais pour cinq mille dollars, pas plus, souligna Franny.

— Pour partir, il nous faut quinze ou vingt mille dollars, dit papa. Si nous voulons avoir une chance de repartir de zéro, une fois de retour.

— N’oubliez tout de même pas : cette baraque, on en tirera bien quelque chose, non, dit Freud, sur la défensive.

— Quand on aura vendu la mèche, et dénoncé ces salauds, sûrement pas, dit Susie l’ourse.

— Oui, dit Frank, y aura un tel scandale qu’on ne trouvera pas d’acquéreur.

— Je vous l’ai dit : si jamais on vend la mèche, c’est nous qui aurons les flics sur le dos, dit Freud. Vous ne connaissez pas la police ici, une vraie Gestapo. Sans compter qu’ils nous coinceront à cause des putains.

— Ma foi, y a tellement de raisons pour qu’on se fasse coincer, dit Franny.

Nous n’osions pas nous regarder en face ; quand Franny parlait, je regardais par la fenêtre. Old Billig l’extrémiste traversait la rue. Annie la Gueularde sortait pour rentrer chez elle, l’air vanné.

— On ne peut pas faire autrement que de les dénoncer, dit papa. S’ils se croient vraiment capables de faire sauter l’Opéra, inutile d’essayer de discuter avec eux.

— Personne n’a jamais essayé de discuter, dit Franny. On s’est toujours contentés d’écouter.

— lis ont toujours été dingues, dis-je.

— Comment, papa, tu ne sais pas ça ? demanda Lilly.

Papa baissa la tête. Il avait quarante-quatre ans, avec une

touche distinguée de gris dans l’épaisse toison brune qui lui entourait les oreilles ; il ne s’était jamais laissé pousser de favoris et je lui avais toujours vu la même coupe de cheveux, à mi-front et mi-oreilles, juste assez longue pour dissimuler la nuque ; il ne les faisait jamais rafraîchir. Il avait une frange, comme un petit garçon, et ses cheveux épousaient son crâne de façon tellement saisissante que, de loin nous avions parfois l’impression qu’il portait un casque.

— Désolé, les enfants, dit papa, en secouant la tête. Ce n’est pas très agréable, j’en conviens, mais je crois vraiment que nous sommes à la croisée des chemins.

De nouveau, il secoua la tête ; il avait vraiment l’air paumé, et ce fut seulement bien plus tard que, l’évoquant allongé sur le lit de Frank, dans cette chambre où trônait le mannequin de couturière, je me dis qu’en réalité il avait l’air très beau et parfaitement maître de la situation. Notre père n’avait pas son pareil pour donner l’illusion qu’il maîtrisait les situations : Earl, par exemple. À l’inverse de Iowa Bob, ou de moi, papa n’avait jamais fait d’haltères, mais il avait conservé sa silhouette athlétique, et avait indiscutablement gardé son allure juvénile — « sacrément trop juvénile », disait Franny. L’idée m’effleura qu’il devait se sentir solitaire ; en sept ans, il n’était jamais sorti avec une femme ! Et s’il voyait des prostituées, il se montrait discret — et dans cet Hôtel New Hampshire, qui aurait été capable de se montrer discret à ce point ?

— Impossible qu’il s’arrange avec les putes, avait dit Franny. Sinon, je le saurais.

— Les hommes sont sournois, avait dit Susie l’ourse. Même les plus gentils.

— Donc, il s’en passe ; c’est tout, avait dit Franny.

Susie l’ourse avait haussé les épaules, et Franny lui avait

envoyé une gifle.

Pourtant, dans la chambre de Frank, ce fut notre père qui fit allusion aux putains.

— Nous devrions les avertir, elles, de ce que nous avons l’intention de faire pour arrêter ces dingues, avant d’avertir la police.

— Pourquoi, fit Susie l’ourse. L’une d’elles pourrait avoir envie de nous dénoncer.

— Mais pourquoi ? fis-je.

— On devrait les avertir, pour qu’elles puissent prendre leurs dispositions, dit papa.

— Il faudra qu’elles trouvent un autre hôtel, dit Freud. Ces salauds de flics nous obligeraient à fermer. Dans ce pays, tout le monde est collectivement coupable ! Demandez un peu aux Juifs !

Pourquoi pas à Vautre Freud, me dis-je.

— Mais, supposez que nous soyons des héros, dit papa.

Et tous les yeux se tournèrent vers lui. Oui, voilà qui serait

chouette, songeai-je.

— Comme dans le roman de Lilly ? demanda Frank.

— Supposez que les flics pensent que nous sommes des héros parce que nous aurons dénoncé le complot terroriste ? demanda papa.

— Les flics ne raisonnent pas de cette façon, dit Freud.

— Mais supposons, nous sommes américains, donc nous avertissons le consulat, ou l’ambassade, et quelqu’un se charge de passer le tuyau aux autorités autrichiennes — comme si toute l’affaire était un genre de complot ultra-secret — un complot de grande envergure.

— Voilà pourquoi je t’aime tant, Win Berry ! s’exclama Freud, sa batte rythmant quelque musique intérieure. Y a pas à dire, tu es un rêveur. Il n’est pas question de complot de grande envergure ! Nous sommes dans un hôtel médiocre. Même moi, je suis capable de voir ça, et au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis aveugle. Quant à ces terroristes, ils n’ont aucune envergure. Ils ne sont même pas capables d’entretenir une bonne voiture ! Pour ma part, je ne les crois pas capables de faire sauter l’Opéra ! À vrai dire, je pense que nous ne courons aucun risque. S’ils avaient une bombe, je parie qu’ils dégringoleraient avec en descendant l’escalier !

— La bombe, c’est la voiture, dis-je, ou plutôt c’est la bombe principale — je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais en tout cas, c’est ce que dit Fehlgeburt.

— Il faut parler à Fehlgeburt, proposa Lilly. J’ai confiance en Fehlgeburt, ajouta-t-elle, incapable de comprendre comment cette fille qui, depuis sept ans, s’était chargée de la guider en tout, avait pu finir par céder à cette envie farouche de se détruire.

De plus, si Fehlgeburt avait été le professeur de Lilly, Schwanger avait été sa nourrice.

Pourtant, nous ne devions jamais revoir Fehlgeburt. Je supposai d’abord qu’elle s’efforçait de m’éviter ; et supposai aussi qu’elle continuait à voir les autres. En cette fin d’été de 1964 — tandis que se profilait le spectre de « l’automne » — , je m’appliquais à ne jamais me trouver en tête à tête avec Franny, et Franny s’appliquait à convaincre Susie l’ourse que, bien qu’il n’y eût rien de changé entre elles, peut-être était-il préférable qu’elles soient dorénavant « simples amies ».

— Susie est tellement fragile, me dit Franny. C’est vrai, elle est très gentille — comme dirait Lilly — mais je voudrais la plaquer sans pour autant saper le peu d’assurance que je suis parvenue à lui donner. Tu comprends, elle commençait enfin à s’aimer un peu, un tout petit peu. J’avais presque réussi à la convaincre qu’elle n’était pas laide, et maintenant que je la repousse, elle recommence à jouer l’ourse.

— Je t’aime, dis-je à Franny, la tête penchée. Mais, dis-moi, qu’est-ce qu’on va faire ?

— On va s’aimer, beaucoup, dit Franny. Mais on ne va rien faire.

— Jamais, Franny ? dis-je.

— Pas maintenant, en tout cas, dit Franny.

Mais sa main effleura ses genoux étroitement serrés, glissa lentement sur ses cuisses, et vint se poser sur les miennes — me serrant si fort que je sursautai.

« Pas ici, en tout cas, chuchota-t-elle, farouche, en me relâchant aussitôt. Peut-être est-ce seulement du désir, ajouta-t-elle. Ce désir, pourquoi ne pas essayer de le satisfaire avec quelqu’un d’autre, histoire de voir si ce qu’il y a entre nous disparaît ?

— Quelqu’un d’autre, qui ça ? fis-je.

Nous étions dans sa chambre, l’après-midi touchait à sa fin. La nuit tombée, je n’osais plus m’attarder dans la chambre de Franny.

— À laquelle est-ce que tu penses ? me demanda Franny.

Bien sûr, elle voulait parler des putains.

— Jolanta, dis-je, ma main s’écartant brusquement, d’un geste involontaire qui bouscula un abat-jour.

Franny me tourna le dos.

— Bon tu sais à qui moi je pense, pas vrai ? demanda-t-elle.

— Ernst, dis-je, en claquant des dents.

Je me sentis transi.

— Et cette idée te plaît ? fit-elle.

— Grand Dieu, non, chuchotai-je.

— J’en ai marre de tes foutus murmures, dit Franny. Situ veux savoir, toi et Jolanta, ça ne me plaît pas non plus.

— Dans ce cas, dis-je, pas question.

— J’ai bien peur que si, dit-elle.

— Pourquoi, Franny ? dis-je, en me rapprochant.

— Non, reste où tu es ! s’écria-t-elle, en se déplaçant de manière à interposer le bureau entre nous.

Un fragile lampadaire nous séparait.

Des années plus tard, Lilly devait nous envoyer à tous deux un poème. Quand je lus le poème, je téléphonai à Franny pour savoir si Lilly lui en avait, à elle aussi, envoyé un exemplaire ; bien sûr. L’auteur était un très bon poète du nom de Donald Justice, et un jour à New York, je devais entendre Mr. Justice lire ses poèmes en public. Tous me parurent excellents, mais je l’écoutai jusqu’au bout en retenant mon souffle, avec le vague espoir qu’il lirait le poème que Lilly nous avait envoyé, à Franny et à moi, un espoir mêlé d’une vague crainte. Il ne le lut pas et, une fois la lecture terminée, je me demandai ce que j’allais faire. Des gens lui parlaient, mais tous avaient l’air d’être de ses amis-ou peut-être simplement d’autres poètes. Lilly m’avait dit qu’entre eux, les poètes donnent toujours l’impression d’être d’excellents amis. Mais je ne savais pas quoi faire ; si Franny m’avait accompagné, nous nous serions tout simplement précipités vers Donald Justice qui, sur-le-champ, aurait été subjugué par Franny — personne ne résiste à Franny. Mr. Justice avait l’air d’être un parfait gentleman, et je n’essaie pas d’insinuer qu’il se serait jeté à la tête de Franny, J’avais dans l’idée que, comme ses poèmes, il était à la fois candide et guindé, austère, voire grave — mais ouvert, et même généreux. L’air d’un homme que l’on aimerait prier de lire une élégie sur la tombe d’un être cher. Je crois qu’il aurait pu composer quelque chose d’émouvant en mémoire de lowa Bob, et — tandis que je l’observais, entouré par un petit groupe d’admirateurs à l’air intelligent — je regrettais qu’il n’ait pas eu l’occasion d’écrire ou de réciter une élégie en souvenir de maman et de Egg. D’une certaine façon, pourtant, il écrivit une élégie en souvenir de Egg ; il écrivit un poème intitulé « Aux amis emportés par la mort dans leur enfance », que, pour ma part, j’interprétai comme une élégie en souvenir de Egg. Un poème que Frank et moi aimons beaucoup, mais que Franny trouve trop triste.

aux amis emportés par la mort dans leur enfance

Jamais nous ne les rencontrerons barbus au paradis, Ni parmi les chauves en train de se bronzer en enfer ; Nulle part, sinon au crépuscule dans la cour déserte, Formant un cercle, peut-être, ou les mains jointes Pour des jeux dont les noms mêmes nous avons oubliés. Viens, souvenir, partons à leur recherche, là-basf Parmi les ombres.

Mais le jour où je vis Mr. Justice à New York, je pensai surtout à Franny et au poème « Les stratagèmes de l’amour » — le poème que nous avait envoyé Lilly. En fait, je ne savais pas quoi dire à Mr. Justice, et même, j’étais trop gêné pour aller lui serrer la main. Sans doute lui aurais-je dit combien je regrettais de ne pas avoir lu « Les stratagèmes de l’amour » à l’époque où Franny et moi étions encore à Vienne, en cette morne fin de l’été 1964.

« Mais tu crois que cela aurait pu changer les choses, me demanda Franny, bien plus tard. Est-ce que nous y aurions cru — à ce moment-là ?

Je ne sais même pas si, en 1964, Donald Justice avait écrit « Les stratagèmes de l’amour ». Pourtant, je pense que si ; le poème semble avoir été écrit tout exprès pour Franny et pour moi.

— Aucune importance, comme disait Frank.

Bref, des années plus tard, la chère petite Lilly nous envoya par la poste « Les stratagèmes de l’amour », et une nuit, nous devions nous le lire à voix haute au téléphone, Comme toujours, quand je lis quelque chose qui demandes être lu à haute voix, j’ai tendance à murmurer, mais la voix de Franny était forte et claire.

les stratagèmes de l’amour

Mais ces manœuvres pour éviter

Les caresses des mains,

Ces ruses pour garder les yeux occupés

Par des objets plus ou moins neutres

(Comme l’honneur, pour le moment encore, l’exige)

N’auront guère de chance de prévenir leur chute.

Des remèdes plus énergiques s’imposent. Déjà ils le constatent,

Aucun de leurs stratagèmes n’a eu de succès, Pas plus qu’ils n’en auraient eu, non, Même si leurs yeux étaient devenus aveugles, Même si leurs mains avaient été tranchées À hauteur de coude.

C’est vrai, des remèdes plus énergiques s’imposaient, Même si on nous avait tranché les mains à hauteur du coude, Franny et moi nous serions caressés avec les moignons — avec ce qui nous serait resté, aveugles ou non.

Mais, dans sa chambre, cet après-midi-là, ce fut Susie l’ourse qui fut notre sauveur.

— Il se prépare quelque chose, dit Susie, en entrant de son pas traînant.

Franny et moi attendîmes, sans rien dire, persuadés qu’elle voulait parler de nous — persuadés qu’elle savait.

Lilly savait, bien sûr. Elle avait dû deviner.

— Les écrivains savent toujours tout, dit un jour Lilly, Du moins, il faudrait qu’ils sachent. Ils devraient savoir, Sinon ils devraient la fermer.

— Je suis sûre que Lilly s’en est doutée dès le début, me dit au téléphone la voix de Franny, venue de très loin,

nuit où nous fîmes la découverte de « Stratagèmes de l’amour ».

La communication était mauvaise ; il y avait des grésillements sur la ligne — comme si Lilly avait été à l’écoute. Ou comme si Frank avait été à l’écoute — Frank, je l’ai déjà dit, semblait être venu au monde pour se mettre à l’écoute de l’amour.

— Ecoutez bien vous deux, répéta Susie l’ourse, d’une voix menaçante. Il se prépare quelque chose. Ils ne savent pas où est passée Fehlgeburt.

— Qui ça « ils » ? demandai-je.

— Le roi du porno et toute sa bande de salauds. Et c’est à nous qu’ils demandent si on a vu Fehlgeburt. Et, hier soir, ils ont demandé la même chose aux putains.

— Personne ne l’a vue ? dis-je.

Et, de nouveau, de plus en plus familier, le souffle glacé s’insinua dans les jambes de mon pantalon, la bouffée d’air mort surgi des tombes où gisaient les Habsbourg privés de leurs cœurs.

Combien de jours avions-nous attendu tandis que notre père et Freud se chamaillaient pour décider s’ils devaient se mettre en quête d’un acheteur pour l’Hôtel New Hampshire avant de dénoncer les apprentis terroristes ? Et combien de nuits n’avions-nous pas gaspillées en vaines discussions, pour décider s’il ne valait pas mieux avertir le consulat américain, ou l’ambassade, et les charger eux de prévenir la police — ou s’il n’était pas préférable d’aller sur-le-champ tout raconter à la police autrichienne ? Quand on est amoureux de sa sœur, on a tendance à perdre toute perspective par rapport à la réalité du monde. Cette saloperie de Welt, comme disait Frank.

— À quel étage habite Fehlgeburt ? me demanda Frank. Toi, tu es allé chez elle, non ? En bas ou en haut ?

Lilly, l’écrivain, se brancha d’emblée sur la question, qui pourtant me parut absurde — sur le moment.

— Au premier, dis-je à Frank. Sur le premier palier.

— Pas assez haut, fit Lilly.

Et soudain je compris. Pas assez haut pour sauter par 419

la fenêtre, voilà ce qu’elle voulait dire. Même si Fehlgeburt avait enfin pris la décision de ne plus prendre garde aux ! fenêtres ouvertes, il lui avait fallu trouver un autre moyen, — C’est ça, dit Frank, en m’empoignant le bras. Si elle a voulu jouer au roi des Souris, elle est probablement encore là-bas.

C’était bien autre chose qu’un simple essoufflement qui me serrait la gorge, tandis que je traversais la place des Héros et remontais le Ring en direction du Rathaus ; un long trajet pour piquer un sprint, mais je tenais la forme. Bien sûr, je me sentais un peu essoufflé, aucun doute sur ce point, mais je me sentais surtout très coupable — même s’il était impossible que tout fût de ma faute ; impossible que ce fût à cause de moi que Fehlgeburt eût décidé de ne plus prendre garde aux fenêtres ouvertes ? Il n’y avait pas la moindre preuve, nous dit-on plus tard, qu’elle eût fait grand-chose j après mon départ. Peut-être s’était-elle remise un moment ! lire Moby Dick ; les policiers avaient fait leur travail, consciencieusement, et constaté qu’elle avait marqué le passage qu’elle lisait. Et moi je savais, bien sûr, qu’au moment de mon départ, l’endroit où elle s’était arrêtée n’était pas marqué. Chose étrange, elle avait mis une marque à l’endroit précis où elle s’était arrêtée de me faire la lecture — comme si elle avait relu la soirée tout entière avant d’opter pour la solution de la fenêtre ouverte. Pour Fehlgeburt, la solution de la fenêtre ouverte avait pris la forme d’un joli petit revolver dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Le billet d’adieu était simple et n’était adressé à personne, mais, moi je le savais, il m’était destiné.

La nuit où tu as vu Schwanger moi tu ne m’as pas vue. Moi aussi j’ai un revolver ! « Ainsi inlassablement… »

avait conclu Fehlgeburt, en citant le dénouement favori de Lilly.

En réalité, je ne vis pas Fehlgeburt. J’attendis sur le palier l’arrivée de Frank. Frank, lui, n’était pas tellement en forme et il lui fallut un bon moment pour me rejoindre devant la porte de Fehlgeburt. Sa chambre disposait d’une entrée privée donnant sur un escalier de service que, dans le vieil immeuble, les gens n’empruntaient que pour descendre leurs poubelles. Sans doute s’étaient-ils imaginé que l’odeur venait d’une poubelle. Ni Frank ni moi n’ouvrîmes même la porte. Sur le seuil, l’odeur était déjà pire que celle du défunt Sorrow.

— Je vous l’avais dit, je vous l’avais bien dit, fit notre père. Nous sommes à la croisée des chemins. Alors, sommes-nous prêts ?

Il était clair qu’en réalité il ne savait pas à quel saint se vouer.

Frank avait renvoyé à New York le contrat de Lilly. Puisqu’il était son « agent », avait-il expliqué, il ne pouvait accepter une offre à ce point banale pour un livre qui, de toute évidence, était une œuvre de génie — « un génie encore à demi épanoui », avait ajouté Frank, qui pourtant n’avait pas lu la Volonté de grandir ; pas encore. Lilly n’avait que dix-huit ans, soulignait Frank, et elle était loin d’avoir fini de grandir. Un éditeur digne de ce nom avait tout intérêt à prendre pied — « au rez-de-chaussée » — dans le gargantuesque édifice littéraire que Lilly était destinée à construire (selon Frank).

Frank réclama quinze mille dollars — plus une garantie de quinze mille dollars de plus, pour les frais de publicité.

— On ne va tout de même pas buter sur un petit problème économique, raisonna Frank.

— Puisque nous, nous sommes au courant de la mort de Fehlgeburt, raisonna Franny, les extrémistes ne vont pas tarder à l’être eux aussi.

— Ça pue, il suffit de renifler, dit Frank. Mais je ne dis rien.

— Je suis sur le point de trouver un acheteur, dit Freud.

— Quelqu’un en veut, de cet hôtel ? demanda Franny.

— Oui, pour le transformer en bureaux, expliqua Freud.

— Mais Fehlgeburt est morte, dit papa. Cette fois, il faut prévenir la police — et tout raconter.

— Oui, dès cette nuit, renchérit Frank.

— Prévenez les Américains, dit Freud, et attendez demain pour prévenir les flics. Les putains, prévenez-les dès cette nuit.

— Oui, il faut prévenir les putains cette nuit, acquiesça papa.

— Et puis, demain matin, à la première heure, dit Frank, nous irons au consulat américain — ou à l’ambassade. C’est quoi au juste ?

Je me rendis alors compte que je n’en savais rien, ni ce que c’était, ni à quoi cela servait. Et, de toute évidence, papa n’en savait rien lui non plus.

— Ma foi, après tout, nous sommes plusieurs, dit papa d’un air humble. On peut se partager la tâche, les uns iront voir le consul, les autres l’ambassadeur.

Il m’apparut alors, et clairement, combien nous avions peu assimilé l’art de vivre à l’étranger : nous ne savions même pas si l’ambassade américaine et le consulat américain se trouvaient dans le même bâtiment — pour ce que nous en savions, il n’y avait peut-être aucune différence entre un consulat et une ambassade. Et il m’apparut alors clairement, aussi, ce que ces sept années avaient fait de mon père : il avait perdu cette assurance qui l’habitait sans doute jadis à Dairy, New Hampshire, la nuit où il avait emmené ma mère faire un tour dans Elliott Park et l’avait subjuguée par son rêve de transformer le Thomson Female Seminary en hôtel. Il avait commencé par perdre Earl — qui lui avait payé ses études. Puis, en perdant Iowa Bob, il avait du même coup perdu l’instinct de Iowa Bob. Iowa Bob était un homme entraîné à foncer sur une balle perdue — un instinct précieux, tout particulièrement dans l’hôtellerie. Et je voyais maintenant ce que le chagrin avait coûté à papa.

— Ses billes, devait dire Franny plus tard.

— Il n’avait pas toutes les cartes en main, disait Frank.

— Tout finira par s’arranger, papa, se laissa aller à lui dire Franny cet après-midi-là, dans l’ex-Gasthaus Freud.

— Sûr, papa, renchérit Frank. On a de quoi se payer le voyage de retour !

— Je vais empocher des millions, papa, dit Lilly.

— Allons faire un tour, papa, suggérai-je.

— Mais, qui se charge de prévenir les putains ? demanda-t-il, l’air hébété.

— Suffit d’en prévenir une, elles se passeront le mot, dit Franny.

— Non, protesta Freud. Parfois elles ne se disent rien. Je parlerai à Babette.

Babette était la favorite de Freud.

— Je parlerai à Old Billig, dit Susie l’ourse.

— Je parlerai à Annie, dit notre père.

Il avait l’air en transe.

Personne ne se proposant pour parler à Jolanta, j’offris de m’en charger. Franny me jeta un coup d’œil, mais je parvins à détourner la tête. Frank, constatai-je, se concentrait sur le mannequin ; il en attendait des signaux limpides. Lilly regagna sa chambre ; elle avait l’air petite, me dis-je — bien sûr, elle était petite. Sans doute regagnait-elle sa chambre pour essayer de grandir encore un peu — pour écrire, écrire, écrire sans trêve. À l’époque où nous tenions nos conseils de famille dans le deuxième Hôtel New Hampshire, Lilly était si petite qu’on eût dit que notre père oubliait qu’elle avait dix-huit ans ; et il lui arrivait de la soulever pour l’asseoir sur ses genoux, et jouer avec sa queue de cheval. Lilly ne s’en offusquait pas ; c’était l’unique chose qui lui faisait ne pas regretter d’être si petite, me confia-t-elle. Papa continuait à la traiter comme une enfant.

— Notre écrivain enfant, disait parfois Frank, son agent.

— Allons faire un tour, papa, répétai-je.

Je me demandais s’il m’avait entendu.

Nous traversâmes le hall ; devant la réception, quelqu’un avait renversé un cendrier sur le canapé avachi et, ce jour-là, Susie était en principe chargée de faire le ménage dans le hall. Susie était pleine de bonne volonté, mais c’était une souillon ; les jours où Susie devait faire le ménage, le hall avait tout d’un capharnaum.

Franny était plantée au pied de l’escalier, les yeux levés vers les étages. Je ne me souvenais pas de l’avoir vue se changer, mais tout à coup, il me sembla qu’elle s’était mise sur son trente et un. Elle avait passé une robe. Franny n’était

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pas une fanatique des jeans ni des tee-shirts — elle aimait les jupes amples et les corsages — , mais, par ailleurs, elle n’était pas non plus fanatique des robes, pourtant elle portait sa jolie robe vert foncé, celle aux épaulettes minces.

« C’est déjà l’automne, lui dis-je. Et toi, tu portes une robe d’été ? Tu vas prendre froid.

— Je ne sors pas, dit-elle, les yeux toujours levés vers les étages.

Je jetai un coup d’œil à ses épaules nues, et frissonnai, L’après-midi touchait à sa fin, mais, nous le savions tous les deux, Ernst n’avait pas encore fermé boutique — il était toujours au travail, là-haut, au cinquième. Franny s’engagea dans l’escalier.

« Je vais essayer de le rassurer, c’est tout, me dit-elle, mais sans me regarder — ni regarder papa. Inutile de vous inquiéter, je ne lui dirai pas que nous sommes au courant -je ferai l’idiote. Je veux seulement tenter de sonder ce qu’il sait.

— C’est un vrai cinglé, Franny, lui dis-je.

— Je sais, et toi, tu penses trop à moi.

J’entraînai papa dans la Krugerstrasse. Il était encore tôt et les putains n’étaient pas à leur poste, mais la journée de travail était depuis longtemps terminée : les banlieusards avaient regagné leurs tanières des faubourgs, et il n’y avait que peu de promeneurs dans la rue, à part des gens élégants qui déambulaient pour tuer le temps avant d’aller dîner— ou de se rendre à l’Opéra.

Nous descendîmes la Kârntnerstrasse jusqu’au Grabenet, comme de bien entendu, nous attendîmes quelques instants devant la cathédrale Saint-Étienne. Puis nous poussâmes jusqu’au Neuer Markt et contemplâmes les nus de la fontaine Donner. Constatant que papa ignorait tout à leur sujet, je m’empressai de lui résumer la politique répressive de Marie-Thérèse. Il me parut sincèrement intéressé. Puis nous longeâmes l’Hôtel Ambassador, dont la somptueuse masse or et écarlate semblait marquer l’entrée du Neuer Markt ; papa fit exprès de ne pas voir l’Hôtel Ambassador, à moins qu’il eût choisi de regarder les pigeons chier dans le bassin. Nous poursuivîmes notre promenade. La nuit tarderait encore un peu à tomber.

— Sympathique cet endroit, dit papa, comme nous passions devant le Kaffee Mozart. Beaucoup plus sympathique que le Kaffee Mowatt.

— C’est vrai, dis-je, dissimulant à grand-peine ma surprise à l’idée qu’il n’y avait jamais mis les pieds.

— Il faudra que je vienne y faire un tour un de ces jours, dit-il.

J’essayai de l’entraîner dans une autre direction, mais nous nous retrouvâmes devant l’Hôtel Sacher au moment où le crépuscule envahissait le ciel — et à l’instant précis où les lumières s’allumaient dans le bar du Sacher. Nous nous arrêtâmes pour observer la scène ; à mon avis, c’est en fait le plus beau bar du monde. « In den ganzen Welt », comme dit Frank.

« Entrons prendre un verre, dit papa.

Et nous entrâmes.

Je me tracassais un peu à cause de la façon dont papa était vêtu. Pour ma part — et comme toujours — - j’avais une tenue correcte. Mais papa me parut soudain plutôt miteux. On aurait dit que son pantalon n’avait jamais été repassé, et les jambes étaient rondes comme des tuyaux de poêle — des tuyaux de poêle avachis ; il avait maigri à Vienne. Privé de bonne cuisine bourgeoise, il avait perdu du poids, et sa ceinture trop longue n’arrangeait rien — en fait, remarquai-je, il s’agissait de la ceinture de Frank, que papa avait empruntée. Il portait une chemise convenable, à petites rayures grises et blanches, très passée — une des miennes, constatai-je, que j’avais abandonnée avant que, dans la dernière phase de mon entraînement, les haltères ne modifient le gabarit de mon torse ; elle aurait été trop petite pour moi, mais c’était encore une bonne chemise, quand bien même passée et plutôt chiffonnée. Ce qui jurait, c’était que la chemise était à rayures et la veste à carreaux. Dieu merci, mon père ne portait jamais de cravate — je frissonnai à la pensée du genre de cravate qu’aurait choisie mon père. Puis je me rendis compte qu’au Sacher, il ne viendrait à l’idée de personne de nous snober, car, pour la première fois, je vis à quoi ressemblait véritablement mon père. Il avait l’air d’un millionnaire, d’un millionnaire très excentrique ; l’air de l’homme le plus riche du monde, mais un homme qui se fiche de tout ; très riche, mais aussi plein de générosité et d’insouciance. Il aurait pu s’habiller n’importe comment sans cesser pour autant de donner l’illusion d’avoir un million de dollars en poche — même si le fond de sa poche avait été troué. Il y avait pas mal de gens riches et remarquablement bien mis au Sacher Bar, mais quand nous entrâmes, tous le contemplèrent avec une sorte d’envie bouleversante. Je crois que cela n’échappa pas à mon père, à qui pourtant tant de choses échappaient ; et il est sûr que sa naïveté l’empêcha de remarquer la façon dont les femmes le regardaient. Certains de ces gens avaient consacré plus d’une heure à choisir leurs vêtements, alors que depuis sept ans qu’il vivait à Vienne, mon père n’avait pas consacré plus de quinze minutes à renouveler sa garde-robe. Il portait uniquement les vêtements que lui avait achetés ma mère, ou ceux qu’il nous avait empruntés, à Frank et à moi.

— Bonsoir, Mr. Berry, lui dit le barman.

Et je compris alors que mon père était un habitué.

— Guten Abendy fit-il.

C’était à peu près là tout l’allemand de mon père. Il savait aussi dire « Bitte » et « Danke » et « Auf Wiedersehen ». Et il était passé maître dans l’art de faire des courbettes.

Je commandai une bière et mon père « la même chose que d’habitude ». Un breuvage terrifiant et épais à base de rhum ou de whisky, mais qui avait l’aspect d’un sorbet. Ce n’était pas un gros buveur ; il se contentait de siroter de petites gorgées et restait des heures à jouer avec le fond de son verre. Il ne venait pas pour boire.

Certains des gens les plus chics de Vienne s’arrêtaient quelques instants, et les clients de l’Hôtel Sacher se retrouvaient au bar pour discuter affaires ou prendre un verre avant d’aller dîner. Bien entendu, le barman ne sut jamais que mon père résidait dans l’ignoble Hôtel New Hampshire, à quelques minutes de là — en marchant doucement. Je me demande d’où le barman s’imaginait que sortait mon père. D’un yacht sans doute ; ou sinon du Bristol, ou de l’Ambas-sador ou de l’Impérial. Et l’idée me frappa qu’en réalité mon père n’avait jamais eu besoin de smoking blanc pour paraître ce qu’il était.

« Ma foi, John, dit mon père d’une voix calme. Ma foi,

John, je suis un raté. Par ma faute, vous voilà tous dans le pétrin.

— Mais non, voyons, protestai-je.

— Mais cette fois, ça y est, on rentre au pays de la liberté, poursuivit mon père en brassant son ignoble breuvage du bout de son index, qu’il se mit à sucer. Et fini les hôtels, ajouta-t-il doucement. Il faudra que je me trouve un emploi.

Il aurait annoncé qu’il allait lui falloir subir une opération, il eût pris le même ton. De le voir coincé à ce point par la réalité me fit horreur.

« Quant à vous, les enfants, il faudra que vous alliez à l’école, dit-il. À l’université, ajouta-t-il d’une voix rêveuse.

Je lui rappelai que nous étions déjà tous allés à l’école et à l’université. Frank, Franny et moi avions même déjà décroché nos diplômes ; et quel besoin avait Lilly de finir ses études en littérature américaine — alors qu’elle avait déjà terminé un roman ?

« Oh, fit-il. Ma foi, dans ce cas, il faudra que nous trouvions tous un emploi.

— Tout à fait d’accord, dis-je.

Il me regarda avec un sourire ; se penchant, il m’embrassa sur la joue. Il avait l’air tellement parfait que là, dans ce bar, jamais l’idée n’aurait effleurer personne — pas même une fraction de seconde — que j’étais le jeune amant de ce quadragénaire. C’était un baiser paternel et plus encore qu’à notre entrée dans le bar, tous contemplèrent mon père avec des yeux débordants d’envie.

Il lui fallut une éternité pour renoncer à jouer avec son verre. Je pris deux bières de plus. Je savais ce qu’il était en train de faire. Il absorbait le bar du Sacher, s’offrait une dernière vision de l’Hôtel Sacher ; et, bien sûr, il imaginait qu’il en était le propriétaire — qu’il y habitait. — - Ta mère, reprit-il, ta mère aurait adoré tout ça. Sa main esquissa un geste, puis se posa sur ses genoux. Elle aurait adoré tout ça, mais quoi ? me demandai-je. L’Hôtel Sacher et le bar du Sacher — oui bien sûr. Mais quoi d’autre ? Voir son fils Frank se laisser pousser la barbe et tenter de décrypter le message de sa mère — sa philosophie — en contemplant un mannequin de couturière ? Voir Lilly, sa cadette, essayer de grandir ? Voir Franny, sa fille

aînée, essayer de découvrir les secrets d’un pornographe ? Et moi, m’aurait-elle aimé ? Je me le demandais, moi ce fils qui châtiait son langage mais brûlait de désir de faire l’amour à sa propre sœur. Et Franny partageait ce désir elle aussi ! Bien sûr, c’était ce qui l’avait poussée vers Ernst.

Comment mon père aurait-il pu deviner pourquoi je fondis en larmes ? Pourtant, il trouva les mots qu’il fallait.

« Ce ne sera pas si terrible, me rassura-t-il. Nous autres humains sommes extraordinaires — quand il s’agit de nous adapter. Si nous n’étions pas capables de nous endurcir, à partir de nos défaites et de nos deuils, de nos désirs inassouvis et de nos frustrations, alors jamais nous ne pourrions nous endurcir assez, tu ne crois pas ? D’où pourrions-nous tirer notre force ?

Je pleurais, mon père s’efforçait de me consoler, et dans le bar du Sacher, tout le monde nous regardait. Sans doute est-ce une des raisons qui font qu’à mes yeux ce bar est l’un des plus beaux du monde : sa distinction est telle que Ton peut s’y abandonner au chagrin sans en éprouver de honte.

Mon père avait passé son bras sur mes épaules et je me sentis mieux.

— Bonne nuit, Mr. Berry, fit le barman.

— Auf Wiedersehen, dit mon père.

Il savait que jamais il ne reviendrait.

Dehors, tout avait changé. Il faisait nuit. C’était l’automne. Le premier homme que nous croisâmes sur le trottoir, et qui marchait d’un pas pressé, portait un pantalon noir, des escarpins noirs et un smoking blanc.

Mon père ne remarqua pas l’homme en smoking blanc, mais ce présage, ce rappel, me causa une impression de malaise : l’homme en smoking blanc était en tenue de soirée et se rendait à l’Opéra. Sans doute se pressait-il de peur de manquer l’ouverture. La « saison d’automne », comme avait dit Fehlgeburt, était brusquement arrivée. Je le devinai à la fraîcheur de l’air.

À New York, en 1964, la saison du Metropolitan Opéra devait s’ouvrir avec la Lucia di Lammermoor, de Donizetti.

Je lus cette information dans un- des livres de Frank, mais, selon Frank, il est douteux qu’à Vienne, la saison eût pu s’ouvrir avec Lucia. À en croire Frank, il est probable que quelque chose de plus viennois aurait ouvert la saison — « leur Strauss bien-aimé, leur Mozart bien-aimé ; et même le boche Wagner », dit Frank. Et je ne jurerais pas que ce fut le soir de l’ouverture que mon père et moi aperçûmes l’homme au smoking blanc. Il était manifeste pourtant que l’Opéra était ouvert au public.

— Lucia, me dit Frank, fut représenté pour la première fois à Vienne en 1837, dans la version italienne de 1835. Bien sûr, depuis, il y a eu un certain nombre de reprises, la plus célèbre, peut-être, avec la grande Adelina Patti dans le rôle principal — tout particulièrement le soir où sa robe prit feu au moment précis où elle attaquait la scène de la folie.

— Quelle scène de la folie, Frank ? demandai-je.

— Il faut le voir pour le croire, dit Frank, et même, c’est un peu difficile à croire. Mais la robe de la Patti prit feu à l’instant précis où elle se mettait à chanter la scène de la folie — tout était éclairé au gaz, à l’époque, et elle avait dû s’approcher trop près de la rampe. Et tu sais ce qu’elle a fait, la grande Patti ?

— Non.

— Sa robe était en feu, elle l’a arrachée et a continué à chanter comme si de rien n’était, dit Frank. Vienne, quelle époque, non !

Et puis, toujours dans un des livres de Frank sur l’Opéra, j’ai lu que la Lucia d’Adelina Patti semblait prédestinée à ce genre de mésaventures. À Bucarest, par exemple, la célèbre scène de la folie fut interrompue par la chute d’un des spectateurs qui dégringola dans la fosse de l’orchestre — sur une femme ; et dans la panique générale, quelqu’un cria « Au feu ! ». Mais la grande Adelina Patti s’écria : « Non ; il n’y a pas le feu ! » et continua à chanter de plus belle. Plus tard, à San Francisco, un cinglé lança une bombe sur la scène, et une fois encore l’intrépide Patti réussit à maintenir les spectateurs rivés à leurs sièges. Et pourtant, la bombe avait explosé !

— Une petite bombe, m’avait affirmé Frank.

Mais ce n’était pas une petite bombe que Frank et moi avions vu prendre le chemin de l’Opéra coincée entre Arbeiter et Ernst ; cette bombe-là était aussi volumineuse que Sorrow, aussi grosse qu’un ours. Il est peu probable que le Staatsoper de Vienne ait mis la Lucia de Donizetti à son programme le soir où mon père et moi souhaitâmes Auf Wiedersehen au Sacher. Si j’aime me dire qu’il s’agissait de Lucia, c’est que j’ai mes raisons. Dans cet opéra, il y a beaucoup de sang et de Schlagobers — même Frank en convient — et aussi certaine histoire démente d’un frère qui pousse sa sœur à la folie et provoque sa mort en la jetant dans les bras d’un homme qu’elle n’aime pas… ma foi, vous voyez maintenant pourquoi cette histoire très particulière de sang et de Schlagobers me paraissait à ce point appropriée.

— « Tous les opéras prétendument sérieux sont des histoires de sang et de Schlagobers, m’avait assuré Frank.

Je ne m’y connais pas assez en opéras pour savoir si c’est vrai ; tout ce que je sais, c’est qu’à mon avis Lucia di Lammermoor aurait mérité d’être au programme de l’Opéra de Vienne le soir où mon père et moi quittâmes le Sacher pour regagner à pied l’Hôtel New Hampshire.

« Cet opéra ou un autre, quelle importance, répète sans cesse Frank.

Mais, moi, j’aime cette idée qu’il s’agissait de Lucia. J’aime l’idée que la célèbre scène de la folie n’avait pas encore débuté quand mon père et moi poussâmes la porte de l’Hôtel New Hampshire. Susie l’ourse était seule dans le hall — sans sa tête d’ourse ! — et elle pleurait. Mon père passa sans s’arrêter devant Susie, ni apparemment remarquer combien elle était bouleversée — ni qu’elle avait retiré son costume ! — mais mon père avait l’habitude des ours malheureux.

Il se dirigea droit vers l’escalier. Il se préparait à annoncer les mauvaises nouvelles à Annie la Gueularde, à lui dire ce que mijotaient les extrémistes, et ce qui se préparait pour l’Hôtel New Hampshire.

— Elle est sans doute montée se faire un client, ou elle est en train de tapiner, lui dis-je.

Mais il déclara qu’il l’attendrait devant sa porte.

Je m’assis près de Susie.

— Elle est encore avec lui, sanglota Susie.

Si Franny était encore enfermée avec Ernst, cela ne pouvait vouloir dire qu’une chose : elle ne se contentait pas de lui parler, il était désormais inutile de prolonger la fiction de l’ourse. Je saisis à deux mains la tête d’ourse de Susie, m’en coiffai, la retirai. Je ne tenais pas en place, incapable d’attendre là dans le hall que Franny, comme une putain, en ait terminé avec lui — et redescende dans le hall — et, je le savais aussi, il n’était pas en mon pouvoir d’intervenir. Comme toujours, je serais arrivé trop tard. Et, cette fois, il n’y avait personne d’assez rapide, pas de Harold Swallow, pour me venir en aide ; il n’y avait pas le Bras Noir de la Loi. Junior Jones sauverait un jour Franny, mais il serait arrivé trop tard pour la sauver de Ernst — et moi aussi. Si j’étais resté avec Susie dans le hall, je me serais contenté de pleurer avec elle, et, me semblait-il, je n’avais déjà que trop pleuré.

— Susie, tu as prévenu Old Billig ? demandai-je. Pour les terroristes ?

— Il n’y a que ses saloperies d’ours en porcelaine qui l’intéressent, dit Susie, sans cesser de pleurer.

— Susie, moi aussi j’aime Franny, lui dis-je, en la serrant contre moi.

— Pas de la même façon que moi ! dit Susie, en réprimant un cri.

Si, de la même façon, songeai-je.

Je m’engageai dans l’escalier, et Susie se méprit sur mes intentions.

« Ils sont quelque part au troisième, dit Susie. Franny est descendue prendre une clef, mais je n’ai pas vu le numéro.

Je jetai un coup d’œil sur le comptoir de la réception ; il était dans une pagaille innommable, ce qui signifiait que, cette nuit-là, l’ourse était de permanence.

— C’est Jolanta que je cherche, fis-je. Pas Franny.

— Tu vas tout lui dire, hein ? fit Susie.

Mais Jolanta n’avait nulle envie qu’on lui dise quoi que ce soit.

— J’ai quelque chose à te dire, fis-je à travers sa porte.

— Trois cents schillings, dit-elle.

Je m’empressai de les glisser sous la porte.

— D’accord, entre, dit Jolanta.

Elle était seule ; visiblement, un de ses clients venait juste

de sortir, car elle était encore assise sur son bidet, complètement nue à l’exception de son soutien-gorge.

« Tu veux aussi reluquer les nichons ? fit Jolanta. Pour les nichons, c’est cent schillings de mieux.

— Je veux te dire quelque chose, fis-je.

— Ça aussi, c’est cent schillings de plus, dit-elle, en se lavant avec la nonchalance blasée d’une ménagère qui fait sa vaisselle.

Je lui tendis un autre billet de cent schillings, et elle dégrafa son soutien-gorge.

— Déshabille-toi, ordonna-t-elle.

Je m’empressai d’obtempérer tout en m’expliquant :

— Il s’agit de ces cons d’extrémistes. Ils ont tout gâché. Ils se préparent à faire sauter l’Opéra.

— Et alors ? dit Jolanta, en me regardant me déshabiller. T’as un corps fondamentalement raté, fit-elle. Fondamentalement, t’es un petit mec avec de gros muscles.

— Il se peut que j’aie besoin de Remprunter ce que tu caches dans le fond de ton sac, glissai-je — en attendant que la police prenne les choses en main.

Jolanta ne releva pas.

— T’aimes faire ça debout, le dos au mur ? me demanda-t-elle. C’est ça que tu veux ? Si on se sert du lit — si on doit s’allonger — , ça coûte cent schillings de mieux.

Je me laissai aller contre le mur et fermai les yeux.

— Jolanta, dis-je. C’est vrai, ils sont sérieux. Fehlge-burt est morte. Et cette bande de cinglés, ils ont une bombe, une grosse.

— Fehlgeburt était morte avant même d’être née, dit Jolanta en se laissant tomber à genoux et en me coiffant de sa bouche.

Un peu plus tard, elle me passa une capote. J’essayai de me concentrer, mais, quand elle se releva, et, se collant à moi, me fourra en elle en me coinçant contre le mur, elle m’informa illico que je n’étais pas assez grand pour faire ça debout. Je lui refilai donc cent schillings de plus et nous fîmes un nouvel essai, sur le lit.

— Voilà que maintenant t’es pas assez dur, se plaignit-elle.

Et je me demandai si mon impuissance à rester assez dur n’allait pas encore me coûter cent schillings.

— Je t’en prie, Jolanta, ne va surtout pas répéter aux extrémistes que tu sais ce qu’ils mijotent, dis-je. Et tu aurais sans doute intérêt à changer d’air pendant quelque temps — à vrai dire, personne ne sait ce que va devenir l’hôtel. Nous, nous rentrons en Amérique, ajoutai-je.

— D’accord, d’accord, fit-elle, me repoussant.

Elle s’assit sur le lit, puis traversa la chambre et se réinstalla sur le bidet :

« Auf Wiedersehen, dit-elle.

— Mais je n’ai pas joui, dis-je.

— À qui la faute ? fit-elle, en continuant, inlassablement, à se laver.

Si j’avais joui, sans doute cela m’aurait-il coûté encore cent schillings. Son dos robuste se balançait au-dessus du bidet ; elle se balançait avec sensiblement plus d’énergie que tout à l’heure sous moi. Comme elle me tournait le dos, j’en profitai pour rafler son sac sur la table de chevet et jeter un coup d’œil à l’intérieur. Mais Susie l’ourse s’en était sans doute déjà occupée. Le sac contenait un tube de pommade ; le tube s’était ouvert et la doublure était toute poisseuse. Il y avait bien sûr l’inévitable rouge à lèvres, les inévitables étuis de capotes anglaises (tiens, j’avais oublié de retirer la mienne), les inévitables cigarettes, quelques pilules, un petit flacon de parfum, des mouchoirs en papier, de la petite monnaie, un portefeuille bien bourré — et plusieurs petits flacons remplis de tout un assortiment de saloperies. Il n’y avait pas de couteau, sans parler d’un revolver. Son sac était une fausse menace, son sac était du bluff ; elle était le symbole de l’amour bidon, et, en plus — semblait-il — , elle était aussi le symbole de la violence bidon. Ce fut alors que ma main se posa sur un flacon sensiblement plus gros que les autres — d’une taille, à vrai dire, plutôt encombrante. L’extirpant du sac, je l’examinai ; Jolanta se retourna et se mit à hurler.

« Mon bébé ! hurla-t-elle. Laisse mon bébé !

Je faillis le lâcher — ce gros flacon. Et nageant dans le liquide trouble, je vis le fœtus humain, le minuscule embryon aux poings crispés, l’unique fleur qu’eût jamais possédée Jolanta, morte encore en bourgeon. Dans l’esprit de Jolanta — pareille à une autruche qui se rassure en enfouissant sa tête dans le sable — , cet embryon n’était-il pas une sorte d’arme bidon ? Était-ce là ce qu’elle cherchait à tâtons dans son sac, ce qu’elle étreignait à deux mains quand les choses se gâtaient ? Et se pouvait-il vraiment qu’il eût le pouvoir de la rassurer ?

« Laisse mon bébé ! hurla-t-elle, en s’avançant vers moi, nue — et encore ruisselante de l’eau du bidet.

Je reposai doucement le fœtus sur l’oreiller, et m’enfuis.

Comme j’ouvrais et refermais la porte de Jolanta, j’entendis Annie la Gueularde clamer son orgasme bidon. Mon père était, semblait-il, en train de lui annoncer les mauvaises nouvelles. Je ne tenais pas à rejoindre Susie dans le hall et n’osais pas monter voir où était passée Franny, aussi je m’assis sur le palier du premier. Mon père sortit de la chambre d’Annie la Gueularde ; me posant un instant la main sur l’épaule, il me souhaita bonne nuit, puis redescendit se mettre au lit.

— Tu lui as dit ? lançai-je.

— Oui, mais on dirait qu’elle s’en fiche, dit-il.

J’allais frapper à la porte d’Annie la Gueularde.

— Je suis déjà au courant, fit-elle en me voyant.

Mais je n’avais pas été capable de jouir avec Jolanta ; et,

sur le seuil de la porte d’Annie, je sentis que cela me revenait.

« Ça alors, pourquoi tu le disais pas ? fit Annie la Gueularde alors que je n’avais encore rien dit.

Elle m’attira dans sa chambre et referma la porte.

« Tel père, tel fils, dit-elle.

Elle m’aida à me déshabiller ; elle-même était déjà nue, Pas étonnant qu’elle fût obligée de travailler si dur, compris-je alors : elle était moins à la coule que Jolanta et ne faisait pas payer pour tous les « extras ». Annie la Gueularde se contentait d’un forfait de quatre cents schillings pour le grand jeu.

« Et si tu ne jouis pas, dit-elle, c’est ma faute à moi. Mais je te le promets, pour ce qui est de jouir, tu vas jouir.

— Je t’en prie, lui dis-je, si ça revient au même pour toi, je préférerais que tu ne jouisses pas. Disons, que je préfère que tu ne fasses pas semblant. Un dénouement paisible, voilà ce que je veux, l’implorai-je, mais déjà, sous moi, elle laissait fuser de petits sons bizarres. Suivit bientôt un son qui me terrorisa ; un son sans rien de commun avec ceux qui jusqu’alors avaient jailli de la bouche d’Annie ; qui ne ressemblait pas non plus au son que, par ses caresses, Susie l’ourse avait su arracher à Franny. Le temps d’une affreuse seconde — le son était empreint de tant de souffrance — l’idée m’effleura qu’il s’agissait du chant que Ernst le pornographe faisait chanter à Franny, quand soudain je compris que ce son était le mieny que c’était ma misérable voix qui chantait. Annie la Gueularde se mit à chanter avec moi, et, dans le silence frémissant qui suivit notre duo terrifiant, j’entendis le hurlement d’une voix qui, elle, était, indubitablement, celle de Franny — si proche qu’elle ne pouvait venir que du premier :

— Oh, Seigneur Dieu, par pitié, dépêche-toi d’en finir, hurla Franny.

— Pourquoi as-tu fait ça ? chuchotai-je à Annie la Gueularde, allongée haletante sous moi.

— Quoi ça ?

— L’orgasme bidon, dis-je. Je t’avais demandé de ne pas le faire.

— Il n’était pas bidon, chuchota-t-elle.

Puis, sans me laisser le temps d’interpréter cette nouvelle comme un hommage, elle ajouta :

« Ils sont tous vrais. Mais bon Dieu, tu me crois complètement foutue ou quoi ?

Et, bien sûr, pourquoi à mon avis tenait-elle tant à ce que sa noiraude de fille ne se mette jamais au « turbin ».

— Excuse-moi, chuchotai-je.

— Et j’espère bien qu’ils vont le faire sauter, l’Opéra, dit Annie la Gueularde. Et j’espère aussi qu’ils vont bousiller l’Hôtel Sacher, et aussi toute la Kârntnerstrasse. Et la Ringstrasse, avec tous les passants. Tous les hommes, chuchota Annie la Gueularde.

Franny m’attendait sur le palier du premier. Elle n’avait pas l’air plus mal en point que moi. Je m’assis près d’elle et chacun de nous demanda à l’autre si tout « allait bien ». Aucun de nous ne fournit de réponse très convaincante. Puis je demandai à Franny ce qu’elle avait appris de Ernst, et elle frissonna. Je lui passai un bras autour des épaules et nous nous appuyâmes tous les deux contre la rampe. Je réitérai ma question.

— J’ai tout appris, je crois, chuchota-t-elle. Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout, dis-je.

Franny ferma les yeux, posa la tête sur mon épaule et fourra son nez dans mon cou.

— Tu m’aimes toujours ? fit-elle.

— Oui, bien sûr, chuchotai-je.

— Et tu veux que je te raconte tout ? insista-t-elle, tandis que je retenais mon souffle. La position de la vache, tu veux que je te raconte ça ?

Je me cramponnais à elle, incapable de m’arracher une parole.

« Et la position de l’éléphant ?

Je la sentais trembler ; elle retenait à grand-peine ses larmes.

« Je peux te raconter pas mal de choses sur la position de l’éléphant ; entre autres, ça fait mal, dit-elle en fondant en larmes.

— Il t’a fait mal ? demandai-je doucement.

— La position de l’éléphant m’a fait mal, dit-elle.

Nous gardâmes quelques instants le silence, jusqu’au

moment où elle cessa de trembler.

« Tu veux que je continue ? fit-elle.

— Pas sur ce sujet, dis-je.

— Tu m’aimes toujours ? demanda Franny.

— Oui, je ne peux pas m’en empêcher, dis-je.

— Pauvre chéri, dit Franny.

— Toi aussi, pauvre chérie, dis-je.

Il y a une chose terrible, quand on est amoureux -vraiment amoureux, je veux dire : comme les gens qui s’aiment vraiment. Même lorsqu’en principe ils sont malheii-reux, et qu’ils essaient de se consoler, même alors, le moindre contact physique leur est une source de plaisir sexuel ; même lorsqu’en principe ils sont plongés dans l’affliction, il leur arrive d’éprouver du désir. Franny et moi n’aurions pu continuer longtemps à nous serrer l’un contre l’autre dans l’escalier ; nous étions incapables de nous toucher, un peu, sans avoir envie de nous toucher partout.

Sans doute aurais-je dû être reconnaissant à Jolanta de venir nous séparer. Jolanta se préparait à descendre dans la rue, en quête d’une nouvelle victime à accabler d’insultes. Nous voyant assis sur les marches, elle s’arrangea pour me décocher au passage un coup de genou entre les épaules.

— Oh, pardon ! fit-elle. Tu perds ton temps avec lui, ajouta-t-elle à l’adresse de Franny. Il est pas capable de jouir.

Sans un mot, Franny et moi la suivîmes plus ou moins jusque dans le hall — mais Jolanta traversa le hall pour sortir dans la Krugerstrasse, tandis que Franny et moi nous arrêtions pour voir ce que faisait Susie l’ourse. Susie dormait sur le canapé souillé de cendres, une expression presque sereine sur le visage — Susie n’était pas tout à fait aussi laide qu’elle se l’imaginait. Susie disait souvent en plaisantant qu’elle était le type même de la fille pas trop moche à condition qu’on lui fourre la tête dans un sac ; Franny m’avait expliqué que la plaisanterie n’avait rien de drôle ; les deux hommes qui avaient violé Susie lui avaient bel et bien fourré la tête dans un sac — « comme ça, on sera pas obligés de te regarder », avaient-ils dit. Ce genre de cruauté a de quoi rendre ours n’importe qui.

— Vraiment, je ne sais pas quoi penser du viol, avouai-je un jour à Susie. Pour moi, c’est l’expérience la plus traumatisante à laquelle quelqu’un puisse survivre ; par exemple, quand on est victime d’un meurtre, on n’y survit pas. Et si c’est l’expérience la plus traumatisante que je puisse imaginer, c’est sans doute que je ne peux m’imaginer en train de l’infliger à quelqu’un, je ne peux m’imaginer avoir envie de violer. C’est pourquoi c’est un sentiment tellement étranger à mon esprit ; je crois que c’est pour ça que je le trouve tellement traumatisant.

— Moi je peux m’imaginer en train de violer quelqu’un, dit Susie. Je peux m’imaginer en train de faire ça aux salauds qui me l’ont fait à moi. Mais ce serait par pure vengeance. Et faire ça à un salopard, à un homme, ça ne marcherait pas. Parce qu’un homme trouverait ça à son goût. Il y a des hommes qui s’imaginent que nous, ça nous plaît d’être violées. Et s’ils pensent ça, c’est uniquement parce qu’à eux, ça leur plairait.

Mais, dans la pénombre gris cendre du deuxième Hôtel New Hampshire, Franny et moi, nous nous contentâmes de tirer Susie de sa torpeur et de la convaincre d’aller se coucher. Nous la remîmes sur pied et récupérâmes sa tête ; nous brossâmes son dos hirsute pour la débarrasser des vieux mégots sur lesquels elle s’était vautrée.

— Allez viens, Susie, viens ôter ta pelure, la cajola Franny.

— Comment as-tu pu — avec Ernst ? marmonna Susie. Et toi, comment as-tu pu — avec des putains ? me demanda-t-elfe. Je ne vous comprends pas, ni l’un ni l’autre, conclut-elle. Je suis trop vieille.

— Non, c’est moi qui suis trop vieux, Susie, dit doucement mon père.

Il était dans le hall, debout derrière le comptoir de la réception, mais nous n’avions pas remarqué sa présence ; nous le croyions dans sa chambre. De plus, il n’était pas seul. La douce et maternelle extrémiste, notre chère Schlagobers, notre chère Schwanger, l’accompagnait. Elle tenait son revolver d’une main ferme, et, d’un geste, nous intima de regagner le canapé.

—  Sois gentil, me dit Schwanger. Va chercher Lilly et Frank. Réveille-les doucement. Pas de brutalité, ni même de brusquerie.

Je trouvai Frank allongé sur son lit, à côté du mannequin. Je n’eus pas à le réveiller, il avait les yeux grands ouverts.

— Je le savais, nous n’aurions jamais dû attendre, dit Frank ; nous aurions dû les dénoncer tout de suite.

Lilly était réveillée elle aussi. Lilly écrivait.

— Eh bien, Lilly, voici une nouvelle expérience, j’espère qu’elle t’inspirera, plaisantai-je, tandis que, main dans la main, nous regagnions le hall.

— Une toute petite expérience, j’espère, dit Lilly.

Tous les autres nous attendaient dans le hall. Schraubenschlüssel portait son uniforme de receveur de tramway ; il avait un air très « officiel ». Arbeiter était déjà en tenue ; en fait, il était si bien habillé qu’il n’aurait rien eu d’incongru à l’Opéra. Il portait un smoking, tout noir. Et le capitaine était là lui aussi, le chef, prêt à leur montrer la voie — Ernst le bourreau des cœurs, Ernst le pornographe, Ernst la vedette. Seul Old Billig — Old Billig l’extrémiste — manquait à l’appel. Il se laissait ballotter par le vent, comme avait dit Arbeiter : Old Billig avait eu assez de bon sens pour de lui-même s’exclure de ce dénouement. On le verrait resurgir pour le prochain spectacle ; pour Ernst et Arbeiter, pour Schraubenschlüssel et Schwanger, il s’agissait sans aucun doute de la représentation de gala (peut-être aussi de la dernière).

— Ma petite Lilly, dit Schwanger, va nous chercher Freud. Il faut que Freud soit ici, lui aussi.

Et Lilly, une fois de plus contrainte de jouer le rôle de l’ourse guide de Freud, se chargea de nous ramener le vieil aveugle — sa batte tapotant le plancher devant lui, simplement vêtu de son peignoir de soie écarlate au dos orné du dragon noir (« Chinatown, New York City, 1939 ! », nous avait-il confié).

— C’est un nouveau rêve ? fit le vieillard. Qu’est donc devenue la démocratie ?

Lilly installa Freud sur le canapé, à côté de papa. Freud s’empressa de heurter le tibia de papa avec sa batte.

« Oh, pardon ! s’exclama Freud. À qui cette anatomie ?

— À Win Berry, dit doucement mon père.

C’était irréel, mais ce fut la seule fois où nous l’entendîmes se servir de son vrai nom.

— Win Berry ! s’écria Freud. Ma foi, si Win Berry est dans les parages, aucun risque de catastrophe !

Personne n’en avait l’air tellement sûr.

« Expliquez-vous ! lança Freud en direction des ténèbres que percevaient ses yeux. Vous êtes tous ici, insista le vieux. Je vous sens, j’entends vos respirations.

— En fait, c’est parfaitement simple, dit Ernst d’une voix calme.

— • Élémentaire, dit Arbeiter. Tout à fait élémentaire.

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— On a besoin d’un conducteur, dit doucement Ernst, de quelqu’un pour conduire la voiture.

— Elle glisse comme un rêve, dit Schraubenschlüssel, d’une voix pleine d’adoration. Elle ronronne comme un chaton.

— Alors, conduis-la toi-même, Wrench, dis-je.

— Du calme, petit, me dit Schwanger.

Un coup d’œil sur son revolver me confirma qu’elle le tenait fermement braqué sur moi.

— Du calme, l’haltérophile, dit Wrench.

Un outil, court et d’aspect massif, dépassait de la poche ventrale de son pantalon, et il posa sa main sur l’outil comme sur une crosse de revolver.

— Fehlgeburt était rongée par le doute, dit Ernst.

— Fehlgeburt est morte, dit Lilly — notre réaliste, notre écrivain.

— Fehlgeburt était une incurable romantique, dit Ernst. Elle remettait toujours en cause les moyens.

— La fin justifie bel et bien les moyens, vous savez, coupa Arbeiter. C’est primaire, tout à fait primaire.

— Tu es un crétin, Arbeiter, dit Franny.

— Tu es aussi vaniteux qu’un vulgaire capitaliste ! renchérit Freud.

— Mais, avant tout, tu es un crétin, Arbeiter, dit Susie l’ourse. Un crétin tout à fait primaire.

— L’ourse ferait un conducteur parfait, dit Schraubenschlüssel.

— Va te faire foutre, Wrench, dit Susie l’ourse.

— L’ourse est trop hostile, on ne peut pas lui faire confiance, dit Ernst, avec une logique impeccable.

— Pour ça, tu l’as dit, mon joli, dit Susie l’ourse.

— Moi, je peux conduire, dit Franny.

— Non, tu ne peux pas, Franny, dis-je. Tu n’as jamais décroché ton permis.

— Mais je sais conduire, dit Franny. Frank m’a appris.

— Je conduis mieux que toi, Franny, dit Frank. S’il faut que l’un de nous deux conduise, c’est moi qui conduis le mieux.

— Non, c’est moi, insista Franny.

— Tu m’as surpris, c’est vrai, Franny, dit Ernst. Jamais je ne t’aurais crue aussi douée pour obéir aux ordres — tu es très douée pour exécuter les consignes.

— Surtout ne bouge pas, petit, me dit Schwanger.

Mes bras tressautaient — comme après une longue série de flexions avec la longue barre.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? demanda papa à Ernst, en anglais (son allemand était tellement mauvais). Quels ordres — quelles consignes ?

— Il m’a baisée, papa, dit Franny.

— Doucement, ne bougez pas, dit Wrench à mon père en se rapprochant, la main sur son outil.

Cette fois, Frank dut traduire à l’intention de papa.

— Ne bouge pas, reste où tu es, papa, dit Frank.

Freud fouettait l’air de sa batte, pareil à un chat qui

fouette l’air avec sa queue, et il heurta la jambe de mon père — une, deux, trois fois. Je le savais, mon père brûlait d’envie de l’empoigner. Il se défendait très bien avec la Louisville-Slugger.

De temps à autre, profitant des moments où Freud piquait un petit somme, notre père nous emmenait au Stadtpark pour nous décocher quelques balles au ras du sol. Nous adorions ramasser ses balles au vol. Une bonne petite partie de base-bail américain au Stadtpark, en compagnie de papa qui faisait voler ses balles à tour de bras. Même Lilly adorait jouer. Inutile d’être gros pour courir après une balle qui roule. Frank était le moins doué ; Franny et moi, nous nous défendions pas mal pour cueillir les balles — par bien des côtés, nous étions quasiment identiques. C’était à Franny et moi que papa réservait ses balles les plus vigoureuses.

Mais Freud avait la batte en main, et il s’en servait pour calmer mon père et l’empêcher de se lever.

— Tu as couché avec Ernst, Franny ? demanda papa, sans élever la voix.

— Oui, chuchota-t-elle. Je regrette.

— Et vous, vous savez sauté ma fille ? demanda papa à Ernst.

On aurait dit que, pour Ernst, il s’agissait d’un problème métaphysique.

— * C’était une phase indispensable, dit-il.

Et je compris qu’en cet instant, j’aurais été capable

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d’égaler Junior Jones : j’aurais pu développer deux fois mon propre poids — à trois ou quatre reprises peut-être, et très vite ; j’aurais été capable de soulever la barre et ses boules sans le moindre effort.

— Ma fille était une phase indispensable ? insista papa.

— Il ne s’agit nullement d’une situation passionnelle ; il s’agit d’un problème de technique, dit Ernst, sans se préoccuper de mon père. J’en suis sûr, tu serais tout à fait capable de conduire la voiture, Franny, mais Schwanger insiste pour que vous tous, les enfants, vous soyez épargnés.

— Même l’haltérophile ? demanda Arbeiter.

— Oui, lui aussi je l’aime bien, dit Schwanger en braquant sur moi son sourire — et son revolver.

— Si tu forces mon père à conduire la voiture, Ernst, je te tuerai ! hurla soudain Franny.

Wrench vint aussitôt se poster près d’elle, avec son outil ; s’il avait osé la toucher, il se serait passé quelque chose, mais il se contenta de rester là près d’elle. Freud battait la mesure avec sa batte. Mon père tenait les yeux fermés ; il avait tellement de peine à suivre l’allemand. Sans doute rêvait-il de balles bien dures qui s’envolaient au-dessus du terrain.

— Vous avez déjà perdu votre mère, Franny, expliqua patiemment Ernst, Schwanger nous a demandé de faire en sorte que vous ne perdiez pas aussi votre père. Nous ne voulons pas de mal à ton père, Franny. Et nous ne lui ferons pas de mal, à condition que quelqu’un se charge de conduire sagement la voiture.

Un silence perplexe régnait maintenant dans-le hall. Puisque nous, les enfants, étions hors du coup, puisque papa devait être épargné, puisqu’il était hors de question de faire confiance à Susie l’ourse, cela signifiait-il que Ernst avait l’intention de confier la voiture à une des putains ? À elles non plus on ne pouvait faire confiance — sans doute. Elles ne s’intéressaient qu’à leurs petites personnes. Tandis que Ernst s’évertuait à nous prêcher sa dialectique, les putains avaient traversé discrètement le hall — les putains quittaient pour de bon l’Hôtel New Hampshire. Une équipe soudée dans le silence — amies à la vie à la mort, complices jusqu’au bout — -, elles aidaient Old Billig à déménager ses

ours en porcelaine. Leurs onguents, leurs brosses à dents, leurs pilules, leurs parfums, elles déménageaient tout.

— On aurait dit des rats qui abandonnent un navire en perdition, dirait Frank, plus tard.

Elles étaient allergiques au romantisme de Fehlgeburt ; jamais elles n’avaient été autre chose que des putains. Elles nous quittèrent sans même un au revoir.

— Alors, qui est-ce qui va conduire, super-connard ? demanda Susie l’ourse à Ernst. Qui est-ce qui reste, bon Dieu ?

Ernst eut un sourire, un sourire plein de dégoût, un sourire braqué sur Freud. Et bien que Freud n’eût pas d’yeux pour voir, brusquement il comprit.

— Moi ! s’écria-t-il, comme s’il venait de décrocher un prix.

Il était tellement excité que sa batte précipita son rythme. « C’est moi qui vais conduire ! s’écria Freud.

— Eh oui, c’est vous, dit Ernst, avec une joie horrible.

— Génial ! s’écria Freud. Un boulot idéal pour un aveugle ! hurla-t-il, sa batte brandie comme une baguette de maestro pour conduire l’orchestre — Freud le chef d’orchestre de l’Opéra de Vienne.

— Et tu aimes Win Berry, pas vrai, Freud ? demanda Schwanger au vieil homme, d’une voix douce.

— Bien sûr que je l’aime ! Comme mon propre fils ! hurla Freud d’une voix stridente, en étreignant mon père à pleins bras, la batte nichée entre ses cuisses.

— C’est pourquoi, à condition que vous conduisiez bien sagement la voiture, dit Ernst à Freud, il n’arrivera aucun mal à Win Berry. Mais si jamais vous déconnez, dit Arbeiter, on les liquide tous.

— Un par un, ajouta Schraubenschlüssel.

— Comment un aveugle peut-il conduire une voiture, bande de crétins, hurla Susie l’ourse.

— Explique-leur, Schraubenschlüssel, dit Ernst, posément.

Vint alors le grand moment de Wrench, le moment qu’il attendait depuis toujours — le moment de décrire dans le moindre détail, avec amour, ce que désirait son cœur. Arbeiter paraissait vaguement jaloux. Schwanger et Ernst

écoutaient, l’air on ne peut plus bonasses, pareils à deux professeurs fiers de leur fort en thème. Mon père, bien sûr, ne comprenait pas assez l’allemand pour tout suivre.

— J’appelle ça une bombe de solidarité, commença Wrench.

— Oh, génial ! s’écria Freud. Il pouffa :

« Une bombe de solidarité, Seigneur Dieu !

— La ferme, fit Arbeiter.

— En réalité, il y a deux bombes, dit Schraubenschlüssel. La première, c’est la voiture. La voiture tout entière, précisa-t-il avec un petit sourire rusé. Il faut simplement que la voiture explose dans un certain périmètre autour de l’Opéra — très près de l’Opéra, en fait. Si la voiture explose à l’intérieur de ce périmètre, la bombe placée à l’intérieur de l’Opéra explosera à son tour — comme « par solidarité » avec la première explosion. Voilà pourquoi j’appelle ça une bombe de solidarité, ajouta Wrench, plus crétin que jamais.

Même mon père avait compris.

« Donc, la voiture explose la première, et si elle explose suffisamment près de l’Opéra, alors, la grosse bombe -celle qui est placée à l’intérieur de l’Opéra — elle aussi explosera. Quant à la bombe placée dans la voiture, j’appelle ça une bombe « par contact ». Le contact se trouve sur la plaque d’immatriculation avant. Il suffit d’appuyer sur la plaque, et la voiture tout entière vole en morceaux. Et, dans les parages, pas mal de gens voleront eux aussi en morceaux, ajouta Schraubenschlüssel.

— Inévitable, fit Arbeiter.

— La bombe placée à l’intérieur de l’Opéra, reprit Schraubenschlüssel d’un ton ravi, est beaucoup plus compliquée qu’une simple bombe par contact. La bombe de l’Opéra est une bombe chimique, mais, pour l’amorcer, il faut une impulsion électrique extrêmement subtile. Le détonateur de la bombe placée à l’intérieur de l’Opéra -grâce à sa sensibilité tout à fait extraordinaire — est capable de réagir à une explosion d’une violence donnée qui survient dans son périmètre. Un peu comme si la bombe de l’Opéra avait des oreilles, s’esclaffa Wrench.

Jamais encore je n’avais entendu Wrench rire ; un rire répugnant. Lilly s’étrangla, comme prise de nausée.

— Il ne t’arrivera rien de mal à toi, ma chérie, la rassura Schwanger.

— Il me suffit de prendre la voiture, avec Freud dedans, et de descendre la Ringstrasse jusqu’à l’Opéra, dit Schraubenschlüssel. Bien entendu, il me faudra faire attention à ne pas emboutir quelqu’un ; et il faudra que je trouve un endroit sûr pour me garer le long du trottoir — avant de descendre. Sitôt que je descends, Freud se met au volant. Personne ne viendra nous demander de circuler avant que nous soyons prêts ; à Vienne, personne n’interpelle jamais un receveur de tramway.

— Nous savons que vous savez conduire, Freud, dit Ernst. Vous étiez mécanicien autrefois, pas vrai ?

— Exact, dit Freud, fasciné.

— Une fois descendu, je reste près de la portière de Freud, et je lui parle, dit Wrench. J’attends de voir Arbeiter sortir de l’Opéra et traverser la Kärntnerstrasse — jusque sur l’autre trottoir.

— Le bon côté ! ajouta Arbeiter.

—  Alors, c’est très simple, je dis à Freud de compter jusqu’à dix et d’enfoncer la pédale ! dit Schraubenschlüssel. J’ai déjà pointé la voiture dans la bonne direction. Freud n’aura qu’à enfoncer la pédale — pour prendre le plus d’élan possible. Il est sûr d’emboutir quelque chose — et presque tout de suite, même s’il braque. Il est aveugle ! hurla Wrench, plein d’enthousiasme. Il est forcé d’emboutir quelque chose. Et, à ce moment-là, adieu l’Opéra. La bombe de solidarité réagira.

— La bombe de solidarité, fit mon père avec ironie.

Même papa était capable de comprendre le coup de la

solidarité.

— Elle est placée dans un endroit idéal, dit Arbeiter. Et depuis longtemps, ce qui fait que personne ne sait où elle est. Elle est très grosse, mais il est impossible de la découvrir.

— Elle est cachée sous la scène, dit Arbeiter.

— intégrée à la scène, dit Schraubenschlüssel.

— À l’endroit précis où à la fin du spectacle tous ces cons s’avancent pour faire leurs foutues révérences ! dit Arbeiter.

— Bien sûr, tout le monde ne sera pas tué, dit Ernst d’un ton naturel. Tous ceux qui se trouveront sur la scène seront tués, et sans doute la plupart des musiciens de l’orchestre ainsi que la plupart des spectateurs des premiers rangs. Mais pour ceux qui seront hors d’atteinte, ce sera réellement opératique, dit Ernst. Ils auront droit à un sacré spectacle.

— Sang et Schlagobers, Schwanger, railla Arbeiter.

Mais elle se contenta de braquer son sourire — et son

revolver.

Lilly vomit. Schwanger se pencha pour la réconforter, et peut-être aurais-je eu alors l’occasion d’empoigner le revolver. Mais je n’avais pas les idées assez claires. Arbeiter débarrassa Schwanger du revolver, comme si — à ma grande honte — il avait eu lui les idées plus claires que moi. Lilly continuait à vomir, et Franny tenta à son tour de la réconforter, tandis que Ernst continuait à pérorer.

— Quand Arbeiter et Schraubenschlüssel reviendront ici, pour nous annoncer le succès de notre entreprise, nous saurons alors que nous ne serons pas obligés de nous en prendre à cette merveilleuse famille américaine, dit Ernst.

— La famille américaine, dit Arbeiter, est une institution que les Américains adorent, avec la même sentimentalité outrée qui les pousse à adorer les champions sportifs et les vedettes de cinéma ; ils accordent autant d’importance à la famille qu’à la mauvaise nourriture. Les Américains sont tout simplement fous de la famille.

— Et quand nous aurons fait sauter l’Opéra, dit Ernst, quand nous aurons détruit une institution que les Viennois vénèrent avec la même répugnante outrance qu’ils mettent à vénérer leurs cafés — qu’ils vénèrent le passé — eh bien.., quand nous aurons fait sauter l’Opéra, nous tiendrons entre nos mains une famille américaine. Nous aurons une famille américaine en otage. Et, qui plus est, une famille américaine tragique ; la mère et le plus jeune des enfants déjà disparus dans un accident. Les Américains adorent les accidents. Pour eux, les catastrophes ont quelque chose de parfait. Et cette fois, avec un père qui lutte péniblement pour élever ses quatre enfants rescapés, nous sommes sûrs de tous les captiver.

Notre père avait maintenant du mal à suivre, et Franny demanda à Ernst :

— Quelles sont vos exigences ? Puisque nous sommes des otages, quelles sont les exigences ?

— Aucune exigence, ma chérie, dit Schwanger.

— Nous n’exigeons rien, fit Ernst ; toujours avec

patience. Nous aurons déjà obtenu ce que nous voulons.

Quand nous aurons fait sauter l’Opéra et que vous serez nos

prisonniers, nous aurons tout ce que nous pourrons souhaiter.

— Un public, dit Schwanger, dans un quasi-murmure.

— Et un public de taille, dit Ernst. Un public international. Pas uniquement un public européen, pas seulement le public amateur de Schlagobers et de sang, mais aussi un public américain. Le monde entier sera prêt à écouter ce que nous avons à dire.

— À propos de quoi ? fit Freud. Lui aussi chuchotait.

— À propos de tout, dit Ernst, toujours aussi logique. Nous aurons un public disposé à entendre tout ce que nous aurons à dire — à propos de tout.

— À propos du monde nouveau, murmura Frank.

— Oui ! fit Arbeiter.

— Si la plupart des terroristes échouent, raisonnait Ernst, c’est qu’ils prennent des otages et menacent d’user de violence. Nous, nous commençons par la violence. Ce qui établit d’emblée ce dont nous sommes capables. Ensuite, nous prenons les otages. Ce qui fait que tout le monde nous écoutera.

Tous les yeux étaient rivés sur Ernst, et bien sûr, Ernst en était ravi. Ernst était un pornographe qui rêvait de tuer et de mutiler — non pour servir une cause, ce qui aurait été plutôt absurde, mais pour trouver un public.

— Tu es complètement fou, Ernst, dit Franny.

— Tu me déçois, lui dit Ernst.

— Comment ça ? lança papa. Qu’est-ce que vous venez de lui dire ?

— Il a dit que je le décevais, papa, fit Franny.

— Elle vous déçoit ! Vous, ma fille vous déçoit ! hurla-t-il.

— Calmez-vous, fit Ernst parfaitement calme.

— Vous sautez ma fille et, ensuite, vous lui reprochez de vous décevoir !

Papa arracha la batte de base-bail des mains de Freud. Très vite. Il rafla la grosse Louisville-Slugger comme si elle avait depuis toujours fait partie de ses mains, et il la balança posément, tout le poids de ses épaules et de ses hanches dans l’élan, et en accompagnant le swing — un swing parfaitement aligné, un mouvement fauchant qui, sur le terrain, aurait catapulté la balle bien au-dessus du centre du terrain. Et Ernst, trop lent à esquiver, mit sa tête dans la position idéale pour encaisser le boulet que lui aurait expédié le superbe swing de mon père. Crack ! Plus violent que tous les boulets que Franny et moi aurions jamais pu bloquer. Mon père cueillit Ernst en plein front, juste entre les yeux. Ernst bascula, sa nuque heurta durement le plancher, tandis que ses talons décollaient l’un après l’autre ; puis, après une interminable seconde, tout son corps s’effondra et demeura immobile. Une bosse rouge vif, de la taille d’une balle de base-bail, surgit entre les yeux de Ernst, tandis qu’un petit filet de sang suintait de l’une de ses oreilles, comme si quelque chose de vital, bien que tout petit — son cerveau ou son cœur — , avait explosé à l’intérieur de son corps. Ses yeux étaient grands ouverts, et nous comprîmes que, désormais, Ernst le pornographe était capable de voir tout ce que voyait Freud. Un coup éclair de la batte, et il était passé par la fenêtre ouverte.

— Est-il mort ? lança Freud.

Je persiste à croire que si Freud n’avait pas crié, Arbeiter

aurait pressé la détente et abattu mon père ; on eût dit que le cri de Freud bouleversait l’esprit lent de Arbeiter. D’un geste brutal, il enfonça le canon du revolver dans l’oreille de ma petite sœur Lilly ; Lilly tremblait de tous ses membres-elle n’avait plus rien à vomir.

— Par pitié, non, chuchota Franny.

Papa gardait les mains crispées sur la batte, mais il ne

bougeait plus. C’était Arbeiter qui maintenant tenait l’arme, et mon père était contraint d’attendre le moment pour frapper.

— Que tout le monde reste calme, dit Arbeiter.

Schraubenschlüssel ne pouvait détacher ses yeux de la

bosse pourpre qui marquait le front de Ernst, mais Schwanger souriait toujours à tout le monde.

— Du calme, du calme, psalmodiait-elle. Restons calmes.

— Et maintenant, qu’est-ce que vous allez faire, demanda papa à Arbeiter, calmement.

Il avait parlé en anglais ; Frank fut contraint de traduire.

Durant les quelques minutes qui suivirent, Frank eut fort à faire à traduire, papa exigeant qu’on lui explique tout. Il était un héros ; il se retrouvait sur le quai de l’Arbuthnot-by-the-Sea, à ceci près que cette fois, c’était lui l’homme en smoking blanc — il dirigeait la manœuvre.

— Rendez la batte à Freud, commanda Arbeiter.

— Freud a besoin de sa batte, dit stupidement Schwanger à mon père.

— Rends-lui la batte, papa, fit Frank.

Papa rendit la Louisville-Slugger à Freud, et se rassit près de lui ; il passa le bras sur les épaules de Freud :

— Rien ne vous force à conduire la voiture, dit-il.

— Schraubenschlüssel, dit Schwanger. Tu vas faire exactement ce qui est prévu. Emmène Freud, et vas-y.

— Mais je ne suis pas à l’Opéra ! paniqua Arbeiter. Je n’y suis pas encore — pour voir si l’entracte est commencé, ou plutôt m’assurer qu’il ne l’est pas. Il faut que Schraubenschlüssel me voie sortir de l’Opéra, sinon comment pourra-t-il savoir que tout va bien, et que c’est le bon moment ?

Les extrémistes contemplaient leur chef mort, comme s’il pouvait encore leur dire quoi faire ; ils avaient besoin de lui.

« Toi, tu files à l’Opéra, Schwanger, dit Arbeiter. Moi, vaut mieux que je me charge du revolver. Je reste ici, et toi, tu files à l’Opéra. Dès que tu auras vérifié que ce n’est pas l’entracte, tu quittes l’Opéra et tu te débrouilles pour que Schraubenschlüssel te voie.

— Mais je ne suis pas assez bien habillée, dit Schwanger, moi jamais on me laissera entrer, toi si.

— Tu n’as pas besoin d’être en tenue de soirée pour demander si c’est l’entracte ! hurla Arbeiter. Tu es assez bien habillée pour qu’on te laisse passer, et pour vérifier si oui ou non c’est l’entracte. Une vieille bonne femme comme toi — , personne va aller emmerder une vieille bonne femme sous prétexte qu’elle est mal habillée, bonté divine !

— Du calme, conseilla Schraubenschlüssel, mécaniquement.

— Tout de même, dit notre douce Schwanger, je ne suis pas encore « une vieille bonne femme ».

— Merde ! lança Arbeiter. Remue-toi. File, et vite ! On te laisse dix minutes. Ensuite, Freud et Schraubenschlüssel se mettront en route.

Schwanger paraissait figée sur place, comme incapable de choisir entre la grossesse ou l’avortement pour sujet de son prochain livre.

— Grouille, espèce de connasse ! hurla Arbeiter. Et n’oublie pas de traverser la Kärntnerstrasse. Et surtout ne traverse pas avant de voir la bagnole.

Schwanger quitta l’Hôtel New Hampshire, en reprenant ses esprits — arborant une expression aussi maternelle que le permettaient les circonstances.

Nous ne devions jamais la revoir. Sans doute se réfugia-t-elle en Allemagne ; peut-être concevra-t-elle un jour un nouveau livre de symboles. Peut-être, quelque part, accou-chera-t-elle d’un nouveau mouvement.

— Vous n’êtes pas obligé d’accepter, Freud, chuchota

papa.

— Bien sûr que je suis obligé, Win Berry ! dit Freud d’un ton enjoué.

Il se leva et, se guidant à petits coups de sa batte, se dirigea vers la porte. Si l’on songe qu’il n’y voyait goutte, il ne se débrouillait pas si mal pour s’orienter.

— Assis, vieil idiot, lui dit Arbeiter. Il nous reste encore dix minutes. Et toi, crétin, n’oublie pas de descendre de la voiture, dit Arbeiter à Schraubenschlüssel.

Mais Wrench contemplait toujours son chef raide mort sur le plancher. Moi aussi, je le contemplais. Pendant dix bonnes minutes. Je comprenais enfin ce qu’était un terroriste. Un terroriste, en fait, est tout simplement une sorte de porno-graphe. Le pornographe affecte de trouver son travail répugnant ; le terroriste feint de n’attacher aucune importance aux moyens. À l’en croire, seules les fins comptent à ses yeux, mais l’un comme l’autre mentent. Ernst adorait sa

pornographie ; Ernst avait le culte des moyens. Jamais les fins n’ont la moindre importance — uniquement les moyens. Pour le terroriste comme pour le pornographe, les moyens sont tout. L’explosion de la bombe, la position de l’éléphant, les Schlagobers et le sang — ils adorent tout cela. Leur détachement intellectuel est une escroquerie ; leur indifférence est feinte. Les uns comme les autres mentent quand ils se réclament de « nobles objectifs ». Un terroriste est un pornographe.

Pendant dix bonnes minutes, Frank s’évertua à faire changer Arbeiter d’idée, mais Arbeiter n’avait pas assez d’idées pour pouvoir en changer. Je crois bien que Frank ne réussit qu’à brouiller les idées de Arbeiter.

En tout cas, à moi, Frank me brouillait les idées.

— Tu sais ce que l’on joue à l’Opéra ce soir, Arbeiter ? demanda Frank.

— De la musique, dit Arbeiter, de la musique avec du chant.

— Mais l’important, c’est quel opéra — c’est ça l’important, mentit Frank. Tu comprends, ce soir il n’y aura pas précisément salle comble — tu sais ça, j’espère. Ce n’est pas comme s’il s’agissait de Mozart ou de Strauss. Ce n’est même pas du Wagner.

— Tout ça, je m’en fiche, dit Arbeiter. Les premiers rangs seront pleins. Les premiers rangs sont toujours pleins. Et, sur la scène, y aura les connards de chanteurs. Et, forcément, y aura aussi l’orchestre.

— Il s’agit de Luciat dit Frank. La salle sera pratiquement vide. Inutile d’être wagnérien pour savoir que Donizetti ne vaut pas la peine qu’on se dérange. J’avoue que, pour ma part, je suis un peu wagnérien, avoua Frank, mais il n’est nul besoin de partager le jugement germanique sur l’opéra italien pour savoir que Donizetti est tout simplement insipide. Harmonies plates, absence totale de romantisme approprié à la musique…

— Ta gueule, coupa Arbeiter.

— De la musique d’orgue de barbarie ! fit Frank. Bon Dieu, c’est à se demander si les gens prendront la peine de se déplacer.

T’en fais pas, ils se déplaceront, assura Arbeiter. 451

— Mieux vaudrait attendre un grand spectacle, poursuivit Frank. Faire sauter la baraque un autre soir. Attendre un opéra important. Si vous faites sauter Lucia, raisonna Frank, je suis sûr qu’en fait les Viennois applaudiront. Ils s’imagineront que votre cible, c’était Donizetti ou, encore mieux, l’opéra italien ! Vous serez des héros culturels, argumentait Frank, et non pas les méchants que vous voulez être.

— Et quand vous aurez trouvé votre public, intervint Susie l’ourse, qui est-ce qui se chargera du boniment.

— Votre bonimenteur est mort, dit Franny.

— Tu ne te crois tout de même pas capable de convaincre un public, Arbeiter ? railla Susie l’ourse.

— Ta gueule, dit Arbeiter. Il est tout à fait possible d’installer un ours dans la voiture avec Freud. Freud a une faiblesse pour les ours, tout le monde le sait. Ce ne serait pas une mauvaise idée que de le faire accompagner par un ours — pour son dernier voyage. 1

— Pas de changement au programme, trop tard, dit Schraubenschlüssel, nerveux. On suit le programme.

Il jeta un coup d’oeil à sa montre : « Deux minutes encore.

— Bon, allez-y, dit Arbeiter. Va falloir un petit bout de temps pour faire sortir l’aveugle et l’installer dans la voiture,

— Moi, sûrement pas ! s’écria Freud. Je connais mon chemin. C’est mon hôtel, non ! Je sais où se trouve la porte, dit le vieux, en boitillant vers la porte, appuyé sur sa batte, Et puis, ça fait des années que vous garez cette foutue bagnole à la même place.

— Accompagne-le, Schraubenschlüssel, dit Arbeiter, Prends-lui le bras, à ce vieux salaud.

— J’ai pas besoin qu’on m’aide, dit Freud, d’un ton enjoué. Au revoir, ma petite Lilly ! Surtout, ne vomis pas, ma chérie. Et continue à grandir ! j

Lilly s’étrangla de nouveau, secouée de grands frissons, Arbeiter écarta le revolver braqué sur l’oreille de Lilly, de cinq centimètres à peine. Visiblement, il était dégoûté delà voir dégueuler et pourtant Lilly n’avait lâché qu’une toute petite flaque ; jamais elle ne vomissait beaucoup.

« Toi aussi Frank, tiens bon ! lança Freud — à la cantonade. Laisse personne te traiter de pédé. Tu es un prince,

Frank ! Un prince encore plus magnifique que Rodolphe ! Tu as plus de majesté que tous les Habsbourg réunis, Frank !

Frank pleurait si fort qu’il ne put rien répondre.

« Et toi, Franny ma chérie, tu es belle. Franny mon petit cœur, dit doucement Freud. Même sans yeux, il est facile de voir combien tu es belle.

— Auf Wiedersehen, Freud, dit Franny.

— Auf Wiedersehen, l’haltérophile ! me lança Freud. Viens m’embrasser, dit-il, les bras tendus, la Louisville-Slugger serrée dans une de ses mains comme une épée. Viens, montre-moi comme tu es fort.

M’approchant de lui, je l’étreignis à pleins bras, et ce fut alors qu’il me parla à l’oreille.

« Quand tu entendras l’explosion, chuchota Freud, tue Arbeiter.

— Allons, on y va, s’impatienta Schraubenschlüssel, en empoignant Freud par le bras.

— Je t’aime, Win Berry ! s’écria Freud.

Mais mon père avait enfoui son visage dans ses mains ; effondré sur le canapé, il ne put même pas soulever la tête.

« Je regrette de t’avoir poussé à te faire hôtelier, dit Freud à mon père, et aussi dompteur d’ours. Au revoir Susie, ajouta Freud.

Susie fondit en larmes. Schraubenschlüssel entraîna Freud dans la rue. Du hall, nous pouvions apercevoir la voiture, la Mercedes transformée en bombe ; elle était garée le long du trottoir, presque en face de la porte de l’Hôtel New Hampshire, une porte tambour, qui entraîna Freud et Schraubenschlüssel dans son tourbillon.

« J’ai pas besoin qu’on m’aide ! protestait Freud. Suffit que tu me laisses toucher la voiture, suffit que tu me mènes jusqu’au pare-chocs. Je suis capable de trouver tout seul la portière, espèce d’idiot. Suffit que je pose la main sur le pare-chocs.

Arbeiter, à force de rester penché au-dessus de Lilly, commençait à avoir mal au dos. Il se redressa légèrement ; il jeta un coup d’oeil dans ma direction, pour vérifier où je me trouvais. Il jeta un coup d’œil vers Franny. Son revolver balaya le hall.

« Ça y est, j’y suis ! lança au-dehors la voix enjouée de Freud. Ça c’est le phare, pas vrai ?

Mon père releva enfin la tête et me consulta du regard.

— Bien sûr, que c’est le phare, espèce de vieux cinglé ! hurla Schraubenschlüssel. Tu montes, oui ou non ?

— Freud ! hurla papa.

Il avait deviné, j’en suis sûr. Il se précipita vers la porte à tambour.

« Auf Wiedersehen r Freud ! lança papa.

Parvenu à la porte, mon père vit très clairement la scène. Freud, dont la main palpait le phare, se glissait non vers la portière, mais vers la calandre de la Mercedes.

— De l’autre côté, crétin ! l’avertit Schraubenschlüssel.

Mais Freud savait exactement où il se trouvait. Repoussant violemment le bras de Wrench, il se dégagea ; puis, brandissant la Louisville-Slugger, il se mit à cogner. Bien sûr, il cherchait à atteindre la plaque d’immatriculation avant. Les aveugles sont doués pour savoir exactement où se trouvent les objets familiers. Trois moulinets suffirent à Freud pour repérer la plaque d’immatriculation, comme mon père nous le raconta souvent. Le premier moulinet atterrit un peu trop haut — au-dessus de la calandre.

— Plus bas ! hurla papa, à travers le tambour de la porte. Auf Wiedersehen !

Schraubenschlüssel, nous dit plus tard papa, détalait déjà à toutes jambes. Pourtant, il ne réussit pas à s’enfuir assez loin. Au troisième coup, Freud décrocha la timbale ; le troisième coup de Freud déclencha le feu d’artifice. Elle en avait vu de dures en une seule nuit cette batte de base-bail ! Jamais on ne retrouva trace de la Louisville-Slugger. Par ailleurs, on ne retrouva pas non plus tout ce qui restait de Freud, et quant à Schraubenschlüssel, même sa propre mère aurait eu du mal à l’identifier. Quand l’éclair blanc et les éclats de verre jaillirent au visage de mon père, il fut refoulé de l’autre côté de la porte tambour. Franny et Frank se précipitèrent à son aide tandis que, à l’instant précis où la bombe explosait, je ceinturai Arbeiter — comme Freud m’avait soufflé de le faire.

Arbeiter était un peu plus grand que moi, et un peu plus lourd ; mon menton était fermement planté entre ses omoplates, mes bras lui enserraient la poitrine, bloquant les bras contre ses flancs. Il fit feu, une seule fois, et la balle s’enfonça dans le plancher. Je craignis un instant qu’il ne me bousille le pied, mais j’étais prêt à tout pour l’empêcher de relever le canon. Je savais Lilly hors de portée de Arbeiter. Deux autres balles se perdirent dans le plancher. Je le serrai si fort qu’il ne parvint pas à repérer l’emplacement de mon pied, pourtant coincé juste derrière le sien. Il fit feu de nouveau, la balle toucha son propre pied, et il se mit à hurler. Il lâcha son revolver. J’entendis l’arme heurter le plancher et vis Lilly s’en saisir, mais le revolver était le moindre de nos soucis. Je ne pensais qu’à serrer ferme Arbeiter. Pour quelqu’un qui venait de se broyer le pied, il ne tarda pas à cesser de hurler. Comme me le dit Frank par la suite, si Arbeiter cessa de hurler, c’est parce qu’il ne pouvait plus respirer. Il faut dire que je ne prêtais guère attention aux cris de Arbeiter. Je ne pensais qu’à serrer. Je m’imaginais tenir entre mes mains la plus grosse barre à disques du monde. Je ne saurais trop dire ce que je m’imaginais être en train de lui infliger à cette barre — des moulinets, des flexions, des développés — ou bien voulais-je simplement la serrer contre ma poitrine ; c’était sans importance ; je ne pensais qu’à une seule chose : son poids. Et son poids m’obsédait. Je forçais mes bras à croire en leur force. Si j’avais serré Jolanta avec autant de force, elle se serait cassée en deux. Si j’avais serré Annie la Gueularde avec autant de force, elle l’aurait pour une fois fermée. J’avais un jour rêvé de me cramponner ainsi à Franny. Depuis le viol de Franny, depuis que Iowa Bob m’avait montré comment faire, je m’entraînais aux poids ; et maintenant, Arbeiter coincé entre mes bras, j’étais l’homme le plus fort du monde.

« Une bombe de solidarité ! hurla la voix de mon père (je sentis qu’il avait mal). Seigneur Dieu ! Mais c’est incroyable ! Une saloperie de bombe de solidarité !

Papa était aveugle : Franny me le dit plus tard, elle sut la vérité sur-le-champ. Pas seulement à cause de l’endroit où il se trouvait au moment de l’explosion, ni des débris de verre qui lui jaillirent au visage ; pas seulement à cause du sang qui inondait ses yeux et que vit Franny quand, lui essuyant le visage, elle put constater l’étendue des dégâts.

— Je le savais, c’est tout, dit-elle. Tu comprends, je savais avant même de voir ses yeux. J’avais toujours su qu’il était aussi aveugle que Freud, ou le serait un jour. Je savais qu’il le deviendrait.

— Auf Wiedersehen, Freud ! criait papa,

— Ne bouge pas, papa, lança la voix de Lilly.

— Oui, ne bouge pas, papa, dit Franny.

Frank s’était précipité dans la Krugerstrasse, puis remontant la Kàrntnerstrasse, avait poussé jusqu’au carrefour de l’Opéra. Il tenait à voir, bien entendu, si la bombe de solidarité avait réagi — mais Freud avait eu assez d’intuition pour deviner que la Mercedes garée devant l’Hôtel New Hampshire se trouvait trop loin de l’Opéra pour pouvoir provoquer une réaction en chaîne. Et Schwanger avait sans doute filé sans demander son reste. Ou peut-être avait-elle tout bonnement choisi de rester jusqu’à la fin du spectacle ; peut-être était-ce un opéra qu’elle aimait. Peut-être avait-elle voulu rester là, pour assister aux ovations finales, les voir faire leurs ultimes révérences au-dessus de la bombe inexplo-sée.

Quand Frank était sorti en courant pour voir si l’Opéra était intact, me dit-il plus tard, il avait remarqué que Arbeiter avait viré au bleu vif, que ses doigts remuaient encore — ou peut-être tout simplement se crispaient — et que ses jambes semblaient gigoter. Lilly m’affirma plus tard que — après le départ de Frank — Arbeiter avait viré du magenta au bleu.

— Un bleu ardoise, dit Lilly, l’écrivain. La couleur de l’océan par temps couvert.

Et quand Frank revint nous annoncer que l’Opéra était intact, Franny me dit que Arbeiter ne bougeait plus et était blême comme un cadavre — le visage exsangue.

« La couleur d’une perle, dit Lilly.

Il était mort. Je l’avais écrasé.

— Tu peux le lâcher maintenant, dut me dire Franny. Tout va bien, tout ira bien, me chuchota-t-elle, sachant combien j’aimais les chuchotements.

Elle m’embrassa sur les joues et je lâchai Arbeiter.

Depuis cette histoire, j’ai changé en ce qui concerne mes haltères. Il m’arrive encore de m’exercer, mais j’ai cessé de jouer les hercules ; je n’aime pas forcer, QudgUCS petits exercices, histoire de me mettre en train ; je n’aime pas pousser plus maintenant.

D’après la police, si la voiture avait été garée plus près de l’Opéra, la bombe de solidarité de Schraubenschlüssel aurait bel et bien risqué d’exploser. Les experts laissèrent également entendre qu’à tout moment, toute explosion survenue dans le secteur aurait pu déclencher la bombe ; à croire que ce sacré Schraubenschlüssel avait été moins minutieux qu’il le croyait. Les journaux publièrent un tas de foutaises au sujet des objectifs que s’étaient fixés les extrémistes. Quant à leur prétendu « message », il inspira une somme ahurissante de conneries. Et trop peu de choses à propos de Freud. Mention fut faite de sa cécité, en passant ; et aussi de son internement dans un camp. Mais personne ne dit rien de l’été de 1939, ni de State O’Maine et de l’Arbuthnot-by-the-Sea, ni des rêves — ou de Vautre Freud, et de ce que lui aurait peut-être eu à dire à propos de toute cette histoire. Par contre, la signification politique de l’événement donna lieu à un tas d’âneries.

— La politique, c’est toujours des foutaises, aurait dit Iowa Bob.

Et on ne parla pas assez de Fehlgeburt, de cette façon qu’elle avait de vous Priser le cœur en lisant le dénouement de Gatsby le Magnifique. Tout le monde salua mon père comme un héros, bien sûr. Par ailleurs, tout le monde rivalisa de discrétion quant à la réputation pourtant bien établie de notre deuxième Hôtel New Hampshire — « dans sa jeunesse », comme disait Frank en évoquant cette époque sordide.

Lorsque notre père quitta l’hôpital, nous lui offrîmes un cadeau. Pour l’occasion, Franny avait écrit à Junior Jones. Depuis sept ans, Junior Jones se chargeait de nous approvisionner en battes de base-bail, aussi Franny était-elle sûre que Junior saurait trouver une nouvelle batte pour notre père. Une Louisville-Slugger, et bien à lui cette fois. Et, bien sûr, il en aurait besoin. Papa parut ému par notre cadeau — par l’attention de Franny en fait, car l’idée venait de Franny. Je crois me rappeler que papa versa quelques larmes lorsqu’il tendit les mains et que nous y déposâmes la batte, et qu’il se rendit compte de ce qu’il tenait. Pourtant ses yeux étaient toujours cachés sous les bandages, et nous ne le vîmes pas pleurer.

Et Frank, qui depuis toujours avait dû tout traduire à notre père, devint par nécessité son interprète de bien d’autres façons. Lorsque les acteurs du Staatsoper voulurent nous rendre hommage, Frank dut s’asseoir à côté de papa — à l’Opéra — et lui chuchoter à l’oreille ce qui se passait sur la scène. Papa parvenait à suivre la musique, sans problème. Je ne me souviens même plus de quel opéra il s’agissait. Mais une chose est sûre, ce n’était pas Lucia, mais un opéra bouffe particulièrement grotesque, Lilly ayant affirmé avec force que nous en avions assez des Schlagobers et du sang. Nous fûmes touchés que l’Opéra de Vienne ait tenu à nous exprimer sa gratitude, mais un spectacle de Schlagobers et de sang était au-dessus de nos forces. Cet opéra-là, nous l’avions déjà vu. C’était l’opéra dont sept années durant, nous avions été spectateurs à l’Hôtel New Hampshire.

Aussi, pour l’ouverture de ce joyeux opéra bouffe — dont le nom m’échappe — , le chef d’orchestre, les musiciens et tous les choristes désignèrent du doigt mon père assis à l’un des premiers rangs (où papa avait exigé d’être placé ; « je veux être sûr de voir », avait-il dit.). Notre père se leva pour faire une révérence ; une révérence superbe. Il salua la salle en agitant sa batte de base-bail. Les Viennois adoraient l’épisode de la Louisville-Slugger et, tandis que papa les saluait en agitant sa batte, ils applaudirent longtemps, émus jusqu’aux larmes. Nous nous sentîmes très fiers de notre père.

Je me demande souvent si l’éditeur new-yorkais, qui avait offert cinq mille dollars pour le livre de Lilly, aurait prêté attention aux exigences de Frank si nous n’étions pas tous devenus célèbres — si nous n’avions pas sauvé l’Opéra et massacré les terroristes à notre manière, dans la bonne vieille tradition américaine. « On s’en fout, non ? », fit Frank, d’un air sournois. De fait, Lilly n’avait pas signé le contrat de cinq mille dollars. Frank avait fait monter les enchères. Et le jour où l’éditeur comprit que cette Lilly Berry n’était autre que la petite fille qui avait eu un revolver braqué sur la tempe, et que la même petite Lilly Berry était la plus jeune (et sans doute la plus petite) des survivants de la famille Berry — les tueurs de terroristes, les sauveurs de l’Opéra — eh bien… dès cet instant, bien sûr, Frank se retrouva mener la danse.

— L’auteur que je représente s’est déjà attelé à un nouveau livre, dit Frank, l’agent. De plus, en l’occurrence, nous ne sommes nullement pressés. En ce qui concerne la Volonté de grandir, ce qui nous intéresse, c’est la meilleure offre.

Et, bien sûr, Frank devait décrocher le magot.

— Tu veux dire que nous allons être riches, demanda papa, sans y voir.

Lorsqu’il s’était retrouvé aveugle, il avait d’abord pris l’habitude de trop pencher la tête en avant — comme si cela pouvait l’aider à y voir. Et la Louisville-Slugger était sa compagne toujours en mouvement, son instrument à percussion.

— Nous pouvons faire tout ce qui nous plaît, papa, dit Franny. Toi en tout cas. Réfléchis, tout ce que tu veux.

— Rêve, rêve, papa, dit Lilly.

Mais papa paraissait hébété par les choix qui s’offraient à lui.

— N’importe quoi ? demanda papa.

— Tu n’as qu’à demander, lui dis-je.

Il était redevenu notre héros ; il était — enfin — notre père. Il était aveugle, mais il tenait les rênes.

— Eh bien, il faut que j’y réfléchisse, dit papa, circonspect, tandis que sa batte exécutait des musiques variées.

Entre les mains de mon père, la Louisville-Slugger avait autant de ressources musicales qu’un grand orchestre. Si papa ne parvint jamais à tirer autant de bruit que Freud d’une batte de base-bail, il était plus éclectique que Freud n’eût jamais pu rêver de l’être.

Ce fut ainsi que nous quittâmes le foyer qui, sept ans durant, avait été le nôtre loin de notre vrai foyer. Frank vendit le deuxième Hôtel New Hampshire pour un prix absurdement élevé. Après tout, disait Frank, c’est une sorte de monument historique.

« Je rentre », écrivit Franny à Junior Jones.

« Je rentre », écrivit-elle aussi à Chipper Dove.

— Pourquoi, bordel, Franny ? demandai-je. Pourquoi écrire à Chipper Dove ?

Mais Franny refusa d’en parler ; elle se contenta de hausser les épaules.

— Je te l’ai dit, fit Susie l’ourse. Il faut que Franny affronte le problème, tôt ou tard. Tous les deux, il faut que vous affrontiez Chipper Dove, et puis il faudra bien un jour aussi que vous vous affrontiez l’un l’autre.

Je dévisageai Susie comme si j’ignorais ce qu’elle voulait dire, mais elle m’arrêta :

« Je ne suis pas aveugle, moi, tu sais. J’ai des yeux pour voir. Et, de plus, je suis une ourse intelligente, tu sais.

Mais Susie n’avait aucune intention de se montrer agressive.

« Vous savez, vous avez de réels problèmes tous les deux, nous confia-t-elle à Franny et à moi.

— Sans blague, fit Franny.

— Tu sais, Susie, nous sommes très prudents, dis-je.

— Combien de temps est-il possible d’être prudents à ce point ? demanda Susie. Toutes les bombes n’ont pas encore explosé. Vous deux, vous vivez avec une bombe coincée entre vous. Il ne vous suffira pas d’être prudents, nous prédit Susie. Cette bombe, elle peut vous pulvériser tous les deux.

Pour une fois, semblait-il, Franny n’avait rien à dire ; je lui pris la main, elle la serra.

— Je t’aime, lui dis-je, quand nous nous retrouvâmes en tête à tête (ce que jamais nous n’aurions dû nous permettre). Je regrette, chuchotai-je, mais je t’aime, c’est vrai.

— Et moi, je t’aime terriblement, si tu savais, dit Franny.

Cette fois, ce fut Lilly qui vint nous sauver la mise ; nos

bagages étaient bouclés et, en principe, nous étions prêts à partir ; pourtant Lilly écrivait. Nous entendions le bruit de sa machine, et il me semblait voir les petites mains de ma sœur courir comme un brouillard sur le clavier.

— Maintenant que je vais être publiée, avait dit Lilly, il est temps que je fasse de vrais progrès. Il faut que je continue à grandir, avait-elle dit, une note de désespoir dans la voix. Mon Dieu, il faudra que le prochain livre soit plus gros que le premier. Et celui d’après, encore plus gros.

Il y avait du désespoir dans sa voix, et Frank la rassura :

— Cramponne-toi à moi, petite. Avec un bon agent, le monde, tu le tiens par les couilles.

— N’empêche qu’il le faut, gérrit Lilly. N’empêche qu’il faut que j’écrive. Après tout, maintenant tout le monde s’attend à ce que je grandisse.

Ce jour-là, le bruit de Lilly acharnée à grandir vint à point faire diversion entre Franny et moi. Nous sortîmes dans le hall, où, après tout, l’ambiance était un peu moins intime — où nous nous sentions moins en danger. Deux hommes venaient d’être tués dans ce hall ; mais pour Franny et moi, c’était un lieu moins dangereux que nos chambres.

Les putains étaient parties. Je me fiche, désormais, de ce qu’il est advenu d’elles. Elles ne s’étaient pas souciées de ce qu’il adviendrait de nous.

L’hôtel était vide ; un nombre redoutable de chambres semblaient nous faire signe, à Franny et à moi.

— Un jour, lui dis-je, il faudra qu’on le fasse. Tu le sais. Ou alors, dis, tu crois que ça finira par changer — à force d’attendre ?

— Ça ne changera pas, dit-elle, mais peut-être — un jour — peut-être un jour serons-nous capables de l’assumer. Qui sait, un jour, ça nous paraîtra peut-être un peu moins dangereux que maintenant.

J’avais mes doutes à ce sujet, et j’étais sur le point de tenter de la convaincre que nous devrions le faire sur-le-champ, nous servir du deuxième Hôtel New Hampshire de façon à le rendre à son usage premier — en finir une bonne fois, histoire de voir si nous étions maudits, ou simplement victimes d’une attraction perverse — mais, cette fois, Frank fut notre sauveur.

11 nous flanqua une frousse bleue en surgissant dans le hall, chargé de ses valises.

« Seigneur Dieu, Frank ! hurla Franny.

— Désolé, marmonna-t-il.

Comme toujours, Frank charriait une étrange panoplie : ses livres bizarres, ses fringues très particulières, son mannequin de couturière.

— T’emmènes ton mannequin en Amérique, Frank ? fit Franny.

— Il n’est pas aussi lourd que ce que vous trimbalez, tous les deux, dit Frank. Et beaucoup plus inoffensif.

Ainsi donc, Frank savait, lui aussi ; nous le comprîmes tout à coup. À l’époque, Franny et moi nous imaginions que Lilly ne savait rien ; et — en ce qui concerne notre dilemme — nous rendions grâces à Dieu que papa fût aveugle.

« Et surtout, attention aux fenêtres ouvertes, nous dit Frank.

Son foutu mannequin, jeté comme une petite bûche sur son épaule, avait une expression qui nous rappelait un sinistre souvenir. Ce fut sa fausseté qui nous frappa, Franny et moi : le visage ébréché du mannequin, la perruque trop visible, et le torse raide et sans chair — les faux seins, la poitrine inerte, la taille rigide. Dans la mauvaise lumière du hall du deuxième Hôtel New Hampshire, nous avions parfois l’illusion, Franny et moi, de voir surgir Sorrow sous diverses formes. Mais Sorrow ne nous avait-il pas appris à demeurer sur nos gardes, à regarder partout ? En ce monde, Sorrow peut revêtir toutes les formes possibles et imaginables.

— Attention aux fenêtres ouvertes, toi aussi, Frank ; lui dis-je, en m’efforçant de ne pas regarder de trop près son mannequin.

— C’est le moment ou jamais de nous serrer les coudes, dit Franny — à l’instant où, dans son sommeil, notre père lançait :

— Auf Wiederseheny Freud !