12
Le syndrome du roi des Souris.
Le dernier Hôtel New Hampshire
Et voici l’épilogue ; l’inévitable épilogue. Dans un monde où flottent l’amour et le chagrin, il y a une foule d’épilogues — certains même n’en finissent pas. Dans un monde où le malheur s’immisce tôt ou tard, certains épilogues sont brefs.
— Les rêves ne sont que l’exaucement déguisé de désirs réprimés, nous déclara notre père à New York, chez Frank, où nous étions tous réunis pour le dîner de Pâques — Pâques 1965.
— Te voilà encore à citer Freud, papa, dit Lilly.
— Quel Freud ? lança Franny, comme un perroquet.
— Sigmund, répondit Frank. L’Interprétation des rêves, chapitre quatre.
J’aurais dû, moi aussi, connaître la source, Frank et moi nous relayant le soir pour faire la lecture à papa. Papa nous avait demandé de lui lire tout Freud.
— Et alors, de quoi as-tu rêvé, papa ? fit Franny.
— De l’Arbuthnot-by-the-Sea.
Tout au long des repas, le fidèle chien d’aveugle restait la tête posée sur les genoux de son maître ; chaque fois que papa cherchait à tâtons sa serviette, il déposait un morceau dans la gueule du chien en attente, qui alors — un instant — soulevait la tête, pour permettre à papa d’atteindre sa serviette.
— Tu ne devrais pas lui donner à manger à table, grondait Lilly.
Mais nous avions tous de l’affection pour le chien. C’était une chienne, un berger allemand au pelage noir marbré de taches d’un brun doré très chaud ; sa tête était du même brun doré et de forme étonnamment allongée, avec des pommettes hautes, aussi n’avait-elle qu’une lointaine ressem-
blance avec un labrador. Notre père avait d’abord voulu la baptiser Freud, mais nous avions protesté : chaque fois que l’un d’entre nous lâchait le nom de Freud, nous nous demandions toujours duquel il s’agissait. Un troisième Freud, et nous finîmes par en convaincre papa, nous aurait fait perdre la tête.
Lilly proposa d’appeler le chien « Jung ».
— Quoi ? Ce traître ! Cet antisémite ! protesta Frank. Et puis, quelle idée de baptiser une femelle, Jung ? Seul Jung aurait été capable d’une idée pareille, fulmina-t-il.
Lilly proposa alors d’appeler le chien Stanhope, à cause de l’attachement que vouait Lilly à son quatorzième étage ; notre père approuva avec enthousiasme l’idée de donner à son premier chien le nom d’un hôtel, à condition, dit-il, qu’il s’agisse d’un hôtel qu’il avait vraiment beaucoup aimé. Aussi fut-il décidé, et à l’unanimité, que le chien porterait le nom de « Sacher ». Frau Sacher, après tout, était une femme.
Sacher n’avait qu’une seule mauvaise habitude : chaque fois que papa s’asseyait pour manger, Sacher venait lui poser sa tête sur les cuisses, mais il faut bien dire que papa l’encourageait — aussi la mauvaise habitude était-elle en fait imputable à papa. Cela mis à part, Sacher était le chien d’aveugle idéal. Jamais elle n’attaquait les autres animaux, ce qui eût contraint mon père à courir comme un fou en remorque ; elle se montrait particulièrement futée avec les ascenseurs — bloquant la porte avec son corps pour laisser à mon père le temps d’entrer ou de sortir. Au Saint-Moritz, Sacher aboyait à la vue du portier, mais, en règle générale, elle se montrait amicale, quoiqu’un rien hautaine, avec les piétons que papa croisait dans la rue. À New York, on n’était pas encore obligé à l’époque de nettoyer les saletés de son chien, et papa se vit donc épargner cette tâche humiliante — qui pour lui eût été quasiment impossible, il s’en rendait compte. En fait, papa vécut dans la terreur d’une loi de ce genre bien des années avant qu’il soit question de l’adopter.
— Vous vous rendez compte, disait-il, si Sacher s’avise de chier au beau milieu de Central Park South, je suis censé faire quoi, pour retrouver sa merde ? Il est déjà assez moche d’être obligé de ramasser la merde de chien, mais si on ne peut pas la voir, ça devient franchement impossible, non ? Jamais ! hurlait-il. Et si quelque vertueux citoyen s’avise de me faire la morale, si quelqu’un insinue que je suis responsable des saletés de mon chien, je crois bien que je lui ferai tâter de ma batte de base-bail !
Mais papa ne risquait rien — provisoirement. Quand fut votée la loi sur la merde de chien, il y avait beau temps que nous avions quitté New York. Quand revint la belle saison, Sacher et mon père prirent l’habitude d’aller se promener, sans escorte, entre le Stanhope et Central Park South, et mon père n’avait aucun scrupule à ne pas voir la merde de son chien.
Chez Frank, le chien dormait sur le tapis entre le lit de mon père et le mien, et il m’arrivait de me demander, dans mon sommeil, si c’était Sacher ou papa que j’entendais rêver.
— Comme ça, papa tu as rêvé de l’Arbuthnot-by-the-Sea ? dit un jour Franny. Ce n’est pas nouveau, non ?
— Non, dit papa. Mais, cette fois, ce n’était pas un de mes vieux rêves. Tenez, par exemple, votre mère n’était pas là. Nous n’étions pas redevenus jeunes, ni rien.
— Pas d’homme en smoking blanc, papa ? demanda Lilly.
— Non, non, dit papa. J’étais vieux. Dans ce rêve, j’étais encore plus vieux que maintenant ; j’avais quarante-cinq ans. Et je ne faisais rien, sinon me promener avec Sacher le long de la plage ; on se baladait dans les jardins — tout autour de l’hôtel.
— Tout autour des ruines, tu veux dire, dit Franny.
— Ma foi, dit papa, d’un ton rusé, bien sûr, je ne pouvais pas voir pour de bon si l’Arbuthnot était encore en ruine, mais j’ai eu l’impression qu’il avait été rénové — j’ai eu l’impression que tout avait été reconstruit, dit papa, en faisant glisser une partie du contenu de son assiette sur ses genoux — et dans la gueule de Sacher. C’était un hôtel flambant neuf, ajouta-t-il, d’un ton espiègle.
— Et tu en étais le propriétaire, je parie, fit Lilly.
— Tu avais bien dit que je pouvais faire tout ce que je voulais, pas vrai, Frank ? demanda papa.
— Comme ça, dans ton rêve, l’Arbuthnot-by-the-Sea
était ta propriété ? demanda Frank. Et il était complètement rénové ?
— Et, bien sûr, papa, il était ouvert, tout était normal ? renchérit Franny.
— Tout était normal, dit papa, en opinant du chef.
Sacher opina du chef elle aussi.
— Alors, c’est ça que tu veux, papa ? fis-je. Tu veux être propriétaire de l’Arbuthnot-by-the-Sea ?
— Ma foi, dit papa. Bien sûr, il faudrait trouver un autre nom.
— Bien sûr, fit Franny.
— Le troisième Hôtel New Hampshire ! s’exclama Frank. Lilly ! Imagine un peu ! Encore un autre feuilleton télévisé !
— À dire vrai, c’est à peine si je me suis attaquée au premier, dit Lilly, d’une voix angoissée.
Franny s’agenouilla à côté de papa ; elle lui posa la main sur le genou ; Sacher se mit à lécher les doigts de Franny.
— Tu veux donc recommencer, papa ? demanda Franny. Tu veux repartir de zéro ? Rien ne t’y force, tu le comprends, pas vrai ?
— Mais que pourrais-je avoir envie de faire d’autre, Franny ? lui demanda-t-il, en souriant. C’est le dernier, je vous le promets, ajouta-t-il, en s’adressant à nous tous. Si, cette fois, je ne parviens pas à faire quelque chose d’extraordinaire de l’Arbuthnot-by-the-Sea, je jetterai le gant.
Franny consulta Frank du regard et haussa les épaules ; moi aussi je haussai les épaules ; Lilly se contenta de lever les yeux au ciel.
— Ma foi, dit Frank, ça ne doit pas être bien sorcier de se renseigner sur le prix, et sur l’identité du propriétaire.
— Pas question que je le voie — si c’est toujours lui le propriétaire, dit papa. Je ne veux pas le voir, ce salaud.
Notre père nous faisait toujours remarquer les choses qu’il refusait de « voir » et, en général, nous avions de notre côté assez de tact pour éviter de lui faire remarquer qu’il ne pouvait rien « voir ».
Franny abonda dans son sens : elle non plus ne tenait pas à voir l’homme en smoking blanc ; quant à Lilly, elle déclara que, pour sa part, elle ne cessait pas de le voir — dans son sommeil ; et elle en avait marre.
Il fut convenu que Frank et moi louerions une voiture pour nous rendre dans le Maine ; Frank en profiterait pour m’apprendre à conduire. Nous allions revoir les vestiges de l’Arbuthnot-by-the-Sea. Et nous devions constater que les ruines ne changent guère : en général, la capacité de changement d’une ruine s’épuise au cours de l’immense processus de changement qui insensiblement aboutit à la transformer en ruine. Une fois devenue ruine, une ruine demeure plus ou moins figée. Nous relevâmes de nouvelles traces de vandalisme mais sans doute saccager une ruine n’a-t-il rien de très excitant, aussi l’endroit nous parut-il à peu près dans le même état qu’à l’automne de 1946, lorsque nous étions tous venus à l’Arbuthnot-by-the-Sea, pour voir mourir Earl.
Nous reconnûmes sans peine la jetée où le vieux State O’Maine avait été abattu, bien que la jetée en question — comme toutes celles des alentours — eût été reconstruite ; un tas de nouveaux bateaux y étaient amarrés. L’Arbuthnot-by-the-Sea avait quelque chose d’une petite ville fantôme, mais ce qui avait été jadis une charmante petite bourgade de pêcheurs et de homardiers — au pied des jardins de l’hôtel — était devenu une miteuse petite station touristique dotée d’une marina où l’on pouvait louer des bateaux et acheter des vers de vase, ainsi que d’une plage publique, avec vue sur la plage privée de l’Arbuthnot-by-the-Sea, une plage publique parsemée de rochers. Dans la mesure où il n’y avait personne pour s’en offusquer, la plage « privée » n’offrait plus grand-chose de privé. Quand Frank et moi survînmes pour visiter les lieux, deux familles s’y étaient installées pour pique-niquer. L’une des deux était arrivée par bateau, mais l’autre était descendue jusque sur le sable en voiture. Tout comme Frank et moi, ils avaient remonté l’allée « privée », au mépris de la pancarte délavée qui proclamait toujours : fermé pour la saison !
La chaîne qui jadis interdisait l’entrée de l’allée avait depuis longtemps été arrachée et volée.
— Rien que pour rendre l’endroit habitable, il faudrait une fortune, dit Frank.
— À condition d’ailleurs que le propriétaire ait envie de vendre, dis-je.
— Grand Dieu, qui pourrait avoir envie de garder ça ! s’exclama Frank.
Ce fut à l’agence immobilière de Bath, dans le Maine, que Frank et moi découvrîmes la vérité : l’homme au smoking blanc était toujours propriétaire de l’Arbuthnot-by-the-Sea, et il était toujours de ce monde.
— Vous voulez acheter la baraque du vieux Arbuthnot ! s’étonna l’agent immobilier.
Nous fûmes ravis d’apprendre qu’il existait un « vieil Arbuthnot ».
« Je n’ai de contact qu’avec ses avocats, expliqua l’agent immobilier. Il y a des années qu’ils essaient de trouver un acquéreur. Le vieil Arbuthnot vit en Californie, mais il a des avocats aux quatre coins du pays. Celui auquel j’ai affaire le plus souvent est de New York.
Notre première idée fut qu’il nous suffirait d’informer l’avocat de New York de notre désir de nous porter acquéreurs, mais — sitôt notre retour à New York — l’avocat de Arbuthnot nous fit savoir que Arbuthnot désirait nous rencontrer en personne.
— Il va nous falloir aller jusqu’en Californie, dit Frank. Le vieux me fait l’impression d’être aussi sénile qu’un Habsbourg, n’empêche qu’il refuse de vendre sans nous rencontrer.
— Seigneur Dieu, dit Franny. Simplement histoire de rencontrer quelqu’un, ça fait un voyage plutôt cher !
Frank lui apprit alors que Arbuthnot prenait à sa charge les frais de notre voyage.
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— Probable qu’il a envie de rencontrer quelqu’un d’encore plus cinglé que lui, dit Lilly.
— Quelle chance, je n’arrive pas à y croire ! s’exclama papa. Penser que l’hôtel est toujours à vendre !
Frank et moi jugeâmes inutile de lui faire une description détaillée des ruines — et de la minable bourgade touristique qui entourait l’Arbuthnot-by-the-Sea de son cœur.
— De toute façon, il ne verra rien, chuchota Frank.
Je me réjouis, je dois dire, que notre père n’ait pas eu l’occasion de voir le vénérable Arbuthnot, qui terminait ses jours au Beverly Hills Hôtel. En arrivant à l’aéroport de Los
Angeles, Frank et moi louâmes notre seconde voiture de la semaine et filâmes aussitôt pour rencontrer notre homme.
Dans une suite dotée de son propre jardin d’hiver, le vieillard nous attendait en compagnie de son infirmière et de son avocat (un avocat californien, bien sûr). En proie à une crise d’emphysème qui devait finir par l’emporter, il était assis très droit dans un luxueux lit d’hôpital ; il respirait à petits coups prudents face à une rangée de climatiseurs.
— J’aime beaucoup Los Angeles, pantela Arbuthnot. Moins de Juifs qu’à New York, ici. À moins que j’aie fini par être immunisé contre les Juifs, ajouta-t-il.
Soudain, il se cassa en deux sur son lit, terrassé par une quinte de toux qui parut l’assaillir par surprise (et de flanc) ; on eût dit qu’il s’étranglait, comme quelqu’un qui essaie d’avaler d’un seul coup un pilon de dinde. Il paraissait impossible qu’il récupère jamais, à croire que son antisémitisme farouche allait enfin lui coûter la vie (Freud s’en serait réjoui, je parie), mais tout aussi brusquement qu’elle l’avait terrassé, la crise cessa, et il retrouva son calme. L’infirmière lui tapota ses oreillers ; l’avocat plaça quelques documents d’aspect important sur la poitrine du vieillard et lui présenta lin stylo, que le vieux Arbuthnot prit dans sa main tremblante.
« Je suis en train de mourir, nous confia Arbuthnot, comme si la chose ne nous était pas apparue évidente au premier coup d’œil.
Il portait un pyjama de soie blanche ; on lui aurait donné cent ans ; il ne devait pas peser plus d’une vingtaine de kilos.
— \\s aîtVrTnent qw\\s ne sont pas juiis, <àit Vavocat, en
nous désignant, Frank et moi.
— C’est vraiment pour ça que vous avez exigé de nous rencontrer ? demanda Frank au vieillard. Vous auriez pu vous en assurer par téléphone.
— Il se peut que je sois en train de mourir, dit-il, mais pas question que je vende mes derniers biens aux Juifs.
— Mon père, dis-je à Arbuthnot, était un des grands amis de Freud.
-— Pas le fameux Freud, expliqua Frank à Arbuthnot.
Mais le vieillard s’était remis à tousser et il n’entendit pas.
— Freud ? dit Arbuthnot, en bavant et se raclant les
poumons. Moi aussi, j’ai connu un Freud ! Un Juif qui dressait les animaux sauvages. Mais voilà, les Juifs ne savent pas comment s’y prendre avec les animaux. Ils sont malins les animaux, vous savez. Ils sont toujours capables de deviner ce qui cloche chez quelqu’un. Ce Freud dont je parle et qui dressait les animaux, c’était un crétin. Il a essayé de dresser un ours, mais l’ours a fini par le bouffer !
Arbuthnot poussa un rugissement ravi — qui déclencha aussitôt une nouvelle quinte.
— Un ours antisémite en quelque sorte ? dit Frank.
Sur quoi Arbuthnot s’esclaffa si fort que je craignis que
l’inévitable quinte de toux ne l’achève.
— Justement, j’essayais de l’achever, me dit Frank, plus tard.
— Il faut que vous soyez fous pour vouloir acheter cette baraque, nous dit Arbuthnot. Dites-moi, vous savez où ça se trouve, le Maine ? Nulle part ! Pas de services de trains dignes de ce nom, pas de communications aériennes dignes de ce nom. Et, par la route, c’est un voyage affreux — c’est trop loin à la fois de New York et de Boston — et quand, enfin, vous arrivez là-bas, l’eau est glaciale et les punaises sont capables de vous saigner à mort en moins d’une heure. Quant aux marins, s’ils ont un peu de classe, ils ne vont plus faire de voile dans ces parages — - je veux parler des marins qui ont de l’argent, bien sûr. Si quelqu’un dispose d’un peu d’argent, il chercherait en vain des occasions de le dépenser dans le Maine ! On n’y trouve même pas de putains !
— N’empêche que nous, ça nous plaît, affirma Frank.
— Ce ne sont pas des Juifs, vous êtes sûr ? demanda Arbuthnot à son avocat.
-— Non, dit l’avocat.
— Difficile à dire, à les voir, dit Arbuthnot. Autrefois, j’étais capable de repérer un Juif au premier coup d’œil, nous expliqua-t-il. Mais, maintenant, je suis en train de mourir.
— Dommage, fit Frank.
— Et Freud n’a pas été bouffé par l’ours, glissai-je.
— Le Freud que je connaissais a été bouffé par un ours, s’obstina Arbuthnot.
— Non, dit Frank, le Freud que vous connaissiez était un / éros.
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— Certainement pas le Freud que je connaissais, ergota le vieux, avec irritation.
Son infirmière intercepta un filet de bave qui lui dégoulinait sur le menton et l’essuya d’un geste aussi machinal que si elle eut épousseté une table.
— Le Freud que nous connaissions, vous et nous, dis-je, a sauvé l’Opéra de Vienne.
— Vienne ! s’écria Arbuthnot. Vienne grouille de Juifs !
— Même dans le Maine, ils sont plus nombreux qu’autrefois, le taquina Frank.
— À Los Angeles aussi, renchéris-je.
— En tout cas, je suis en train de mourir, répéta Arbuthnot. Dieu merci.
Il parapha les documents posés sur sa poitrine, et son avocat nous les remit. Et ce fut ainsi qu’en 1965, Frank fit l’acquisition de l’Arbuthnot-by-the-Sea et de treize hectares sur la côte du Maine. « Pour une bouchée de pain », comme disait Franny.
Un grain de beauté presque bleu ciel bourgeonnait sur le visage du vieil Arbuthnot, et ses deux oreilles, barbouillées de bleu de méthylène, un fongicide à l’ancienne mode, semblaient rutiler. On eût dit qu’un champignon géant rongeait Arbuthnot de l’intérieur.
« Une minute encore, fit-il, comme nous nous préparions à sortir.
Sa poitrine renvoyait un écho mouillé de ses paroles. L’infirmière lui tapota une fois encore ses oreillers ; son avocat referma sa serviette avec un bruit sec ; le froid de la pièce, alimenté par les climatiseurs qui ronronnaient sans relâche, nous rappela, à Frank et à moi, la crypte — la Kaisergruft — où, à Vienne, gisaient les Habsbourg privés de leurs cœurs.
« Quels sont vos projets ? nous demanda Arbuthnot. Que diable allez-vous bien pouvoir en faire, de cette fichue propriété ?
— Une base d’entraînement pour commandos, dit Frank. Pour l’armée israélienne.
L’ombre d’un sourire plissa le visage de l’avocat ; le genre de sourire qui nous incita, Frank et moi, à jeter un coup d’œil sur le nom dont l’avocat avait contresigné les documents
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II
qu’il nous avait remis. L’avocat avait pour nom Irving Rosenman, et bien qu’il fût de Los Angeles, Frank et moi aurions parié qu’il était juif. Le vénérable Arbuthnot, lui, ne se fendit pas du moindre sourire.
— Des commandos israéliens ? fit-il.
— Taccatac-tac-tac-tac ! lâcha Frank, en imitant une mitrailleuse.
Nous redoutâmes que Irving Rosenman ne s’engouffre dans les climatiseurs pour se retenir de rire.
— Les ours finiront par les avoir, dit bizarrement Arbuthnot. Les ours finiront par avoir tous les Juifs.
La haine absurde et débile que reflétait son visage de vieillard était aussi démodée et agressive que le bleu de méthylène qui colorait ses oreilles.
— Je vous souhaite une mort heureuse, lui dit Frank.
Arbuthnot se mit à tousser ; il voulut dire quelque chose,
mais renonça, incapable de réprimer une nouvelle quinte. D’un geste bref, il appela l’infirmière qui parut n’avoir aucune difficulté à interpréter sa toux ; elle avait l’habitude ; d’un signe péremptoire, elle nous intima de quitter la chambre, puis elle nous rejoignit dans le couloir pour nous transmettre le message de Arbuthnot.
— Il vous fait dire qu’il aura la plus belle mort que l’argent peut offrir, nous dit-elle, ce qui — avait ajouté Arbuthnot — était plus que ce que Frank et moi étions en droit d’espérer.
Ni Frank ni moi ne pûmes imaginer le moindre message que l’infirmière aurait pu ramener au vieil Arbuthnot. Il nous suffisait de lui laisser à ruminer l’idée que les commandos israéliens s’entraînaient dans le Maine. Nous prîmes congé de l’infirmière et de Irving Rosenman, puis regagnâmes New York par le premier avion avec, dans la poche de Frank, le troisième Hôtel New Hampshire.
— Ma foi, c’est là que tu ferais mieux de le garder, Frank, dit Franny. Au fopd de ta poche.
— Jamais tu ne pourras refaire un hôtel de cette vieille baraque, papa, dit Lilly. Il n’y a plus rien à en tirer.
— Nous commencerons sur une petite échelle, Lilly, assura papa.
Par « nous », mon père voulait dire lui et moi. Je lui annonçai ma décision de l’accompagner dans le Maine et de lui donner un coup de main pour l’aider à démarrer.
— Il faut que tu sois aussi cinglé que lui, m’avait dit Franny.
Mais j’avais pourtant une idée que jamais je ne partagerais avec mon père. Si, comme le dit Freud un rêve n’est autre chose que l’exaucement d’un désir, dans ce cas — comme le dit aussi Freud — il en va de même des blagues. Une blague est-elle aussi l’exaucement d’un désir — et il y avait une certaine blague que je réservais à mon père. Une blague que je répète depuis maintenant plus de quinze ans. Comme désormais papa a soixante ans passés, je ne crois pas exagéré de dire que cette blague a « bien marché » : il n’est pas exagéré de dire que je m’en suis bien tiré.
Le dernier Hôtel New Hampshire n’a jamais été — et ne sera jamais — un hôtel. Voilà la blague que depuis tant d’années je joue à mon père. Le premier livre de Lilly, la Volonté de grandir, devait rapporter tant d’argent que nous aurions eu les moyens de restaurer l’Arbuthnot-by-the-Sea ; et, quand on tourna le film, nous aurions même pu racheter la Gasthaus Freud, par-dessus le marché. Peut-être alors, aurions-nous même pu nous offrir le Sacher ; ou du moins acquérir le Stanhope. Mais il n’était nullement indispensable que le troisième Hôtel New Hampshire soit un véritable hôtel, et moi je le savais.
— Après tout, disait Frank, les deux premiers non plus n’étaient pas de véritables hôtels !
La vérité, c’est que notre père avait toujours été aveugle, ou que la cécité de Freud s’était révélée contagieuse.
Nous commençâmes par faire nettoyer la plage et évacuer les décombres. Nous fîmes plus ou moins restaurer les « jardins », ce qui veut dire que nous recommençâmes à tondre régulièrement les pelouses et fîmes même l’effort de remettre en état un des courts de tennis. Bien des années plus tard, nous fîmes creuser une piscine : papa adorait nager, mais je ne pouvais supporter de le voir nager dans la mer ; j’avais toujours peur qu’il perde le sens de l’orientation et pique droit au large. Et les bâtiments qui jadis avaient abrité les dortoirs du personnel — où jadis ma mère, mon père et Freud avaient été hébergés ? me direz-vous. Nous les fîmes tout simplement disparaître, les démolisseurs se chargèrent de nous en débarrasser. Nous fîmes niveler et paver le sol. Et quand bien même nous n’accueillîmes jamais beaucoup de voitures, nous expliquâmes à papa qu’il s’agissait d’un parking.
K
Nous mîmes toute notre ardeur dans la réfection du corps de bâtiment principal. Nous installâmes un bar à la place du comptoir de la réception ; le hall devint une énorme salle de jeux. Nous n’avions pas oublié la cible de fléchettes et les billards du Kaffee Mowatt, aussi devons-nous reconnaître — comme le dit souvent Franny — que nous métamorphosâmes le hall en salle de café viennois. Le hall donnait accès à ce qui avait été le restaurant et la cuisine de l’hôtel ; il nous suffit d’abattre quelques murs pour transformer le tout en ce que l’architecte appela « une espèce de cuisine de campagne ».
— Une espèce géante, dit Lilly.
— Une espèce bizarre, dit Frank.
Ce fut Frank qui eut l’idée de restaurer la salle de bal.
« Au cas où nous donnerions un jour une grande réception, plaida-t-il.
Quand bien même jamais nous ne devions donner de réception telle que la pseudo-cuisine de campagne n’aurait pu suffire. Même en éliminant bon nombre de salles de bains, même en transformant l’étage supérieur en espace de rangement, et le premier en bibliothèque, nous aurions eu de quoi héberger une bonne trentaine de gens — - dans des conditions d’intimité parfaite — à condition de terminer les travaux et d’acheter suffisamment de lits.
Dans les premières années, papa parut plutôt intrigué par le calme.
— Mais où sont donc les clients ? s’étonnait-il souvent.
Surtout en été où, les fenêtres restant ouvertes, on aurait
en principe dû entendre piailler les enfants — leurs voix aiguës et légères qui montaient de la plage et se mêlaient aux cris des mouettes et des hirondelles de mer.
J’expliquai à mon père que nous faisions d’assez bonnes affaires en été pour pouvoir nous épargner le souci de rester ouverts durant l’hiver ; pourtant, certains étés, il s’étonnait du silence qui planait sur l’hôtel, ponctué par la percussion régulière du ressac.
« Selon mes estimations, disait papa, je jurerais que nous n’avons pas plus de deux ou trois clients, à moins que pardessus le marché, je ne sois en train de devenir sourd.
Nous nous empressions alors de lui expliquer que dans un hôtel tel que le nôtre, un hôtel de station balnéaire et de première classe, il n’était nul besoin de remplir toutes les chambres pour ramasser un magot.
« N’est-ce pas vraiment extraordinaire ? s’exclamait-il. C’est exactement ce que j’avais prévu, je savais ce que pouvait devenir cet hôtel. Un peu de classe et d’esprit démocratique, le tout dosé de façon adéquate, c’est tout ce qui lui manquait. J’ai toujours su qu’il pourrait être extraordinaire.
Ma foi, bien sûr, ma famille était un modèle de démocratie ; c’était en premier lieu Lilly qui gagnait l’argent, que Frank se chargeait alors de faire fructifier, ce qui explique que le troisième Hôtel New Hampshire accueillait un tas de clients qui ne payaient pas. Nous tenions à avoir le plus de monde possible autour de nous, car la présence des gens, le bruit des voix, joyeuses ou agressives, encourageaient un peu plus encore l’illusion de mon père que nous étions enfin devenus un établissement de grande classe. Lilly venait souvent, et restait tant qu’elle pouvait y tenir. Mais nous eûmes beau lui offrir l’usage exclusif de tout le premier étage, jamais elle ne s’habitua à travailler dans la bibliothèque.
— Trop de livres dans cette bibliothèque, disait-elle.
Lorsqu’elle écrivait, elle avait l’impression que la présence d’autres livres écrasait ses petits efforts. L411y tenta même, un jour, de travailler dans la salle de bal — cette immensité qui semblait figée dans l’attente de la musique et de gracieuses évolutions. Lilly travailla sans relâche dans la salle de bal, mais ses tapotements menus sur sa machine à écrire restèrent impuissants à meubler le parquet désert — malgré tous ses efforts. Et pourtant que d’efforts !
Franny venait souvent elle aussi, et restait longtemps, loin du monde et des regards indiscrets. Franny se réfugiait dans notre troisième Hôtel New Hampshire pour prendre des forces. Franny était destinée à devenir célèbre — plus célèbre encore que Lilly, je le crains. Dans le film inspiré par la Volonté de grandir, Franny décrocha tout simplement le rôle de Franny. Après tout, qui, sinon Franny, est le véritable héros du premier Hôtel New Hampshire ? Dans la version de l’histoire que présente le film, bien sûr, c’est la seule de nous tous qui paraisse authentique. Et Frank, bien sûr, est présenté comme le stéréotype de l’homosexuel amateur de cymbales et de taxidermie ; Lilly est « mignonne », mais jamais nous n’avons trouvé mignonne la petite taille de Lilly. Sa taille, je le crains, nous est toujours apparue comme le résultat d’un effort avorté rien de « mignon » dans cette lutte, ni dans le dénouement. Quant à Egg, on en avait rajouté : Egg, le bourreau des cœurs — Egg était vraiment « mignon », lui.
Ils dénichèrent un vieux de la vieille, un acteur de westerns, pour tenir le rôle de Iowa Bob (Frank, Franny et moi, nous souvenions tous d’avoir vu ce vieil imbécile vider des millions de fois la salle) ; il avait une façon bizarre de soulever les poids, comme s’il bâfrait une assiettée de crêpes — et il n’était pas du tout convaincant. De plus, bien entendu, on avait censuré tous les jurons. Un crétin de producteur alla jusqu’à dire à Franny qu’un langage impie est l’indice d’un vocabulaire indigent et d’un manque d’imagination. À ce point de l’histoire, Frank, Lilly, papa et moi adorions nous mettre à hurler en sommant Franny de nous dire ce qu’elle avait répondu à ça :
— Non, mais, qu’est-ce que c’est que ce baratin de merde, avait-elle dit au producteur. Espèce de pauvre trou du cul ! Allez donc vous faire voir, et même, vous faire foutre !
Mais malgré les restrictions imposées à son vocabulaire, Franny fit excellente figure dans la Volonté de grandir. Et pourtant : ils obligèrent Junior Jones à jouer de telle façon qu’il avait tout d’un pauvre bouffon inhibé en train de passer une audition pour un orchestre de jazz ; par ailleurs, les acteurs censés incarner maman et papa étaient insipides et sans consistance ; et quant à celui qui était censé être moi — Seigneur ! En dépit de tous ces handicaps, Franny s’imposa avec éclat. Elle avait vingt ans passés au moment où fut tourné le film, mais elle était si jolie qu’elle n’eut aucun mal à en paraître seize.
— À mon avis, le crétin qu’ils avaient dégoté pour te représenter, me dit un jour Franny, était censé exsuder une combinaison absolument mortelle de douceur et de stupidité.
— Après tout, c’est bien ce qu’il t’arrive d’exsuder, de temps en temps, non ? me taquinait Frank.
— Le genre vieille tante célibataire et haltérophile, renchérissait Lilly, c’est ce genre-là qu’ils t’ont donné.
Mais au cours des premières années que je passai au troisième Hôtel New Hampshire à m’occuper de papa, c’est un peu ce que j’eus en permanence l’impression d’être : une espèce de tante vieille fille et haltérophile. Avec mon diplôme de littérature américaine de l’université de Vienne, j’aurais pu faire pire que de choisir d’être le gardien des illusions de mon père.
— Ce qu’il te faut, c’est une femme gentille, me disait parfois Franny au téléphone — de New York, de Los Angeles et des cimes de sa célébrité naissante.
Pour le plaisir, Frank lui rétorquait que ce qu’il me fallait peut-être, c’était un homme gentil. J’étais heureux d’installer mon père dans ses fantasmes. Fidèle à la tradition instaurée par Fehlgeburt, j’aimais tout particulièrement, le soir, faire la lecture à mon père ; lire à haute voix pour les autres est un des rares plaisirs de ce monde. Je parvins même à donner à papa l’envie de soulever mes poids. Il n’est pas nécessaire d’y voir. Et le matin, désormais, papa et moi passons des moments merveilleux dans la salle de bal. Nous avons tout ce qu’il faut : des tapis étalés un peu partout, et un vrai banc pour les développés. Nous avons des disques et des boules de toutes tailles — et aussi, la vue splendide sur l’océan Atlantique. Bien que papa ne soit pas à même de la contempler, il est tout heureux de sentir la caresse de la brise tandis qu’allongé sur le tapis, il soulève ses poids. Moi, je crois vous l’avoir dit, depuis le jour où j’ai serré un peu trop fort Arbeiter, je ne mets plus autant d’ardeur à soulever mes poids, et papa est devenu un haltérophile suffisamment averti pour s’en rendre compte ; il lui arrive de me gratifier d’un petit sermon à ce sujet, mais je ne demande rien d’autre que d’entretenir ma forme en sa compagnie. Je lui laisse le soin, maintenant, de faire le gros boulot.
— Oh, bien sûr, tu gardes encore ta forme, me taquine-t-il, mais, par comparaison avec ce que tu étais en 1964, tu ne fais plus le poids.
— On ne peut pas avoir vingt-deux ans toute sa vie, me crois-je obligé de lui rappeler.
Et nous continuons un moment à soulever de bon cœur. Ces matins-là, alors que le soleil n’a pas encore dissipé le brouillard du Maine, et que l’humidité de la mer s’est abattue sur nous, il m’arrive de m’imaginer que je me retrouve tout au début du voyage — il m’arrive de croire que je suis allongé sur le vieux tapis qu’affectionnait tant le vieux Sorrow, et que c’est Iowa Bob qui est là près de moi, et qui me conseille, alors que c’est moi qui conseille mon père.
Et je devais friser la quarantaine avant de me risquer à vivre avec une femme.
Pour mon trentième anniversaire, Lilly m’envoya un poème de Donald Justice. Elle en aimait le dénouement et estimait qu’il s’appliquait à mon cas. J’étais à cran à l’époque et envoyai par retour un mot à Lilly : « Oui est ce Donald Justice et comment ce qu’il dit peut-il s’appliquer à nous ? » Mais c’est un beau dénouement qui conviendrait à n’importe quel poème, et je l’admets, c’est ainsi que je me sentais à trente ans :
Trente ans aujourd’hui, j’ai vu
Les arbres s’embraser un instant
Comme les bougies sur un gâteau
Tandis que le soleil déclinait dans le ciel,
Un éclair momentané,
Pourtant il restait le temps de faire un vœu
Avant que la lumière ne se meure,
Si j’avais su quel vœu faire,
Comme sans doute jadis je l’ai su,
Penché sur le blanc immaculé
De la nappe inondée de lumière
°ow d’un coup souffler les bougies.
Et, pour les quarante ans de Frank, je lui envoyai une carte de vœux, accompagnée de cet autre poème de Donald Justice : « Les hommes de quarante ans. »
À quarante ans les hommes
Apprennent à refermer sans bruit
La porte des chambres
Où ils ne reviendront plus.
Frank m’expédia par retour un mot pour m’informer qu’il s’était arrêté là et n’avait pas lu la fin de mon foutu poème.
— - Contente-toi de fermer tes propres portes ! aboya Frank. Tu n’es plus tellement loin de tes quarante ans. Quant à moi, je les claque, ces foutues portes, ce qui, bordel, ne m’empêche pas de revenir tout le temps les ouvrir.
Bravo, Frank ! songeai-je. Toute sa vie, il sera passé devant les fenêtres ouvertes sans manifester la moindre crainte. C’est ce que font tous les agents littéraires de génie : ils ont le don de présenter comme la raison même les conseils les plus illogiques et les plus invraisemblables, le don de vous faire avancer sans peur, et c’est ce qui permet aux autres de s’en tirer, d’obtenir plus ou moins ce qu’ils souhaitent, en tout cas, d’obtenir quelque chose ; du moins, quand ils avancent sans crainte, ils ne se retrouvent pas les mains vides, quand ils foncent dans le noir comme galvanisés par les conseils les plus sages du monde. Qui aurait jamais cru que Frank aurait fini par être aussi adorable ? (Lui, un gosse si dégueulasse.) Et je ne blâme pas Frank d’avoir poussé Lilly trop dur.
— C’est Lillyf répète souvent Franny, qui a poussé Lilly trop dur.
Quand les foutus critiques s’enthousiasmèrent pour sa Volonté de grandir — quand ils daignèrent enfin lui décerner leurs éloges snobinards — soulignant qu’en dépit de ce qu’elle était, la Lilly Berry de la célèbre famille qui avait sauvé l’Opéra de Vienne, on ne pouvait pas dire qu’elle fût vraiment « un mauvais écrivain », elle avait en fait un talent très « prometteur » — quand ils se mirent à jacasser au sujet de la nouveauté de sa voix, Lilly en conclut simplement qu’elle devait redoubler d’efforts ; il fallait maintenant qu’elle s’y mette sérieusement.
Mais notre petite Lilly avait écrit son premier livre presque par accident ; son livre n’était qu’un euphémisme pour sa volonté de grandir, pourtant il la convainquit qu’elle avait un talent d’écrivain, alors qu’elle n’était peut-être qu’une lectrice douée de sensibilité et d’amour, une amoureuse de la littérature qui s’était imaginée qu’elle voulait écrire. Je suis persuadé que ce fut le besoin d’écrire qui finit par tuer Lilly, comme cela arrive parfois. Le besoin d’écrire finit par la consumer ; elle n’était pas assez forte pour supporter cette forme de masturbation -— pour supporter le perpétuel effritement de sa propre personne. Lorsque grâce au film tiré de la Volonté de grandir, Franny fut devenue célèbre, et lorsque grâce au feuilleton télévisé du Premier Hôtel New Hampshire, le nom de Lilly Berry fut connu de tout le monde sans doute Lilly eut-elle envie de « se contenter d’écrire », comme disent toujours les écrivains. Sans doute alors eut-elle simplement envie d’avoir le loisir d’écrire son livre. Seulement, voilà, ce ne fut pas un très bon livre — le deuxième. Elle lui donna pour titre le Crépuscule de Vesprit, titre tiré d’un vers qu’elle vola à son gourou, Donald Justice :
Voici venir le crépuscule de l’esprit.
L’heure où les lucioles tressaillent dans le sang
et ainsi de suite. Peut-être aurait-elle été mieux avisée d’emprunter son titre et son inspiration à un autre vers de Donald Justice :
Le temps un arc ployé par son inéluctable échec
Elle aurait pu intituler son livre l’Inéluctable Échec, car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Quelque chose qu’elle ne pouvait assumer ; quelque chose qui la dépassait. Son sujet était la mort des rêves, l’obstination que mettent les rêves à ne pas mourir. C’était un livre courageux, dans la mesure où il s’écartait de tout ce qui était en rapport direct avec la petite autobiographie de Lilly, mais qui s’en écartait pour s’aventurer dans un domaine trop étranger à son esprit pour qu’elle puisse jamais le comprendre ; elle écrivit un livre vague qui témoignait à quel point le langage où elle ne faisait que risquer une brève incursion lui était étranger. Quand on écrit de façon vague, on est toujours vulnérable. Comment s’étonner qu’elle se sentît facilement blessée quand les censeurs — quand les foutus critiques, armés de leur ruse morne et obstinée — fondirent sur elle ?
Selon la théorie de Frank, qui en général ne se trompait jamais au sujet de Lilly, elle éprouva entre autres hontes celle d’avoir écrit un mauvais livre qui fut encensé et qualifié d’« héroïque » par toute une catégorie de mauvais lecteurs passablement influents. Un certain type d’étudiants, tous plus ou moins ignares, furent d’emblée séduits par le côté vague de son Crépuscule de l’esprit ; ces étudiants découvrirent avec un immense soulagement que l’obscurité absolue était non seulement publiable, mais encore pouvait donner l’illusion du sérieux. Et, comme le souligna Frank, ce que certains de ces étudiants aimèrent le plus dans son livre était précisément ce qu’elle-même détestait le plus — les introspections qui ne menaient à rien, l’absence d’intrigue, les personnages sans logique ni consistance, l’indigence du récit. En un sens, dans certains cercles universitaires, l’impuissance flagrante à faire preuve de clarté confirme l’idée que ce qui aux yeux de tous les imbéciles est un vice peut, grâce à la magie de l’art, finir par ressembler à une vertu.
« Mais, bordel de Dieu, où tous ces petits étudiants sont-ils allés pêcher une idée pareille î se lamentait Franny.
— Tous n’ont pas cette idée, rétorquait Frank.
— Ils s’imaginent que ce qui est contraint et forcé, que ce qui est Difficile, difficile avec une saloperie de D majuscule, vaut mieux que ce qui est direct, courant et compréhensible ! hurla Franny. Mais, bordel de merde, qu’est-ce qui les rend tellement tordus, ces types-là ?
— Quelques-uns seulement sont ainsi, Franny, insistait Frank.
— Uniquement ceux qui ont bâti un culte sur l’échec de Lilly ? demanda Franny.
— Uniquement ceux qui écoutent ce que leurs professeurs disent, dit Frank d’un ton satisfait — béatement installé dans une de ses humeurs anti-tout. Dis-moi Franny, où crois-tu que les étudiants apprennent à penser de cette manière ? Auprès de leurs professeurs.
— Seigneur Dieu, disait alors Franny.
L’idée ne lui vint pas de revendiquer un rôle dans le
Crépuscule de l’esprit : d’ailleurs, il eut été impossible de tirer un film du livre. Franny devint une vedette beaucoup plus facilement que Lilly ne devint écrivain.
« C’est plus facile d’être une vedette, disait Franny. En réalité, on n’a rien à faire, sinon ne pas trop se poser de questions sur soi-même et espérer que les gens vous aimeront : il suffit d’espérer qu’ils sauront discerner votre moi intime. Suffit de ne pas se poser de questions et d’espérer que votre moi intime finira par se manifester.
Sans doute, pour un écrivain, le moi intime a-t-il besoin pour émerger de quelque chose de plus substantiel. J’ai toujours eu envie d’écrire à Donald Justice à ce sujet, mais je pense que de l’avoir vu — une seule fois, et à distance — m’a paru suffisant. Si le meilleur et le plus limpide de lui-même n’était pas dans ses poèmes, jamais il ne serait devenu un très grand écrivain. Et, dans la mesure où de ses poèmes émerge quelque chose de bon et de fort, le rencontrer ne pourrait qu’être décevant. Je ne veux pas dire qu’il serait minable. C’est très probablement un homme merveilleux. Mais jamais il n’aurait pu être aussi précis que ses poèmes ; ses poèmes sont tellement majestueux, qu’il n’aurait pu qu’être une déception. Quant à Lilly, bien sûr, son œuvre était une déception — et elle le savait. Son œuvre était loin d’avoir autant de charme que sa propre personne, et elle le savait. Bien sûr, Lilly aurait préféré que ce fût l’inverse.
Quant à Franny, ce qui la sauva ne fut pas seulement qu’il est plus facile d’être vedette qu’écrivain. Ce qui la sauva, c’est aussi qu’elle ne fut pas obligée d’être une vedette dans la solitude. Comme le sait Donald Justice, que l’on vive seul ou non, on ne peut être écrivain que dans la solitude.
Vous ne me reconnaîtriez pas. Mon visage est le visage qui s’épanouit Dans les miroirs embués des toilettes Où Von cherche à tâtons le commutateur.
Mes yeux ont l’expression
Des yeux froids des statues
Qui guettent le retour des pigeons
Partis picorer la provende que vous leur avez jetée.
« Seigneur Dieu, comme dit un jour Franny. Qui pourrait bien avoir envie de le rencontrer, lui ?
Mais Lilly avait du charme aux yeux de tout le monde — sauf, peut-être, à ses propres yeux. Lilly aurait voulu que ses mots aient du charme, mais ses mots la trahirent.
Il est extraordinaire que, pour Franny et moi, Frank ait un jour évoqué le roi des Souris ; nous n’avions rien compris à Frank. Nous avions sous-estimé Frank, et cela dès le début. Frank était un héros, mais il lui faudrait atteindre le stade où il signerait tous nos chèques, et nous dirait combien nous pouvions nous permettre de dépenser, pour qu’enfin nous reconnaissions Frank comme le héros qu’il était depuis toujours.
Non, notre roi des Souris, c’était Lilly.
« Nous aurions dû nous en douter ! se lamenterait un jour Franny. Elle était trop petite !
Ainsi, pour nous, Lilly est désormais perdue. Lilly, le chagrin que jamais nous n’avions tout à fait compris ; nous n’avions jamais décelé ce que dissimulaient ses déguisements. Peut-être Lilly n’était-elle jamais devenue assez grande pour que nous puissions la voir.
Elle avait engendré un chef-d’œuvre, dont jamais elle ne tira assez de fierté. Elle écrivit le scénario du film dont la vedette était Chipper Dove ; de cet opéra, dans la grande tradition « sang et Schlagobers », elle avait été à la fois l’auteur et le metteur en scène. Cette histoire-là, elle savait exactement jusqu’où elle pouvait la mener. Ce fut le Crépuscule de l’esprit qui ne répondit pas à ses espérances, ni aux difficultés qu’elle éprouva lorsqu’elle voulut repartir de zéro — lorsqu’elle tenta d’écrire le livre qui, non sans ambition, aurait eu pour titre : Tout après l’enfance. Il ne s’agit même pas cette fois d’un vers de Donald Justice ; Lilly elle-même en avait eu l’idée, encore une idée qu’elle n’avait pas été capable d’exploiter.
Quand il arrive à Franny de boire trop, elle se met en rogne en évoquant l’influence que Donald Justice exerçait sur Lilly ; et parfois, Franny se soûle au point de blâmer le pauvre Donald Justice pour ce qui est arrivé à Lilly. Mais Frank et moi nous nous hâtons toujours d’assurer à Franny que ce fut sa passion de la qualité qui finit par tuer Lilly ; ce fut la fin de Gatsby, le Magnifique, qui pourtant n’était pas le dénouement, que choisit Lilly, mais un dénouement dont le sens lui échappait. Et, un jour, Lilly s’exclama : « Après tout, au diable ce foutu Donald Justice ! Tous les bons vers sont de lui ! »
Peut-être le dernier vers que lut ma sœur était-il de sa plume. Frank tomba un jour sur un recueil de poèmes de Donald Justice, Lumière nocturne ; c’était l’exemplaire de Lilly, ouvert à la page 20, la page tant de fois cornée, avec, tout en haut, un vers, un seul, entouré de plusieurs cercles — l’un d’eux avec du rouge à lèvres, les autres avec des stylos à bille de couleurs différentes ; et même avec un humble crayon
Je ne crois pas que le dénouement puisse jamais être heureux
Peut-être est-ce là le vers qui poussa Lilly à faire le grand saut.
C’était une nuit de février. Franny se trouvait sur la côte ouest. Franny n’aurait rien pu faire pour la sauver. Mon père et moi étions dans le Maine ; Lilly savait que nous nous couchions de bonne heure. À l’époque, papa en était à son troisième chien. Sacher avait disparu, victime de sa goinfrerie. Le petit chien au pelage fauve et aux aboiements aigus et insolents, celui qui avait été renversé par une voiture — son vice était de se lancer aux trousses des voitures, mais, jamais par bonheur, quand il traînait papa en remorque— , celui-là avait disparu lui aussi ; il s’emportait aussi vite que de la crème fouettée et papa l’avait baptisé « Schlagobers ». Le troisième pétait sans arrêt, mais ce trait désagréable était le seul qui le rapprochât de Sorrow ; c’était lui aussi un berger allemand, un mâle cette fois, et papa avait exigé de l’appeler Fred, Fred était également le nom du factotum du troisième Hôtel New Hampshire — un pêcheur de homards en retraite baptisé Fred, sourd comme un pot. Chaque fois que papa hélait un de ses chiens, n’importe lequel — Sacher ou Schlagobers — , Fred le factotum s’écriait « Quoi ? » même quand il travaillait à l’autre bout de l’hôtel. Cette manie plongeait papa dans une telle irritation (et, implicitement, nous rappelait Egg de façon si poignantè) que papa menaçait toujours d’appeler son prochain chien Fred.
— Puisque de toute façon ce vieil idiot de Fred répondra chaque fois que j’appellerai le chien, le nom n’a aucune importance ! lançait papa. Seigneur Dieu, s’il doit s’obstiner à répondre « Quoi ? », autant que ce soit à l’appel de son nom.
Ce fut ainsi que le chien d’aveugle numéro trois fut baptisé Fred. Il n’avait qu’une seule mauvaise habitude : chaque fois que la petite fille de la femme de ménage quittait les jupes de sa mère, il essayait de monter l’enfant en levrette. Comme un idiot, Fred coinçait la fillette sur le plancher et entreprenait de la monter ; la fillette se mettait à hurler : « Non ! », la femme de ménage se mettait à beugler : « Arrête Fred ! » en cinglant Fred de grands coups de serpillière ou de balai, ou de tout ce qui lui tombait sous la main. Alerté par le vacarme, papa devinait aussitôt ce qui se passait et se mettait à hurler : « Bordel de Dieu, Fred, espèce de sale queutard ! Allons, remue-toi un peu mon salaud, viens ici ! »
Et le factotum sourd, le pêcheur de homards en retraite, notre autre Fred, s’exclamait alors : « Quoi ? Quoi ? » Je devais me mettre à sa recherche (papa refusait de bouger) et le calmer : « PAS TOI, FRED ! RIEN, FRED ! »
— Oh, faisait-il, en se remettant au travail. Y m’ semblait pourtant avoir entendu appeler.
Tout ceci pour dire que Lilly nous eût en vain appelé dans le Maine. À part lancer un certain nombre de « Fred ! », nous n’aurions guère pu lui venir en aide.
Lilly essaya pourtant d’appeler quelqu’un, Frank. Frank ne se trouvait pas tellement loin ; lui aurait pu faire quelque chose. Nous lui affirmons, maintenant, que cette fois-là, il aurait pu l’aider, mais, au bout du compte, et nous le savons, le malheur flotte. Bref, Lilly tomba sur le répondeur automatique de Frank. Frank avait remplacé son standardiste par un système automatique, un de ces fichus enregistrements de sa propre voix, tellement exaspérants :
salut ! ici frank — en réalité je ne suis pas ici (ha ha). en réalité, je suis absent ; vous voulez lais-
ser un message ? attendez le signal et videz
votre sac.
Franny laissait une foule de messages qui avaient le don de mettre Frank en fureur.
— Va te faire foutre, Frank ! hurlait Franny à l’adresse de l’exaspérant gadget. Chaque fois que je tombe sur cette saloperie de truc, ça me coûte de l’argent — je t’appelle de cette foutue ville de Los Angeles, Frank, espèce de crétin, de petit mer deux, espèce de minable petit étron !
Sur quoi, elle le gratifiait de toute une collection de bruits de pets, et de baisers très mouillés, et Frank m’appelait aussitôt, comme toujours malade de dégoût.
— Franchement, disait-il. Je ne comprends pas Franny. Elle vient de me laisser un message positivement immonde ! D’accord, je sais, elle se croit spirituelle, mais elle devrait pourtant savoir que nous en avons tous ras le bol de sa vulgarité, non ? À son âge, on ne peut pas dire que ce soit tout à fait le genre qui lui convienne — à supposer qu’il lui ait jamais convenu. Toi qui as châtié ton langage, tu devrais faire un effort pour châtier le sien.
Et ainsi de suite.
Frank avait sans doute paniqué en lisant le message de Lilly. Il avait un rendez-vous ce soir-là, et sans doute avait-elle téléphoné peu de temps avant son retour ; il avait branché son répondeur et écouté les messages tout en se brossant les dents, dans l’intention de se mettre au lit.
Il s’agissait pour la plupart de messages d’affaires. Le joueur de tennis professionnel dont il représente les intérêts s’était fourré dans le pétrin pour publicité illicite. Un scénariste se plaignait qu’un metteur en scène essayait de le-« manipuler », et Frank s’était hâté de prendre mentalement note du fait — l’auteur en question avait grand besoin d’être « manipulé ». Une célèbre chorégraphe s’était empêtrée dans son autobiographie ; elle était bloquée au beau milieu de son enfance, confiait-elle à Frank, qui continuait tranquillement à se brosser les dents. 11 se rinça la bouche, éteignit la lumière dans la salle de bains, et ce fut alors qu’il entendit la voix de Lilly.
— Salut, c’est moi, fit-elle d’un ton d’excuse — à l’adresse du répondeur.
Lilly était toujours en train de s’excuser. Frank sourit tout en ouvrant ses draps ; il n’omettait jamais de mettre son mannequin de couturière au lit avant de se fourrer entre les draps. Il y eut un long silence sur le répondeur, au point que Frank crut que l’engin était tombé en panne ; cela arrivait souvent. Soudain, Lilly ajouta :
« Ce n’est que moi.
Sa voix était empreinte d’une telle lassitude que quelque chose poussa Frank à vérifier l’heure, et guetter avec angoisse la suite. Suivit alors un long silence, et Frank se souvient encore de l’avoir alors implorée :
— Vas-y Lilly, vas-y Lilly, chuchota-t-il.
Ce fut alors que Lilly chanta sa petite chanson, à peine quelques bribes, à vrai dire, tirées d’un des Heurigen — une petite chanson triste et bébête, une des chansons du roi des Souris. Une chanson que Frank connaissait par cœur, bien sûr.
Verkauft’s mei G’wand, V Fahr in Himmel.
Vendez mes vieux habits, je pars au Paradis.
— Merde alors, Lilly, chuchota Frank dans le répondeur.
Il se mit à se rhabiller, et vite.
— Auf Wiedersehen, Frank, dit Lilly, arrivée au bout de sa petite chanson.
Frank ne prit pas la peine de répondre. Déjà il fonçait vers Columbus Circle où il sauta dans un taxi. Et Frank avait beau n’avoir rien d’un champion, je jurerais qu’il battit tous ses records ; même moi, je n’aurais pu faire mieux. Même s’il s’était trouvé chez lui quand Lilly avait appelé, il faut plus de temps, et à n’importe qui, je le lui répète souvent, pour parcourir deux kilomètres et traverser un zoo qu’il n’en faut pour dégringoler d’une hauteur de quatorze étages, la distance qui sépare la fenêtre d’angle du quatorzième étage du Stanhope du trottoir à l’angle de la Quatre-vingt-et-unième Rue et de la Cinquième Avenue. Lilly avait sur Frank l’avantage de la distance et — quoi qu’il fasse — elle l’aurait battu au poteau — de toute façon ; il n’aurait rien pu faire. N’empêche, comme dit Frank, qu’il ne prit pas le temps de dire (peut-être pas même de penser) ; « Auf Wiedersehen, Lilîy », pas avant d’avoir été confronté à son petit cadavre.
Son dernier message avait plus de poids que celui de Fehlgeburt. Lilly n’était pas folle, elle Son dernier message était du genre sérieux.
Désolée, disait le billet.
Trop petite, voilà tout.
Pour ma part, je me souviens surtout de ses petites mains : de cette façon qu’elles avaient de voltiger sur ses cuisses, chaque fois qu’elle disait quelque chose de réfléchi — et Lilly était toujours réfléchie. « Pas assez de rire en elle, vieux », comme disait Junior Jones.
Les mains de Lilly ne parvenaient jamais à rester immobiles ; elles dansaient au rythme de toutes les choses qu’elle s’imaginait entendre — peut-être la même musique que Freud ponctuait avec sa batte de base-bail, la même mélodie qu’entend maintenant papa, tandis que la batte voltige avec grâce autour de ses pieds fatigués. Mon père, le marcheur aveugle : il marche, partout, été comme hiver, il passe chaque jour des heures à sillonner les jardins de l’Hôtel New Hampshire. Sacher s’était au début chargé de le guider, puis avait suivi Schlagobers, et ensuite Fred ; du jour où Fred prit l’habitude de massacrer les putois, nous dûmes nous en débarrasser.
— J’aime bien Fred, dit un jour papa, mais avec sa manie de péter et maintenant de bouffer les putois, il va faire fuir la clientèle.
— Ma foi, papa, la clientèle ne se plaint pas, dis-je.
— Ma foi, c’est par pure politesse, dit papa. Ils ont de la classe, voilà tout. N’empêche que c’est répugnant, et inadmissible, et si jamais Fred s’avise d’attaquer un putois un jour où je serai avec lui… eh bien, parole, je le tue ; ce coup-là, sûr qu’il tâtera de ma batte.
Ce fut ainsi que nous trouvâmes une gentille famille désireuse d’accueillir un chien de garde ; ils n’étaient pas aveugles, mais ils se moquaient éperdument que Fred pète et empeste comme un putois.
Voilà comment notre père se promène maintenant en compagnie de son quatrième chien guide. Nous nous sommes lassés de leur chercher des noms, sans compter qu’après la mort de Lilly, notre père a perdu encore un peu de son espièglerie.
« Je n’ai guère le cœur à chercher des noms de chien, dit-il. Voulez-vous vous en charger, vous, cette fois ?
Moi non plus je n’avais guère le cœur à baptiser des chiens. Franny tournait un film en France, et Frank — qui lors de la disparition de Lilly avait, de nous tous, accusé le plus sévèrement le coup — ne voulait plus entendre parler de ces histoires de chiens. Frank avait trop de chagrin ; il n’était plus d’humeur à chercher des noms aux chiens.
— Seigneur Dieu, dit Frank. Pourquoi pas « Numéro Quatre » ?
Mon père haussa les épaules et décréta qu’un simple « Quatre » suffirait. Si bien que, maintenant, au crépuscule, quand papa se met à la recherche de son compagnon de promenade, je l’entends hurler le chiffre quatre. « Quatre ! » beugle-t-il. « Quatre, bordel de Dieu. »
Et le vieux Fred, le factotum, s’obstine toujours à lancer : « Quoi ? » Et papa s’époumone à hurler son « Quatre ! Quatre ! Quatre ! », comme quelqu’un qui évoque un jeu de son enfance ; ce jeu où il s’agit de lancer le ballon et de hurler un numéro, et celui qui porte le numéro doit essayer d’attraper le ballon avant qu’il touche le sol.
« Quatre S » lance la voix de papa, et j’imagine un enfant en train de courir, bras grands ouverts pour intercepter le ballon.
Cet enfant, quelquefois c’est Lilly, et quelquefois c’est
Egg.
Et quand enfin papa est parvenu à retrouver Quatre, je me poste à la fenêtre pour regarder Quatre qui, à pas circonspects, conduit mon père jusque sur la jetée ; dans la lumière au déclin, il est facile de confondre la silhouette de mon père flanqué de son chien avec celle d’un homme beaucoup plus jeune — en compagnie d’un ours, peut-être ; et, qui sait, ils pèchent peut-être des colins.
— Pas marrant de pêcher quand on n’a pas d’yeux pour voir les poissons sortir de l’eau, m’a dit un jour mon père.
Aussi, en compagnie de Quatre, papa se contente-t-il de rester assis sur la jetée, pour savourer le soir tombant, jusqu’au moment où les féroces moustiques du Maine le contraignent à regagner l’Hôtel New Hampshire.
Il y a même une enseigne : hôtel new hampshire. Papa l’a exigé, et même s’il est incapable de la voir — et ne pourrait remarquer son absence, si je me contentais de lui faire croire qu’elle est là — , c’est une petite concession que je suis tout heureux de lui faire, quand bien même, parfois, c’est une source d’ennuis. Il arrive que des touristes s’égarent et nous tombent dessus à l’improviste ; ils voient l’enseigne et s’imaginent que nous sommes un hôtel. J’ai expliqué à papa un système très compliqué que, selon moi, notre « succès » dans cette dernière en date de nos entreprises hôtelières nous permet de pratiquer. Quand les touristes égarés nous tombent dessus à l’improviste et demandent des chambres, nous leur demandons s’ils ont pris la peine de faire des réservations.
— Bien sûr que non, répondent-ils.
Mais, invariablement — jetant un coup d’œil à la ronde, frappés par le silence, l’atmosphère d’abandon et de paix que nous sommes parvenus à faire régner dans le troisième Hôtel New Hampshire — , ils demandent :
« Mais, vous devez certainement avoir des chambres libres ?
— Non, pas de chambres libres, affirmons-nous toujours. Pas de réservations, pas de chambres.
Il arrive parfois que papa se chamaille avec moi à ce sujet :
— Mais, enfin, nous avons de la place pour ces gens, siffle-t-il. Ils ont l’air très bien. Ils ont un ou deux enfants, je les entends qui se disputent, et la mère paraît fatiguée — ils auront sans doute fait trop de route.
— C’est une question de principe, papa, dis-je. Enfin, qu’iraient penser les autres clients si, en l’occurrence, nous faisions preuve de laxisme.
— Mais c’est tellement élitiste, murmure-t-il d’un ton rêveur. Tu comprends j’ai toujours su que cet hôtel n’était pas un endroit comme les autres, n’empêche que je n’ai jamais imaginé qu’en réalité…
En général, il coupe sa phrase à ce point précis, avec un sourire. Puis il ajoute :
« Tout de même, tu ne crois pas que ta mère aurait adoré tout ceci !
La batte de base-bail s’agite, pour faire les honneurs des lieux à ma mère.
Et, sans la moindre réticence, je m’empresse de dire :
— Ça, j’en suis sûr, papa.
— Sinon tout et toujours, ajoute mon père, d’un ton pensif, du moins, cette partie-là. Du moins la fin.
La fin de Lilly, si l’on songe au culte dont elle est devenue l’objet, fut relativement paisible. Je regrette de ne pas avoir eu le courage de demander à Donald Justice de composer une élégie, mais ce furent — dans la mesure du possible — des obsèques familiales. Junior Jones y assista, il demeura assis près de Franny, et je ne pus m’empêcher de remarquer comment ils se tenaient par la main, de façon parfaite. Il faut souvent des obsèques pour se rendre compte que les gens que l’on connaît ont vieilli. Je remarquai que Junior Jones avait quelques gentilles rides de plus autour des yeux ; il était devenu un avocat florissant — nous n’avions que rarement reçu de ses nouvelles tandis qu’il poursuivait ses études ; il disparut presque aussi complètement dans la faculté de droit que jadis dans les mêlées des Browns de Cleveland. Sans doute les études de droit et la pratique du football engen-drent-elles pareillement la myopie. Jouer en attaque, disait toujours Junior, l’avait préparé à la faculté de droit. Un sacré boulot, mais rasoir, rasoir, rasoir !
Junior Jones dirigeait maintenant le Bras Noir de la Loi, et, je le savais, à chacun de ses séjours à New York, Franny descendait chez lui.
L’un et l’autre étaient devenus des vedettes, et peut-être ensemble avaient-ils cessé de se sentir mal à l’aise. Mais aux obsèques de Lilly, la seule pensée qui me vint fut que Lilly aurait été ravie de les voir ensemble.
Mon père, assis à côté de Susie l’ourse, tenait sa batte serrée entre ses genoux, le gros bout posé sur le plancher — elle oscillait à peine. Et quand il se mit en route — appuyé sur le bras de Susie, le bras de l’ex-guide de Freud — , je vis qu’il portait sa Louisville-Slugger avec une immense dignité, comme une simple et robuste canne.
Susie était dans un état lamentable, mais elle parvint pourtant à se contenir — par affection pour papa, je suppose. Elle vouait un véritable culte à mon père depuis son miraculeux coup de batte — ce coup fabuleux et instinctif qui avait effacé Ernst le pornographe. Quand survint le suicide de Lilly, Susie avait pas mal roulé sa bosse. Elle avait d’abord quitté la côte est pour s’installer sur la côte ouest, puis avait préféré regagner l’est. Pendant quelque temps, elle avait dirigé une communauté dans le Vermont.
— Un vrai bordel, et j’ai fini par le mettre en faillite, nous confia-t-elle en riant.
À Boston, elle avait ouvert un service d’entraide familiale, qui avait prospéré jusqu’à se transformer en garderie (il y avait alors pénurie de garderies), une garderie qui elle-même avait prospéré jusqu’à devenir un foyer d’accueil pour femmes violées (du jour où des garderies s’ouvrirent un peu partout). Le foyer d’accueil pour femmes violées ne fut pas particulièrement bien accueilli à Boston, et, Susie en convient, l’hostilité ne venait pas exclusivement de l’extérieur. Il y a des violeurs et des mysogines partout, bien sûr, et aussi une foule d’imbéciles tout disposés à supposer que les femmes qui consacrent leur temps à un foyer d’accueil pour violées sont par définition, et, pour citer Susie, « d’incorrigibles gouines et des emmerdeuses féministes ». Les Bostoniens firent plutôt la vie dure à Susie et à son premier foyer pour violées. Il semble même que, par souci de mettre les choses au point, ils allèrent jusqu’à violer une des employées. Mais — et Susie elle-même l’avoue — , en ces temps lointains, certaines des femmes qui se consacraient à la lutte contre le viol, étaient « d’incorrigibles gouines et des emmerdeuses féministes », c’était vrai, elles avaient la haine des hommes, ce qui explique que certains des problèmes du foyer étaient d’ordre interne. Certaines de ces femmes étaient elles aussi des philosophes antisystème, mais dépourvues du sens de l’humour qui caractérisait Frank, et si les représentants de la loi manifestaient de l’hostilité aux femmes qui réclamaient justice contre les auteurs de viols — pour changer — , de leur côté la plupart de ces femmes affichaient une hostilité de principe à l’encontre des représentants de la loi, et en fait personne ne se souciait beaucoup d’aider les victimes.
À Boston, le foyer pour violées fut dispersé le jour où, dans un parking de Back Bay, une bande d’ennemies jurées des hommes allèrent jusqu’à castrer l’auteur présumé d’un viol. Susie était alors rentrée à New York — elle avait ouvert un nouveau centre d’entraide familiale. Elle se spécialisait dans les cas d’enfants martyrs — et « s’occupait », comme elle disait, à la fois des enfants et de leurs bourreaux — , mais New York lui donnait la nausée (vivre à Greenwich Village n’avait rien de drôle pour qui n’était pas un ours, disait-elle) et elle était convaincue d’avoir un avenir dans la lutte contre le viol.
Moi qui, en 1964, avais été témoin de ses exploits au Stanhope, je ne pouvais qu’être d’accord. Son interprétation, disait toujours Franny, avait été meilleure que toutes celles que donnerait jamais Franny, et pourtant Franny est très douée. Sans doute la façon dont Franny avait débité son unique réplique face à Chipper Dove lui avait-elle donné l’indispensable assurance. En fait, dans tous ses films, Franny devait s’arranger pour caser cette vieille réplique : « Tiens, tiens, voyez un peu qui nous arrive ! » Elle trouve toujours le moyen de glisser ce petit bout de réplique. Elle ne joue pas sous son véritable nom, bien sûr. Il est rare que les vedettes de cinéma gardent leur nom. Et Franny Berry n’est pas précisément le genre de nom qui frappe les imaginations.
Le nom que porte Franny à Hollywood, son nom de scène, est un nom que tout le monde connaît. Mais ceci est l’histoire de notre famille, aussi serait-il déplacé de ma part d’utiliser le nom de scène de Franny — mais vous la connaissez, j’en suis sûr. Franny est la femme que sans cesse tout le monde désire. Elle est la meilleure, même quand elle incarne un personnage ignoble ; elle est toujours le véritable héros, même quand elle meurt, même quand elle meurt d’amour — ou pire encore, quand elle meurt à la guerre. Elle est la plus belle, la plus inaccessible, mais aussi, d’une certaine façon, la plus vulnérable — et la plus coriace (Elle est ce qui pousse les gens à aller voir un film, à le voir jusqu’au bout.) D’autres maintenant rêvent d’elle — maintenant que, de façon tellement radicale, elle m’a libéré des rêves que je nourrissais à son égard. Je suis devenu capable de vivre en m’accommodant de ce que moi je rêve de Franny, mais je parierais que, parmi ses admirateurs, certains ne s’accommodent pas aussi bien que moi de leurs rêves.
Ce fut sans la moindre difficulté qu’elle s’adapta à la célébrité. Jamais Lilly n’aurait été capable d’une telle adaptation, mais Franny n’eut pas la moindre difficulté — dans notre famille, elle était depuis toujours la vedette. Elle était accoutumée à être le pôle d’attraction, à monopoliser l’attention — celle que tout le monde attendait, celle que tout le monde écoutait. Elle était née pour tenir le rôle principal.
— Et moi, j’étais né pour être un pauvre connard d’agent, répétait Frank d’un ton lugubre, après les obsèques de Lilly. Même sa mort, c’est moi qui l’aurait agencée. Elle n’était pas de taille à encaisser toute la merde que je lui ai donné à remuer ! conclut-il, sinistre.
Sur quoi, il éclata en sanglots.
Nous tentâmes de lui remonter le moral, mais il revint à la charge :
« Je suis jamais rien d’autre que le pauvre connard d’agent, bordel. C’est moi qui déclenche tout — moi. Tiens, Sorrow, par exemple. Qui est-ce qui l’a empaillé ? Qui est-ce qui a commencé toute cette histoire ? s’écria Frank, au milieu de ses larmes. Un pauvre trou du cul d’agent, voilà ce que je suis, bafouilla-t-il.
Mais papa vint rejoindre Frank, sa batte le guidant comme une antenne.
— Frank, Frank, mon garçon, dit-il. Non, tu n’es pas l’agent du malheur de Lilly, Frank. Dis-moi un peu qui est le rêveur de la famille, Frank ? demanda papa.
Tous les regards se tournèrent vers lui.
« Eh bien, c’est moi — je suis le rêveur, Frank. Et, quant à Lilly, elle a fait plus de rêves qu’elle n’en était capable. Elle a hérité de ces foutus rêves, et elle les a hérités de moi.
— Mais j’étais son agent, s’obstina Frank, stupidement.
— Oui, mais c’est sans importance, Frank, intervint Franny. Bien sûr, c’est important que tu sois mon agent, Frank — moi j’ai vraiment besoin de toi. Mais personne ne pouvait être l’agent de Lilly.
— Cela n’aurait eu aucune importance, Frank, lui dis-je (parce que c’était toujours ce que lui me disait). Quel que soit son agent, cela aurait été sans importance.
— Mais c’était moi, dit-il — toujours aussi têtu, à vous rendre furieux.
— Bonté divine, Frank, dit Franny. Il est encore plus facile de discuter avec ton répondeur !
Ce qui enfin réussit à le ramener sur terre.
Il nous fallut pendant un certain temps supporter les lamentations des fidèles éplorés ; les fanatiques du suicide galvanisés par la mort de Lilly — ■ les fans de Lilly convaincus que son suicide représentait son ultime message, et la preuve de son sérieux. Dans le cas de Lilly, c’était pure ironie — du point de vue de Lilly— , car Frank, Franny et moi le savions, le suicide de Lilly — toujours du point de vue de Lilly — était l’aveu ultime qu’elle n’était pas suffisamment sérieuse. Ainsi tous ces gens s’obstinaient à l’aimer au nom de ce qu’elle aimait le moins en elle-même.
Un certain nombre de fans de Lilly allèrent même jusqu’à écrire à Franny, pour la supplier d’entreprendre la tournée des campus du pays afin de donner des lectures publiques des œuvres de Lilly — en tenant le rôle de Lilly. C’était Franny l’actrice qu’ils imploraient : ils voulaient convaincre Franny d’incarner Lilly.
Nous n’avions pas oublié l’unique et brève expérience de Lilly dans le rôle d’écrivain résident, et le récit qu’elle nous avait fait de l’unique réunion d’un Département d’études anglaises à laquelle il lui avait été donné d’assister. Au cours de la réunion, le Comité des Conférences avait révélé qu’il restait tout juste assez d’argent en caisse pour subventionner soit deux conférenciers, en l’occurrence deux poètes d’une notoriété toute relative, soit un seul, mais un écrivain ou poète célèbre, à moins encore de consacrer tout l’argent disponible à satisfaire les exigences financières considérables d’une certaine dame qui parcourait les campus du pays pour « interpréter » Virginia Woolf. Bien que Lilly fût de tout le Département d’anglais la seule à faire étudier certaines des œuvres de Virginia Woolf dans ses cours, elle constata qu’elle était la seule à s’opposer au désir de la majorité d’inviter l’usurpatrice de Virginia Woolf.
— À mon avis, Virginia Woolf aurait voulu que l’argent aille à un auteur vivant, dit Lilly. À un véritable écrivain.
Les membres du Département n’en exigèrent pas moins que tout l’argent soit utilisé pour faire venir la femme qui « interprétait » Virginia Woolf.
« D’accord, dit enfin Lilly. Je suis prête à accepter, mais à condition que cette femme fasse tout. À condition qu’elle aille jusqu’au bout.
Un grand silence était tombé sur l’assistance, puis quelqu’un avait demandé à Lilly si elle parlait vraiment sérieusement — s’il était possible qu’elle eût le « mauvais goût » de suggérer que la femme en question soit invitée sur le campus pour se suicider.
Et ma sœur Lilly avait dit :
« Voilà une chose que mon frère Frank qualifierait d’ignoble ; penser que vous — qui enseignez la littérature — soyez disposés à gaspiller de l’argent pour inviter une actrice qui imite un auteur disparu, dont vous n’enseignez pas l’œuvre, plutôt qu’à le dépenser pour inviter un auteur vivant, dont probablement vous n’avez pas lu l’œuvre. Surtout, avait poursuivi Lilly, quand on songe que cette femme, dont personne ici n’enseigne l’œuvre, et que quelqu’un a la prétention d’incarner, était littéralement obsédée par le fossé qui sépare la grandeur de la pose. Et vous, vous voulez payer quelqu’un pour usurper son rôle ? Vous devriez avoir honte. Allez, invitez cette femme, ajouta Lilly. Je me charge de ramasser des pierres pour lui bourrer ses poches ; je la conduirai jusqu’à la rivière.
Et c’est aussi ce que répondit Franny à ceux qui lui demandèrent d’incarner Lilly et de « faire » la tournée des campus du pays.
— Vous devriez avoir honte. En outre, je suis beaucoup trop grande pour incarner Lilly. Ma sœur était vraiment toute petite, vous savez.
Les fanatiques du suicide interprétèrent cette réponse comme une preuve de l’insensibilité de Franny — et, par association, dans certains comptes rendus de presse, notre famille fut taxée d’indifférence (en raison de notre refus de participer aux incarnations de Lilly). Par dépit, Frank accepta d’incarner Lilly lors d’une lecture publique d’œuvres de poètes et d’écrivains qui s’étaient suicidés. Naturellement, aucun des écrivains ni des poètes en question n’étaient là pour lire ses œuvres ; un certain nombre de lecteurs recrutés pour l’occasion, mus par leur sympathie envers les œuvres des défunts — ou pire, par leur sympathie pour leur « style de vie », ce qui en fait signifie en général leur « style de mort » — - devaient en principe lire les œuvres des disparus, comme s’ils étaient les auteurs ressuscités. Une fois encore, Franny se montra intraitable, mais Frank se porta volontaire ; son offre fut rejetée :
— Sous prétexte d’« insincérité », nous expliqua-t-il. Ils me soupçonnaient d’insincérité. Et, bordel, ils avaient raison î Tous ces cons étaient de taille à supporter une bonne overdose d’insincérité !
Quant à Junior Jones, il devait épouser Franny — enfin !
— - C’est un vrai conte de fées, me dit Franny, au téléphone, de l’autre bout du pays ; mais Junior et moi en sommes arrivés à la conclusion que si nous continuons à remettre la chose à plus tard, nous n’aurons plus rien qui vaille la peine d’être remis.
À l’époque, Franny approchait tout doucement de la quarantaine. Le Bras Noir de la Loi et Hollywood avaient au moins une chose en commun, les Schlagobers et le sang. Je suppose que Franny et Junior Jones devaient frapper l’imagination des gens — dans leurs vies de New York et de Los Angeles — par leur côté « vedette », mais je pense aussi que les pseudo-vedettes ne sont tout simplement que des gens très occupés. Junior Jones et Franny étaient consumés par leur travail, et ils succombèrent à la tentation de se laisser tomber d’épuisement dans les bras l’un de l’autre.
La nouvelle me rendit sincèrement heureux, mais j’accueillis avec tristesse leur décision de ne pas avoir d’enfants, faute de temps.
« Pas question que j’aie des enfants si je ne peux pas m’en occuper, dit Franny.
— Tout à fait d’accord, dit Junior Jones.
Puis, une nuit, Susie l’ourse me déclara qu’elle non plus ne voulait pas avoir d’enfants ; si elle mettait des enfants au monde, ils seraient trop laids, et elle refusait de mettre au monde un enfant laid — la chose était hors de question, dit-elle ; on ne pouvait réserver de sort plus cruel à un enfant ; l’ostracisme qui frappe ceux qui ne sont pas beaux.
— Mais tu n’es pas laide, Susie, protestai-je. Il suffit de s’habituer à toi. En fait, je te trouve beaucoup de charme, si tu veux tout savoir.
C’était vrai, je le pensais ; à mes yeux Susie l’ourse était elle aussi un héros.
— Dans ce cas, il faut que tu sois malade, dit Susie. Ma figure ressemble à une hache ou à un burin, et j’ai un teint affreux. Quant à mon corps, on dirait un sac en papier. Un sac en papier rempli de porridge froid.
— N’empêche que je te trouve très bien, lui dis-je.
Ce qui était la vérité ; Franny m’avait montré combien Susie était digne d’être aimée. Et j’avais entendu le chant que Susie l’ourse avait appris à chanter à Franny ; il m’était même arrivé de faire des rêves passionnants, où Susie m’apprenait à chanter ce genre de chansons. Ce qui fait que j’insistai.
« Moi, je te trouve très bien.
— Dans ce cas, il faut que tu aies une cervelle pareille à une poche en papier remplie de porridge froid, me dit Susie. Si tu me trouves très jolie, c’est vraiment que tu es malade, mon pauvre garçon.
Puis, certaine nuit que l’Hôtel New Hampshire n’hébergeait pas un seul client, j’entendis un bruit particulièrement terrifiant ; mon père était tout aussi enclin à déambuler pendant la nuit que pendant le jour — après tout, pour lui il faisait toujours nuit. Mais, partout, la Louisville-Slugger traînait dans le sillage de papa ou le précédait en éclaireur, et, avec les années, sa démarche en était venue à ressembler de plus en plus à celle de Freud, à croire que psychologiquement papa avait fini par devenir boiteux — une forme de parenté avec le vieil interprète de nos rêves. De plus, papa ne pouvait aller nulle part sans être escorté par son chien guide, Quatre ! Par négligence, nous omettions de rogner les griffes de Quatre, si bien que papa, escorté par Quatre, se déplaçait à grand vacarme.
Le vieux Fred, le factotum, disposait d’une chambre au second et dormait d’un sommeil de plomb ; il dormait aussi profondément que les jetées désertes, saccagées par les phoques, tantôt à demi englouties dans les bancs de vase, tantôt découvertes et battues par la marée. Le vieux Fred était du genre à dormir du crépuscule à l’aube ; il n’aimait pas rester debout la nuit, après tout il était sourd, disait-il. Et dans le Maine, surtout en été, les nuits fourmillent de bruits — du moins par comparaison avec les journées !
— Tout le contraire de New York, aimait à dire Frank. Le seul moment où l’on ait un peu de paix à Central Park South, c’est sur le coup de trois heures du matin. Mais, dans le Maine, trois heures du matin, c’est à peu près le seul moment où il risque de se passer quelque chose. Le moment où cette saloperie de nature ressuscite.
Il était environ trois heures du matin, constatai-je — c’était une nuit d’été, bourdonnante d’insectes ; les oiseaux de mer paraissaient observer une trêve relative, mais la mer n’avait rien perdu de son énergie. Et ce fut alors que j’entendis ce bruit particulièrement terrifiant. Tout d’abord, je n’aurais su dire si le bruit venait du dehors, sous ma fenêtre qui, pourvue d’une moustiquaire, était demeurée ouverte — ou s’il provenait du couloir, de derrière ma porte. Ma porte était ouverte elle aussi et, en outre, à l’Hôtel New Hampshire, les portes d’entrée n’étaient jamais fermées à clef — il y en avait trop.
Un raton laveur, me dis-je.
Ce fut alors que quelque chose de beaucoup plus lourd qu’un raton laveur traversa le plancher nju du palier et, à pas feutrés, suivit le couloir garni d’un tapis qui menait à ma porte ; Je n’avais toujours aucune idée de ce dont il s’agissait, mais je devinais le poids de la chose — les planches du parquet en soupiraient. Même la mer paraissait se calmer ; même la mer semblait tendre l’oreille — c’était le genre de bruit que l’on n’entend que la nuit, qui incite la marée à se taire un instant et pousse les oiseaux (qui ne volent jamais la nuit) à se laisser porter vers le ciel et à rester accrochés là comme sur une toile peinte.
— Quatre ? chuchotai-je.
Peut-être était-ce le chien qui rôdait dans les couloirs de l’hôtel, pourtant la chose était bien trop hésitante pour qu’il puisse s’agir de Quatre. Quatre s’était déjà faufilé dans le couloir ; le vieux Quatre ne se serait pas arrêté devant toutes les portes.
J’aurais bien voulu avoir la batte de base-bail de mon père, mais quand l’ours emboutit ma porte, je me rendis compte que l’Hôtel New Hampshire ne disposait d’aucune arme assez puissante pour me protéger contre un intrus de cette taille. Je me figeai dans une immobilité totale, feignant d’être endormi — mais les yeux grands ouverts. Dans la lumière plate et floue, douce comme de la ouate, de l’aube naissante, l’ours me parut énorme. Du seuil, il contempla ma chambre, puis mon lit, immobile, pareil à une vieille infirmière qui dans un hôpital fait la tournée des lits ; j’essayai de retenir mon souffle, mais l’ours avait senti ma présence. Il renifla, fort, puis, à quatre pattes et d’une démarche gracieuse, pénétra dans ma chambre. Ma foi, pourquoi pas ? me dis-je. Un ours avait marqué le début du conte de fées qu’était ma vie ; il était parfaitement naturel qu’un ours en marque le terme. L’ours poussa son mufle chaud tout contre mon visage et renifla tout ce qui m’entourait ; un reniflement éloquent qui me parut évoquer toute l’histoire de ma vie — et d’un geste comme plein de compassion, il posa sa lourde patte sur ma hanche. Il faisait une nuit d’été particulièrement chaude — pour le Maine — et j’étais nu, à peine recouvert par un simple drap. L’haleine de l’ours était chaude, légèrement fruitée — peut-être venait-il de se gaver de myrtilles — , mais l’odeur était remarquablement agréable, sinon précisément fraîche/Lorsque l’ours retira le drap et se mit à me contempler, je ressentis un instant le poids de cet iceberg de peur qu’avait sans doute ressenti Chipper Dove quand il avait cru pour de bon qu’un ours en chaleur avait envie de lui. Mais, cette fois, et non sans insolence, l’ours renâcla au spectacle de ce qu’il vit.
— Earl ! fit l’ours, en me poussant plutôt rudement.
Il se ménagea une place à côté de moi, puis se faufila dans mon lit. Ce fut seulement quand il m’étreignit que j’identifiai l’ingrédient le plus caractéristique de son étrange et puissant fumet, et je soupçonnai alors qu’il ne s’agissait pas d’un ours comme les autres. Mélangé à la saveur agréable de son haleine fruitée et à l’âcreté piquante de sa sueur estivale, je détectai une indéniable odeur de naphtaline.
— Susie ? fis-je.
— J’ai cru que tu ne devinerais jamais, fit-elle.
— Susie ! m’exclamai-je.
Sur quoi, lui faisant face, je lui rendis son étreinte ; jamais je ne m’étais senti aussi heureux de la voir surgir.
— Mets une sourdine, me commanda Susie. Surtout ne va pas réveiller ton père. Voilà un bout de temps que je me traîne partout à ta recherche dans cette saloperie d’hôtel. Je suis d’abord tombée sur ton père, puis sur quelqu’un qui dit « Quoi ? » dans son sommeil, et j’ai aussi rencontré un chien, un crétin absolu qui n’a même pas deviné que j’étais un ours — ce salaud a agité la queue et s’est rendormi illico. Tu parles d’un chien de garde ! C’est ce connard de Frank qui m’a fait mon itinéraire — à mon avis, mieux vaut ne pas faire confiance à Frank pour vous indiquer comment se rendre dans le Maine, et encore moins dans cette bizarre cam-brousse. Merde alors, enchaîna Susie, tout ce que je demandais, c’était de te voir avant qu’il fasse jour, je voulais te rejoindre pendant qu’il faisait encore noir, bonté divine ; j’ai quitté New York hier sur le coup de midi, et voilà que c’est déjà presque l’aube, bordel. Et je suis vannée, ajouta-t-elle en fondant en larmes. Je sue comme une truie dans cette saloperie de costume, mais je pue tellement et j’ai l’air tellement ravagée que je n’ose même pas l’enlever.
— Enlève-le, lui dis-je. Tu sens très bon.
— Oh, pour sûr, dit-elle, sans cesser de pleurer.
Je parvins à force de cajoleries à la convaincre de retirer sa tête d’ourse. Ses grosses pattes barbouillèrent les larmes sur ses joues, mais je lui immobilisai les pattes et l’embrassai pendant un bon moment à pleine bouche. Je crois bien que j’avais vu juste à propos des myrtilles, c’est précisément le goût de Susie, pour moi : un goût de myrtilles.
— Tu as très bon goût, lui dis-je.
— Tu parles, marmonna-t-elle.
Mais elle me laissa l’extirper du reste de son costume.
L’intérieur de la pelisse avait tout d’un sauna. Je constatai que Susie était charpentée comme un ours, et, de plus, elle était luisante de sueur, luisante comme un ours qui émerge trempé d’un lac. Je me rendis compte aussi combien je l’admirais — pour ses manières bourrues d’ours, pour son courage compliqué.
— Je t’aime beaucoup, Susie, dis-je, en refermant ma porte et en la rejoignant dans le lit.
— Fais vite, le jour ne va plus tarder à se lever, dit-elle, et alors tu verras à quel point je suis laide.
— Tu sais, je te vois déjà, dis-je, et je te trouve très belle.
— Va falloir que t’en mette un sacré coup pour me convaincre, dit Susie l’ourse.
Voilà maintenant quelques années que je m’emploie à convaincre Susie l’ourse qu’elle est très belle. Et, bien sûr, moi j’en suis convaincu ; encore quelques années et, je le crois, Susie finira par tomber elle aussi d’accord. Les ours sont têtus, mais ce sont des créatures pétries de bon sens ; une fois que l’on gagne leur confiance, plus jamais ils ne vous manifestent la moindre crainte.
Dans les premiers temps, Susie était tellement obsédée par l’idée de sa laideur, qu’elle prenait toutes les précautions possibles et imaginables pour éviter de tomber enceinte, persuadée que la pire chose qu’elle pourrait faire serait de mettre un malheureux enfant au monde, un monde cruel, et de l’exposer, lui ou elle, à subir le sort que la vie réserve en général aux laids. Lorsque je commençai à faire l’amour avec Susie l’ourse, elle prenait la pilule et, en outre, elle portait un diaphragme ; elle mettait une telle quantité de gelée spermicide sur le diaphragme, que j’avais peine à réprimer le sentiment que nous nous livrions de concert à un massacre — un massacre de spermatozoïdes. Histoire de me débarrasser de cette bizarre angoisse, Susie exigea que, de mon côté, je me munisse de préservatifs.
« C’est ça l’ennui avec les hommes, m’expliquait-elle. Il faut accumuler tellement d’armes avant de passer à l’action, qu’il arrive qu’on perde de vue le pourquoi de la chose.
Mais ces derniers temps, Susie a fini par se calmer. Elle semble enfin convaincue qu’une seule méthode de contraception suffit. Et si un accident arrive un jour, je ne peux m’empêcher d’espérer qu’elle l’acceptera avec courage. Bien sûr, jamais je ne la pousserai à avoir un enfant dont elle n’aurait pas envie ; les gens qui essaient de forcer les autres à avoir des enfants contre leur gré sont des ogres.
« Même si je n’étais pas si laide, proteste Susie, je suis trop vieille. C’est vrai, non, passé quarante ans, on risque un tas de complications. Non seulement je risquerais d’avoir un bébé laid, mais je risquerais même de ne pas avoir de bébé du tout — je risquerais de mettre au monde, je ne sais pas, une espèce de crétin. Passé quarante ans, c’est trop risqué.
— Foutaises, Susie, lui dis-je. Il suffirait qu’on te mette en forme, voilà tout — un petit peu de pratique aux poids, sans forcer, un petit peu de course à pied. Tu as le cœur jeune, Susie. Cet ours qui est en toi, Susie, c’est un ourson.
— Vas-y, essaie de me convaincre, me dit-elle.
Et je sais ce qu’elle veut dire. C’est devenu notre euphémisme — chaque fois que nous avons envie l’un de l’autre, et c’est ce qu’elle me dit, comme ça, tout à trac : « J’ai besoin d’être convaincue. »
Ou bien encore, moi je lui dis : « Susie, tu m’as l’air d’avoir besoin d’une petite dose de conviction. »
À moins que Susie ne se contente de me dire : « Earl ! » Je sais alors exactement ce qu’elle a en tête.
Quand nous nous sommes mariés, c’est ce qu’elle dit quand vint pour elle le moment de dire « oui ». Tout simplement :
— Earl !
— Quoi ? fit le pasteur.
— Earl ! dit Susie en opinant du chef.
— Elle dit, ouiy expliquai-je au pasteur. Elle veut dire oui.
Je suppose que ni Susie ni moi ne parviendrons jamais, tout à fait, à guérir de Franny, mais nous avons en commun l’amour que nous vouons à Franny, davantage d’amour que la plupart des couples n’ont en commun. Et si Susie fut jadis les yeux de Freud, c’est moi qui désormais vois pour mon père, si bien que Susie et moi avons également en commun la vision de Freud.
— Tu t’offres un mariage fabriqué au ciel, vieux, m’a dit Junior Jones.
Le matin où, pour la première fois, je fis l’amour à Susie l’ourse, j’arrivai un peu en retard dans la salle de bal où papa m’attendait pour notre séance quotidienne de poids et haltères.
Il travaillait déjà dur quand j’entrai en titubant.
— Quatre cent soixante-quatre, lui dis-je (notre salut traditionnel, référence à Schnitzler, le vieux chenapan).
Papa et moi avions estimé que, pour deux hommes privés de femmes, c’était là une façon très cocasse de se saluer le matin.
— Quatre cent soixante-quatre, mon œil ! grogna papa. Quatre cent soixante-quatre — tu parles î II a fallu que je passe la moitié de la nuit à t’écouter. Seigneur Dieu, je suis peut-être aveugle, mais je ne suis pas sourd. D’après mes statistiques, tu n’en es pas à plus de quatre cent cinquante-huit. Tu n’es plus de taille pour marquer quatre cent soixante-quatre — plus maintenant. Mais bon Dieu, c’est qui ? Un animal pareil, ça dépasse l’imagination.
Mais quand je lui annonçai que j’avais passé la nuit avec Susie l’ourse, et que j’espérais bien qu’elle allait rester avec nous, papa fut aux anges.
« Voilà ce qui nous manquait ! s’exclama-t-il. C’est absolument parfait. Après tout, tu ne pourrais pas rêver d’un meilleur hôtel. À mon avis, dans cette histoire d’hôtel, tu t’es montré génial ! Mais nous avons besoin d’un ours. Tout le monde a besoin d’un ours ! Et maintenant que tu as un ours, John, tu peux te la couler douce. Enfin, tu l’as écrit, cette fois, l’heureux dénouement.
Pas tout à fait, me suis-je dit. Mais, le tout bien pesé — compte tenu du chagrin, du malheur, de l’amour — , les choses, je le savais, auraient pu être pires, ô combien.
Alors, ce qui manque, qu’est-ce donc ? simplement un enfant, je crois. Ce qui manque, c’est un enfant. Je voulais avoir un enfant, et je le veux encore. Après ce qui est arrivé à Egg et à Lilly, tout ce qui me manque, désormais, ce sont des enfants. Peut-être parviendrai-je encore un jour à convaincre Susie l’ourse, bien sûr, mais Franny et Junior Jones vont me fournir mon premier enfant. Et, pour cet enfant-là, même Susie ne nourrit aucune crainte.
— Cet enfant sera superbe, dit Susie. Engendré par Franny et Junior, comment pourrait-il être raté ?
— Et nous, comment pourrions-nous le rater ? je lui demande alors. Dès que tu l’aurais, crois-moi, il serait superbe.
— Mais pense donc à la couleur, dit Susie. Tu comprends, engendré par Franny et Junior, il sera d’une couleur foutument fabuleuse, non ?
Mais moi je sais, Junior Jones me l’a dit, que l’enfant de Franny et de Junior risque fort d’être de n’importe quelle couleur — « je lui laisserai toute une gamme de tons entre le café et le lait », aime à répéter Junior.
— Tous lés bébés de couleur sont des bébés de couleur fabuleuse, Susie, lui dis-je. Tu le sais.
Mais Susie a tout simplement besoin d’être un peu plus convaincue.
Je crois que, du jour où Susie verra l’enfant de Junior et de Franny, elle aura elle aussi envie d’en avoir un. C’est ce que j’espère, en tout cas — car j’approche de la quarantaine, et ce pont-là, Susie l’a déjà franchi, et si nous devons un jour avoir un enfant, nous ferions mieux de ne pas trop attendre. Mais je crois que le bébé de Franny emportera la décision ; même papa est d’accord — même Frank.
Et n’est-ce pas typique de Franny, cette générosité qui la pousse à proposer d’avoir un enfant tout exprès pour moi ? Après tout, depuis ce jour où, à Vienne, elle nous promit de prendre soin de nous, et de nous servir de mère, depuis ce jour-là, Franny n’a jamais baissé pavillon, Franny a tenu le coup — le héros en elle a continué à se démener, le héros en Franny serait capable de soulever une salle de bal pleine de poids et haltères.
Et voilà, pas plus tard que l’hiver dernier, au lendemain de la grosse chute de neige, Franny m’a téléphoné pour m’annoncer qu’elle allait avoir un enfant — tout exprès pour moi. Franny avait alors quarante ans ; et avoir un enfant, me dit-elle, signifiait à ses yeux refermer la porte d’une chambre où jamais elle ne remettrait les pieds. Quand ce matin-là le téléphone sonna, il était encore si tôt que Susie et moi crûmes tous deux que l’appel provenait de la ligne d’urgence du foyer, et Susie bondit hors du lit, persuadée qu’elle avait un nouveau cas de viol sur les bras, mais c’était tout simplement la ligne habituelle, et c’était Franny — qui appelait de là-bas, sur la côte ouest. Junior et elle n’avaient pas sommeil ce soir-là et ils se faisaient une petite fête ; ils ne s’étaient pas mis au lit, pas encore, précisèrent-ils — ils soulignèrent qu’en Californie il faisait encore nuit. Ils avaient l’air un peu soûls, et idiots, et Susie piqua une rogne ; à part les femmes violées, personne ne nous appelait jamais si tôt le matin, dit-elle, sur quoi elle me passa l’appareil.
Il me fallut faire à Franny le rapport habituel sur la situation du foyer. Franny avait fait don au foyer de pas mal d’argent, et Junior nous avait aidés à trouver de bons conseillers juridiques dans notre secteur du Maine. L’an dernier seulement, le foyer de Susie avait prodigué des conseils non seulement médicaux, mais psychologiques et juridiques, à vingt-neuf femmes victimes de viols — ou d’agressions assimilées à des viols.
Pas si mal, pour le Maine, comme dit Franny.
— À New York et à Los Angeles, vieux, dit Junior Jones, on compte au moins quatre-vingt-onze mille victimes par an. Des victimes de tout.
Convaincre Susie que toutes les chambres de l’Hôtel New Hampshire pourraient fort bien servir à quelque chose ne fut guère difficile. Nous disposons de locaux plus qu’adéquats pour un foyer d’aide aux femmes violées, et Susie a formé plusieurs diplômées de l’université de Brunswick, ce qui fait qu’il y a toujours quelqu’un de permanence pour répondre aux appels d’urgence. Susie m’a donné pour consigne de ne jamais répondre moi-même aux appels d’urgence.
— S’il y a une chose qu’une femme violée ne veut pas entendre quand elle appelle au secours, m’a dit Susie, c’est bien une sale voix d’homme.
Bien sûr, il y a eu quelques petits problèmes avec papa, qui, ne voyant pas, ne peut savoir lequel des téléphones sonne. Aussi papa, quand le téléphone sonne à l’improviste, a-t-il pris l’habitude de hurler « Téléphone ! », même s’il se trouve à deux pas de l’appareil.
Chose étonnante, quand bien même papa s’imagine toujours que l’Hôtel New Hampshire est un hôtel, il ne se défend pas mal pour conseiller les violées. Bien sûr, il sait que les problèmes de viol sont du ressort de Susie — mais ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il s’agit là de notre unique tâche, et, parfois, il entame une conversation avec une malheureuse victime venue passer quelques jours chez nous, à l’Hôtel New Hampshire, pour récupérer, et papa la confond avec ce qu’il s’imagine être « une cliente ».
Il arrive qu’il rencontre par pur hasard la victime qui se promène sur l’une des jetées pour reprendre ses esprits ; mon père longe la jetée en se guidant sur le tap-tap de la Louisville-Slugger ; Quatre se met à agiter la queue pour signaler à mon père la présence de quelqu’un, et aussitôt papa se met à bavarder.
— Hello, qui est là ?
— Ce n’est que moi, Sylvia, se contente de répondre la malheureuse.
— Oh oui, Sylvia, dit papa, comme s’il avait affaire à une vieille connaissance. Alors, vous vous plaisez dans notre hôtel, Sylvia ?
La pauvre Sylvia se dit alors que c’est là une allusion pleine de tact et très indirecte au foyer — « notre hôtel » — et elle ne demande pas mieux que de jouer le jeu.
— Oh, pour moi, cela a été essentiel, dira-t-elle. C’est vrai, j’avais un besoin fou de parler, mais je ne voulais pas avoir le sentiment d’être obligée de parler avant de me sentir prête, et ce qu’il y a de formidable ici, c’est que personne ne vous bouscule, personne ne vous dit ce que vous devriez sentir ni faire, n’empêche qu’on vous aide à tirer ces sentiments au clair beaucoup plus facilement que vous ne le feriez tout seul. Je ne sais pas si vous me suivez.
Et papa s’empresse de dire :
— Bien sûr que je vous suis, ma chère. Il y a des années que nous sommes dans la partie, et c’est précisément là le rôle d’un bon hôtel : il se charge de fournir l’espace et l’atmosphère, tout ce dont les gens peuvent avoir besoin. Et un bon hôtel transforme l’espace et l’atmosphère en quelque chose de généreux, en quelque chose de sympathique — un bon hôtel a l’art de faire les gestes qui conviennent, une petite attention par-ci, un mot aimable par-là, précisément et seulement quand les gens en éprouvent le besoin. Un bon hôtel est toujours là quand il le faut, dit mon père, dont la batte de base-bail mène à la fois le poème et le chant, mais il ne vous donne jamais le sentiment qu’il s’impose.
— Ouais, je crois bien que c’est ça, dit Sylvia, ou Betty, ou Patricia, Colombine, Sally, Alice, Constance, ou Hope. Ça m’aide à tout extérioriser, je ne sais pas comment, mais en tout cas pas par la contrainte.
— Non, jamais par la contrainte, ma chère, acquiesce papa. Un bon hôtel ne contraint jamais les gens, à rien. Pour moi un hôtel, c’est simplement une aire de solidarité, dit papa, qui pourtant n’admettra jamais sa dette à l’égard de Schraubenschlüssel et sa bombe de « solidarité ».
— Et puis, dit sans doute Sylvia, ici tout le monde est gentil.
— Oui, c’est ça qui est formidable, dans un bon hôtel ! s’exclame papa avec enthousiasme. Tout le monde est gentil. Dans un grand hôtel, dit-il à Sylvia ou à quiconque se trouve l’écouter, on a le droit de s’attendre à cette gentillesse. Vous, les clients, vous débarquez chez nous, ma chère — cela dit sans vouloir vous vexer — comme des blessés, et nous, nous sommes vos médecins et vos infirmières.
— Oui, c’est vrai, convient Sylvia.
— Dans un grand hôtel, si quelqu’un arrive en pièces détachées, en petits morceaux, continue mon père, eh bien, il repart refait à neuf. On vous remet sur pied, voilà, mais tout se passe de façon presque mystique — à cause de l’aire de solidarité dont je vous parle — parce qu’il est impossible de contraindre quelqu’un à se remettre sur pied ; il faut qu’il y parvienne tout seul. Nous fournissons l’espace, dit papa, tandis que la batte de base-bail bénit la pauvre femme comme une baguette magique. L’espace et la lumière, renchérit mon père, pareil à un saint homme en train de bénir un autre saint.
— C’est précisément ainsi qu’il faut traiter les victimes d’un viol, dit Susie ; ce sont des saintes, et il faut les traiter comme un grand hôtel traite chacun de ses clients. Dans un grand hôtel, chaque client est un hôte honoré, et à l’Hôtel New Hampshire, toutes les victimes sont des hôtes honorés — et des saintes. En fait, c’est un nom parfait pour un foyer d’aide aux violées, admet Susie. L’Hôtel New Hampshire — de plus je trouve que cela a de la classe.
Et, grâce à l’aide des autorités du canton, et d’un merveilleux réseau de femmes médecins — le Cabinet médical des femmes du Kennebec — , dans notre hôtel irréel nous dirigeons un foyer très réel d’aide aux violées. Et comme Susie me le dit parfois, papa est le meilleur de tous nos conseillers.
« Quand j’ai affaire à une femme vraiment déboussolée, me confie Susie, je l’envoie faire un tour sur la jetée à la recherche de l’aveugle et de son chien, Quatre. Je ne sais pas ce qu’il leur raconte, mais on dirait bien que ça marche Du moins, jusqu’à présent, personne ne s’est flanqué à la flotte.
— Surtout, attention aux fenêtres ouvertes, ma chère, se contente de dire mon père à qui veut bien l’entendre. C’est ça l’important, ma chère.
Nul doute que c’est Lilly qui confère tant d’autorité aux conseils de mon père. Il a toujours su nous donner de bons conseils, à nous, ses enfants — même quand il n’avait pas la moindre idée de ce qui clochait.
— Peut-être surtout quand il n’en avait pas la moindre idée, dit Frank. Par exemple, il ne sait toujours pas que je suis pédé, n’empêche qu’il n’arrête pas de me donner de bons conseils.
Quel talent !
— D’accord, d’accord, me dit Franny au téléphone, pas plus tard que l’hiver dernier, peu de temps après la grosse chute de neige. Je ne t’appelle pas pour m’entendre raconter les détails de tous les viols commis dans le Maine — pas cette fois, môme. Tu as toujours envie d’un enfant ?
— Bien sûr que oui, fis-je. Je n’arrête pas d’essayer de convaincre Susie, tous les jours.
— Eh bien, dit Franny, que dirais-tu d’un de mes enfants ?
— Mais, tu n’as pas envie d’un enfant, Franny, lui rappelai-je ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je veux dire que Junior et moi nous nous sommes laissés aller, dit Franny. Et plutôt que de faire les choses de façon moderne, nous avons tout de suite pensé que nous connaissions le père et la mère idéals.
— Surtout à notre époque, vieux, glissa Junior, sur sa ligne. Après tout, qui sait si le Maine ne sera pas un jour le dernier bastion.
— Et puis, tous les gosses devraient pouvoir grandir dans un hôtel bizarre, tu n’es pas d’accord ? fit Franny.
— Ce que, moi, je me dis, vieux, dit Junior Jones, c’est qu’un gosse devrait toujours avoir au moins un de ses parents qui ne fait rien. C’est pas que je veuille t’insulter, vieux, me dit Junior, mais c’est vrai qu’en fait de gardien, tu es parfait. Tu saisis ?
— Ce qu’il veut dire, c’est que tu t’occupes de tout le tfionde, me dit Franny d’une voix douce. Ce qu’il veut dire, c’est qu’on dirait que tu es fait pour ce rôle. Tu es un père idéal.
— Ou même une mère, vieux, glissa Junior Jones.
— Et quand Susie aura un gosse dans les pattes, qui sait, elle sera peut-être touchée par la grâce, dit Franny.
— Peut-être finira-t-elle par avoir assez de cran pour tenter le coup, vieux, dit Junior Jones. Façon de parler, bien sûr, ajouta-t-il.
Et Franny se mit à hurler de rire au bout de sa ligne ; ils avaient manifestement concocté ensemble ce coup de fil, depuis pas mal de temps.
— Hé ! reprit Franny. Tu as un chat sur la langue ? Tu es toujours là ? Allô, allô !
-— Hé vieux, fit Junior Jones. T’es tombé dans les pommes ou quoi ?
— Un ours t’aurait pas bouffé les couilles, par hasard ?
railla Franny. Je te pose la question, tu le veux mon enfant, oui ou non ?
— Et ce n’est pas une question frivole, vieux, dit Junior Jones.
— Oui ou non, môme ? dit Franny. Je t’aime, tu sais. Je ne voudrais pas faire un enfant pour n’importe qui, tu le sais, môme.
La joie m’empêchait de répondre.
« Je suis en train de t’offrir neuf foutus mois de ma vie î Neuf mois de mon beau corps, môme ! me taquina Franny. C’est à prendre ou à laisser !
— Écoute, vieux, s’écria Junior Jones. Ta sœur, ta sœur dont des millions de gens convoitent le corps, t’offre de changer de silhouette, pour toi. Elle prend le risque de ressembler à une foutue bouteille de Coca-Cola, vieux. Je ne sais pas trop comment je vais m’en arranger, ajouta-t-il ; mais nous sommes deux à t’aimer, tu sais. Alors, qu’en dis-tu ? C’est à prendre ou à laisser.
— Je t’aime ! ajouta Franny d’un ton farouche. Et j’essaie de te donner ce dont tu as besoin, John.
Mais Susie l’ourse m’arracha l’appareil.
— Bonté divine, fit-elle, je parie que vous nous réveillez encore pour une de ces saloperies d’histoires de viol ; résultat, voilà John avec le sang au visage et incapable de parler ! Mais qu’est-ce qui se passe donc ce matin, bordel ?
— Si Junior et moi avons un enfant, Susie, demanda Franny, êtes-vous prêts à vous en occuper, John et toi ?
— Tu parles, bien sûr que oui, ma chérie, dit ma bonne Susie.
Et, du coup, la cause fut entendue. Nous attendons toujours. On peut faire confiance à Franny pour toujours prendre son temps.
— Fais-moi confiance à moi, dit jnior Jones. Il sera tellement gros, ce bébé, qu’il faut le laisser mijoter un peu plus longtemps dans la couveuse.
Il a sans doute raison, et cela fait bientôt dix mois que Franny porte mon enfant. « Elle est assez grosse pour se faire enrôler par les Browns », se lamente Junior Jones ; moi, je lui passe un coup de fil tous les soirs pour savoir où nous en sommes.
— Seigneur Dieu, me dit Franny. Je ne fais rien, sinon passer toute la journée au lit, en attendant d’exploser. Je m’ennuie, tu sais. Ce que je suis condamnée à supporter pour toi, mon amour !
Sur quoi, nous nous payons un bon petit fou rire.
Susie n’arrête pas de chanter « D’un jour à l’autre » et mon père soulève ses poids avec de plus en plus d’enthousiasme ; je dirais même que, depuis quelque temps, il les soulève avec frénésie. Il est convaincu que l’enfant sera un haltérophile-ne et prétend qu’il cultive sa forme pour pouvoir s’en occuper. Par ailleurs, toutes les femmes du foyer me témoignent une patience extraordinaire — surtout quand, à la moindre sonnerie, je me précipite sur le téléphone (les deux téléphones).
— Ce n’est rien, rien que la ligne d’urgence, me disent-elles. Du calme, voyons.
— Je parie que c’est encore un viol, chéri, me rassure Susie. Ce n’est pas notre enfant. Calme-toi.
Non pas que je brûle d’envie de savoir si ce sera un garçon ou une fille. Pour une fois, je suis d’accord avec Frank. Aucune importance.
— De toute façon, il est condamné à s’ennuyer, dit Frank.
— S’ennuyer, Frank ! hurle Franny. Comment oses-tu dire que mon enfant va s’ennuyer ?
Mais Frank se borne à exprimer l’opinion courante parmi les New-Yorkais à propos des enfants condamnés à grandir dans le Maine.
— Si l’enfant est destiné à grandir dans le Maine, insiste Frank, il s’ennuiera forcément.
Je rappelle alors à Frank qu’à l’Hôtel New Hampshire, la vie n’est jamais ennuyeuse. Ni dans le premier Hôtel New Hampshire, aimable et insouciant, ni dans les ténèbres du rêve que fut en fait le deuxième Hôtel New Hampshire, ni dans notre troisième Hôtel New Hampshire — le grand hôtel qu’enfin nous sommes devenus : personne ne s’ennuie. Et Frank finit par en convenir ; il vient souvent nous rendre visite, en fin de compte, et il est toujours le bienvenu. Il monopolise la bibliothèque, de la même façon que Junior règne sur la salle de bal et ses barres quand lui séjourne chez nous, de la même façon que, quand Franny est ici, sa beauté illumine toutes les pièces — le bon air du Maine et la mer froide du Maine : Franny illumine tout. Et je compte bien que l’enfant de Franny aura lui aussi une influence bénéfique du même ordre.
Histoire de lui remonter le moral, j’ai essayé de lire au téléphone à Franny un poème de Donald Justice : celui intitulé « À un enfant de dix mois ».
Une arrivée tardive, mais Qui songerait à te blâmer D’avoir tant hésité.
Qui, à l’instant de frapper
À une porte si étrange, Ne serait tenté de reculer ?
— Arrête, m’a coupé Franny. Je t’en prie, j’en ai marre de ce foutu Donald Justice. Ses poèmes, je ne peux plus les entendre sans avoir peur de tomber enceinte, ou du moins sans avoir la nausée.
Pourtant Donald Justice a raison, comme toujours. Qui n’hésiterait pas à débarquer dans ce monde ? Qui ne repousserait pas le plus possible le début de ce conte de fées ? Déjà, vous voyez, l’enfant de Franny fait preuve d’une intuition extraordinaire, d’une rare sensibilité.
Et puis, hier, la neige est tombée ; dans le Maine, on apprend à faire du temps une affaire personnelle. Susie était partie à Bath pour enquêter sur le prétendu viol d’une serveuse de restaurant, et je me rongeais à l’idée qu’elle serait obligée de rentrer en voiture en pleine bourrasque de neige ; mais Susie était rentrée saine et sauve avant la nuit, et nous nous fîmes la réflexion que cette tempête nous rappelait la grosse tempête de l’hiver précédent, le jour où Franny nous avait téléphoné pour nous annoncer le présent qu’elle nous destinait.
Papa s’amuse comme un enfant dans la neige.
— Pour les aveugles, la neige, c’est un vrai miracle, a-t-il déclaré pas plus tard qu’hier, en s’engouffrant dans la cuisine tout saupoudré de blanc.
Il était allé se balader sur les congères, et Quatre et lui s étaient littéralement vautrés dedans — ils en étaients couverts de la tête aux pieds. C’était une grosse tempête ; l’après-midi, dès trois heures et demie, nous avions dû allumer toutes les lampes. J’avais poussé les feux dans deux de nos poêles à bois. Un oiseau, aveuglé par la neige, avait fracassé une des vitres de la salle de bal et s’était rompu le cou. Quatre T’avait découvert gisant sur le plancher à côté des barres et l’avait trimbalé dans tout l’hôtel avant que Susie réussisse à le lui arracher. La neige fondait sur les bottes de oapa, et la cuisine était une vraie patinoire. Papa a glissé dans une flaque et m’a sonné d’un bon coup de sa Louisville-Slugger dans les côtes — qu’il brandit toujours avec frénésie chaque fois qu’il perd l’équilibre. Nous nous sommes offert une petite chamaillerie à ce sujet. Il est comme un enfant, il refuse de secouer la neige de ses bottes avant d’entrer dans la maison.
« Je ne peux pas la voir, cette neige ! se lamente-t-il, comme un gosse. Si je ne peux la voir, dis-moi un peu, bordel, comment je peux la secouer ?
— Fermez-la tous les deux, nous dit Susie l’ourse. Le jour où il y aura un enfant dans la maison, faudra bien que vous cessiez de brailler !
J’ai fabriqué des pâtes fraîches avec une machine géniale que Frank nous a apportée de New York ; elle aplatit la pâte en plaques et débite les pâtes selon la forme désirée. Il est important de posséder des jouets de ce genre quand on vit dans le Maine. Susie a préparé une sauce aux moules pour assaisonner les pâtes. Papa s’est chargé de hacher les oignons ; on dirait que les yeux de papa ne souffrent pas des oignons. Quand Quatre s’est mis à aboyer, nous avons d’abord cru qu’il avait déniché un autre malheureux oiseau. Puis nous avons aperçu un minibus Volkswagen qui, péniblement, remontait l’allée dans la tempête ; le minibus dérapait et glissait. Ou celui qui tenait le volant était en proie à une grande excitation (« Encore une saloperie de viol », prédit instinctivement Susie), ou bien il s’agissait d’un étranger à l’État. Dans le Maine, aucun conducteur n’aurait eu autant de problèmes pour piloter dans la neige, songeai-je ; mais pour l’Hôtel New Hampshire ce n’était guère la saison touristique. Le véhicule ne réussit pas à gagner le parking, mais il se rapprocha suffisamment pour que je parvienne à déchiffrer la plaque d’immatriculation de l’Arizona.
— Pas étonnant qu’ils ne sachent pas conduire, dis-je (une réaction typique d’indigène du Maine à l’égard des étrangers).
— Ouais, mais toi, tu aurais sans doute l’air d’un idiot dans un désert de l’Arizona.
— Qu’est-ce que c’est qu’un désert ? demanda papa.
Et Susie éclata de rire.
Le conducteur du minibus de l’Arizona pataugeait maintenant dans la neige pour rejoindre la maison ; il ne savait même pas marcher dans la neige — il trébuchait sans cesse.
— C’est là-bas en Arizona qu’ils auront été victimes d’un viol, Susie, lui dis-je. Et tu es si célèbre, que c’est à toi et à toi seulement qu’ils veulent parler.
— Mais, ils ne savent donc pas que nous sommes un hôtel balnéaire ? fit papa d’un ton grincheux. Je ne sais pas qui c’est, mais je vais leur dire que nous sommes fermés pour la saison.
Le type de l’Arizona apprit la nouvelle avec consternation. Il était persuadé qu’il piquait droit sur les montagnes, expliqua-t-il, où ils allaient faire du ski — dont ni lui ni aucun des siens n’avaient jamais tâté ; il avait demandé son chemin, mais on l’avait induit en erreur, à moins qu’il ne se soit égaré dans la tempête, et voilà qu’il se retrouvait au bord de la mer.
— Mauvaise saison pour le bord de la mer, souligna papa.
L’homme l’aurait deviné. Il avait l’air sympathique, mais à
demi mort de fatigue.
— Ce n’est pas la place qui manque, non, me chuchota Susie.
Je ne voulais pas commencer à accepter des clients ; en réalité, ce que j’aimais le plus àu sujet de notre Hôtel New Hampshire, c’était qu’il n’avait pas d’autres clients que ceux qui peuplaient l’esprit de papa. Mais quand je vis les bambins dégringoler du minibus pour s’ébattre dans la neige, je sentis mon cœur fondre. La mère avait rair morte de fatigue elle aussi — sympathique mais morte de fatigue.
— Ça, c’est quoi ? braillait un des gosses.
— C’est l’océan, je crois, dit la mère.
— L’océan ! hurlèrent les enfants.
— Et y a aussi une plage ? s’écria un des gosses.
— Oui sans doute, sous la neige, assura la mère.
Ce fut ainsi que nous invitâmes l’homme, sa femme et leurs quatre petits enfants, à s’arrêter à l’Hôtel New Hamp-shire, bien que nous fussions « fermés pour la saison ». Il est facile de faire un peu plus de pâtes ; il est facile d’allonger une sauce aux moules.
Papa se chargea de conduire nos clients dans leurs chambres et s’embrouilla un peu. C’était la première fois que, dans cet Hôtel New Hampshire, il était obligé de piloter les clients, et l’idée le frappa soudain, tandis qu’il cherchait partout du linge dans la bibliothèque, qu’il ne savait pas où tout se trouvait. Je fus contraint de l’aider, bien sûr, et ce fut avec un succès relatif que je parvins à faire croire que j’avais l’habitude d’installer les clients dans leurs chambres.
J’espère que vous nous pardonnerez d’avoir l’air de ne pas faire les choses dans les règles, dis-je au père de la gentille petite famille. Pendant la période de fermeture, on perd un peu la main.
— C’est très gentil à vous de nous accepter, dit la gentille jeune mère. Les gosses sont bien un peu déçus de ne pas voir les pistes, mais par ailleurs ils n’ont jamais vu l’océan, alors de toute façon pour eux c’est la fête. Et demain ils pourront aller skier.
Elle me faisait l’effet d’une bonne mère.
— Moi aussi, j’attends un enfant, lui dis-je. D’un jour à l’autre.
Ce ne fut que plus tard que Susie me fit remarquer que ma confidence avait dû paraître bizarre : après tout, il était clair que Susie elle-même n’était pas enceinte.
— Bon Dieu, qu’est-ce qu’ils ont bien pu s’imaginer, espèce de crétin !
Mais tout se passa très bien. Les gosses avaient un appétit féroce et, après le dîner, je leur montrai comment faire une tarte. Et pendant que la tarte était au four, je leur offris une balade très hivernale et terrifiante jusque sur la plage balayée par la neige et la jetée engloutie sous les congères ; je leur montrai les vagues déchaînées qui martelaient les dentelles de glace qui bordaient le rivage, je leur montrai la mer, la mer qui, dans une tempête, est une immense houle grise qui se rue, se rue sans trêve Mon père, bien entendu, exposa au jeune couple de l’Arizona sa théorie sur la merveilleuse aire de solidarité qu’offre un grand hôtel digne de ce nom ; il décrivit notre hôtel aux gentils clients de l’Arizona, me dit Susie, de la même façon qu’il eût décrit le Sacher.
— Tu comprends, pour lui, c’est comme si nous étions au Sacher, me dit cette nuit-là mon ourse, blottie dans mes bras, tandis que la tempête hurlait et que la neige continuait à tomber.
— Oui, mon amour, lui dis-je.
Ce matin-là, enfoui au fond de mon lit, je trouvai merveilleux d’entendre les voix des enfants ; ils avaient découvert les barres à disques dans la salle de bal, et papa leur faisait une démonstration. Iowa Bob l’aurait adoré, cet Hôtel New Hampshire, me dis-je.
Ce fut alors que je réveillai Susie et lui demandai d’enfiler le costume d’ourse.
— Earl ! ronchonna-t-elle. Je suis trop vieille pour faire l’ourse.
Tôt le matin, elle tient parfois de l’ours — ma chère Susie.
— Allons, allons, Susie, dis-je. Un bon geste, pour les gosses. Pense un peu à leur réaction.
— Quoi ? dit Susie. Tu veux que je fasse peur aux enfants ?
— Non, non, Susie, pas peur.
Je ne lui demandai qu’une chose, enfiler son costume d’ours et sortir se promener, dehors, dans la neige, autour de l’hôtel, ce qui me permettrait de m’exclamer tout à coup : « Regardez ! Une piste d’ours dans la neige ! Et toute fraîche ! »
Et tous ces gens de l’Arizona, les grands comme les petits, accourraient alors, ils s’extasieraient à l’idée qu’ils étaient tombés par hasard dans une contrée sauvage, comme dans un rêve, sur quoi je m’écrierais : « Regardez ! L’ours ! Là-bas, au coin du tas de bois ! »
Susie s’arrêterait — peut-être parviendrais-je à la persuader de nous gratifier alors d’un bon « Earl ! » ou deux — ■ puis elle disparaîtrait derrière le tas de bois, de sa démarche d’ourse, réintégrerait discrètement la maison par-derrière, s’extirperait de son costume, et nous rejoindrait dans la cuisine, en disant : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’ours ? C’est devenu rare de voir des ours par ici, pourtant. »
— Comme ça, tu veux que je sorte patauger dans cette saloperie de neige ? demanda Susie.
— Pour les gosses, Susie, implorai-je. Quelle fête ce serait pour eux. D’abord l’océan, ensuite un ours. Tout le monde devrait avoir l’occasion de voir un ours, Susie.
Bien entendu, elle céda. Elle ronchonna bien un peu, mais son numéro n’en fut que plus réussi ; Susie a toujours été superbe en ours, et maintenant elle est en train de se persuader qu’en plus, elle est un être humain merveilleux.
Ce fut ainsi que nous offrîmes aux étrangers venus de l’Arizona la vision d’un ours à emporter avec eux. Papa leur fit au revoir de la salle de bal, puis il se tourna vers moi.
— Un ours, hein ? Susie est sûre d’attraper la mort, ou du moins une pneumonie. Et, à la veille de mettre un enfant au monde, personne n’a le droit d’être malade — pas même d’attraper un rhume. Je connais davantage de choses aux enfants que toi, tu sais. Un ours, répéta-t-il en secouant la tête.
Mais je savais que les gens de l’Arizona étaient repartis convaincus. Pour ce qui est d’emporter la conviction, Susie l’ourse est un vrai chef-d’œuvre.
L’ours qui s’était arrêté près du tas de bois, son haleine pareille à un brouillard dans l’air glacé du matin radieux, ses pattes mordant doucement la neige vierge — à croire qu’il s’agissait du premier ours de la terre, et de la première neige de la planète — , tout avait été parfaitement convaincant. Comme le savait si bien Lilly, tout est un conte de fées.
Donc, nous nous obstinons à rêver. Ainsi inventons-nous nos vies. Nous nous donnons une sainte pour mère, nous faisons de notre père un héros ; et notre frère aîné, notre sœur aînée — eux aussi deviennent nos héros. Nous inventons ce que nous aimons et ce que nous redoutons. Il y a toujours un petit frère perdu, et vaillant — et une petite sœur perdue, elle aussi. Nous rêvons, rêvons sans cesse : le meilleur des hôtels, la famille idéale ; une vie de vacances. Et nos rêves nous échappent, avec presque autant de force que nous les imaginons.
À l’Hôtel New Hampshire, nous sommes tous vissés pour la vie — mais quelle importance peut avoir un petit peu d’air dans les conduits, ou même un paquet de merde en pleine figure, quand on a de beaux souvenirs ?
J’espère que vous trouverez ce dénouement adéquat, maman — et toi, Egg. Un dénouement influencé par le style de ton dénouement favori, Lilly — celui que tu n’es jamais devenue assez grande pour écrire. Peut-être pour papa ou pour Freud, ce dénouement n’est-il pas assez conforme à la substance des rêves. Et peut-être n’est-il pas assez tonique pour Franny. Et je suppose que, pour Susie l’ourse, il n’est pas assez laid. Pour Junior Jones, il n’est probablement pas assez gros, et je sais qu’il est loin d’être assez violent pour plaire à certains des amis et des ennemis de notre passé ; et peut-être aux yeux d’Annie la Gueularde ne mériterait-il pas même un gémissement — quel que soit le lieu où elle est condamnée à gueuler.
C’est pourtant bien ce que nous faisons : nous continuons à rêver, et nos rêves nous échappent avec presque autant de force que nous les concevons. C’est ainsi, que cela vous plaise ou non. Et parce que c’est ainsi, voici ce dont nous avons besoin : nous avons besoin d’un ours, un brave ours, un ours intelligent. Certains êtres sont dotés d’un esprit assez bon pour leur permettre de vivre seuls — leur esprit leur tient lieu de brave ours intelligent. Tel est, je crois, le cas de Frank : l’esprit de Frank est un brave ours intelligent. Il n’est pas le roi des Souris que j’ai d’abord cru qu’il serait. Et Franny possède un brave ours intelligent dénommé Junior Jones. De plus, Franny est très douée pour tenir le chagrin en haleine. Quant à mon père, il a ses illusions ; des illusions remarquablement puissantes. Les illusions de mon père lui tiennent lieu de brave ours intelligent — enfin. Ce qui me laisse, bien sûr, seul avec Susie l’ourse — avec son foyer d’aide aux femmes violées et mon hôtel de conte de fées — , ce qui fait que moi aussi je me sens bien. Il faut se sentir bien quand on attend un enfant.
Coach Bob n’en avait jamais douté : il faut finir par se sentir obsédé et le rester. Et puis il faut toujours faire bien attention aux fenêtres ouvertes.
1. L’ours nommé State O’Maine 9
2. Le premier Hôtel New Hampshire 67
3. La grande saison de Iowa Bob 97
4. Franny perd une bataille 133
5. Joyeux Noël 1956 161
6. Papa reçoit des nouvelles de Freud 203
7. Sorrow frappe encore 249
8. Sorrow flotte 299
9. Le deuxième Hôtel New Hampshire 355
10. Une nuit à l’Opéra : sang et Schlagobers 411
11. Amoureux de Franny. Aux prises avec Chipper Dove 4 463
12. Le syndrome du roi des Souris. Le dernier Hôtel New Hampshire 575
« John Irving, fabuliste fabuleux et fabulateur, est un enchanteur. »
J.-F. Josselin, le Nouvel Observateur « L’imagination est au pouvoir… Avec quelle maestria, Irving nous fait tout avaler, rire aux larmes, puis pleurer pour de vrai. »
G.-M. Sarotte, la Quinzaine littéraire « Tout le monde voudra retenir une chambre à l’Hôtel New Hampshire dans l’impossible espoir que tendre soit la nuit. »
J. Cabau, le Point
Traduit de l’américain par Maurice Rambaud
782020
064729
Seuil, 27 r. Jacob, Paris 6
ISBN 2.02.006472.3 / Imp. en France 5.83.10 cat E