CHAPITRE 15
J’ai pas dormi trop longtemps, car lorsque je me suis réveillé je crois bien qu’il était seulement vers les dix heures. Aussitôt après avoir fumé un clope j’ai senti que j’avais plutôt faim. J’avais rien mangé depuis les deux hamburgers à Agerstown, avec Brossard et Ackley, quand on avait voulu aller au ciné. Ça faisait une paye. Dans les cinquante ans à ce qu’il me semblait. J’avais le téléphone à portée de la main et je l’ai décroché pour demander qu’on me monte le petit déjeuner mais brusquement j’ai pensé que c’était peut-être Maurice qui le servait. Faudrait être cinglé pour croire que je mourais d’envie de le revoir. Aussi je suis resté au lit encore un moment et j’ai fumé une autre cigarette. J’ai été tenté de donner un coup de fil à Jane pour voir si elle était rentrée chez elle et tout, mais j’avais pas vraiment le cœur à ça.
Ce que j’ai fait, j’ai appelé Sally Hayes. Elle va à Mary A. Woodruff et je savais qu’elle était à New York puisqu’elle m’avait écrit, il y avait quinze jours. Sally, elle me plaisait pas tellement mais on se connaissait depuis des années. Dans ma bêtise j’avais – cru d’abord qu’elle était intelligente pour la raison qu’elle savait un tas de choses sur le théâtre et les pièces et la littérature et tout. Lorsqu’une personne en sait aussi long sur tout ça, il faut du temps pour décider si au fond elle est pas quand même idiote, pour Sally il m’a fallu des années. Je pense que je l’aurais su bien plus vite si on avait pas tant flirté. Le problème c’est que je me figure toujours que la fille avec qui je flirte est intelligente. Ça n’a foutrement rien à voir mais malgré tout c’est ce que je pense.
Bref. Je l’ai appelée. D’abord c’est la bonne qui a répondu. Ensuite le père de Sally. Enfin je l’ai eue, elle. J’ai dit, «Sally ?
— : Oui – qui est-ce ? » Une question plutôt conne. J’avais déjà dit à son père qui c’était.
«Holden Caulfield. Comment tu vas ?
— Holden ! Ça va. Et toi ?
— Super, Ecoute. Bon, comment ça va ? Je veux dire, le collège ? »
Elle a dit «Bien. Enfin... tu sais...
— Super. Bon, écoute. Je me demandais si tu étais libre aujourd’hui. C’est dimanche mais il y a toujours un ou deux spectacles le dimanche. Des trucs de bienfaisance. Tu veux venir ?
— Epatant. » S’il y a un mot que je déteste c’est celui-là. Ça fait nouille. Un instant j’ai été tenté de lui dire de laisser tomber, qu’on sortait pas. Mais on était lancés dans le bla-bla. Ou plutôt, elle était lancée. Moi je pouvais pas placer un mot. D’abord elle a parlé d’un mec d’Harvard – sûrement un bizuth mais elle s’est bien gardée de le mentionner – qu’aurait fait n’importe quoi pour elle. Qui bigophonait jour et nuit. Jour et nuit – ça m’a tué. Puis elle a encore parlé d’un autre mec, un cadet de West Point qui lui courait après aussi. Youpee. Je lui ai donné rendez-vous sous l’horloge du Biltmore, à deux heures, et je lui ai dit de pas être en retard bicause la séance commençait sûrement à deux heures trente. Elle était toujours en retard. Et j’ai raccroché. Sally, elle m’énervait, mais physiquement elle était drôlement bien.
Après, je me suis levé et habillé et j’ai refait mes bagages. Avant de quitter la chambre j’ai quand même jeté un coup d’œil par la fenêtre pour voir ce que fabriquaient tous ces pervers mais les stores étaient baissés. Le matin ça jouait les pudiques. Puis je suis descendu par l’ascenseur et j’ai réglé ma note. J’ai pas vu le gars Maurice. Evidemment, je me suis pas trop cassé à le chercher, ce fumier.
J’ai pris un taxi devant l’hôtel mais j’avais pas la moindre idée de l’endroit où aller. J’avais nulle part ou aller. C’était seulement dimanche et je pouvais pas rentrer à la maison avant le mercredi – ou au plus tôt le mardi. Et je m’en ressentais guère de chercher un autre hôtel pour m’y faire encore massacrer. Aussi ce que j’ai fait, j’ai dit au chauffeur de m’emmener à Grand Central Station. C’est tout près du Biltmore où j’avais donné rendez-vous à Sally et je me suis dit que je déposerais mes bagages à la consigne automatique, puis que j’irais prendre mon petit déjeuner. J’avais plutôt faim. Dans le taxi j’ai sorti mon portefeuille et j’ai compté mon argent. Je me rappelle plus exactement ce qui me restait mais c’était pas la gloire ni rien. Ces foutues deux dernières semaines j’avais dépensé une fortune. Sans rire. Je suis drôlement panier percé de nature. Ce que je dépense pas, je le perds. La moitié du temps j’oublie même de ramasser ma monnaie, au restaurant et dans les boîtes de nuit et tout. Mes parents ça les rend dingues. On peut pas leur en vouloir. Remarquez, mon père a du fric. Je sais pas combien il se fait – il discute jamais ce genre de choses avec moi – mais un bon paquet, j’imagine. Il est conseiller juridique. Ces gars-là ils s’en mettent plein les poches. Une autre raison que j’ai de me dire qu’il a du fric, c’est qu’il en investit dans des spectacles à Broadway. Ce sont toujours des fours, et ma mère ça la rend dingue. Elle est pas très costaud depuis que mon frère Allie est mort. Elle est toujours pas mal nerveuse. Voilà aussi pourquoi ça m’embêtait tellement qu’elle apprenne qu’on m’avait encore foutu dehors.
Quand mes valises ont été enfermées dans un casier de la consigne de la gare, je suis allé au buffet et j’ai commandé un petit déjeuner. Pour moi c’était un énorme petit déjeuner – du jus d’orange, des œufs au bacon, des toasts et du café. D’habitude, je bois seulement un peu de jus d’orange. Je suis pas un gros mangeur. Vraiment pas. C’est pourquoi je suis tellement maigre. On m’a mis à ce régime où on ingurgite plein de féculents et de cochonneries pour gagner du poids et tout, mais je l’ai même pas suivi. Quand je sors, généralement je mange un sandwich au fromage et je bois un verre de lait malté. C’est pas beaucoup, mais dans le lait malté y a plein de vitamines. H.V. Caulfield. Holden Vitamine Caulfield.
Tandis que je mangeais mes œufs, deux religieuses sont entrées avec leurs bagages et tout —j’imaginais qu’elles attendaient le train pour changer de couvent ou quoi – et elles se sont assises au comptoir à côté de moi. Elles avaient l’air de pas savoir quoi faire de leurs bagages, aussi je leur ai donné un coup de main. C’était ce genre de valises bon marché, qui sont pas en vrai cuir ni rien. Je sais que ça n’a aucune importance mais pourtant j’aime pas lorsque quelqu’un a des valises camelotes. C’est terrible à dire, mais je peux même détester quelqu’un rien qu’à regarder ses valises, si elles sont trop camelotes. Une fois, il m’est arrivé un drôle de truc. Quand j’étais à Elkton Hills, au début j’ai créché avec un gars, Dick Slage, qu’avait des valises vraiment purée. Au lieu de les poser sur l’étagère il les laissait sous le lit pour que personne les voie à côté des miennes. Ça me déprimait à mort et j’avais envie de foutre les miennes en l’air ou même de les échanger avec les siennes. Les miennes venaient de chez Mark Cross et elles étaient garanties en cuir de vache véritable et tout et je suppose qu’elles avaient coûté un joli paquet. Mais curieusement, voilà ce qui s’est passé. Ce que j’ai fait, j’ai fini par mettre ma valise sous mon lit au lieu de la mettre sur l’étagère parce que, comme ça, le gars Stragle aurait plus son foutu complexe d’infériorité. Alors voilà ce qu’il a fait, lui. Le lendemain, il a ressorti ma valise de sous le lit et il l’a replacée sur l’étagère. J’ai mis un petit moment pour comprendre. Il voulait que les gens se figurent que ma valise c’était à lui. Tout simplement. Pour ça il était bizarre. Par exemple il me lançait toujours des plaisanteries désagréables au sujet de mes valises. Il arrêtait pas de déclarer qu’elles étaient trop neuves, ça faisait bourgeois. C’était son mot favori. Il l’avait lu quelque part ou entendu quelque part. Tout ce que je possédais était vachement bourgeois. Même mon stylo était bourgeois. Fallait toujours qu’il me l’emprunte mais ça restait quand même un stylo bourgeois. On a été ensemble seulement deux mois. Ensuite, l’un et l’autre, on a demandé à changer. Le plus drôle c’est qu’après il m’a plutôt manqué, parce qu’il avait un foutu sens de l’humour et quelquefois on se payait du bon temps. Ça me surprendrait pas tellement que je lui aie manqué aussi. D’abord, c’était seulement histoire de blaguer qu’il disait que mes affaires faisaient trop bourgeois ça me gênait pas et même ça m’aurait plutôt amusé. Mais peu à peu ça a cessé d’être une blague. Au fond, c’est vraiment difficile de partager une chambre avec quelqu’un si vos valises sont nettement mieux que les siennes – quand elles sont de premier choix et pas les siennes. On pourrait se dire que si l’autre est intelligent et tout et qu’il a le sens de l’humour, il devrait s’en foutre de pas avoir les meilleures valises. Mais voilà, il s’en fout pas. Pas du tout. C’est une des raisons pourquoi j’ai fini par loger avec un crétin comme Stradlater. Au moins il avait rien à m’envier, question valises.
Bon. Les deux religieuses étaient assises à côté de moi et on a comme qui dirait engagé la conversation. Celle qui était la plus proche avait un de ces paniers dont se servent les religieuses et les nanas de l’Armée du Salut pour quêter, à Noël. On les voit au coin des rues, spécialement dans la Cinquième avenue, devant les grands magasins et tout. Bref, celle qui était près de moi a laissé tomber le sien par terre et je me suis baissé pour le ramasser. Je lui ai demandé si elle faisait la quête pour une œuvre charitable. Elle a dit non. Elle a dit qu’elle avait pas réussi à mettre le panier dans la valise, alors elle le portait à la main, c’était tout. Quand elle vous regardait, elle souriait gentiment. Elle avait un grand nez et dessus des lunettes avec une monture métallique ce qui est pas très joli, mais son visage était vraiment agréable. Je lui ai dit «Je pensais que si vous faisiez la quête je pourrais vous remettre ma petite contribution. Vous garderiez l’argent pour le jour où vous feriez vraiment la quête ».
Elle a dit « Oh, vous êtes trop aimable ». Et l’autre, son amie, a levé la tête. L’autre, tout en buvant son café, lisait un petit livre noir qui ressemblait à la Bible mais en bien plus mince. Pourtant c’était un livre du même genre que la Bible. Toutes les deux, elles déjeunaient de toasts et de café. Ça me déprimait. Je déteste manger des œufs et du bacon ou quoi à côté de quelqu’un qui prend seulement du café et des toasts.
Elles m’ont laissé leur donner dix dollars pour leurs œuvres. Elles arrêtaient pas de me demander si j’étais sûr que je pouvais me le permettre et tout. Je leur ai dit que j’avais pas mal d’argent mais elles voulaient pas me croire. Finalement, elles ont pris mon billet. Et elles m’ont tellement remercié que ça devenait embarrassant. J’ai détourné la conversation vers des sujets d’ordre général et je leur ai demandé où elles allaient. Elles m’ont dit qu’elles étaient professeurs et qu’elles venaient de Chicago pour enseigner dans un couvent de la 178e Rue ou peut- être la 182e Rue, une de ces rues loin là-bas dans les quartiers chics. Celle qui était près de moi, avec les lunettes à monture métallique, m’a dit qu’elle enseignait la littérature et que sa compagne était prof d’histoire et d’instruction civique. Puis je me suis mis à me demander vraiment ce que pouvait bien penser – étant une religieuse et tout – celle qui était assise près de moi et qui enseignait la littérature, quand elle lisait certains livres au programme. Des livres où on parlait pas nécessairement de plein de choses sexuelles mais des livres avec des amants et tout. Prenez l’Eustacia Vye, dans Le retour au pays natal de Thomas Hardy. Elle était pas tellement sexy ni rien mais quand même on se demande ce qu’une bonne sœur qui lit le bouquin peut bien en penser. Evidemment j’ai pas posé la question. Tout ce que j’ai dit c’est que la littérature était ma matière favorite.
« Oh, vraiment ? Oh, j’en suis ravie » a dit celle qui enseignait la littérature. « Qu’avez-vous lu cette année ? Ça m’intéresserait de le savoir. » Elle était vraiment sympa.
« Eh bien, la plupart du temps on faisait les Anglo-Saxons. Beowulf et Grendel et Lord Randal My Son et tout ça. Mais quelquefois on devait lire en option des livres supplémentaires. J’ai lu Le retour au pays natal de Thomas Hardy, et Roméo et Juliette et Jules Cés...
— Oh, Roméo et Juliette ! Très bien. Vous avez aimé, je suppose ? » On aurait pas vraiment cru que c’était une religieuse qui parlait.
« Oui. Oui, j’ai beaucoup aimé. Il y avait quelques petites choses que j’aimais pas. Mais dans l’ensemble c’est très émouvant.
— Qu’est-ce que vous n’aimiez pas ? Vous en souvenez-vous »