CHAPITRE 24
Mr et Mrs Antolini avaient cet appartement grand luxe, à Sutton Place, avec deux marches à descendre pour entrer dans la salle de séjour et un bar et tout. J’y étais allé déjà plusieurs fois. Après mon départ d’Elkton Hills, Mr Antolini était souvent venu dîner chez nous. Il voulait voir ce que je devenais. Il était pas encore marié. Puis, après son mariage, j’ai souvent joué avec lui et Mrs Antolini, au West Side Tennis Club, à Forest Hills, Long Island. Mrs Antolini s’y trouvait chez elle. Mrs Antolini était pourrie de fric. Elle avait dans les soixante ans de plus que Mr Antolini mais ils paraissaient bien s’entendre. D’abord ils étaient l’un et l’autre très intellectuels, spécialement Mr Antolini, sauf qu’il était plus spirituel qu’intellectuel quand on discutait, un peu comme D.B. Mrs Antolini pariait toujours sérieusement. Elle avait de l’asthme. Ils lisaient tous les deux les nouvelles de D.B. — oui, Mrs Antolini aussi – et quand D.B. est parti pour Hollywood Mr Antolini lui a téléphoné pour lui dire qu’il avait tort. D.B. est quand même parti. Pourtant Mrs Antolini lui avait dit que lorsqu’on écrivait comme lui qu’est-ce qu’on en avait à foutre d’Hollywood. C’est exactement ce que je disais. Pratiquement.
Je serais bien allé chez eux à pied pour pas commencer à dépenser le fric de Phœbé, ses sous de Noël, mais quand j’ai été dehors je me suis senti tout drôle. Comme étourdi. Alors j’ai pris un taxi. Je voulais pas mais j’en ai pris un. J’ai d’ailleurs eu un mal de chien à le trouver.
Quand j’ai sonné à la porte c’est Mr Antolini qui a ouvert – après que le salaud de liftier s’est décidé à me laisser monter. Il était en robe de chambre et pantoufles et il avait un verre de whisky à la main. C’était un type plutôt sophistiqué et aussi il buvait pas mal. Il a dit « Holden, mon gars. Bon Dieu, il a encore grandi de vingt pouces. Bien content de te voir.
— Comment allez-vous, Mr Antolini ? Comment va Mrs Antolini ?
— On est tous les deux en pleine forme. Donne- moi ce vêtement. » Il a pris mon manteau et il l’a accroché à une patère. «Je m’attendais à te voir arriver tenant dans les bras un enfant nouveau-né. Nulle part où aller. Des flocons de neige sur les cils. » Quelquefois il a beaucoup d’humour. Il s’est retourné et il a hurlé en direction de la cuisine « Lillian, où en est le café ? ». Lillian, c’est le prénom de Mrs Antolini.
Elle a répondu en hurlant à son tour « Il est prêt. Est-ce Holden ? Salut, Holden !
— Bonsoir Mrs Antolini. »
Chez eux fallait toujours crier. Parce qu’ils se trouvaient jamais tous les deux en même temps dans la même pièce. C’était plutôt rigolo.
« Assieds-toi, Holden » a dit Mr Antolini. Il paraissait un brin éméché. A voir la pièce on se disait qu’ils venaient de recevoir des invités. Y avait des verres tous azimuts, des coupelles avec des cacahuètes. «Excuse-nous pour l’état des lieux. Nous avons eu des amis de Mrs Antolini. »
J’ai entendu, venant de la cuisine, la voix de Mrs Antolini mais j’ai pas compris. J’ai demandé «Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle a dit, quand elle va entrer, de ne pas la regarder. Elle sort de son pieu. Prends une cigarette. Tu fumes, en ce moment ? »
J’ai dit « Oui, merci » en prenant une cigarette dans le paquet qu’il me tendait. De temps en temps. Je suis un fumeur modéré.
«Non, sans blague. » Il m’a donné du feu avec le gros briquet qu’il a pris sur la table. « Alors, toi et Pencey, ça n’est plus le grand amour ? » Il s’exprimait toujours comme ça. Quelquefois ça m’amusait et d’autres fois non. Il en faisait un peu trop. Je veux pas dire qu’il montrait pas de l’humour et tout, mais ça finit par être agaçant quelqu’un qui dit tout le temps des choses comme « Toi et Pencey ça n’est plus le grand amour ». D.B. aussi, souvent il en fait un peu trop.
«Qu’est-ce qui n’allait pas ? » m’a demandé Mr Antolini. «Comment ça a marché en Lettres ? Je te montre la porte illico si tu me dis que toi, l’as de la dissert’, tu as foiré en Lettres.
— Oh, en Lettres ça s’est très bien passé. Quoique c’était plutôt de l’Histoire de la Littérature. Et de tout le trimestre j’ai fait que deux dissertations. Mais j’ai échoué en Expression Orale. Y a ce cours qu’on est obligé de suivre, un cours d’Expression Orale. Et là j’ai échoué.
— Pourquoi ?
— Oh, je sais pas. » Je voulais pas trop me lancer dans les détails. Je me sentais encore pas mal étourdi et subitos’ j’avais vachement mal à la tête. Je vous jure. Mais on voyait qu’il était intéressé, aussi je lui en ai dit un peu plus. «C’était ce cours où chaque élève doit se lever en pleine classe et faire un laïus. Et si le gars s’écarte du sujet on est censé gueuler immédiatement »Digression ! » . Ça me rendait dingue. J’ai eu un F.
— Pourquoi ?
— Oh, je sais pas. Cette histoire de digression, ça me tapait sur les nerfs. L’ennui, c’est que moi j’aime bien quand on s’écarte du sujet. C’est plus intéressant et tout.
— Tu n’as pas envie, quand quelqu’un te raconte quelque chose, qu’il s’en tienne aux faits qu’il relate ?
— Oh sûr. J’aime qu’on s’en tienne aux faits. Mais j’aime pas qu’on s’en tienne trop aux faits. Je sais pas. Je suppose que j’aime pas quand quelqu’un s’en tient tout le temps aux faits. Mais y avait ce gars, Richard Kinsella. Il s’en tenait pas trop aux faits et les autres étaient toujours à brailler »Digression ! » . C’était horrible parce que d’abord il était très nerveux – et ses lèvres tremblaient chaque fois que c’était à lui de faire un laïus et du fond de la classe on l’entendait à peine. Mais quand ses lèvres s’arrêtaient de trembler un peu, ses laïus je les aimais mieux que ceux de n’importe quel autre gars. Il a pour ainsi dire échoué, remarquez. Il a eu qu’un D-plus parce qu’on lui criait tout le temps » Digression « . Par exemple il a parlé d’une ferme que son père avait achetée dans le Vermont. Les types ont braillé » Digression « tout le temps qu’il a parlé et le prof, Mr Vinson, lui a collé une sale note parce qu’il avait pas dit ce qu’y avait à la ferme comme animaux et légumes et tout. Ce qu’il faisait, Richard Kinsella, il commençait à nous parler de ça et puis tout d’un coup il se mettait à nous raconter que sa mère avait reçu une lettre de son oncle et que cet oncle avait eu la polio et tout à l’âge de quarante-deux ans, et qu’il laissait personne lui rendre visite à l’hôpital parce qu’il voulait pas se montrer avec une prothèse. Je reconnais que ça n’avait pas grand-chose à voir avec la ferme – mais c’était chouette. C’est chouette quand quelqu’un vous parle de son oncle. Spécialement quand il commence à vous parler de la ferme de son père et tout d’un coup il est plus intéressé par son oncle. Et c’est dégoûtant de ne pas arrêter de gueuler »Digression » quand il est sympa et tout excité. Je sais pas. C’est dur à expliquer. » Et puis j’avais pas trop envie d’essayer. Tout d’un coup j’avais cet horrible mal de tête. J’en pouvais plus d’attendre que Mrs Antolini apporte le café. C’est un truc qui m’exaspère drôlement. Je veux dire quand quelqu’un dit que le café est prêt et qu’il l’est pas.
— Holden... Une brève question pédagogique un peu ringarde. Tu ne crois pas qu’il y a un temps pour tout ? Et un lieu ? Tu ne crois pas que si quelqu’un se met à te parler de la ferme de son père il devrait aller jusqu’au bout et après seulement te parler de la prothèse de son oncle ? Ou bien, si la prothèse de son oncle est un thème aussi intéressant, n’aurait-il pas dû le choisir comme sujet, et pas la ferme ? »
J’étais pas en grande forme pour réfléchir et lui répondre et tout. J’avais mal à la tête et je me sentais misérable. Si vous voulez savoir, j’avais même comme des crampes d’estomac.
« Oui. Je sais pas. Oui, je suppose. Je veux dire, je suppose qu’il aurait dû choisir son oncle comme sujet plutôt que la ferme si ça l’intéressait davantage. Mais ce que je veux dire aussi, c’est qu’il y a tellement de fois où on sait pas ce qui est le plus intéressant avant de se mettre à parler d’un truc qui n’est pas le plus intéressant. Je veux dire qu’on peut rien y faire. Mais je pense qu’il faut laisser un gars tranquille quand au moins il est intéressant, et puis tout emballé par quelque chose. J’aime bien lorsque quelqu’un est emballé par quelque chose. C’est chouette. Vous l’avez pas connu vous, ce prof, Mr Vinson. Lui et son foutu cours. Par moments y avait de quoi devenir maboule. Il arrêtait pas de dire d’unifier et puis de simplifier. Tout le temps. Y a des choses, c’est pas possible. Je veux dire, c’est pas possible de simplifier et unifier juste parce quelqu’un le décide. Vous avez pas connu ce prof, Mr Vinson. Il était très intelligent et tout mais ça se voyait qu’il avait rien dans la tête.
— Messieurs, le café. » Mrs Antolini entrait portant un plateau avec dessus du café et des gâteaux et des trucs. « Holden, ne t’avise pas de me regarder. Je suis affreuse. »
J’ai dit «Bonsoir Mrs Antolini ». Je me levais et tout mais Mr Antolini a saisi le bas de ma veste et a tiré pour me faire rasseoir. Mrs Antolini avait plein la tête de bigoudis en métal. Elle était pas super. Elle avait l’air vachement vieille et tout.
« Je vous laisse ça là. Servez-vous. » Elle a posé le plateau sur la table aux cigarettes, en repoussant les verres. «Comment va votre mère, Holden ?
— Bien. Merci. Je l’ai pas vue très récemment mais la dernière...
— Chéri, si Holden a besoin de quelque chose, tout est dans l’armoire à linge. Sur le dernier rayonnage. Moi je vais me coucher. Je suis épuisée » a dit Mrs Antolini, et elle avait vraiment l’air de l’être. «Vous deux, les hommes, serez-vous capables de mettre des draps sur le divan ?
— Nous nous occuperons de tout. File vite au lit » a dit Mr Antolini. Ils se sont embrassés, elle m’a dit bonsoir et elle est partie vers la chambre. Ils arrêtaient pas de s’embrasser en public.
J’ai bu une gorgée de café et mangé la moitié d’un cake qui était dur comme du caillou. Tout ce que Mr Antolini a pris, c’est un autre whisky. Et avec très peu d’eau. S’il fait pas plus attention il deviendra alcoolique.
Brusquement, il a dit « J’ai déjeuné avec ton père il y a quinze jours. Tu savais ?
— Non.
— Tu te rends compte, bien sûr, qu’il s’inquiète beaucoup à ton sujet. »
J’ai dit « Je sais, je sais.
— Apparemment, avant de me téléphoner, il avait reçu une longue lettre navrante de ton ex-directeur, qui se plaignait que tu ne faisais absolument aucun effort. Tu séchais les cours. Ou tu venais aux cours sans avoir rien préparé. Le comportement général d’un...
— Je séchais pas les cours. C’était interdit. Y en avait deux ou trois que je manquais une fois par-ci par-là, comme cette Expression Orale dont je vous ai parlé, mais je les séchais pas vraiment. »
Ce genre de discussion, ça me disait rien. Le café calmait les crampes d’estomac mais j’avais toujours un mal de tête épouvantable.
Mr Antolini a allumé une autre cigarette. C’était un fumeur enragé. Puis il a soupiré « Finalement, je ne sais pas quoi te dire, Holden.
— Je reconnais que c’est pas facile de trouver quelque chose à me dire.
— J’ai l’impression que tu cours à un échec effroyable. Mais quel genre d’échec, je ne le sais pas encore. Honnêtement... Dis, tu m’écoutes ?
— Oui. »
On voyait qu’il s’efforçait de se concentrer et tout.
«Quel genre d’échec ? Comment tu t’en rendras compte ? et quand ? Eh bien, ce sera peut-être un jour – tu auras dans les trente ans – où, assis dans un bar, tu te mettras soudain à détester le type qui vient d’entrer simplement parce qu’il aura l’air d’avoir été autrefois sélectionné pour jouer dans l’équipe de football de son Université. Ou bien le jour où tu t’apercevras que de toutes tes études tu n’as retiré que juste ce qu’il faut pour pouvoir détester les gens qui disent «je m’en souviens » et pas «je m’en rappelle ». Ou bien encore tu te retrouveras dans un bureau minable et tu découvriras que pour passer le temps tu en es à bombarder de trombones la dactylo de l’autre côté de la table. Ou n’importe quoi de ce genre. Je ne peux pas dire. Mais tu comprends où je veux en venir ? »
J’ai dit « Oui. Sûr ». Et c’était vrai. « Mais pour ce qui est de détester, vous vous trompez. Je veux dire, détester les joueurs de foot et tout. Vraiment. Je déteste pas trop de gens. Ce qui peut m’arriver, c’est de les détester un petit moment, comme ce type, Stradlater, que j’ai connu à Pencey, et l’autre, Robert Ackley. Parfois, je les détestais, mais ça durait pas, c’est ce que je veux dire. Au bout d’un certain temps, si je les voyais pas, s’ils venaient plus dans ma piaule ou si j’étais plus avec eux au réfectoire deux ou trois repas de suite, ils me manquaient en quelque sorte. C’est ce que je veux dire, ils me manquaient. »
Mr Antolini est resté silencieux. Il s’est levé, il a pris un autre cube de glace et l’a mis dans son verre, puis il est revenu s’asseoir. On voyait qu’il réfléchissait. Tout de même, j’aurais bien voulu qu’il arrête la conversation, quitte à la reprendre le lendemain, mais il était lancé. C’est presque toujours quand vous êtes pas en forme pour discuter que les autres arrêtent pas.
«Bon. Ecoute-moi une minute. Je ne vais sans doute pas trouver maintenant les paroles mémorables que je voudrais te dire mais dans un jour ou deux je t’écrirai une lettre. Tu pourras alors débrouiller tout ça. En tout cas, pour l’instant écoute. » Il s’est encore concentré. Puis il a dit « Cet échec vers lequel tu cours, c’est un genre d’échec particulier – et horrible. L’homme qui tombe, rien ne lui permet de sentir qu’il touche le fond. Il tombe et il ne cesse pas de tomber. C’est ce qui arrive aux hommes qui, à un moment ou à un autre durant leur vie, étaient à la recherche de quelque chose que leur environnement ne pouvait leur procurer. Du moins voilà ce qu’ils pensaient. Alors ils ont abandonné leurs recherches. Avant même d’avoir vraiment commencé. Tu me suis ?
— Oui monsieur.
— Sûr ?
— Oui. »
Il s’est levé et il a versé un peu plus de tord-boyaux dans son verre. Puis il est revenu s’asseoir. Pendant longtemps il a rien dit.
Et puis « Je ne voudrais pas t’effrayer. Mais je te vois très clairement mourant noblement, d’une manière ou d’une autre, pour une cause hautement méprisable ». Il m’a jeté un coup d’œil bizarre. «Si je note pour toi quelques lignes, les liras-tu attentivement ? Et les conserveras-tu ?
— Oui. Bien sûr » j’ai dit. Et je l’ai fait. J’ai toujours le bout de papier qu’il m’a donné.
Il est allé jusqu’à son bureau au fond de la pièce et sans même s’asseoir il a écrit sur une feuille de papier. Puis il est revenu, a repris son siège, le papier à la main. « Curieusement, ceci n’a pas été écrit par un poète, mais par un psychanalyste nommé Wilhelm Stekel. Voilà ce qu’il... Tu m’écoutes ?
— Oui. Bien sûr.
— Voilà ce qu’il a dit : L’homme qui manque de maturité veut mourir noblement pour une cause. L’homme qui a atteint la maturité veut vivre humblement pour une cause. »
Il s’est penché et m’a tendu le papier. Je l’ai lu aussitôt et puis j’ai dit merci et tout et je l’ai mis dans ma poche. Mr Antolini, il était vraiment sympa de se donner tout ce mal. Sans blague. Quand même, j’avais de la peine à le suivre. Ouah, je me sentais tout d’un coup terriblement fatigué.
Mais lui, on voyait bien qu’il était pas du tout fatigué. Et puis il était pas mal éméché. Il a dit « Je pense qu’un de ces jours il va falloir que tu découvres où tu veux aller. Et alors, tu devras prendre cette direction. Immédiatement. Tu ne peux pas te permettre de perdre une minute. Pas toi ». J’ai fait oui de la tête parce qu’il me regardait droit dans les yeux et tout, mais j’étais pas trop sûr de ce qu’il voulait dire.
J’étais à moitié sûr, mais je l’aurais pas affirmé trop positivement. J’étais tellement vanné.
« Et j’ai le regret de te dire – il a dit – que lorsque tu auras une idée claire de là où tu veux aller, ton premier soin sera, je pense, de t’appliquer en classe. Il faudra bien. Tu es un étudiant – que l’idée te plaise ou non – tu aspires à la connaissance. Et je sais que tu découvriras, une fois dépassés tous les Mr Vines et leur Expression Orale... »
J’ai dit «Mr Vinson ». Il voulait dire tous les Mr Vinson, pas tous les Mr Vines. Mais j’aurais pas dû l’interrompre.
« D’accord. Les Mr Vinson. Une fois dépassés tous les Mr Vinson, tu vas commencer à te rapprocher de plus en plus – c’est-à-dire si tu le veux, si tu le cherches et l’attends – du genre de savoir qui sera très très cher à ton cœur. Entre autres choses, tu découvriras que tu n’es pas le premier à être perturbé et même dégoûté par le comportement de l’être humain. A cet égard, tu n’es pas le seul, et de le savoir cela t’excitera, te stimulera. Bien de hommes ont été tout aussi troublés moralement et spirituellement que tu l’es en ce moment. Par chance, quelques-uns ont écrit le récit de leurs troubles. Si tu le veux, tu apprendras beaucoup en les lisant. De même que d’autres, un jour, si tu as quelque chose à offrit, d’autres apprendront en te lisant. C’est un merveilleux arrangement réciproque. Et ce n’est pas de l’éducation. C’est de l’histoire. C’est de la poésie. » Il s’est tu un instant, il a bu une grosse gorgée de whisky. Puis il s’est remis à parler. Ouah, il était vraiment lancé. J’étais content d’avoir pas essayé de l’arrêter ni rien. « Je ne cherche pas à te faire croire – il a dit – que seuls les gens instruits, les érudits, apportent au monde une contribution valable. C’est faux. Mais ce que je dis c’est que les gens instruits, les érudits, s’ils sont aussi brillants et créatifs – ce qui malheureusement n’est pas souvent le cas – ont tendance à laisser des témoignages beaucoup plus intéressants que ceux qui sont simplement brillants et créatifs. Ils s’expriment plus clairement et en général ils cherchent passionnément à développer leur pensée jusqu’au bout. Et – plus important encore – neuf fois sur dix, ils ont plus d’humilité que le penseur peu instruit. Tu me suis ?
— Oui, monsieur. »
Pendant un moment il a plus rien dit. Je sais pas si ça vous est déjà arrivé, mais c’est plutôt dur d’être assis là à attendre que quelqu’un dise quelque chose pendant qu’il est en train de réfléchir et tout. Je vous jure. Je luttais pour pas bâiller. C’est pas que je le trouvais barbant – oh non – mais tout d’un coup j’avais tellement sommeil.
«Encore une chose que les études universitaires t’apporteront. Si tu les poursuis assez longtemps, ça commencera à te donner une idée de la forme de ton esprit. Ce qui lui convient et – peut-être – ce qui ne lui convient pas. Au bout d’un moment tu auras une idée du genre de pensées le plus accordé à ta forme d’esprit. Ça t’évitera de perdre un temps fou à essayer des façons de penser qui ne te vont pas, qui ne sont pas pour toi. Tu commenceras à bien connaître tes vraies mesures et à diriger ton esprit en conséquence. »
Et alors, tout d’un coup, j’ai bâillé. C’était franchement grossier mais j’ai pas pu m’en empêcher. Mr Antolini a ri, c’est tout. Il a dit « Viens » et il s’est levé. « On va te préparer le divan. »
Je l’ai suivi et il est allé vers le placard et il a essayé de prendre des draps et des couvertures qui étaient sur l’étagère du haut ; mais avec son verre de whisky à la main il y est pas arrivé. Aussi il l’a vidé et l’a posé sur le plancher, et après il a descendu la literie. Je l’ai aidé à la porter jusqu’au divan. On a fait le lit ensemble. Il s’y connaissait pas trop. Il bordait pas assez serré. Mais ça m’était bien égal. J’étais si fatigué que j’aurais pu dormir debout.
« Comment vont toutes tes femmes ?
— Ça va. » Pour la convers’, y avait rien à me tirer, j’avais vraiment pas envie de parler.
«Et Sally ? » Il connaissait Sally Hayes. Une fois, je la lui avais présentée.
«Ça va. J’avais rendez-vous avec elle cet après- midi. » Ouah, ça semblait vieux de vingt ans. « On a plus grand-chose en commun.
— Une drôlement jolie fille. Et l’autre ? Dont tu m’avais parlé ? Dans le Maine ?
— Oh. Jane Gallagher. Ça va. Je lui passerai sans doute un coup de fil demain. » Mon lit était fait. «Tu peux t’installer » a dit Mr Antolini. «Mais je me demande où tu vas bien pouvoir fourrer tes jambes. » J’ai dit « Ça ira. Je suis habitué aux lits trop courts. Merci beaucoup, monsieur. Vous et Mrs Antolini, vous m’avez vraiment sauvé la vie, ce soir.
— Tu sais où est la salle de bains ? Si tu as besoin de quelque chose, hurle. Je reste un moment dans la cuisine – est-ce que la lumière te gêne ?
— Non. Oh non. Merci encore.
— De rien. Bonne nuit mon beau.
— B’nuit, m’sieur. Merci encore. »
Il est entré dans la cuisine et moi je suis allé à la salle de bains et je me suis déshabillé et tout. Je pouvais pas me laver les dents parce que j’avais pas de brosse à dents. J’avais pas non plus de pyjama et Mr Antolini avait oublié de m’en prêter un. Aussi je suis revenu dans la salle de séjour et j’ai éteint la petite lampe près du divan et je me suis mis au lit en slip. Le divan était beaucoup trop court pour ma taille mais j’aurais pu dormir debout sans problème. Je suis resté éveillé deux secondes à penser à tout ce que Mr Antolini m’avait dit. Qu’on devait trouver la forme de son esprit et tout. C’était vraiment un type intelligent. Mais j’étais trop crevé, je me suis endormi.
Et alors quelque chose encore est arrivé. J’ai même pas envie d’en parler.
Je me suis réveillé brusquement. Je savais pas quelle heure il était ni rien mais j’étais réveillé. Je sentais un truc sur ma tête. Une main. La main d’un type. Ouah, ça m’a foutu une de ces frousses... Ce que c’était, c’était la main de Mr Antolini. Ce qu’il faisait, il était assis sur le parquet, juste à côté du divan, dans le noir et tout, et il me tripotait ou tapotait la tête. Ouah, je parierais que j’ai bondi à mille pieds d’altitude.
J’ai demandé «Bon Dieu, qu’est-ce que vous faites ?
— Rien. J’étais simplement assis là, admirant... »
J’ai dit encore «Mais qu’est-ce que vous faites ? ».
Je savais vraiment pas quoi dire. J’étais vachement embarrassé.
«Tu pourrais baisser la voix ? J’étais simplement assis là... »
J’ai dit «De toute façon, faut que je m’en aille ». Ouah, j’avais les nerfs dans un état ! J’ai voulu enfiler mon pantalon. Dans le noir. Mais je m’embrouillais, à cause des nerfs. Je rencontre plus de foutus pervers dans les collèges et tout que n’importe qui de vos connaissances et ils se mettent toujours à leurs trucs de pervers quand moi je suis là.
«Il faut que tu ailles où ? » a dit Mr Antolini. Il s’efforçait de se montrer très désinvolte et calme et tout, mais calme il l’était pas tellement. Croyez-moi.
« J’ai laissé mes bagages à la gare. Je pense que je ferais peut-être mieux d’aller les chercher. Y a toutes mes affaires dedans.
— Ils seront encore là demain matin. Allons, recouche-toi. Je vais au lit moi aussi. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
J’ai dit «Rien. C’est juste que j’ai tout mon argent dans une des valises. Je reviens tout de suite. Je prends un taxi et je reviens ». Ouah. Dans le noir je me mélangeais les guibolles. «C’est pas à moi, l’argent. C’est à ma mère et je...
— Holden, ne sois pas ridicule. Recouche-toi. Je vais au lit moi aussi. L’argent sera encore là demain matin.
— Non, je vous assure, faut que j’y aille. Faut vraiment. » J’étais pratiquement tout habillé sauf que je trouvais pas ma cravate. Je me rappelais pas où je l’avais mise. J’ai enfilé quand même ma veste et tout. Mr Antolini était maintenant assis dans le fauteuil, un peu en retrait, m’observant. Il faisait noir et tout et je le voyais pas très bien mais je savais qu’il m’observait. Il était encore en train de s’imbiber. Il avait son verre à la main, son compagnon fidèle.
« Tu es un garçon très très bizarre. »
J’ai dit «Je sais ». J’ai pas beaucoup cherché ma cravate. Pour finir je suis parti sans. J’ai dit « Au revoir, monsieur. Merci beaucoup. Sans blague ».
Il m’a suivi lorsque je me suis dirigé vers le palier, et quand j’ai appelé l’ascenseur il est resté planté sur le seuil de sa porte. Tout ce qu’il a fait, il a répété ce machin, que j’étais un garçon très très bizarre. Bizarre, mon cul. Puis il a attendu sur le seuil jusqu’à l’arrivée du foutu ascenseur.
Dans toute ma putain de vie j’ai jamais attendu un ascenseur aussi longtemps. Je vous jure.
Je savais pas de quoi parler en attendant l’ascenseur et lui il restait planté là, alors j’ai dit « Je vais me mettre à lire de bons livres ». Il fallait bien dire quelque chose. C’était très embarrassant.
« Tu récupères tes bagages et tu reviens ici dare-dare. Je ne mets pas le verrou. »
J’ai dit « Merci beaucoup ». J’ai dit : « Au revoir ». L’ascenseur était enfin là. Je suis entré dedans et il est descendu. Ouah, je tremblais comme un dingue.
Et aussi je transpirais. Chaque fois qu’il m’arrive comme ça quelque chose de pervers je fonds en eau. Et ce genre d’emmerde m’est arrivé au moins vingt fois depuis que je suis môme. Je peux pas m’y faire.