Stendhal pariggiano
ADIEUX À SA CHÈRE
LOMBARDIE,
STENDHAL EST À PARIS.
Stendhal14 – il s’est arrogé le titre de Milanese – n’aime guère Paris. Il s’y sent malheureux, oppressé, tendu ; il éprouve une gêne qui l’indispose.
Je n’habiterai jamais la France, les Français me font venir la chair de poule à force de déplaisir, d’éloignement, de déplaisance, de mépris.
Il reproche à Paris, à l’inverse de Grenoble, sa ville natale, d’avoir lâché Napoléon en 1814 et en 1815. Bien que, par un paradoxe curieux, ce fou d’Italie avoue avoir souvent ressenti la nostalgie de la capitale et de ses boulevards, comme tout exilé rêve de la mère patrie.
Ce 21 juin 1821, le voici à Paris. Suspecté de carbonarisme par la police italienne, il a fui Milan où il espérait vivre pour toujours. Cependant, il est parti de son plein gré, abandonnant Métilde Dembowska sa bien-aimée, militante engagée dans la lutte contre l’oppression autrichienne, plus préoccupée par l’action clandestine que par la passion que lui voue Stendhal.
Exilé volontaire en France, il s’installe, la mort dans l’âme, à l’hôtel de Bruxelles, 45, rue de Richelieu, retrouve au café de Rouen, situé dans la même artère, son ami Mareste, modeste chef de bureau à la préfecture de police. Chaque jour, il accompagne à son bureau ce vieux garçon bougon, tourmenté par des projets matrimoniaux et de fortune, puis le soir venu, s’attable avec lui dans la salle à manger de l’hôtel, ou bien le rejoint au spectacle. L’acrimonie de Mareste, sa façon de noircir l’existence s’accordent bien à la déréliction de Stendhal.
Pendant les beaux après-midi de cet été, il bâille sa mélancolie sous les frondaisons du jardin des Tuileries, se délecte de son chagrin dans les allées du bois de Boulogne, fuit ce qui pourrait le distraire de la pensée de Métilde. On l’invite à renouer avec ses relations parisiennes, les Beugnot, son cousin Daru, Barral, d’Argout, à prendre une nouvelle maîtresse, en vain. Rien ne peut le convaincre de se débarrasser de cette chape de tristesse qui lui brûle l’âme, ni du spleen qui lui pèse comme un couvercle. Amant écarté de Métilde, il pressent, dans les yeux des autres, une lueur de mépris pour ses déboires amoureux, ou croit percevoir la moquerie de ceux qui connaissent ses fiascos répétés. Le plus cuisant étant celui du mois d’août dernier, lorsque ses amis ayant décidé de le délivrer de son ennui lui proposent, au cours d’une partie fine, Alexandrine, fille superbe, faisant ses débuts dans la galanterie. « Je la manquais parfaitement, fiasco complet. »
Dans ses Souvenirs d’égotisme, Stendhal ne dissimule rien de sa détresse. Il en vient à envisager un coup d’éclat pour tirer profit de son déchirement, assassiner Louis XVIII par exemple. La musique, le théâtre seront les dérivatifs qui le détourneront de ce noir dessein. Et puis, belle aubaine ! la Pasta15, la célèbre cantatrice, s’installe 63, rue de Richelieu à l’hôtel des Lillois, à deux pas de chez lui. Pour cet homme qui ne cesse de rêver à la Scala de Milan, à Métilde, c’est un bonheur véritable de monter chez la « Giuditta », la diva, de parler, de ménage ou de cuisine, en l’attendant, en dialecte milanais, avec sa domestique, cette mamma Rachel. Il joue au pharaon16, en rêvant jusqu’au petit jour mais, désargenté, ne peut payer ses dettes de jeu. Après quoi, il rejoint sa chambre au troisième étage, corrige les épreuves de De l’amour, ce livre griffonné à Milan qu’il croyait avoir égaré, disait-il ; ajoutant qu’y travailler à Paris lui faisait mal et qu’il se refusait de l’arranger.
Les deux petits volumes de De l’amour paraîtront, sans nom d’auteur, le 17 août 1822 chez Mongie, un éditeur prenant tous les frais d’impression à sa charge, mais qui ne lui versera des droits d’auteur que lorsque la vente des ouvrages aura couvert ses dépenses.
Il quitte l’hôtel de Bruxelles pour celui des Lillois, au 63 (aujourd’hui le 61, rue de Richelieu), où s’est installée la Pasta, heureux de se rapprocher davantage de ce nouveau chez soi.
Le succès parisien de la rivale de la Malibran date de 1827. Mariée et mère de famille, la Pasta n’est pas très jolie. George Sand la voit petite et grasse avec un fort beau buste. Sa voix exceptionnelle de mezzo-soprano bouleverse Stendhal et les publics du Covent Garden de Londres, de la Fenice de Venise, de la Scala de Milan ou du théâtre Maly à Saint-Pétersbourg.
Très généreuse avec les proscrits italiens, vivant le plus souvent à ses crochets, l’Italie libérale en exil se retrouve chez elle. Dans ce milieu transalpin, la pensée de Métilde resurgit dans l’esprit de Stendhal.
LE GRENIER DU ROMANTISME.
Rue Chabanais, à l’angle de la rue des Petits-Champs, se réunissent chaque dimanche, autour d’Étienne Delécluze17, dans le grenier d’une maison existant toujours, les membres d’un cercle notoire baptisé « Le Romantisme ».
Un dimanche de février 1822, Stendhal gravit les quatre-vingt-seize marches de l’escalier qui conduit à la mansarde, pour participer à l’un des colloques. Il est ravi de se trouver dans un milieu de beaux esprits, s’entretenant de tout sur le ton de la politesse la plus urbaine. Pour lui, c’est la redécouverte du Paris des belles-lettres, la patrie de Molière et de Voltaire. Enfin il va parler de littérature, de ses ouvrages, recueillir des informations sur la vie littéraire – ce que Delécluze lui reprochera quand il apprendra qu’il alimente ainsi, à bon compte, ses chroniques destinées à des journaux anglais.
Son œuvre romanesque s’amorce à partir de là. Son influence, dans cette espèce de néoromantisme de la gauche libérale, s’oppose au romantisme pur et dur du Cénacle, nom donné au groupe des jeunes romantiques se réunissant dans le salon de Charles Nodier à l’Arsenal, 1, rue de Sully, puis, plus tard, chez Victor Hugo.
Étienne Delécluze, physique ingrat de vieux garçon, vrai bourgeois de Paris, satisfait de lui-même, un béotien émoustillé (Sainte-Beuve), affable et fruste, est un nanti. Étienne, comme il aime qu’on le nomme, ne s’intéresse qu’à lui. En 1862, il publiera ses Souvenirs de soixante années dont le narcissisme puéril est consternant.
Si dans son grenier Étienne apprécie les échanges de bon ton, les interventions de Stendhal le séduisent autant qu’elles le terrifient. Stendhal découvre chez Delécluze de jeunes constitutionnels et romantiques, ceux du Globe18, dont certains seront ses disciples.
Pourtant, il se sent toujours mal à l’aise à Paris. Il dit à Delécluze qu’il n’a pas d’amis et qu’il n’en veut pas. « J’aime mieux un ennemi qu’un ennuyeux. »
Les neutres, les timorés, les mystificateurs, les aigris, les austères sont pour lui des adversaires et souvent ses souffre-douleur. Dans les salons parisiens, il est un débatteur étincelant. Ombrageux, susceptible, il appréhende les regards méprisants qu’on pourrait avoir pour son habit fatigué, son inélégance, ou son absence de voiture. Il impute sa sauvagerie à son manque de fortune : en fait, il n’a pour vivre que sa pension militaire de 900 francs, et une rente annuelle de 1 000 francs19. C’est trop peu pour mener une vie d’homme de lettres, se produire dans les salons, se vêtir à la dernière mode et voyager.
En 1822, il débute dans le journalisme comme correspondant de la revue anglaise Paris Monthly Review. Plutôt reporter de la vie parisienne – le mot est de lui – que chroniqueur. Il donne d’abord quelques articles sur des thèmes qui lui sont familiers : la littérature italienne, la musique, Rossini, compositeur en vogue, dont il écrira la biographie en 1823, une étude sur Racine et Shakespeare. Stendhal s’adresse à ses lecteurs sous forme de lettres. Ces Lettres de Paris, publiées dans la Review, bénéficient d’une liberté d’expression entière et absolue. Stendhal, journaliste épistolaire, ne ménage ni le gouvernement, ni les institutions. Il n’épargne personne, traite aussi bien un homme politique d’illustre coquin que certains hommes de lettres de charlatans ; sans le moindre égard pour l’auteur fameux des Mémoires d’outre-tombe, il assène : « Chateaubriand est un archi-hypocrite. »
À PARIS, ENFIN CÉLÈBRE.
Après l’évolution favorable de sa situation, Paris n’est plus la cible de son ire :
On peut dire que Paris est aujourd’hui plus que jamais le cœur de la France. C’est vers la capitale que se tournent tous les Français à la poursuite de l’instruction, de la richesse ou du plaisir. À tous, exceptée la classe des artisans, des petits commerçants et des paysans, la vie de province paraît pleine d’ennui.
Après un séjour passé outre-Manche, Stendhal semble heureux de se retrouver à Paris. Il s’installe rue Le Peletier, à côté de l’ancien Opéra – angle Haussmann/Le Peletier –, puis habite un hôtel rue d’Amboise dans une chambre donnant sur la rue de Richelieu. À quarante-trois ans, il entame sa carrière de romancier. Sitôt Armance paru, il part pour l’Italie. Il en est expulsé lorsque la police découvre que M. Stendhal est le pseudonyme d’Henri Beyle, l’auteur de Rome, Naples et Florence, ouvrage remarqué pour son « très mauvais esprit politique », dans lequel le consul de France à Civitavecchia s’est permis « les plus véhéments et audacieux sarcasmes contre le gouvernement autrichien ».
Le 29 janvier 1828, il est de nouveau à Paris, loge à l’hôtel de Valois, 71, rue de Richelieu – aujourd’hui le 69 – –, le plus tranquille de ses domiciles parisiens ; il y restera jusqu’en 1830. Certainement son domicile le plus permanent dans lequel il a le mieux travaillé. Il semble désormais détaché de ses amours passées, ce qui libère sa plume ; il écrit ici les Promenades dans Rome et Le Rouge et le Noir.
1830 marque l’année de son apogée ; célèbre, il est de ceux dont on parle. On le voit dans le monde, au café, dans les théâtres, sur les boulevards. Très smart, le chapeau légèrement baissé sur l’oreille, c’est un authentique Parisien. Au Jardin des plantes, il présente Mérimée aux Cuvier. Familier du baron Gérard, il rencontre dans son salon Delacroix, David d’Angers. Il appartient au cercle de la rue de Gramont, à l’angle de la rue éponyme et du boulevard des Italiens, où fréquentent Casimir Périer, Daru, Talleyrand, Fitz-James.
Avril 1837, il habite l’hôtel Favard, place Boieldieu, en face de l’actuel Opéra-Comique, puis en juillet prend une chambre chez une logeuse, au quatrième étage du 8, rue Caumartin, près du boulevard des Capucines. Lieu mémorable, où il écrit La Chartreuse de Parme. Enfin, au début de l’année 1839, il s’installe 30, rue Godot-de-Mauroy, près de son précieux ami Romain Colomb, chef de la comptabilité aux Messageries royales, qui sera son exécuteur testamentaire.
Après un nouveau séjour à Civitavecchia, où il a repris son poste de consul de France, Stendhal obtient un congé de Guizot20. Il revient à Paris en novembre 1841, après un voyage exténuant. Malade, il a dissimulé à ses amis qu’il vient d’être terrassé par une crise d’apoplexie. Bien que marqué par la maladie, il ne semble guère préoccupé par son état de santé. Il descend à l’hôtel de l’Empire, rue Neuve-Saint-Augustin, où se situent de nos jours les 7 et 9 de la rue Daunou. Le 16 décembre, il se transporte à l’hôtel de Nantes21, 22, rue Neuve-des-Petits-Champs, aujourd’hui rue Danielle-Casanova.
LE DÉNOUEMENT D’UNE MORT ANNONCÉE.
Le 22 mars 1842, après avoir passé la matinée à écrire et à dicter Suora Scolastica, une nouvelle qu’il doit remettre de façon urgente à La Revue des Deux Mondes, Stendhal quitte son hôtel. Vers dix-neuf heures, alors qu’il se trouve devant le 24, rue des Capucines, il est frappé par une nouvelle attaque d’apoplexie. Les passants le voient tomber au moment où il vient d’arriver sur le boulevard. On le transporte évanoui dans un magasin proche, à deux pas de son ministère, situé à l’époque dans l’hôtel des Colonnades, à l’angle du boulevard et de la rue des Capucines. Vient-il d’en sortir ? On a prétendu qu’il venait de faire ripaille avec Guizot, tandis qu’Arsène Houssaye le décrit fort attentif à lorgner les filles afin de choisir une proie. En vérité personne ne peut dire ce qu’il faisait en ce lieu. Quoi qu’il en soit, le « Milanese » venait de tomber « au champ d’honneur du lettré parisien sur le boulevard22 ». Romain Colomb, habitant rue Godot-de-Mauroy, a été prévenu rapidement ; vingt minutes plus tard, il est près de son ami. Un médecin de la rue Caumartin, dépêché près du malade, l’accompagne en fiacre à son hôtel. Il ne reprendra pas connaissance ; il meurt dans la nuit.
Colomb, en tant qu’exécuteur testamentaire, prie ses amis d’assister à ses obsèques, le jeudi 24 mars 1842 à midi, en l’église de l’Assomption, sise au coin des rues Cambon et Saint-Honoré.
Beyle, qui désirait tant être inhumé près de Shelley dans le cimetière protestant de Rome, est enterré à celui de Montmartre Nord. Colomb fait ériger un tombeau modeste, surmonté d’une urne portant les initiales H.B. Sur une plaque de marbre gravé, on peut lire le texte élaboré depuis longtemps par Stendhal :
Arrigo Beyle, Milanese,
Scrisse, Visse, Amo23.
1783-1842.
À la fin du XIXe siècle, les premiers stendhaliens s’émeuvent de voir sa tombe abandonnée et délabrée. Ils lancent une souscription en 1892 soutenue notamment par Maurice Barrés, Paul Bourget, Alexandre Dumas fils, Ludovic Halévy, et Francisque Sarcey. Une vingtaine de personnes assistent à l’inauguration du tombeau restauré. L’urne a disparu au profit de la plaque de marbre que surmonte le médaillon de David d’Angers. Stendhal, qui rêvait d’être enterré dans un campo santo à l’ombre d’un cyprès, pour l’heure repose sous le pont métallique de Caulaincourt sur lequel passent voitures et tramways dans un vacarme assourdissant.
Avec le temps, et dans l’indifférence la plus totale, la tombe retourne à l’abandon.
Édouard Champion, éditeur d’une grande collection de textes stendhaliens, propose, avec l’appui d’Édouard Herriot24, l’ouverture d’une souscription nouvelle ; elle se solde par un échec pour d’obscures raisons de préséances entre stendhaliens éminents. Noire de suie, perdue au milieu du cimetière, la sépulture de l’auteur des Souvenirs d’égotisme demeure sans entretien.
En 1961, une campagne organisée par de fervents beylistes parvient à réunir les fonds nécessaires à la rénovation du tombeau. On brise la pierre tombale, on recueille les restes de Stendhal dans un petit cercueil d’enfant et, pour la seconde fois, on le met en terre dans une sépulture décente (30e division, concession 21, au premier rang en bordure de l’avenue de la Croix).
Le 23 mars 1962, à l’issue d’une cérémonie privée, tout ce qui compte à Paris de « happy few » s’en vient couvrir de fleurs et de discours exaltés le nouveau monument funéraire de celui qui, d’après Michel Crouzet, son pénétrant biographe, fut
une ironie vivante, le paradoxe incarné, la logique tournée en préjugé, l’alliance de la mystique et de la mystification, un esprit d’enfer et un cœur angélique, un Moi suprême et triomphant, et tel qu’il n’en fut jamais d’autre.