Honoré de Balzac
et la comédie urbaine
UN DÉBUT DANS LA VIE.
En novembre 1814, la famille Balzac quitte les doux paysages de la Touraine pour s’installer à Paris, 40, rue du Temple, dans le Marais. Honoré est mis en pension dans une institution catholique tenue par le royaliste Lepitre, qui se vantait d’avoir tenté de faire évader Louis XVI du Temple. Inconscient, le père d’Honoré envisage de faire préparer Polytechnique à son garçon, alors que celui-ci vient de redoubler sa troisième au collège de Tours. Élève moyen, Honoré est doué d’une mémoire étonnante. Sa lucidité et la précocité de ses jugements irritent sa mère. À ses sœurs se moquant de lui, il affirme qu’un jour « ce petit brisquet d’Honoré » surprendra son monde. Invité au château de Saché à la fin de ses vacances, il revoit, avec une certaine émotion, les jeunes femmes qu’il avait admirées, naguère, au bal donné en l’honneur du duc d’Angoulême, lors de sa visite à Tours, après la première abdication de Napoléon. Il a gardé de ces femmes et de leurs épaules nues ce profumo di donna, éveil de son désir d’amour.
En 1819, il réussit son baccalauréat en droit. Ses parents comptent sur lui maintenant pour participer aux frais de la vie familiale. Ils imaginent déjà leur fils notaire, richement établi ; le comble de la réussite et de la considération, pour une famille bourgeoise du Marais. Ces projets-là ne sont pas du goût d’Honoré ; lui ne rêve que d’amour et de gloire littéraire.
Un ami de la famille conseille à ses parents de tenter une expérience. Puisque leur rejeton prétend avoir du génie, qu’il le prouve. On lui alloue une pension et la location d’une mansarde, 9, rue Lesdiguières, près de l’Arsenal ! à lui de montrer ses talents pour écrire drames et romans.
On accède à sa mansarde par un escalier sale et branlant, menant au cinquième étage d’un vieil immeuble. Dans cet ermitage, ses seules distractions sont les lettres de ses sœurs Laurence et Laure, un bavardage du cœur, frais et juvénile.
Honoré ne fait qu’étudier, lit furieusement vers et prose français et étrangers, le Code Napoléon, Montesquieu ; après les bouleversements apportés par la Révolution, pourquoi ne pas écrire un nouvel Esprit des Lois ? Le soir, de la fenêtre de sa mansarde, il admire Paris au-delà des toits, s’imprègne de sa poésie, puis flâne dans le faubourg Saint-Antoine ou au cimetière du Père-Lachaise.
Deux ans pour affirmer son talent, c’est court. Honoré étudie Descartes, Spinoza, Leibniz, lit De la recherche de la vérité de Malebranche, et un nombre imposant d’ouvrages d’un éclectisme stupéfiant.
Mais il lui faut se lancer. Puisque l’épopée de Cromwell est à la mode, il est prêt à écrire sur ce sujet une tragédie en alexandrins français :
Je suis décidé, dussé-je en crever, à venir à bout de Cromwell, et de finir quelque chose avant que maman ne me vienne demander compte de mon temps.
Ses sœurs lui offrent de soumettre son ouvrage à un homme de l’art, François Andrieux25, de l’Académie française ; son verdict est sans ambiguïté : l’auteur doit faire quoi que ce soit, excepté de la littérature.
Loin d’être déprimé par l’oracle de l’éminent académicien, sa confiance en soi demeure intacte.
Avant la fin de l’année 1820, il abandonne sa mansarde. La tragédie n’étant pas son affaire, c’est du roman qu’il attend le succès. « Je n’ai que deux passions, l’amour et la gloire. »
Son refrain n’est guère original, tous les adolescents de caractère l’ont proclamé. Pour l’heure, une collaboration avec Le Poitevin26 lui évite de justesse le retour dans une étude de notaire. Hubert, un libraire du Palais-Royal, leur achète pour 800 francs L’Héritière de Birague qu’ils signent Vieillerglé et Lord Rhoone – anagramme d’Honoré. « Une véritable cochonnerie littéraire », bien vendue puisque le suivant, Jean-Louis ou la Fille trouvée, leur sera payé 1 200 francs27. Si Honoré trouve dégradant de publier ce genre d’ouvrage, il est assez content de montrer à sa famille qu’il gagne sa vie avec le métier qu’il s’est choisi.
C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Laure de Berny, voisine de ses parents à Villeparisis. Elle a quarante-trois ans, il en a vingt-deux. Il prend feu et la bombarde de lettres passionnées. Après la faible résistance qu’elle lui oppose, il devient son amant.
En novembre 1822, la famille Balzac s’installe dans le Marais, 7, rue du Roi-Doré. Honoré achève Le Vicaire des Ardennes pour le libraire Follet, Wann-Chlore pour l’éditeur Hubert. Il écrit à sa sœur Laure : « Je regrette bien de sacrifier la fleur de mes idées à ces absurdités. »
La famille, ayant acheté la maison de Villeparisis dont elle était jusqu’ici locataire, propose à Honoré de venir y vivre. Il refuse et loue un petit appartement au 2, rue de Tournon.
UNE TÉNÉBREUSE AFFAIRE.
En attendant la gloire littéraire qui le fera vivre de sa plume, Honoré, sur les conseils d’un ami de son père, se lance dans les affaires. À la vue des premiers daguerréotypes, il devine l’avenir de ce procédé nouveau, et rage de ne pouvoir l’exploiter. Impatient, il désire des succès immédiats. Apprenant que le libraire Urbain Canel, 30, place Saint-André-des-Arts, se prépare, avec un confrère, à publier, en un seul volume, les œuvres de La Fontaine et de Molière, Balzac s’enthousiasme devant cette innovation ; persuadé que les milliers de lecteurs cultivés souhaiteront posséder les classiques sous une forme compacte et pratique, il veut participer à l’entreprise. Attendre la fortune sans travailler beaucoup lui laissera du temps pour écrire. Pour financer le premier volume, les associés doivent réunir un capital. Mme de Berny apporte spontanément 9 250 francs28 pour l’édition du La Fontaine. Elle désire que son Honoré, à défaut de succès littéraires, se libère du joug familial et vole de ses propres ailes. Si, dans le domaine des amours, « le petit brisquet » fait son chemin – il vient de séduire une autre Laure, la duchesse d’Abrantès –, les affaires, en revanche, ne sont guère reluisantes. Tiré à trois mille exemplaires, la vente du La Fontaine marche mal. Prudents, les associés de Balzac ont vite vendu leur part au libraire Baudouin pour 24 000 francs29, trop heureux de se tirer de ce mauvais pas. On conseille alors à Honoré de se faire imprimeur pour récupérer ses pertes. Il pourrait ainsi imprimer le Molière mais aussi un Corneille et un Racine. Il trouve à acheter l’imprimerie Laurens, rue des Marais-Saint-Germain – aujourd’hui rue Visconti –, coût 60 000 francs30, dont il ne possède pas le premier mille. Une amie de la famille Balzac avance 30 000 francs31, Mme de Berny, en dépit des infidélités de son amant, le solde.
Le 4 juin 1826, il quitte la rue de Tournon pour s’installer 17, rue des Marais-Saint-Germain, au-dessus de l’imprimerie. Mais les clients sont rares et payent mal. En 1828, pour éviter l’inéluctable faillite, la société est dissoute. Une nouvelle firme, Laurent, Balzac et de Berny, est créée dans laquelle sa maîtresse, infortunée, mais riche, apporte de l’argent frais. Les affaires sont les affaires, elles ne sourient guère à Balzac. Harcelé par les créanciers, par les ouvriers impayés, il ferme l’imprimerie. La partie fonderie de l’entreprise est reprise par Alexandre de Berny, fils de sa maîtresse prodigue. L’affaire poursuivra son activité au XXe siècle sous le nom de Deberny et Peignot.
UN PRINCE DE LA BOHÈME.
Fuyant la rue des Marais-Saint-Germain assiégée par les créanciers, Honoré trouve par l’entremise de son beau-frère un petit pavillon à louer au fond d’un jardin, au no 1 de la rue Cassini, à deux pas de l’Observatoire. À cette époque l’endroit, peu fréquenté, semble le bout du monde.
À trente-six ans, Balzac, dans toute la force de l’âge, présente les signes d’une belle santé. Loin des pâleurs anémiques de la mode romantique, son sang tourangeau colore son visage et ses lèvres épaisses, son drôle de nez, carré du bout, se partage en deux lobes. Il tient beaucoup à la forme originale de son appendice nasal. Il exhorte David d’Angers32 qui sculpte son buste : « Prenez garde à mon nez ; mon nez c’est un monde ! »
Théophile Gautier le décrit vêtu d’un froc de flanelle blanche retenu par une cordelière – le peintre Louis Boulanger33 exécute son portrait dans cette tenue –, vêtement symbolique de la vie monacale du bénédictin littéraire. Sous une crinière épaisse et noire rejetée en arrière, ses yeux bleus et limpides, étincelants, ont un magnétisme étonnant. Il semble assez satisfait de ses belles mains blanches de prélat, aux doigts menus, ayant une sorte de prévention contre ceux dont les extrémités manquent de finesse.
Victor de Balabine, secrétaire de l’ambassade de Russie, lui délivrant son visa pour aller rejoindre Mme Hanska à Wierzchownia, en fait un portrait tout autre :
Un petit homme gras, figure de panetier, tournure de savetier, allure de bonnetier, mise de cabaretier.
Dans son pavillon de la rue Cassini, Balzac non seulement oublie ses dettes, mais se dote d’un mobilier somptueux : boiseries, tapis, pendule à piédestal, bibliothèque d’acajou, beaux livres reliés en maroquin rouge aux armes des Balzac34. « Il n’y a pas de luxe chez moi, écrit-il à sa sœur, mais il y a du goût qui met tout en harmonie. »
Pour être digne d’un tel logis, il commande au tailleur Buisson, 108, rue de Richelieu : un pantalon noir habillé, un gilet piqué blanc, une redingote bleue en drap fin de Louviers, un pantalon de coutil marengo… Pendant que d’autres se débattent pour lui éviter la banqueroute, il adopte une légèreté qui frise l’inconscience. Qui va payer Buisson ? Fournisseur exemplaire, le tailleur accepte des billets, spéculant sur l’avenir de son génial client.
Mme de Berny, héroïque, vient, à pied, le voir, depuis la rue d’Enfer-Saint-Michel, où elle a trouvé un logement. Son ange descendu du ciel, sage et tendre, l’a guidé, formé, il sait que sans elle son génie ne se serait peut-être jamais épanoui.
Fuyant les créanciers qui le harcèlent, il s’aménage, 13, rue des Batailles, à Chaillot, une retraite clandestine, un intérieur luxueux dont l’éminent orfèvre Lecointe fournit non seulement l’argenterie, mais aussi deux cannes : l’une en coralline rouge, l’autre au pommeau incrusté de turquoises. Dans ce repaire somptueux, il donne des dîners fins. À l’issue de l’un d’eux, Rossini déclare qu’il n’a jamais rien vu, bu, ni mangé de mieux chez les souverains qu’il a fréquentés. Dans un superbe boudoir, un divan de cinquante pieds de tour en cachemire blanc est relevé par des bouffettes de soie noire et ponceau, disposées en losanges…
Dans la rue des Batailles – ouverte à l’emplacement de l’ancien chemin allant du Roule à Chaillot –, l’appartement n’est pas loué au nom de Balzac mais de Mme veuve Durand, personnage imaginaire. On ne peut y pénétrer sans donner le mot de passe : « La saison des pommes est arrivée. » Au-dessus d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage inhabités, on entre dans deux pièces vétustes, à l’extrémité d’un couloir sinistre, le familier soulève alors une lourde portière et, ébloui, pénètre dans un palais oriental. Les murs sont matelassés, pour s’assurer le silence et, sans doute pour étouffer les gémissements de sa nouvelle conquête, une bien jolie Anglaise, rencontrée à son ambassade. Entre-temps, il travaille à un nouveau roman.
Dans son boudoir rose et blanc, il couvre de son écriture des rames de papier pour tenter de colmater les brèches de son budget, ce tonneau des Danaïdes. Il doit livrer au plus vite Le Lys dans la vallée et Mémoires d’une jeune mariée. Il doit se presser de produire. En une nuit, il écrit La Messe de l’athée, un chef-d’œuvre, et en trois jours, L’Interdiction.
Les gardes du commerce, chargés d’emprisonner les débiteurs, sont sur ses traces. La Garde nationale l’ayant repéré lui avait écrit, non sans humour :
À Monsieur de Balzac,
dit Madame veuve Durand, homme de lettres…
Il a trouvé refuge chez ses amis, le comte et la comtesse Guidoboni-Visconti, 52, avenue des Champs-Élysées où l’ordre a été donné au personnel de répondre que M. de Balzac ne réside pas là. Mais le secret d’Honoré est éventé. Un des gardes déguisé en employé des messageries se présente pour remettre à M. de Balzac un colis, ainsi qu’une somme de 6 000 francs35. Il n’en faut pas davantage pour attirer le romancier dans les rets du rusé représentant de l’ordre.
Au nom de la loi, monsieur de Balzac, je vous arrête ; à moins que vous ne me remettiez, à l’instant, mille trois cent quatre-vingts francs36, plus les frais. Il faut payer ou aller en prison.
La maison étant cernée il n’y a pas d’autre solution. Alors, la Contessa, bien que dans la gêne, s’exécute.
Après un entracte à Saché, Balzac a divers projets : devenir le châtelain de Wierzchownia en épousant la veuve de M. Hanski, dès que celui-ci cessera de vivre ; faire paraître l’édition de ses œuvres complètes ; écrire des comédies à succès ; exploiter en Sardaigne des montagnes de scories romaines qui n’attendent qu’un geste de lui pour faire tomber une pluie d’or. Pour la réalisation de ces projets, il lui faut une maison, assez éloignée de Paris pour être à l’abri des gardes du commerce, assez près pour pouvoir se rendre aux Italiens en moins d’une heure. Couvert de dettes, comment payera-t-il sa chaumière ? Seule compte la force de son désir. Il va faire une bien mauvaise affaire en achetant, sur la route de Versailles, au lieu-dit Les Jardies, une baraque de jardinier construite sur une colline de glaise, qu’il fait aménager à grands frais. Il prévoit d’y demeurer jusqu’à ce que sa fortune soit faite.
LES ILLUSIONS PERDUES.
Pour Balzac, la vie aux Jardies est devenue impossible. Ses principaux créanciers le persécutent jusque-là, les fournisseurs des environs : blanchisseur, boucher, jardinier s’impatientent. « Je crois que j’y finirai mes jours en paix », avait-il écrit à Mme Hanska. Pour l’heure, il vend les Jardies 17 000 francs37, elles lui en avaient coûté 100 00038.
En 1840, Mme Hanska doit, à nouveau, modifier son livre d’adresses ; désormais elle devra lui écrire :
Monsieur de Breugnol,
rue Basse, 19, à Passy, près de Paris.
Passy est alors un village champêtre, réputé pour ses sources thermales et pour la sucrerie du baron Delessert. Balzac, sous ce nom d’emprunt, et dans ce pavillon enfoui dans la verdure d’une colline escarpée, pense être insaisissable. De son appartement, un escalier descend jusqu’à la cour, dont une porte donne sur l’étroite rue du Roc39. Précaution salutaire : lorsque le créancier se présente à la porte de la rue Basse, il peut s’enfuir par la cour, gagner la rue du Roc et sauter dans la patache du Palais-Royal. Pas simple de rendre visite à Balzac ; après avoir sonné rue Basse, puis donné le mot de passe, on demande au concierge Mme de Breugnol. Contrairement à la veuve Durand imaginaire de la rue des Batailles, Mme de Breugnol existe – anoblie par Balzac, dont le goût pour la particule est héréditaire, Louise Breugniol (avec un i) est ariégeoise. De souche paysanne, elle est active, intelligente ; sa spécialité : la tenue des ménages d’écrivains célibataires. Après Mme de Berny, la duchesse d’Abrantès, la comtesse Guidoboni-Visconti, Balzac se contente de cette dame de quarante-quatre ans, à l’allure de sœur tourière. Ce terre-neuve comme la nomme Marceline Desbordes-Valmore, en la recommandant au romancier, est très efficace. Elle discute les contrats, court chez les imprimeurs, les éditeurs, dans les journaux, les revues, elle assure, en outre, un bien-être bourgeois et sensuel au maître. Les rapports avec Madame mère compliquent la vie quotidienne d’Honoré. Il lui écrit :
Travailler, c’est me lever tous les soirs à minuit, écrire jusqu’à cinq heures de l’après-midi, dîner et recommencer le lendemain.
Il mène plusieurs romans à la fois, les abandonnant, les reprenant. De ce travail harassant vont sortir cinq volumes en quarante jours. Il écrit des livres à une cadence effarante ; en se privant de sommeil, l’ermite de Passy trouve le temps d’assister au retour des cendres de Napoléon, le 15 décembre 1840, de passer une soirée très gaie chez Delphine de Girardin en compagnie de Lamartine, Hugo, Théophile Gautier et Alphonse Karr, et d’assister, le 3 juin 1841, à la réception de Victor Hugo sous la Coupole.
LA FACE CACHÉE DE LA LUNE DE MIEL.
Le 5 janvier 1842, une lettre cachetée de noir annonce à Balzac le décès de M. Wenceslas Hanski. Si la nouvelle le comble de bonheur, la lettre de condoléances de Balzac à la veuve ne reflète que des sentiments d’une grande noblesse et d’une décence exemplaire. Ève Hanska, sans son protecteur de mari, sait qu’elle va avoir à affronter d’innombrables difficultés : un domaine difficile à gérer, une famille opposée à « l’envoi en possession des biens », un empereur très réservé sur la noblesse ukraino-polonaise prêt, à la moindre incartade, à la faire tomber en disgrâce. Ces informations n’incitent guère Balzac au voyage en Russie.
Le 21 février, le courrier tant attendu arrive. Ève Hanska lui écrit : vous êtes libre. Plus question de mariage, elle entend se consacrer à sa fille, motif cachant la désapprobation de sa famille pour un mariage avec cet écrivain bohème de France. Honoré ignore la complexité du monde slave, le pouvoir absolu du général gouverneur de Kiev, refusant de reconnaître la validité du testament, le bon vouloir du tsar, omnipotent dans ce genre d’affaire. Balzac est prêt à tout :
Je deviendrai Russe, si vous n’y voyez pas d’obstacles, et j’irai demander au tsar la permission nécessaire à notre mariage.
Espérant qu’une décision interviendra, Balzac, épuisé par son labeur, tombe malade. Le médecin le met quatorze jours au lit. Couché, fiévreux, il imagine encore un avenir radieux. Lui qui avait dit : « Les plus grands événements de ma vie sont mes œuvres », ne semble plus consacrer son existence qu’à son mariage avec Ève Hanska. Ne voulant ni célébrité, ni notoriété, il veut forcer sa « fleur de lumière » à partager sa gloire et ses honneurs. Elle se contente de lui faire part de son accablement, de ses affaires si compliquées. Trois ans d’attente, c’est la mort… Mais non, réplique Balzac, je vous réponds de l’avenir.
Le lundi 16 mai 1843, Balzac a quarante-quatre ans. Il veut aller à Saint-Pétersbourg revoir son Ève. Il se tue au travail pour gagner l’argent de son voyage, il écrit à l’Étrangère :
Oh ! combien je vais me reposer, faire la bête, ne penser à rien, devenir « cockney » de Saint-Pétersbourg pendant ces bienheureux mois de juin, juillet, août et septembre ! Quatre mois sans journaux, sans épreuves, excepté celles que vous me réservez.
Balzac arrive à Saint-Pétersbourg le 17 juillet 1843. Par convenance, il ne loge pas dans la maison qu’habite sa bien-aimée. Le séjour de l’illustre écrivain français éveille des curiosités. Toutes les amies d’Ève lui demandent de leur amener le grand homme. Lui ne demande ni subventions officielles, ni satisfaction de vanité, simplement le bonheur de voir Ève.
Son voyage de retour s’effectue via Berlin et Francfort. Mme Hanska vient le rejoindre au moment où l’on annonce des persécutions contre les catholiques de l’Ukraine. À Paris, Mme de Breugnol, Pénélope de la rue Basse, l’attend en travaillant à une tapisserie. Il reprend ses visites académiques, apprend que son ami Charles Nodier se meurt. À son chevet, il dit à Balzac :
« Eh ! mon ami, vous me demandez ma voix et je vous donne ma place. »
LA PHYSIOLOGIE DU MARIAGE.
Préoccupé par la recherche d’une maison à Paris digne de la châtelaine de Wierzchownia, Balzac travaille peu et mal. Il désire un bel hôtel entre cour et jardin. Il visite maison sur maison. Avec les 10 000 francs-or40 que Mme Hanska lui confie pour son achat et pour la meubler, il se croit autorisé à faire fructifier ce pactole, en le consacrant à l’achat d’actions des Chemins de fer du Nord. Spéculateur dans l’âme, mais bien mauvais boursicoteur, il achète au cours le plus haut des actions dont la cote ne tarde pas à s’effondrer. Qu’importe, il achète un hôtel, 14, rue Fortunée41, et persuade Ève qu’il vient de faire une merveilleuse affaire :
Tu pourras y recevoir ta cousine la princesse de Ligne, elle n’en aura pas une si belle dans aucun château d’aucun Ligne ; c’est « hors ligne » vraiment.
Le 4 juillet 1848, Balzac assiste aux obsèques de Chateaubriand, et forme le projet de se présenter à l’Académie française pour occuper le fauteuil du vicomte. Le 17 août, il fait lecture de sa pièce Mercadet – devenu Le Faiseur – aux Comédiens-Français. Lecture admirable, dit Gautier. Jules Claretie, présent, est ébloui par les dons de comédien de Balzac : « Jamais un homme ne me donna autant la sensation de ce qu’est cette irrésistible puissance : le génie. » La pièce est reçue à l’unanimité.
Il prépare son voyage en Ukraine pour aller chercher sa belle Étrangère et l’épouser. Il prend contact avec le curé de Saint-Philippe-du-Roule qui, compréhensif, lui donne le demissiorium permettant la bénédiction du mariage dans un diocèse de Pologne. L’ambassadeur de Russie lui remet son visa, en donnant au gouverneur de Kiev des instructions pour soumettre l’écrivain français à une surveillance stricte, et demande à être tenu informé. Honoré part le 19 septembre vers son « étoile polaire », tandis que Mme Balzac mère s’installe rue Fortunée, en charge de veiller sur le nid des tourtereaux en attendant leur retour. En janvier 1850, Balzac est à nouveau gravement souffrant ; il ne peut plus marcher, les deux médecins de Wierzchownia diagnostiquent une hypertrophie cardiaque ; son état ne rend pas possible son retour en France, il se sent trop malade pour voyager. Le mariage peut-il être envisagé ? Mais que fera Ève d’un mari gravement malade ? Physiquement, il ne sera plus un amant ; pratiquement, l’écrivain ne pourra sans doute plus écrire.
Enfin le mariage, béni dans l’église Sainte-Barbe de Berditchev, comble les vœux d’un Balzac épuisé.
Le voyage de retour à Paris des nouveaux mariés, via Cracovie et Dresde, est un cauchemar. L’arrivée rue Fortunée d’un Balzac à bout de souffle, presque aveugle, est tragique. Son médecin constate que la maladie a pris un développement fatal. Ève, calme, supporte fatigues et angoisses avec courage. Victor Hugo, Théophile Gautier, Auguste Vacquerie, Paul Meurice42 rendent visite au malade. Au mois de juillet, l’un des consultants confie à Victor Hugo : « Balzac est perdu. »
Le 18 août à neuf heures du matin, il reçoit l’extrême-onction. Il meurt au cours de la nuit.
La vie du grand écrivain s’achevait comme dans un de ses nombreux romans. Le ministre de l’Intérieur Jules Baroche43 assis près du catafalque dit à Victor Hugo :
« C’était un homme distingué.
— Non, dit Hugo, c’était un génie. »