Les clefs des maisons
de Victor Hugo

LE PETIT VICTOR DE LA RUE DE CLICHY.

Tandis que Léopold Hugo, près du débonnaire roi de Naples, Joseph Bonaparte, se distingue en arrêtant Fra Diavolo44, chef de la rébellion luttant contre l’occupation du royaume par les Français, la maman du petit Victor envoie son fils à l’école de la rue du Mont-Blanc à Paris. Moins grand que ses frères Abel et Eugène, fragile et sensible, on a pour lui des attentions particulières. Mlle Rose, la fille du maître d’école, l’accueille, avant la classe, dans sa chambre ; elle le prend près d’elle dans son lit. Il aime la regarder se lever, enfiler ses bas ; pour le garçonnet, c’est le déclic de ses premiers émois sexuels. Ces instants d’intimité, dès l’enfance la plus tendre, laisseront en lui des traces fétichistes profondes. Adulte, il ne cessera d’être ému par les jambes de femmes dans leurs fourreaux noirs ou blancs, obsédé par leurs pieds déchaussés.

Ses souvenirs les plus lointains datent de cette époque. En 1807, alors âgé de cinq ans, il habite avec ses frères et sa mère, née Sophie Trébuchet, au 24 de la rue de Clichy.

Drôle de couple que celui formé par les parents de Victor : lui, le commandant, militaire au cou de taureau, hâbleur, bavard, joyeux et paillard, au tempérament ardent, très porté sur les femmes au corsage mieux garni que l’esprit. Victor a de qui tenir ; elle, jolie orpheline bretonne, puis fervente Vendéenne, indépendante et ferme, presque jolie avec son profil grec, effrayée par la sexualité de son époux, sollicite des vacances conjugales. Loisirs au cours desquels elle trompera son commandant de mari avec le général Victor Fanneau de Lahorie.

OH ! LES BEAUX JOURS.

Après un séjour avec leur père en Italie, les enfants retrouvent leur mère. Sophie Hugo habite, depuis le mois de février 1809, un vaste rez-de-chaussée de l’ancien couvent fondé par Anne d’Autriche au no 12, de l’impasse des Feuillantines45. Le salon seigneurial donne sur un vaste jardin, un parc, un bois, une campagne,

une allée de marronniers pour y mettre une balançoire, un puisard à sec pour y jouer à la guerre […], des fleurs autant qu’on en pouvait rêver […], une forêt vierge d’enfant46.

Par-dessus les murs, ils aperçoivent le Val-de-Grâce.

Victor va dans une petite école de la rue Saint-Jacques, tenue par un oratorien défroqué pendant la Révolution : il avait mieux aimé donner sa main que sa tête. Lorsqu’il veut apprendre à lire au garçonnet, il s’aperçoit que celui-ci a appris seul. Le prêtre étant féru de Tacite et d’Homère, on passe directement au latin et au grec. Victor aime les formes compactes du latin, traduit l’Epitome, le De viris illustribus, Virgile.

Les Feuillantines, c’est le jardin dans lequel il apprend les mystères de la nature, les floraisons, mais aussi la cruauté de ses espèces prédatrices. Au fond de l’enclos, une vieille chapelle en ruine disparaît sous les herbes folles. Mme Hugo interdit à ses fils de s’en approcher ; elle y cache son amant, le général Victor Fanneau de Lahorie, chef d’état-major du général Victor Moreau, recherché par la police impériale après l’échec de la conspiration, il sera fusillé le 28 octobre 1812.

Au cours d’un voyage en Espagne, Sophie Hugo envoie Victor au collège des Nobles de Madrid, où il surprend ses maîtres par sa connaissance du latin. Il gardera longtemps en mémoire ce sombre bâtiment.

De retour en France, il rapporte d’autres souvenirs aristocratiques et éclatants. Depuis que Lahorie lui a inculqué le précepte : la liberté avant tout, il reconnaît légitime l’aspiration du peuple espagnol à vouloir refouler les envahisseurs français. Il admire l’Espagne, sa grandeur et son extravagance, son instinct cruel et violent. Victor Hugo, adolescent, sera hanté par des rêves d’or et de sang, par ces mots sonores et les passions déchaînées, par les ombres incertaines qui s’incarneront bientôt en Hernani, Don Salluste, et Ruy Gomez de Silva.

C’est pour lui un bonheur sans mélange de retrouver à Paris les Feuillantines, de refaire du latin avec le prêtre défroqué retrouvé. Victor écrit des cahiers entiers de vers, tâtonne pour trouver la mesure, la rime, la césure.

Hormis son chagrin, l’exécution de Lahorie, le seul homme qu’elle aima, prive brutalement Sophie Hugo d’une aide financière qui jusqu’alors lui permettait de pallier les intermittences du paiement de la pension de son mari. Contrainte de quitter les Feuillantines – le jardin est exproprié par la Ville de Paris pour le prolongement de la rue d’Ulm –, elle s’installe 2, rue des Vieilles-Thuilleries – aujourd’hui rue du Cherche-Midi –, près de l’hôtel de Toulouse, habité par les Foucher47, ces fidèles amis dont les enfants étaient des compagnons de jeu de Victor. Rêveur et romanesque, Victor regarde maintenant Adèle Foucher avec des yeux d’adolescent. La petite fille est devenue une jeune fille. Ils cessent de jouer pour se promener main dans la main, sous les frondaisons du jardin de l’hôtel de Toulouse.

Le général Hugo reçoit le commandement de la place de Thionville en janvier 1814. Il la défend bravement jusqu’à l’abdication de l’Empereur, puis il écrit au roi en l’assurant de son dévouement, se disant qu’un soldat doit être fidèle à sa patrie quel que soit son gouvernement. Un sentiment patriotique et commode pour conserver sa position. Alors que Mme Hugo part pour Thionville, avec son fils Abel, pour réclamer sa pension, Victor et son frère Eugène passent le plus clair de leur temps chez les Foucher.

ADIEU AUX JARDINS DE LENFANCE.

Sous l’influence de sa maîtresse, la fille Thomas, le général Hugo veut divorcer d’avec celle qu’il nomme désormais Mme Trébuchet. Usant de sa puissance paternelle, il met ses fils en pension, dans un établissement dirigé par Cordier et Decotte, rue Sainte-Marguerite, ruelle étroite et sombre, entre la prison (voisine de Saint-Germain-des-Prés) et le passage du Dragon, dont il ne reste rien aujourd’hui.

Autre prêtre défroqué, Cordier, âgé, égrotant, vêtu d’une houppelande et d’un bonnet, par dévotion à Jean-Jacques Rousseau, a la manie singulière de frapper la tête de ses élèves avec sa tabatière métallique. Decotte, lui, ne cesse de distribuer des pensums et force les tiroirs de ses pensionnaires. Victor et son frère Eugène bénéficient d’une chambre à part. Ce privilège leur octroie un prestige particulier auprès de leurs camarades. Ils organisent des représentations théâtrales et, bien que, comme leur mère, ils haïssent la Révolution et Buonaparte, Victor, auteur des pièces, joue le rôle de Napoléon, entouré de ses généraux constellés de décorations en papier doré. Leur père voulant en faire des ingénieurs, il enjoint Cordier et Decotte de les préparer au concours d’entrée de l’École polytechnique. Pour l’heure, les fils Hugo se passionnent bien davantage pour la poésie, traduisent Virgile et Lucrèce, écrivent épigrammes et tragédies, au point que le sombre Decotte taquinant, lui aussi, la muse jalouse ses élèves.

Les deux garçons ont un jeune maître d’études, amoureux de Mlle Rose, la lingère de la pension. Pour elle, il compose odes et élégies, l’emmène en promenade, en compagnie de Victor et Eugène, ses deux élèves favoris. En montant au sommet des tours de Notre-Dame, Victor n’omet point de se placer en dernier pour lorgner les jambes de la lingère. L’adolescent, d’un tempérament voluptueux, pénétré par les poètes latins Horace et Martial de poésie érotique, ne se lassera jamais, l’âge venu, d’aimer surprendre une épaule dénudée, vin sein dévoilé, une jambe découverte. Étudiant pauvre, il guettera de la lucarne de sa mansarde l’instant où les servantes se déshabillent. Il sera ainsi, sa vie durant, un guetteur à l’affût d’une proie. Une jeunesse trop chaste fait un « voyeur » impénitent (Jean-Bertrand Barrère)48.

Au mois d’août 1817, les deux frères Hugo quittent la pension Cordier et Decotte pour venir habiter chez leur mère. C’est dans un petit appartement du 18, rue des Petits-Augustins – aujourd’hui rue Bonaparte – que Sophie Trébuchet s’est installée. La pension servie par son ex-mari, général en demi-solde, ne lui permet pas d’habiter une maison avec jardin. Les fenêtres donnent sur une cour dans laquelle les révolutionnaires ont entassé les tombeaux des rois de France arrachés de la basilique de Saint-Denis. Les deux garçons, attablés à un guéridon, écrivent toute la journée.

Victor a seize ans. Il compose Mes adieux à l’enfance, et obstinément aspire à la renommée littéraire ; le 10 juillet 1816, il note dans son journal : « Je veux être Chateaubriand ou rien. »

LENFANT SUBLIME.

Pendant deux années, Eugène et Victor prennent leurs inscriptions à la faculté de droit mais n’y mettent jamais les pieds. Mme Hugo, ayant une confiance totale dans le génie de ses enfants, ne les contraint pas à se rendre aux cours. Elle ne désire pour eux ni une carrière d’avocat ni de fonctionnaire, mais celle de grand écrivain.

En 1820, à dix-huit ans, Victor est déjà sur le chemin de la gloire. Il a obtenu une mention de l’Académie française ; créé avec ses frères Le Conservateur littéraire, pendant du journal Le Conservateur, de Chateaubriand. Il fournit la quasi-totalité de la copie du journal, signée de onze pseudonymes ; s’honore de l’amitié d’Alfred de Vigny, et s’enorgueillit d’avoir fait pleurer Louis XVIII avec son Ode sur la mort du duc de Berry, pour laquelle le roi lui octroie, sur sa cassette, une gratification de 500 francs49.

Dans Le Drapeau blanc, le député Agier publie un article sur l’Ode et rapporte un mot de Chateaubriand à propos de Victor Hugo : « enfant sublime ». Ce dernier, qui rêve de rencontrer l’auteur d’Atala, demande à Agier de le conduire chez le poète. Ils se rendent au 27 de la rue Saint-Dominique où, devant Mme de Chateaubriand, impassible et muette, le grand homme – par le génie mais point par la taille – prend la pose, adossé à la cheminée. Il redresse son petit corps voûté, sanglé dans une redingote noire, et le complimente. Mais Chateaubriand, dans son attitude comme dans l’inflexion de sa voix, a une façon si souveraine de distribuer des satisfecit que Victor, déconcerté, ne peut que balbutier quelques mots avant de se retirer. À la demande de sa mère, il retournera rue Saint-Dominique, en éprouvant pour l’écrivain, dira-t-il, plus de respect que de sympathie. Ces visites ne sont guère plus enivrantes, à part l’une d’elles où Victor assiste au petit lever du vicomte. Ce jour-là, Chateaubriand s’exhibe nu, se fait doucher et masser devant son jeune disciple stupéfait.

LES TRIBULATIONS DU JEUNE VICTOR HUGO.

Ne pouvant se résigner à vivre sans jardin, Mme Hugo déménage en janvier 1821 pour un nouveau logis situé au 10, rue de Mézières. Pour son emménagement dans ce rez-de-chaussée, à deux pas de la place Saint-Sulpice, ses fils se convertissent, pour la circonstance, en menuisiers, peintres, tapissiers, jardiniers. Elle-même s’active et se dépense sans compter pour agrémenter sa nouvelle demeure. Dans l’agitation de son installation, elle prend froid. Victime d’une fluxion de poitrine elle succombe quelques mois plus tard dans les bras de ses fils, le 27 juin. Elle est inhumée au cimetière de Vaugirard, situé au 320, rue Lecourbe.

Pour le distraire de son chagrin, l’abbé-duc de Rohan invite Victor pour un séjour de quelques semaines dans son château de La Roche-Guyon. De retour à Paris, il lui faut abandonner la rue de Mézières, au loyer trop élevé, pour un grenier au 30 de la rue du Dragon, qu’il partage avec son cousin Adolphe Trébuchet. Leur mansarde se divise en deux parties : l’une fait fonction de salon, l’autre, un boyau sombre, celle de chambre à coucher, deux lits y laissent peu de place pour caser une petite armoire. C’est bien suffisant pour ranger les trois chemises de Victor. Pauvre, il garde cependant un détachement empreint d’une grande dignité. Sa misère serait supportable si ses amours n’étaient sans cesse contrariées. Jaloux, Victor accable la pauvre Adèle Foucher de reproches, suivis de discours édifiants d’un rigorisme extrême.

Les 1 200 francs50 de pension annuelle accordée par le roi, plus une somme identique promise par le ministère de l’Intérieur, permettent d’envisager le mariage. Victor charge alors son père de demander la main de leur fille aux parents d’Adèle. Après les tractations d’usage concernant la corbeille de mariage, l’union est bénie à Saint-Sulpice le 12 octobre 1822, par l’abbé-duc de Rohan. S’achèvent enfin pour Victor les années d’angoisse et de folle passion.

Pour compenser les libertinages païens de l’Empire, Émile Deschamps51 propose à quelques poètes de fonder une revue, La Muse française, dans la tradition académique la plus dure. Elle a pour objet de révérer la religion chrétienne à la Chateaubriand, de militer en faveur de l’amour platonique et chevaleresque, en politique enfin, de se conformer au monarchisme selon la Charte. Chaque membre fondateur de la revue est prié de verser 1 000 francs52 statutaires ; c’est bien trop pour le ménage Hugo. Lamartine, désirant se tenir loin du petit monde des lettres, se récuse mais propose de régler la part de Victor. Offensé, celui-ci refuse. Ses articles, ses poèmes, son autorité compenseront largement le versement de ses contributions. Ils assureront un prestige considérable à la revue. On se réunit au Cénacle de l’Arsenal, autour de Charles Nodier, récent administrateur de la bibliothèque, le soir de huit à dix heures, on discute littérature et poésie, ensuite Mme Nodier se met au piano. On aligne alors les chaises le long des murs pour faire place aux danseurs. Vigny valse avec Delphine Gay53, Adèle Hugo danse à son tour sous le regard jaloux de son mari, tandis que Nodier, joueur impénitent, s’assied à la table de l’écarté. Bien que confrères, ces messieurs sont de bons amis se prodiguant des louanges ; leur admiration mutuelle constitue le garant de l’harmonie du Cénacle.

Le 6 juin 1824, la destitution de Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères, porte un coup fatal à La Muse, dont il était le protecteur. Le Cénacle se saborde le 15 juin suivant.

UNE MOISSON DE LAURIERS.

La publication des Nouvelles Odes par l’éditeur et libraire Charles Ladvocat – dont la librairie sise dans la galerie de bois du Palais-Royal est alors très en vogue – assure à Victor 2 000 francs par an pendant deux années. Avec les deux pensions royales, il est désormais à l’abri du besoin. Il abandonne la rue du Cherche-Midi où les Foucher abritaient le jeune couple après son mariage, loue un petit appartement à l’entresol du 90, rue de Vaugirard. C’est dans cette nouvelle demeure que naîtra, le 28 août 1824, leur fille Léopoldine.

Leur logis de la rue de Vaugirard devient, pour la nouvelle génération d’écrivains, un lieu de ralliement. Le jeune Sainte-Beuve et les nombreux disciples de Victor admirent ce ménage exemplaire où, dans son intérieur modeste, la belle Adèle fait régner une ambiance calme, propice au travail. Le travail, Victor Hugo s’y adonne passionnément avec une ardeur peu commune. Il publie : Odes et ballades, Les Orientales, Poésies diverses, et met en chantier ses drames : Cromwell et Hernani.

À la naissance de Charles, leur deuxième enfant, la famille Hugo se trouve trop à l’étroit dans l’entresol de la rue de Vaugirard. Une maison au fond d’un jardin ombragé est à louer 11, rue Notre-Dame-des-Champs ; les Hugo s’y installent. Lieu romantique orné d’une pièce d’eau qu’enjambe un pont rustique, il communique avec le Luxembourg auquel on accède par une porte au fond du jardin. Quant à l’entrée principale, proche des barrières de Montparnasse, du Maine et de Vaugirard, elle autorise des promenades à travers la campagne où des moulins à vent dominent des champs de luzerne et de sainfoin. Le timide Sainte-Beuve, ancien voisin de la rue de Vaugirard, ne peut plus se passer du couple Hugo. Aussi vient-il s’installer, avec sa mère, au 19, grande-rue de Vaugirard, un lieu où se retrouvent demi-solde et grisettes sous les tonnelles des guinguettes.

Victor Hugo est maintenant le maître incontesté des lettres, à un point tel que, dans son Art romantique, l’auteur des Fleurs du mal ira jusqu’à s’auto-sanctionner : « Victor Hugo représente dix Baudelaire. »

Loué de toute part, le poète accède enfin à la gloire tant convoitée, tandis que classiques et romantiques ont remisé leurs armes après la bataille d’Hernani.

Apeuré par le défilé incessant de jeunes débraillés hirsutes, anciens combattants des affrontements d’Hernani, le propriétaire de la rue des Petits-Champs donne congé aux Hugo. En attendant mieux, ils louent le second étage de l’hôtel du comte de Mortemart, immeuble neuf et unique édifice de la nouvelle rue Jean-Goujon. Ainsi, après la barrière de Vaugirard, M. et Mme Hugo s’offrent les Champs-Élysées. Adèle attend son cinquième enfant et Victor n’est pas fâché de prendre ses distances, en éloignant son épouse des empressements assidus de Sainte-Beuve.

LA JUJU DE TOTO.

Paris, révolté contre les ordonnances de Polignac jugulant la liberté de la presse, se soulève. Le 27 juillet 1830, les premières barricades se mettent en place, cependant qu’Adèle donne naissance à sa fille, une autre Adèle. Aux Champs-Élysées, les maraîchers abandonnent leurs jardinets à la troupe. Le drapeau tricolore hissé sur les Toileries n’annonce pas encore la République, mais en attendant, convertit le roi de France en roi des Français.

Hugo ne quitte plus sa table de travail depuis que l’éditeur et libraire Charles Gosselin exige la livraison de Notre-Dame de Paris avant le mois de février 1831, alors que, pendant ce temps, la solitude d’Adèle attise la passion de Sainte-Beuve, et le rend aussi plus téméraire.

Au mois d’octobre 1832, les Hugo déménagent une fois de plus. Ils louent un vaste appartement situé au deuxième étage de l’hôtel de Guéménée, 6, place Royale (place des Vosges)54. La maison, construite au début du XVIIe siècle, a fort belle allure avec sa façade de briques roses et son toit d’ardoises. Hugo s’empresse de planter le décor : murs tapissés de damas rouge, lustres de Venise, tableaux de ses peintres favoris, meubles pseudo-gothiques. Au cours de l’été 1832, les Hugo invitent amis et ennemis – ce sont souvent les mêmes – pour des soirées bien plus brillantes, que celles un peu province du Cercle de l’Arsenal.

Le loyer de 1 500 francs est lourd, Victor doit subvenir aux neuf personnes à sa charge. Aussi le buffet des réceptions est-il frugal, au point d’autoriser les familiers à avertir les nouveaux arrivants d’avoir la sagesse de laisser leur estomac dans l’antichambre.

Mais depuis qu’Adèle se refuse à lui, le comportement de Victor déborde du plus charnel amour pour Juliette Drouet, une comédienne de vingt-six ans, rencontrée au cours d’une lecture de sa pièce, Le Souper à Ferrare, destinée au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Pour plus de commodité, il installe sa maîtresse à deux pas de la place Royale, 14, rue Saint-Anastase. L’amour de Juliette pour celui qu’elle nomme son Toto est total et exclusif, ce qui ne facilitera guère la vie conjugale du poète.

À sa cinquième candidature, Hugo est élu à l’Académie française. Juliette n’avait pas approuvé qu’il s’y présente une fois encore.

Je voudrais qu’il n’y ait ni Académie, ni théâtre, ni librairie – écrit-elle –, je voudrais qu’il n’y ait de par le monde que des grandes routes, des diligences, des auberges, une Juju et un Toto s’adorant.

LES TEMPS DIFFICILES.

Le roi Louis-Philippe garde le sourire devant l’agitation stérile des libéraux et des républicains. De leur côté, légitimistes et bonapartistes s’agitent aussi. En février 1848, on parle de révolution. Le roi dit à Jérôme Napoléon : « Mon prince, je ne crains rien », puis, après un silence : « Je suis nécessaire. » Quant à Victor Hugo, il observe ces turbulences en artiste détaché des contingences politiques. Hugo n’adhérant pas à la campagne réformiste que mène Lamartine, le roi, fort aimable avec lui, le voit en champion de la monarchie. Le 23 février, en allant à la Chambre, il rencontre des hommes vociférant : « Vive la ligne ! À bas Guizot ! » en face de soldats plutôt goguenards. Mais quand l’observateur de Choses vues se rend place de la Concorde pour se mêler à la foule, le spectacle est tout autre. Ici, la troupe tire sur les manifestants. Dans la soirée, boulevard des Capucines, la fusillade meurtrière change, cette fois, le soulèvement en révolution.

Le 24, Victor Hugo annonce à la foule massée sous son balcon l’abdication du roi et la transition du pouvoir en régence. Le peuple ne l’entend pas ainsi et, le 25, la République est proclamée.

Commence alors la carrière politique de Victor Hugo dont les aléas vont le conduire à l’exil. Au cours de la révolution de 1848, il a tenté d’être le poète guide du peuple, mais son inaptitude à la vie parlementaire et aux intrigues des partis l’amène à abandonner les affaires publiques. Il a grand besoin de retrouver la paix intérieure à laquelle il aspire. Opposé au nouveau régime, Hugo part, laissant sa famille et ses biens – son mobilier est vendu aux enchères. Il se rend d’abord en Belgique, puis à Jersey, enfin Guernesey où, dans la maison d’Hauteville House, il fait venir les siens. C’est là qu’il écrit : Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (à partir de 1859), Les Misérables (1862), Les Travailleurs de la mer (1866).

LE RETOUR DU POÈTE PRODIGUE.

« Quand la liberté rentrera en France, je rentrerai. » Voici donc Hugo de retour d’exil, le 5 septembre 1870. La foule l’attend et l’ovationne : « Voilà dix-neuf ans que j’attends ce moment-là. Vous me payez en une heure vingt ans d’exil. » Il va habiter un petit appartement, 13, rue Saint-Maur que Charles a loué pour toute la famille.

Le siège de Paris, la Commune, la mort de ses fils Charles et François-Victor, l’internement d’Adèle, rien ne lui sera épargné, mais rien ne tarira son besoin d’écrire irrésistible.

Le 29 avril 1874, il s’installe avec sa famille dans deux appartements au 21, rue de Clichy. Après des voyages à Guernesey, où Juliette Drouet l’avait rejoint, un ami lui trouve un petit hôtel au 130, avenue d’Eylau. Juliette, toujours attentive, viendra habiter près de son infidèle et incorrigible Toto.

Ses quatre-vingts ans sont célébrés comme une fête nationale. Le peuple de Paris l’acclame sous ses fenêtres. Un cortège de six cent mille admirateurs défile, les hommages s’accompagnent de gerbes de fleurs, de bouquets, de cadeaux. Grandiose apothéose pour ce défenseur de la démocratie libérale et humaniste.

En 1881, Paris donne à l’avenue d’Eylau le nom de son célèbre riverain. Ses amis libelleront désormais leurs lettres :

À Monsieur Victor Hugo en son avenue, à Paris.

Vagabondages littéraires dans Paris
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