Alphonse Daudet,
un charmant Nîmois à Paris
À LA RECHERCHE DE LA GLOIRE LITTÉRAIRE.
Ce 1er novembre 1857, il fait un froid glacial à Paris lorsque le jeune Alphonse – seizième enfant de la nichée Daudet – descend du train venant de Nîmes à la gare de Lyon. Ernest, son frère aîné, l’accueille à bras ouverts, puis tous deux arriment sa vieille malle sur le toit de la carriole qui les emporte dans Paris. Il est tôt. La ville s’ébroue aux premières lueurs du jour, tandis que les becs de gaz s’éteignent l’un après l’autre. Le petit Provençal, frissonnant de froid dans son costume d’été, étourdi par ce Paris mystérieux, domine non sans peine sa frayeur, grâce à la présence rassurante de ce grand frère. Journaliste au Spectateur, aguerri à la vie parisienne, Ernest lui fait découvrir en passant : Notre-Dame, dans son île qu’enlacent les bras de la Seine ; la flèche de la Sainte-Chapelle émergeant des toits ; les quais où les mariniers s’activent au chargement des péniches. La vue de ce spectacle estompe un peu la fatigue de deux jours harassants passés en chemin de fer ; elle éloigne, un moment, les affres du pauvre pion torturé au collège d’Alès par des élèves indisciplinés et cruels.
Il n’a que quarante sous en poche, mais sa douce insouciance, sa confiance inébranlable dans sa vocation de poète lui épargnent aujourd’hui l’anxiété du lendemain. Certes, son Apologie d’Homère avait émerveillé Ernest et impressionné son professeur de lycée, mais conquérir la gloire littéraire à Paris est une autre affaire, aléatoire, improbable, une entreprise où l’intervention du hasard et de la chance sera guidée par le destin.
Pour l’heure, ils sont en route vers le Grand Hôtel du Sénat, au 7 de la rue de Tournon, un établissement fréquenté par les étudiants et les bohèmes du quartier. Les deux frères vont y partager une chambre mansardée, Ernest part travailler chaque jour à son journal, alors qu’Alphonse va mener la vie d’artiste, taquinant la muse au coin du feu.
À la fin de sa vie, Alphonse Daudet écrit dans ses souvenirs que la littérature était le but unique de sa vie, et qu’il ne connaît personne ayant entamé une carrière dans un dénuement aussi absolu que le sien.
En déjeunant à la table d’hôte, les frères Daudet font la connaissance d’un pensionnaire de l’hôtel, un garçon petit, borgne et rondouillard, volubile et tonitruant. Il occupe la chambre voisine de leur gîte nouveau : une pièce plus vaste située à l’étage supérieur de l’hôtel. Joignant le geste à la parole, le garçon harangue ses voisins, ponctue son discours de violents coups de poing sur la table, improvise dans sa chambre, souvent tard dans la soirée, des plaidoiries lyriques dont les éclats contrarient le repos des deux frères. Avocaillon, issu d’une famille d’origine génoise, installée dans le Lot, il achève à Paris ses études de droit. Le bouillant Léon Gambetta (c’est son nom) exerce également son talent au Voltaire, le grand café de la place de l’Odéon. Poètes, peintres de l’école symboliste se réunissent autour de Mallarmé, dans cette antichambre du Mercure de France. Rochefort, Barbey d’Aurevilly et Vallès s’attablent aussi au Voltaire, ou au Procope, de la rue de l’Ancienne-Comédie, où le futur tribun du parti républicain trouble parfois un Verlaine somnolant devant son verre d’absinthe.
Ces cafés, avec leur clientèle d’écrivains célèbres, fascinent Alphonse lorsqu’il va traîner chez les bouquinistes du quartier où il aime à fouiner dans les caisses de livres. Il lorgne aussi sur les trottoirs les Parisiennes si charmantes dans leurs robes à panier, cette crinoline que Worth, un Anglais pionnier de la haute couture française, ne tardera pas à supprimer. Dès 1860, il l’abandonne au profit des longues robes noires ajustées près du corps, et impose ses toilettes nouvelles à la Cour. Mérimée écrit à la mère de l’impératrice :
La crinoline est abandonnée, les femmes se mettent maintenant dans des fourreaux de parapluie.
La crinoline a résisté, car la nouvelle mode n’a pas été suivie dans l’instant par les faubourgs, ni à Montmartre chez les grisettes de la Brasserie des Martyrs, au 75 de la rue éponyme. Alphonse vient désormais traîner ses guêtres dans le fameux Maquis de la Butte près des derniers moulins puis, après avoir médité devant le panorama de Paris, s’en va courtiser une jeune et pulpeuse personne ; Marie est modèle et vit seule. Entre deux séances de pose, elle vient à la brasserie boire et fumer avec d’autres bohèmes. Alphonse lui déclare sa flamme, elle n’y reste pas insensible ; ils font la promesse de se revoir à Montmartre, où la belle amoureuse va bientôt pour lui jeter son bonnet par-dessus le Moulin de la Galette.
LES AMOUREUSES DE L’AMOUREUX.
Désormais, Alphonse n’hésite pas à traverser Paris à pied pour rejoindre Marie chez elle. Il lui écrit un poème, plus tard repris dans son livre Les Amoureuses, puis lui promet de lui dédier ce premier recueil de poésie, si un éditeur accepte de l’imprimer.
Tandis qu’Ernest doit partir pour Privas, où il a été nommé rédacteur en chef de L’Écho de l’Ardèche, Alphonse quitte l’hôtel du Sénat pour un nouveau domicile. Il a trouvé un petit logement au dernier étage d’un vieil immeuble de la rue Bonaparte, juste en face de l’église Saint-Germain-des-Prés. Ce n’est pas de gaîté de cœur qu’il voit s’éloigner Ernest. Celui-ci est inquiet de devoir abandonner son frère à sa vie de bohème. Aux recommandations d’Ernest, à tous ses conseils, Alphonse acquiesce afin de le tranquilliser. Il convainc son aîné qu’il est apte à mener sa barque, à gagner sa vie en casant quelques poèmes à des revues, des éditeurs, ou à des journaux, et qu’il va s’efforcer de trouver un petit emploi.
En attendant le sourire de la chance, l’audacieux poète est sans le sou. Il a froid et faim, n’a plus de domicile fixe ; faute d’avoir pu régler son loyer, il a dû abandonner son pigeonnier de la rue Bonaparte. Il court de plus en plus souvent chez Marie dont la passion s’accorde à son besoin impérieux de volupté. Ce n’est pas sans regret qu’il doit quitter Paris pour répondre à l’invitation de Mistral. Rencontré lors de son passage dans la capitale, l’auteur de Mireille est en harmonie avec le jeune Daudet. En dépit de leur différence d’âge – il a dix ans de plus qu’Alphonse –, ils partagent les mêmes admirations littéraires, la même ferveur pour la Provence. Dans son village de Maillane, Frédéric Mistral met les petits plats dans les grands pour son invité. Alphonse, sous le soleil ardent du Midi, se refait une santé, oublie les jours sombres et lamentables de son hiver parisien.
Au cours de sa quête d’éditeur dans Saint-Germain-des-Prés, il a été accueilli avec bonhomie par le libraire Jules Tardieu. Ce dernier a écouté Alphonse lui parler avec enthousiasme de ses goûts littéraires, puis le jeune homme lui a confié qu’il écrivait des vers, et qu’il cherchait à les faire éditer. « Laissez-moi vos poèmes, je les lirai » a promis le libraire. Écrivain lui-même, ses petits romans sentimentaux, signés d’un pseudonyme ronflant, n’ayant jamais suscité l’intérêt des éditeurs du quartier, Jules Tardieux a pris la décision de les éditer lui-même, unique recours pour les convertir en livres, écoulés tant bien que mal. Ayant apprécié les petits poèmes sans prétention du jeune Daudet, Jules Tardieu choisit de les imprimer. Alphonse est aux anges. Il est maintenant certain que la chance ne l’a pas abandonné ; il reprend confiance dans sa destinée d’écrivain. Les Amoureuses, sa première œuvre, est éditée en 1858, il a dix-huit ans.
UNE VIE PRINCIÈRE CHEZ L’EMPEREUR.
Alphonse est un garçon charmant, « traînant tous les cœurs après soi ». Une lectrice de la Cour, séduite par les poèmes frémissants de sensibilité du jeune poète à la tignasse romantique, en fait la lecture à l’impératrice, puis à la princesse Mathilde, fille de Jérôme Bonaparte. Bientôt dans les bras d’Alphonse, la ravissante lectrice succombe aux élans du poète. Marie, jalouse, a découvert cette liaison et rapidement mis fin à ces amours clandestines.
Dans sa demeure de Saint-Gratien comme dans son salon du 24, rue de Courcelles, la princesse Mathilde, cousine de l’empereur Napoléon III, s’entoure des meilleurs esprits de son temps : Flaubert, les frères Goncourt, Taine, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, Renan, Alexandre Dumas sont familiers de ses soirées. Égérie des lettres, la princesse a signalé au duc de Morny la situation préoccupante d’Alphonse. Convoqué à l’hôtel de la Présidence, le jeune homme s’est présenté dans son accoutrement de berger provençal, mais Morny avait assez de tact et d’humanité pour accueillir avec bienveillance le jeune garçon intimidé par la pourpre et les ors du palais. En l’engageant comme secrétaire, Morny, librettiste d’opérettes à ses heures, a vite flairé l’aubaine d’avoir sous la main un collaborateur capable de l’assister pour trousser quelques couplets, ou écrire certains dialogues de comédies qu’il signe M. de Saint-Rémy. Au cours d’une soirée chez Flaubert, rue Murillo, Daudet a conté comment Morny lui avait demandé un matin de lui écrire une chanson, une cocasserie madécasse dans le genre : « Bonne négresse aimer bon nègre, bonne négresse aimer bon gigot ». Ravi des couplets d’Alphonse, Morny avait fait composer en hâte une musiquette par Ernest L’Épine, son dévoué chef de cabinet, le duc se souciant comme d’une guigne de ses collaborateurs qu’il a convoqués d’urgence : Persigny, le ministre de l’Intérieur, et Boittelle, le chef de la police. Tous d’eux l’attendent, en piaffant d’impatience, dans son antichambre58.
Sa longue chevelure ni son sourire angélique ne confèrent à Alphonse un brevet de fidélité. Marie, de son côté, ne passe guère pour un parangon de vertu. Leurs amours présentes ne s’embarrassent pas encore de l’évocation de leurs aventures passées. Mais la résurgence de la jalousie viendra infiltrer puis anéantir leur passion.
Pour l’heure, Alphonse s’inquiète de ressentir les premières douleurs de la maladie tant redoutée à l’époque. Le docteur Philippe Ricord, l’un des médecins de Morny, spécialiste de la syphiligraphie est formel : c’est la syphilis. Il confie à Edmond de Goncourt : « J’ai attrapé la vérole avec une dame de haute volée, une vérole épouvantable avec bubons et tout et je l’ai donnée à ma maîtresse » ; un douloureux rappel des doux instants passés dans les bras de la jolie lectrice de l’impératrice.
Dans l’instant où Alphonse apprendra par hasard le passé dissolu de Marie, il rompra avec sa maîtresse, se fiancera avec Julia Allard. Marie Rieu sera priée de s’éloigner, mais n’abandonnera jamais l’espoir de reconquérir son amant.
Puis le temps s’acquittera de son office, flétrira les charmes de Marie, émoussera la passion d’Alphonse. Il tournera définitivement la page en se mariant.
Lorsqu’en 1884, au sommet de sa gloire, Daudet écrira Sapho, il s’inspirera de sa liaison avec Marie et de ses souvenirs de la vie de bohème menée naguère à la Brasserie des Martyrs. Les exégètes de l’œuvre de Daudet soulignent que, dans son ouvrage, Fanny Legrand, la maîtresse passionnée et envahissante, n’est pas plus Marie Rieu que Jean Gaussin, son amant, n’est Alphonse. Cependant l’ouvrage baigne dans l’ambiance de leurs amours tumultueuses nées à Montmartre, pour s’achever dans le climat désenchanté et tragique de leur déchirure.
Pour le moment, Paris semble à Alphonse une fête. Il gagne sa vie en accomplissant une tâche qui lui laisse de grands moments de liberté pour écrire et s’amuser. Il s’installe 12, passage des Douze-Maisons, une ruelle, aujourd’hui disparue, située au 25, avenue Montaigne, l’ancienne allée des Veuves, emplacement de l’actuelle Comédie des Champs-Élysées. Il a pour voisins Émile de Girardin, directeur de La Presse et son épouse Delphine Gay, qui occupent l’hôtel du comte de Choiseul-Gouffier dans le Jardin-Marbeuf proche. De son logis modeste, Alphonse se rend chaque matin à l’hôtel de la Présidence dans l’élégant costume qu’un tailleur a accepté de lui couper en lui consentant des facilités de paiement. Il rejoint à pied le quai d’Orsay, en passant par le cours La Reine puis le pont des Invalides. Le soir, il va retrouver Marie au théâtre où elle joue une panne à la Porte Saint-Martin, traîne sur les Grands Boulevards, à la Maison Dorée, au Café de Paris, ou chez Tortoni, où se donnent rendez-vous ceux qui comptent à Paris dans les arts et les lettres. Il fréquente les cafés-concerts des Champs-Élysées : le Jardin de Paris, les Folies-Marigny, ou les Ambassadeurs, mais davantage encore le bal Mabille de l’avenue Montaigne. On y tourbillonne au son de la « Valse des roses » d’Olivier Métra, fasciné par l’éclairage féerique diffusé par trois mille becs de gaz. Céleste Mogador, l’une des reines du bal, vient d’y créer la Polka, une danse nouvelle, entourée de Rigolboche, de Clara Fontaine, de Rose Pompon, et de la reine Pomaré, tandis que le cancan de Chicard électrise le public du bal. Couru par les peintres et les écrivains comme Balzac, Courbet, Nadar, Théophile Gautier, ou Baudelaire, le bal Mabille, des Champs-Élysées, comme celui de Bullier de Montparnasse, a fait danser tout Paris pendant près d’un demi-siècle.
CASTOR ET
POLLUX
AU PALAIS DE LA PRÉSIDENCE.
Après un séjour en Provence où il a rejoint les siens, ses amis et les lieux de son enfance, Alphonse retrouve la grisaille de Paris. Collaborateur de Paris-Journal, ses chroniques ont été remarquées par Villemessant, le fondateur du Figaro. L’autoritaire patron du quotidien lui commande des articles. Il touche 33 francs59 pour le premier qu’il est allé déposer au bureau du journal de la rue Vivienne. Il revient ensuite par le boulevard Montmartre, ne serait-ce que pour entrevoir aux terrasses des cafés Baudelaire et son fidèle Villiers de l’Isle-Adam, Jules Vallès sirotant sa « petite verte », Gustave Courbet pérorant au milieu de jeunes rapins, ou Léon Gambetta avec lequel il aime évoquer la rue de Tournon. Les deux garçons sympathisent ; Alphonse suit la carrière politique de Gambetta, et Léon est heureux des premiers succès dans les lettres de son ancien voisin de chambre. Une amitié va naître ; elle ne se démentira jamais.
Morny gourmande Alphonse sur la longueur de sa chevelure – agacement concevable chez un chauve –, lui fait promettre d’adopter une coiffure plus conforme à sa fonction ; un emploi lui laissant une grande disponibilité dont il tire profit pour se rendre à Nîmes embrasser sa mère et se ressourcer dans la Provence, vivier inépuisable de l’œuvre à venir.
Morny étant en quête d’un secrétaire parlementaire, Alphonse propose le poste à son frère Ernest. Quittant Privas au grand galop, celui-ci se présente à la Présidence. Engagé sur-le-champ, le nouveau secrétaire, heureux de se retrouver à Paris, ne croulera pas sous le travail ; hors des sessions du Corps législatif, il disposera de son temps. Les deux frères sont, à nouveau, réunis, sans avoir, cette fois, l’appréhension du lendemain.
Au 24 de la rue d’Amsterdam, où elle voudrait mener une vie bourgeoise avec son bien-aimé, Marie accapare Alphonse pour l’installation de l’appartement où le nécessaire pour mener une vie décente est inexistant. Elle l’entraîne dans les magasins et chez les brocanteurs. Ils en reviennent fourbus et joyeux. Marie range ses oripeaux, témoins de ses velléités de comédienne. Son seul but désormais est de se consacrer à son amant qu’elle vénère.
Fatigué par sa maladie et les soins qu’elle nécessite, Alphonse a mauvaise mine, son visage marqué par la douleur est pathétique. Il décide de s’accorder trois mois de vacances au soleil. En prenant le bateau pour l’Algérie, il compte sur le climat méditerranéen pour retrouver une santé plus florissante.
FIN DE LA SAISON DES AMOURS.
À son retour, L’Épine se précipite pour lui apprendre que La Dernière Idole, pièce qu’ils ont écrite ensemble, a été créée le 4 février 1862 au théâtre de l’Odéon. Succès brillant que la présence du couple impérial, venu assister au spectacle, n’a fait que confirmer. L’Épine, impatient de poursuivre leur collaboration, lui annonce qu’il a déjà trouvé l’argument et le titre de leur prochaine pièce : Les Absents.
Au bureau, le duc de Morny l’accueille, heureux de le voir, après ces trois mois d’absence, ayant recouvré la santé. Il le félicite pour sa pièce, du choix des acteurs, et ne tarit pas d’éloges sur leur interprétation.
Alphonse ne reprend pas la vie commune avec Marie. Après tous ces jours passés dans la lumière et la chaleur de l’Algérie, Alphonse trouve la capitale froide et maussade. Au milieu du vacarme parisien, il rêve au silence solennel du désert, à la douce euphorie de ces jours lumineux où la vie s’écoulait paisible.
Alphonse ne peut ignorer le passé tumultueux de Marie, mais ce que lui révèlent les anciens camarades de bohème, rencontrés ce jour-là à la terrasse d’un café de la rue Royale, le stupéfait. Convaincus que Marie et Alphonse ont mis un terme à leur liaison depuis longtemps, les joyeux compères ne se privent pas de faire des gorges chaudes de la vie de gourgandine de celle qui demeure toujours l’élue dans le cœur d’Alphonse. La liste des amants de Marie déroulée devant lui comme il catalogo des belles de Don Giovanni, là, au milieu de la foule des consommateurs, ponctuée des rires gras des anciens compères de la Brasserie des Martyrs, l’accable : Banville, Nadar… des peintres, des sculpteurs… toute la bohème défile. Feignant d’être instruit des frasques de Marie, il quitte ses amis, groggy, s’en va droit devant lui, au milieu de la foule, bien déterminé cette fois à rompre définitivement avec celle que d’anciens amants surnomment Chien vert. Plus tard, après son mariage, au cours d’un séjour chez Haubert à Croisset, en compagnie de Zola et de l’éditeur Charpentier, au mois de mars 1880, il racontera la fin de leur liaison. Les frères Goncourt notent dans leur Journal :
Daudet qui a un peu de Porter60 du déjeuner monté à la cervelle, se met à parler de Chien vert, de ses amours avec cette femelle folle, enragée, détraquée, dont il a hérité de Nadar. Des amours fous, suant d’absinthe et, de temps en temps, dramatisés par des coups de couteau, dont il nous montre la marque sur une de ses mains. Il nous peint en pasquinant cette triste vie avec cette femme, dont il n’a pas le courage de se détacher et à laquelle il reste noué un peu par la pitié qu’il a de sa beauté disparue et d’une dent de devant, qu’elle s’est cassée avec tin sucre d’orge.
Il leur raconte qu’au moment de son mariage, quand il avait fallu rompre avec elle, redoutant ses emportements dans vin lieu habité, il l’avait, sous le prétexte de l’emmener dîner à la campagne, menée dans le bois de Meudon, et là, lui avait annoncé que leur vie commune était finie. Marie s’était roulée à ses pieds, dans la boue, avec des mugissements de jeune taureau entremêlés de « Je ne serai plus méchante, je serai ta domestique ».
Pour tenter d’oublier les moments difficiles qui suivront cette rupture avec Marie, il se met au travail, s’immerge dans les souvenirs de son voyage en Algérie pour écrire ses Promenades en Afrique, à paraître dans Le Monde illustré. Charpatin le tueur de lion qui paraît en feuilleton dans Le Figaro n’obtient guère de succès, mais servira de base pour son Tartarin de Tarascon, en 1872.
Tandis qu’il s’installe 123 bis, rue de l’Université, Marie s’éloigne, pour s’établir à Bures-sur-Yvette, dans la vallée de Chevreuse.
ÉPILOGUE AUX « AMOUREUSES ».
Les Absents, la pièce écrite avec L’Épine, n’est pas reçue à la Comédie-Française ; la réédition des Amoureuses n’obtient guère de succès. Alphonse est dans une dèche noire et accumule les dettes. La poésie ne nourrissant point son homme, il choisit de se lancer dans la rédaction d’une pièce dramatique, il fréquente le monde du spectacle et ses coulisses, devient l’amant d’Alice Ozy61, comédienne réputée, célèbre pour son talent mais aussi pour ses amants : Victor Hugo, son fils Charles, Théophile Gautier, Saint-Victor, et le peintre Chassériau dont elle a été le modèle, sensuel et voluptueux, pour La Nymphe endormie, l’un des chefs-d’œuvre de l’artiste62.
À la satisfaction d’amour-propre de séducteur, s’ajoute bientôt celle de voir sa pièce Les Absents, mise en musique par Ferdinand Poise63, obtenir un succès d’estime à l’Opéra-Comique.
Morny meurt le 10 mars 1865. Il disparaît avec l’élégance discrète qui sied à ce dandy qui aura incarné l’affairisme et la frivolité du Second Empire. Alphonse Daudet, son troisième secrétaire, suit les funérailles du Palais Bourbon au Père-Lachaise, il pleure un protecteur aussi charitable pour son infortune qu’indulgent pour ses extravagances. La mort du demi-frère de l’empereur Napoléon III lui inspirera de très belles pages dans son roman Le Nabab (1877).
Le comte Walewski, le fils de Napoléon Ier et de Marie Walewska, s’installe dans le bureau de Morny. Peu captivé par les arts et les artistes, son arrivée à la Présidence perturbe la routine du personnel. Alphonse perd sa situation, son frère passe à la bibliothèque du Sénat et L’Épine rejoint la Cour des comptes.
Désormais, c’est dans les cafés que l’on retrouve Alphonse ; sans emploi, il traîne à nouveau à la Brasserie des Martyrs, au café Véron, à ceux de Madrid, et des Variétés.
Il fait la connaissance d’un Sisteronais, Paul Arène, dont un acte en vers, Pierrot héritier, a révélé au public le talent du futur auteur de Jean des Figues. Ils écrivent ensemble Les Lettres de mon moulin (1866), dont la publication dans le journal L’Événement obtient un gros succès. Alphonse enchaîne avec un roman, Daniel Eysette – il paraîtra sous le titre : Le Petit Chose, récit inspiré de ses années d’humiliations lorsque, pion au collège d’Alès, il subissait les persécutions et les plaisanteries impitoyables des jeunes élèves de sa classe.
À vingt-cinq ans, Alphonse devient l’un des plus brillants chroniqueurs du Figaro. En accompagnant Villemessant, son directeur, à la Comédie-Française pour contrer l’agitation bruyante des trublions qui, chaque soir, malmènent Henriette Maréchal, la pièce des Goncourt, il aperçoit dans une loge voisine le peintre Henri de Beaulieu64, entouré du couple Allard, et de leur ravissante fille Julia. La jeune fille n’a pas été sans remarquer Alphonse, dont l’air inspiré et les longs cheveux tombant sur ses épaules éveillent sa curiosité. Elle apprend au cours de l’entracte qu’il est poète, et l’auteur des Lettres de mon moulin. De son côté, Alphonse s’enflamme pour la beauté de Julia.
Alors que le choléra cause des ravages en 1865 dans la capitale, Alphonse se réfugie chez son frère Ernest à Ville-d’Avray. Un soir, les invités d’un dîner organisé en l’honneur de cousins habitant les environs arrivent accompagnés de Julia. La rencontre semble fortuite, mais elle a certainement été préméditée par Ernest qui souhaite, depuis quelque temps, voir son frère s’établir, se marier, et cesser de traînasser dans les cafés, gaspillant son temps et son talent.
Ce soir-là, les jeunes font plus ample connaissance. Ils se plaisent, parlent poésie, littérature, partagent les mêmes goûts et les mêmes admirations.
Les cousins sont un excellent alibi pour se revoir. Alphonse subjugue Julia en lui récitant ses poèmes, elle lui réplique par des vers de Marceline Desbordes-Valmore et lui révèle que ses parents sont un peu poètes, qu’ils ont même publié, sous un pseudonyme, dans Y Art, la revue parnassienne, des poèmes couronnés aux Jeux Floraux. Les parents de Julia désirent faire la connaissance du jeune poète. Alphonse se rend à l’hôtel de Vaux du Marais, rue Saint-Gilles où se trouvent également les bureaux de M. Allard. Industriel par devoir, poète par inclination, Jules Allard préfère s’entretenir de poésie que de ses activités manufacturières. Bourgeois fortunés, les parents de Julia n’ont cependant aucune prévention contre ce bohème excentrique dont leur fille est éperdument amoureuse. Ils savent qu’elle est têtue et qu’elle ne renoncera pas à son poète ; ils l’acceptent comme futur gendre.
Pour Alphonse il s’agit maintenant de rompre avec ses maîtresses. Toujours belle et désirable, Marie est venue le relancer ; l’impétueuse Alice Ozy, de plus en plus éprise, le poursuit. Le courage lui manque pour se désengager et affronter leur courroux ; désemparé, il fuit Paris sous un prétexte fallacieux. Il part pour la Provence, où l’accueillent ses amis Ambroy, non loin de son cher moulin de Fontvieille. Là, il tente de travailler, mais accablé, il doit y renoncer. Il reprend à Arles le train pour Paris. Il se précipite chez lui, 123 bis, rue de l’Université. Marie, devant sa porte, l’attend. Elle le supplie de revenir, mais, tour à tour tendre et menaçante, elle n’obtient d’Alphonse qu’un bref mais foudroyant réquisitoire sur son passé.
HEURS ET MALHEURS D’ALPHONSE.
Alphonse et Julia se marient le 29 janvier 1867, à l’église Saint-Denis du Saint-Sacrement de la rue de Turenne. Jusqu’à la dernière minute, Alphonse a craint que Marie vienne troubler la cérémonie nuptiale. Un discret service d’ordre est assuré par quelques vieux copains de la Brasserie des Martyrs. Après la scène de rupture de la rue de l’Université, Alphonse, connaissant les réactions violentes de Marie, vivait dans l’angoisse de la voir se précipiter sur le parvis de l’église pour faire un esclandre, ou menacer de mettre fin à ses jours. La radieuse présence de Mistral, arrivant spécialement de Maillane pour embrasser les jeunes mariés, vient à propos estomper son inquiétude.
Ils partent ensuite en voyage de noces en Provence, où Alphonse fait découvrir à Julia Cassis, le moulin de Fontvieille, la Camargue, Arles, les Baux.
De retour à Paris, Julia se met en quête d’un nouvel appartement. Celui où ils se sont installés rue de Bellechasse ne lui plaît guère. Elle découvre ce qu’elle cherche, dans un lieu historique au 24 de la rue Pavée : l’hôtel Lamoignon65, ancien hôtel d’Angoulême, un des plus vieux du Marais. Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, défenseur de Louis XVI, y est né en 1721. Un des deux pavillons qui encadrent le bâtiment principal est aménagé en appartement ; le couple va disposer de plusieurs vastes pièces. Dans l’une d’elles, Julia installe le bureau d’Alphonse qui met la dernière main à son livre Le Petit Chose (1868). Sa pièce de théâtre Le Frère aîné sera montée au Vaudeville et la suite des Lettres de mon moulin paraît en feuilleton dans Le Figaro et Le Moniteur. Le couple est heureux, les parents de Julia, fiers du succès de leur gendre. Pour Alphonse les jours se suivent mais ne se ressemblent guère. Après l’échec de sa pièce, Le Frère aîné, il apprend, par ses vieux amis de la Brasserie des Martyrs, la mort de Marie Rieu (probablement en 1869). Alphonse, en villégiature chez ses beaux-parents, au château de Vigneux-sur-Seine, se rend à Paris où il va suivre le triste convoi conduisant Marie à sa dernière demeure.
Il a aimé cette fille perverse, sa beauté, sa sensualité, la fougue de sa jeunesse. Mais cet amour orageux, bâti sur vin passé tumultueux entre cette névrosée et l’artiste frivole, inconséquent, un peu lâche aussi, aura surtout manqué de sérénité. Lui, va enfin connaître dans l’harmonie du mariage l’aisance, puis le succès.
Devant le cercueil de Marie, Alphonse se souvient.
UNE GLOIRE CONSACRÉE.
Le travail est le dérivatif à sa tristesse et à sa maladie en compagnie de laquelle il doit vivre au quotidien. Rien ne le distrait davantage que de se retrouver au Café Riche – à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue Le Peletier – avec ses amis : Flaubert, Goncourt, Zola au « dîner des auteurs siffles ». Pour se divertir de leurs insuccès au théâtre, ils ont créé, le 14 avril 1871, ce dîner mensuel auquel se rallie bientôt Ivan Tourgueniev qui vient lui aussi de subir un échec retentissant à Saint-Pétersbourg. Alphonse partage son temps entre Paris et la propriété de ses beaux-parents à Vigneux-sur-Seine. Il quitte la rue Pavée pour s’installer 18, place des Vosges, dans une aile de l’hôtel de Richelieu. Dans ce nouvel appartement, il écrit Le Nabab, un roman où l’on retrouve, dans le personnage de Mora, un portrait loyal du duc de Morny. C’est une période où le couple Daudet fréquente Edmond de Goncourt désemparé après le décès de son frère. C’est l’époque morose d’un après-guerre qui a vu la chute du Second Empire, où Paris se révolte contre la capitulation et le gouvernement de Thiers.
Le Nabab paraît le 12 juillet 1876. Il est dédié à Julia ; c’est un triomphe. À trente-sept ans, Alphonse est célèbre, Flaubert lui écrit que c’est son chef-d’œuvre. Il est l’ami des plus grands écrivains, on le compare à Balzac, Victor Hugo le reçoit chez lui. À quand l’Académie ? lui dit-on. Il attaque un nouveau roman, Les Rois en exil, mais il est bientôt épuisé par la maladie et le travail. Le docteur Potain lui ayant enjoint de se reposer, le livre ne paraîtra qu’en 1879.
Julia reçoit dans leur nouvel appartement au 3 de l’avenue de l’Observatoire. Tout ce que Paris compte de personnages célèbres défile dans son salon ; les écrivains : Flaubert, Goncourt, Zola, Hugo, Tourgueniev, Mallarmé ; les peintres Manet, Renoir, Monet.
Numa Roumestan (1881) reçoit les éloges de la presse, puis L’Évangéliste (1883) paraît en feuilleton dans Le Figaro, de Champrosay, sa maison de campagne de Seine-et-Oise, il stimule les jeunes écrivains Maurice Barrés, Marcel Proust, voisine avec l’extravagant photographe, peintre et aéronaute Nadar, commence son Tartarin sur les Alpes.
Au printemps de 1885 les Daudet vont habiter 31, rue de Bellechasse, fréquentent le salon de Mme Georges Charpentier, 11, rue de Grenelle. L’épouse de celui qui se félicitait d’être « l’éditeur du naturalisme » reçoit les plus grands artistes de l’époque – Renoir a exécuté un portrait fameux de Mme Charpentier.
Passant à Champrosay après un voyage à Venise, Edmond de Goncourt meurt chez les Daudet le 16 juillet 1896.
Le couple déménage à nouveau l’année suivante pour le 41, rue de l’Université. En dépit des soins intensifs du grand Charcot et des cures dans les villes d’eaux censées soulager ses douleurs, Alphonse Daudet, qui a si bien décrit ses souffrances dans La Doidou, s’éteint le 16 décembre 1897.