Blaise Cendrars,
bourlingueur de Paris
LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE.
En arrivant à Paris en octobre 1910, Frédéric Sauser et sa compagne Féla descendent à l’hôtel des Étrangers, 216, rue Saint-Jacques, et louent la chambre la moins chère, sans savoir comment ils pourront la payer. Celui qui signera d’abord Saussey, puis Cendrars, ne vient pas comme un blanc-bec conquérir Paris ; non, il arrive dans la capitale pour vivre, observer, déambuler, errer, aimer, et bien sûr écrire. Pauvre, mais déjà conscient de la richesse de ses dons et de ses prédispositions à embrasser l’univers, Paris, comme Londres, Berne, Saint-Pétersbourg, ou New York ne seront pour lui que des particules de son rayonnement cosmique.
En 1904, l’adolescent de quinze ans a fui la pression familiale, en montant dans un train le conduisant à « seize mille lieues du lieu de sa naissance » libre de prendre en main sa destinée prodigieuse.
« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », pourra-t-il dire, un jour, après Baudelaire.
Ce n’est pas la première fois que ce jeune Suisse de vingt-trois ans, né à La Chaux-de-Fonds le 1er septembre 1887, vient à Paris. Adolescent de treize ans, il est venu en 1900, accompagné de ses parents, visiter l’Exposition universelle.
Il se souviendra des voitures luxueuses, destinées au Transsibérien, de la Compagnie internationale des Wagons-lits exposées devant la tour Eiffel, les belles voitures-restaurants, voitures-salons, sleepings. Dans un cadre évoquant la gare de Moscou-Iaroslav, des garçons au crâne rasé, portant la blouse serrée à la taille, accueillaient les voyageurs pour un déjeuner dans l’express au décor de marqueteries et de miroirs. Attablé devant quelques zakouskis, quelle surprise de voir défiler, dans la fenêtre, le paysage sibérien !
Quatre toiles peintes, d’un réalisme étonnant, se déroulaient à différentes vitesses : l’une simulant le ballast pierreux ; une autre des haies et des arbustes pour les plans moyens ; la troisième évoquant le lointain, où isbas, traîneaux dans la taïga se découpaient sous le ciel plombé de l’horizon.
Après le repas – bortsch classique et bœuf Stroganov traditionnel –, on arrivait sans avoir quitté les pieds de la tour Eiffel. Pékin, tout le monde descend ! Sur le quai de la gare chinoise, le personnel, en vêtements de soie bariolée, natté de longues tresses noires, prenait alors congé des voyageurs de ce train illusoire, avec la politesse exquise des autochtones du Céleste Empire79.
Paris-Pékin sur les bords de la Seine ; parcours prémonitoire pour le futur auteur de La Prose du Transsibérien.
Dans le Paris de 1911, Freddy et Féla Poznanska, sa jeune compagne polonaise, totalement démunis, crèvent de faim. Le peu d’argent que Freddy grappille passe dans l’achat de livres : Remy de Gourmont, Nerval, Chamfort… Ils décident alors de tenter de mener ailleurs une existence moins misérable. Féla part pour les États-Unis où elle enseignera, Freddy pour la Russie ; il cherchera un emploi à Saint-Pétersbourg. Pour survivre, il donnera des leçons de français et d’allemand, tout en travaillant à plusieurs projets de livres.
Une aubaine, un ami lui fait parvenir un billet pour New York. Il prend la mer, heureux d’aller rejoindre Féla.
De retour en 1912 après un mois de mer à bord du Volturno, il débarque du navire à Rotterdam, le 14 juillet 1912. À Paris, le peintre Richard Hall, père de sa belle-sœur, lui prête son atelier au 4 de l’avenue Victor-Hugo : deux pièces immenses richement décorées et meublées se faisant suite, éclairées par de vastes verrières. Logé, certes, mais pas nourri, il se met donc à la recherche d’un travail qui lui laisserait un temps suffisant pour écrire. Féla lui manque. Son absence le torture. Il lui confie dans ses lettres : « Je t’aime, je deviens fou, je t’attends trop. »
À NOUS DEUX PARIS.
Contraint de quitter l’atelier de l’avenue Victor-Hugo, il loue deux mansardes au dernier étage au 4 de la rue de Savoie. L’une sert de domicile, l’autre de siège social aux éditions Les Hommes Nouveaux, créée avec deux amis pour éditer une revue éponyme.
Freddy reprend contact avec Paris, lit régulièrement les chroniques de critique littéraire et d’art du quotidien L’Intransigeant, signées Guillaume Apollinaire. En prenant la défense des cubistes, ces peintres vilipendés par la critique officielle, Apollinaire lui apparaît l’homme de l’avant-garde, luttant contre les caciques du conformisme. Emprisonné naguère – soupçonné à tort d’être mêlé au vol de la Joconde, le 22 août 1911 –, il bénéficie, aux yeux de Freddy, d’une renommée ambiguë stimulante. C’est donc à lui qu’il décide d’adresser l’un de ses manuscrits entassés dans sa valise.
Peu satisfait de son nom, ni du pseudonyme de Sausey, il adopte un nouveau patronyme : Cendrars80 : Blaise Cendrars, Blaise comme braise, Cendrars comme cendres ; la braise sous la cendre ?
Il recopie son poème Les Pâques, composé à New York ; le date des 6-8 avril 1912 ; le signe de son nouveau nom ; ajoute un mot priant Apollinaire de bien vouloir prendre la peine de le lire puis porte le pli à l’adresse du poète au 10, rue La Fontaine. Aucune réponse ne lui parvient. Voici l’été, la canicule a chassé les Parisiens de la capitale. Il visite les rédactions des revues pour tenter de caser ses poèmes81, mais fin juillet il n’a obtenu aucune réponse positive. C’est la débine la plus absolue.
Tandis que l’absence de Féla l’obsède, un ami l’entraîne à la Ruche, cité d’artistes fondée par le sculpteur Alfred Boucher, plus connu pour sa philanthropie que pour sa statuaire. Le bâtiment principal n’est autre que la rotonde du pavillon des vins de la précédente Exposition universelle, remontée à Montparnasse au 2 de la rue de Dantzig aux frais de Boucher. Les artistes y occupent de petits ateliers, alvéoles au confort dérisoire, munies d’un lit et d’un coin-cuisine. Véritable tour de Babel d’artistes obscurs, venus d’horizons divers, cautionnés par Apollinaire, leur consacrant articles et chroniques dans différents périodiques. Cette École de Paris nouvelle groupe les sculpteurs Archipenko, Lipchitz, Zadkine ; les peintres Soutine, Léger, Modigliani, un Rusée de Vitebsk, Marc Chagall, solitaire et reclus, dont les toiles n’ont encore été montrées à personne. Chagall doute. Il s’est inspiré un temps du cubisme, le mouvement à l’ordre du jour illustré par le trio Picasso, Braque, Gris, mais il a décidé de ne pas poursuivre dans cette voie, de peindre un monde imaginaire puisé dans le folklore des bords de la Dvina, où il a passé son enfance. Blaise s’enthousiasme pour cette peinture singulière, s’entretient en russe avec Chagall, l’exhorte à persévérer de peindre son univers poétique, sincère, insolite et incontestable.
En avril 1911, les toiles des cubistes ont fait scandale au Salon des Indépendants. Blaise avait suivi dans les journaux le tumulte provoqué par l’accrochage des toiles de Delaunay, Metzinger, Gleizes, Léger. Sous la signature de Georges Rivier, Le Journal des arts avait publié alors un compte rendu virulent :
Ces toiles cubistes ne sont pas autre chose que d’effroyables visions de fous ou de maniaques.
Guillaume Apollinaire, seul critique d’art à soutenir la peinture nouvelle, avait affronté l’hostilité générale avec vaillance. Blaise, encore peu informé des mouvements picturaux, avait pris le parti de la « sauvagerie et de la barbarie » contre l’académisme étriqué des pompiers de service du Salon.
Les jours s’écoulent, hélas, sans un signe d’Apollinaire à l’envoi du poème de Cendrars. Ce dernier désœuvré erre dans Paris ce 12 septembre 1912. En passant devant la librairie Stock, place du Palais-Royal, il remarque parmi les livres proposés à l’étalage, L’Hérésiarque et Cie d’Apollinaire paru en 1910. Le livre lui fait très envie, mais il est sans un sou, il se contente de compulser l’ouvrage. Puis tout à coup, convaincu de n’être point observé, il glisse le livre dans sa poche. Comme il veut s’éloigner, un agent de police l’interpelle : « Dis donc, toi, tu l’as payé ce livre ? » Le libraire voit la scène, se précipite tandis que les passants s’attroupent. On emmène Blaise au commissariat de police, on l’enferme dans une cellule avant de le transférer au dépôt. Frédéric Sauser n’est plus qu’un pauvre chapardeur. Affolé, il veut appeler Apollinaire à son secours. N’est-ce pas en volant un livre de lui qu’il se trouve en détresse ? Il pourra le comprendre, lui aussi a connu le cachot.
On lui donne du papier, il écrit à l’auteur de L’Hérésiarque, lui rappelle qu’il est le poète des Pâques, en le suppliant de faire quelque chose pour lui.
On n’embastille pas l’escamoteur d’un si petit larcin. Il est libéré quelques heures plus tard. Triste et penaud, il retourne à pied rue de Savoie pour gagner sa mansarde.
RENCONTRES DE HASARD À PARIS.
Blaise est attendu au Club libéral de discussion au Restaurant Jules, au 6 du boulevard de Magenta, où il a promis de prendre la parole à la réunion rituelle du vendredi. Le camarade Sauser – ici, il n’est pas connu sous son nom de poète – a choisi pour thème de sa causerie : « La Beauté devant l’anarchisme ». Ses amis libertaires écoutent sa conférence exaltant la divinité de la Vie, plus impressionnés par le niveau métaphysique de son discours, que réellement pénétrés de sa thèse. Dans l’auditoire, il retrouve le camarade Kibaltchiche, toujours très convaincu du génie de Blaise. Sous le nom de Victor Serge, il traduira en russe L’Or, le premier roman de Blaise Cendrars.
Fernand Léger a quitté la Ruche pour s’installer dans un atelier rue de l’Ancienne-Comédie. Cendrars prend prétexte de l’article sur la « Section d’or »82 paru dans le Gil Blas, pour lui rendre visite. Critique d’art du quotidien, Louis Vauxelles réprouve sans ambiguïté les œuvres exposées à la galerie La Boétie ; les deux compères s’amusent à noter la phraséologie du censeur, reprenant à l’identique celle avec laquelle il avait fustigé les tableaux de l’exposition des Fauves de 1905.
Léger engage Blaise à rencontrer Robert Delaunay. Alors que les cubistes sont avares de couleurs, Delaunay, passionné de polychromie, bouillonnant et sensuel, ne peut s’astreindre à la discipline intellectuelle du groupe. Il avait exposé en 1910 trois tours Eiffel rayonnantes de couleurs, d’un lyrisme exaltant. Ce nouveau courant baptisé Orphisme par Apollinaire incite Blaise à s’initier aux diverses techniques picturales ; il pressent bien vite les rapports étroits qu’entretiendront peinture et poésie83.
Ne doutant plus de la place qu’il occupera bientôt dans le paysage littéraire de Paris, Blaise répugne, cependant, à s’embrigader dans un mouvement ou une coterie. Il ne se mêle pas aux gens du Mercure de France du café Les Trois Portes, ni aux épigones de Paul Fort de la Closerie des Lilas, pas plus qu’aux littéraires du café Fleurus ou du Procope, où l’on se soucie, un peu plus chaque jour, de porter en terre le symbolisme. On ne le voit pas davantage chez Misia Edwards (qui deviendra Misia Sert), mécène des Ballets russes, muse des Diaghilev, Nijinski, Stravinski, ni dans les salons de certaines égéries mondaines où sont adulés littérateurs et musiciens à la mode.
Blaise est plus connu des familiers des cafés de Montparnasse que des salons, où son côté provocateur, son impertinence, ses propos libertaires feraient fuir rapins rupins et gendelettres gourmés.
Depuis quelque temps, Blaise se rend régulièrement dans le quartier des Batignolles où demeure au 17 de la rue du Mont-Dore Mme Duchâteau. Sa fille Raymone, « plus belle que le ciel et la mer », l’a ébloui et conquis. Mamanternelle, comme il surnomme Mme Duchâteau, est fascinée par les récits de voyages que Blaise conte si bien. Le poète-vagabond quitte fréquemment sa mansarde de la rue de Savoie pour savourer le calme de l’appartement modeste de la rue du Mont-Dore, dont les meubles bien astiqués exhalent un doux parfum provincial. Blaise aime retrouver l’atmosphère familiale entourant la jeune fille. Depuis que son regard s’est posé sur Raymone un soir de septembre 1917 à la terrasse du Napolitain, le café fameux des Grands Boulevards, il est subjugué par elle. En extase devant son visage au teint frais, le regard de ses grands yeux bruns souvent ironiques, il écoute sa voix enfantine et les gestes de ses mains ravissantes ; le coup de foudre a été immédiat. Il fait sa cour, avec la permission de Mamanternelle, sort avec la jeune fille, en parfait gentleman.
Raymone est un peu fiérote de plaire au poète dont les œuvres font l’objet de lectures au Théâtre du Vieux-Colombier et aux soirées poétiques de la Salle Huyghens84.
Elle aime la chaude amitié de Blaise, respectueux de la jeune et fraîche demoiselle virginale.
CENDRARS, LE CONQUISTADOR.
1924. – Les jeunes Brésiliens réservent un accueil triomphal à Blaise Cendrars dès son arrivée à Sâo Paulo. Pour eux, il est une sorte de héros de l’avant-garde littéraire et l’incarnation de l’esprit nouveau. Le livre Du monde entier, contenant les trois poèmes fameux : Les Pâques, Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, Le Panama, édité à Paris par Les Éditions de la Nouvelle Revue française, amène une sorte de révolution dans les idées du mouvement moderniste.
Pendant la traversée du retour, dans la cabine no 2 du paquebot Gelria, Cendrars pense à la jeune fille de la rue du Mont-Dore ; a-t-elle eu la patience de l’attendre ? C’est à elle qu’il voudrait, après ces neuf mois d’absence, révéler les images et les parfums de cette Amérique du Sud qu’il a explorée, au volant d’une Torpedo Ford prêtée par un ami brésilien. Est-ce une feinte indifférence ? Raymone ne semble jamais surprise de le voir réapparaître sur le quai d’une gare, d’un port, dans sa loge du Théâtre de l’Athénée, où elle joue dans la troupe de Louis Jouvet, ou venant sonner à la porte du 17 de la rue du Mont-Dore. Brèves rencontres avant de fuir Paris pour sa maison du Tremblay-sur-Mauldre.
À Paris, les éditions Au Sans Pareil attendent les poèmes de voyage ; Grasset compte sur Moravagine ; mais il a mis en route : La Merveilleuse Histoire de Johann August Suter, qui paraîtra sous le titre simplifié de L’Or. Il a déjà en tête un autre ouvrage ; ce sera Le Plan de l’aiguille.
1925. – Paris est une fête. Les femmes se font couper les cheveux, se libèrent de leur corset, les Parisiens s’extasient devant les œuvres des surréalistes : Arp, De Chirico, Max Ernst, Klee, Miro, exposées à la Galerie Pierre85 ; le Tout-Paris se presse chez le comte de Beaumont pour assister à des bals extravagants ; découvre Joséphine Baker, plus que découverte, dans La Revue nègre ; d’autres : Cocteau, les Hugo Jean et Valentine, Auric, Poulenc, Max Jacob, Jacques Porel, Picasso, Sade, se rencontrent au Bœuf-sur-le-Toit, le bar à la mode de la rue Boissy-d’Anglas, où, sur leurs pianos jumeaux, Wiener et Doucet jouent les derniers standards de Broadway.
Cendrars redoute ce tourbillon parisien, s’isole dans la petite maison du Tremblay-sur-Mauldre, cet Oustao – baptisé ainsi par Raymone – où l’attendent sa machine à écrire et ses manuscrits. On le verra aussi, de temps à autre, à Biarritz chez son amie et mécène, Eugenia Errazuriz86 ; sur la Côte d’Azur dans la villa du peintre américain Gerald Murphy87, à La Garoupe au cap d’Antibes avec Picasso, Léger, Stravinski, Hemingway, Dos Passos, Scott Fitzgerald, et le musicien Cole Porter.
On sait qu’il est de retour à Paris, quand on aperçoit son Alfa-Romeo rouge foncer dans les rues du quartier des éditeurs. Cendrars la conduit de sa main unique, lâche le volant pour allumer sa cigarette en roulant, pour la plus grande frayeur de son passager.
1929. – Après plusieurs voyages au Brésil, sa terre de prédilection, Blaise pose sa besace à l’Alma Hôtel, 12, avenue Montaigne en face du Théâtre des Champs-Élysées. Assis à la terrasse du café voisin, il ne passe jamais inaperçu ; des passants saluent l’écrivain voyageur légendaire, dont Fernand Divoire trace un portrait cocasse dans le journal Le Peuple.
J’aime Cendrars ; j’aime son visage rasé de Pierrot cramoisi cuit au court-bouillon, aux fumées, aux feux de bivouac ; j’aime ses yeux bleus d’enfant, sa façon de poser un feutre quelconque sur l’arrière de sa tête aux cheveux rasés ; sa façon de gratter une allumette sur la boîte que maintient son moignon droit, sa façon de prendre une bouteille de vin, et de dire aux gens ce qu’il pense et de se refuser à tout ce qui déshonore un poète.
Le Sans Pareil publie cette année-là Le Plan de l’Aiguille et Les Confessions de Dan Yack.
De 1930 à 1935, Cendrars est journaliste : grands reportages pour Excelsior, puis pour Paris-Soir, le quotidien récemment lancé par Jean Prouvost au tirage de plus d’un million d’exemplaires. La rédaction en chef est confiée à un journaliste de vingt-cinq ans : Pierre Lazareff. Celui-ci fait appel à Cendrars, qu’il considère comme un spécialiste de la pègre, un copain des aventuriers, et le poète du Transsibérien. Un premier reportage paraîtra en janvier 1935.
UN AMI QUI LUI VEUT DU BIEN : HENRY MILLER.
Lorsque, ce 27 novembre 1934, Blaise reçoit un paquet accompagné d’une lettre en anglais, il se demande qui vient le tracasser pendant son séjour à Paris. La lettre est signée d’un nom ordinaire pour un Américain : Henry V. Miller.
Cher M. Cendrars [la lettre est écrite en anglais], je vous envoie par ce même courrier un exemplaire de mon livre Tropique of Cancer – à l’adresse qui m’a été donnée par M. Bradley88. Considérez-le, je vous prie, comme un remerciement insuffisant pour le grand plaisir que m’a donné la lecture de vos livres…
Curieusement l’ouvrage n’a pas été publié aux États-Unis mais édité en France, à Paris par The Obelisk Press, au 228 de la rue Saint-Honoré. En prenant son petit déjeuner, Blaise jette un œil sur les premières pages puis, captivé, ne referme le livre qu’une fois sa lecture achevée. Il décide d’aller voir l’auteur.
Lorsqu’il arrive au 18 de la villa Seurat dans le XIVe arrondissement, Cendrars, avec sa trogne ravagée et sa manche flottante, n’a aucun mal à être identifié immédiatement par Miller.
L’année suivante, Miller, de retour à Paris, lit dans le no 4, daté du 1er janvier 1935, de la revue Orbes dirigée par Jacques-Henry Lévesque, la première critique consacrée à son Tropique du Cancer. Elle est enthousiaste, et commence par ces mots :
« Un écrivain américain nous est né » ; elle est signée Blaise Cendrars : « Livre royal, livre atroce, exactement le genre de livre que j’aime le plus », poursuit-il, partageant avec l’auteur la mémoire des jours misérables vécus dans une ville étrangère.
Excellente occurrence, pour le trio Cendrars-Miller-Lévesque, d’une équipée très arrosée dans les bistrots de Montmartre. Après quoi, Blaise filera en reportage à Hollywood.
Quatre années seulement séparent les deux écrivains, mais Miller considérera toujours Cendrars comme son grand aîné et son maître. Cela apparaît clairement dans la correspondance échangée par les deux écrivains89, qui se poursuivra jusqu’à la disparition de Blaise en 1961.
PROJETS, PLANS ET DESSEINS DE BLAISE CENDRARS.
1936. – Cendrars revient à Paris au moment où le Front populaire prend le pouvoir. Une collection publiant des pamphlets lui demande une chronique. Cendrars l’intitule Le Bonheur de vivre – on ne sait si ce texte a été publié –, on a retrouvé la première phrase, elle est virulente contre le gouvernement nouveau. Le souvenir des événements de Russie de 1905 laisse augurer à Cendrars les pires calamités d’un pouvoir allié aux communistes.
En Espagne, la victoire du Frente Popular conduit le pays à la guerre civile. L’Allemagne nazie envoie à Franco la Légion Condor, tandis que Mussolini se solidarise avec Hitler contre les républicains. Gringoire, le journal fascisant de Horace de Carbuccia, envoie Blaise en Espagne. Il part de Biarritz le 3 septembre et revient le 12 octobre à Paris. Mais Carbuccia, peu convaincu par le reportage de Cendrars, ne lui consacre pas la « une » du journal. Qu’importe, puisque les lecteurs de Paris-Soir, du Jour, de Candide, se passionnent pour ses nouvelles, histoires brèves inspirées à Blaise par ses aventures de voyages.
1937-1938-1939. – Années de grande solitude ; Blaise ne voit plus Raymone ; son divorce est prononcé ; Féla rejoint sa belle-sœur à New York ; son fils Odilon termine son service militaire ; sa fille Miriam s’est mariée en Angleterre. Il se sent libéré de cette famille qu’il n’a jamais voulue. Raymone s’est éloignée ; elle joue dans la troupe de Jouvet des pièces de Jean Giraudoux. Volga est morte, la chienne aimée de Blaise est enterrée au pied d’un magnolia dans le jardin d’Eugenia Errazuriz à Biarritz. En 1939, Blaise prend prétexte de la mort d’Ambroise Vollard, pour écrire à Raymone et tente de la revoir. Elle lui répond : C’est encore toi ?
Sa solitude le plonge dans le désespoir.
Revenant d’une chasse aux fauves en Afrique, Élisabeth Prévost, qui a vingt-deux ans, entre dans sa vie. Blaise est séduit par l’existence aventureuse de cette excellente cavalière, vêtue comme un homme, androgyne et virginale, et qui a une voix de garçon. C’est son ami Pierre Pucheu90 qui la lui a présentée. Les voilà copains, amitié familière et respect mutuel les unissent ; Engagée par Louis Jouvet comme administratrice de sa tournée en Amérique du Sud, l’amazone aux grands yeux de saphir fait donc la connaissance de Raymone.
Blaise rejoint Élisabeth dans les Ardennes. Il y termine la traduction de À Selva, le roman portugais de Ferreira de Castro, Forêt vierge.
Au mois de juin 1938, Miller se prépare à quitter Paris. Blaise va lui faire ses adieux dans son hôtel de la porte d’Orléans. Ils boivent un dernier verre à la terrasse et Blaise donne à son ami informations et conseils utiles avant son départ pour la Grèce.
Au siège de Radio-Luxembourg, rue Bayard, à une encablure de l’Alma Hôtel de l’avenue Montaigne, Cendrars et Paul Gilson, poète, journaliste et écrivain, se lient d’amitié. Gilson demande à Jean Masson, le directeur des programmes, d’examiner la participation de Cendrars : Jean Cocteau, Léon-Paul Fargue, Robert Desnos collaborent déjà aux émissions. Blaise, silencieux, les écoute, il veut comprendre la technique radiophonique avant d’adapter L’Or pour la T.S.F.
Alors qu’il forme un vaste projet : faire le tour du monde en 365 jours en compagnie d’Élisabeth Prévost, à bord d’un des derniers grands voiliers. Méticuleux, il a tout prévu : armement, pharmacie, budget et puis déposé son testament chez le notaire : l’Alfa-Roméo à Raymone, ses photos à Jacques-Henri Lévesque. L’appareillage est fixé au 7 septembre 1939.
Hélas ! écrit-il, à cette date je me trouvais dans les Ardennes en qualité de correspondant de guerre et le trois-mâts n’a pas appareillé.
Pendant ses permissions, il vient à Paris-Soir, retrouve ses amis Raymond Mannevy et l’écrivain Pierre-Jean Launay. Lorsque celui-ci sera mobilisé à Argentan, Blaise ira le voir et le promènera dans la vieille Alfa-Roméo.
Puis ce sera le départ pour l’Angleterre, la visite des bases anglaises de l’Ouest, l’Angleterre lui réservant une surprise : les retrouvailles avec Miriam, sa fille.
Les reportages du correspondant de guerre Blaise Cendrars paraissent, du 15 février au 30 avril 1940, dans les principaux quotidiens de province. Son livre Chez l’armée anglaise pour les Éditions Corrêa est imprimé, D’Oultremer à Indigo est prêt à la distribution chez Grasset.
Alors que les premières bombes tombent sur Paris, Blaise embarque Mamanternelle et Raymone dans l’Alfa-Roméo. Il roule à tombeau ouvert vers Marseille pour les mettre à l’abri chez une parente.
Le 16 mai, l’avion de son fils Rémy est abattu par la défense aérienne et tombe dans les lignes allemandes. Tout s’enchaîne rapidement. Le 17 juin, dans l’hébétude générale, Pétain annonce à la radio qu’il a demandé l’armistice.
1940-1943. – Cendrars est à Aix-en-Provence pendant qu’à Paris Grasset stocke le dernier ouvrage de Blaise, D’Oultremer à Indigo. Le cœur des Français n’est guère à la lecture. Quant au volume intitulé Chez l’armée anglaise, sa couverture bleu, blanc, rouge est repérée par les Allemands. Ils en interdisent la diffusion et l’envoient au pilon. À Paris, on fait courir le bruit que Cendrars est juif. Blaise garde près de lui ses revolvers et une dose de cyanure ; plutôt la mort que l’arrestation.
Féla est revenue des États-Unis ; juive, elle se cache pendant quelque temps à Aix. Étranges destins : ces deux êtres se sont aimés à la folie, ils se côtoient à la terrasse ombragée du café Les Deux Garçons du cours Mirabeau, mais ils s’ignorent.
LA JEUNESSE DÉCOUVRE LE MANCHOT MAGNIFIQUE.
Après La Main coupée (1946), la publication de L’Homme foudroyé, en 1947, remporte un grand succès. Des jeunes hommes écrivent à Cendrars leur admiration. À Big Sur, en Californie, Miller reçoit les journaux français et, de loin, assiste à l’apothéose de Cendrars. Pris dans un tourbillon d’émissions de radio, d’interviewes, de cocktails chez Denoël, Blaise est étourdi. Il part pour Saint-Segond pour y travailler.
Bourlinguer paraît en 1948, Le Lotissement du ciel en 1949, puis, en 1956, Emmène-moi au bout du monde : un événement littéraire. Paris en raffole, et pour cause : une chronique sans construction, avec personnages réels, identifiables. Mais Cendrars avertit :
J’espère bien que personne n’aura l’inélégance d’y appliquer les clefs, les clefs du mensonge ni n’aura la pauvreté de s’y reconnaître en regardant le voisin par le trou de la serrure.
L’ADIEU AU LARGE.
1961. – Blaise Cendrars habite avec Raymone au 24 de la rue Jean-Dolent, face au mur de la prison de la Santé. Sinistre horizon pour le bourlingueur qui ne peut plus guère se déplacer. André Malraux vient chez lui pour lui remettre la cravate de Commandeur de la Légion d’honneur. La Ville de Paris lui a décerné son Grand Prix littéraire.
On lui trouve un rez-de-chaussée dans la rue José-Maria-de-Heredia dans le VIIe arrondissement, pour que, les jours ensoleillés, il puisse aller s’asseoir sur un banc de l’avenue de Ségur contempler – remarque son vieil ami Nino Frank – les drapeaux du monde entier flottant en haut des mâts du bâtiment de l’Unesco.
Le 21 janvier, le médecin annonce que la fin approche. Miriam se précipite dans la chambre où Blaise est alité, elle lui tient la main, tandis que Raymone s’est agenouillée. Alors, le poète Blaise Cendrars s’éteint doucement.