Des Américains à Paris
THE GOLDEN TWENTIES.
En 1924, l’écrivain américain Robert McAlmon estime à deux cent cinquante environ le nombre de ses compatriotes vivant à Montparnasse. Artistes, étudiants, rentiers profitent du change avantageux pour mener joyeuse vie à Paris. Dans The Quarter, comme ils disent, Le Dôme et La Rotonde91, les deux grandes brasseries du boulevard, constatent cette année-là que la consommation de bourbon du Kentucky a nettement détrôné la vodka des Slaves. Altérés par la prohibition d’outre-Atlantique, les gosiers états-uniens viennent étancher leur soif au carrefour Vavin. Débarqueront à leur suite : médecins, avocats, banquiers, agents immobiliers, pour assurer l’intendance de ces expatriés.
Les mœurs parisiennes sont vite adoptées. Le vin français bu goulûment et apprécié – on ne distingue pas toujours un blanc de comptoir d’un Château d’Yquem –, mais qu’importe, les artistes américains savourent surtout, à Montparnasse, une liberté, dont le puritanisme, amplifié par la prohibition, des États-Unis les a frustrés après la Grande Guerre.
Une intelligentsia d’oisifs américains raffinés et cultivés mène une vie frivole se mêlant aux écrivains impécunieux : Harry Crosby, neveu du banquier new-yorkais Pierpont Morgan et sa femme répondant au doux prénom de Caresse, vendent 10 000 dollars92 d’actions, s’installent à Paris, pour y mener « une vie folle et extravagante » ; le compositeur Cole Porter, riche à millions, possède plusieurs hôtels particuliers, se rend en voiture fastueuse à son château, où il se fait servir par des valets en gants blancs ; Nancy Cunard, petite-fille de Samuel Cunard, l’armateur anglais, s’entiche d’Aragon, se frotte aux surréalistes, puis s’amourache d’Henry Crowder, un musicien de jazz noir, au grand dam de sa famille ; elle se ruine en voulant publier Negro, un énorme ouvrage illustré pour lequel elle engage cent cinquante personnes ; Gerald Murphy, dont les parents possèdent aux États-Unis des magasins d’articles de luxe, et sa femme Sara font partie de cette colonie américaine aisée. Tantôt à Paris dans leur appartement du 2 de la rue Greuze, tantôt à La Garoupe au Cap d’Antibes où, découvrant la Côte d’Azur avant Chanel et Cocteau, ils entraînent les peintres et les poètes les plus prestigieux de l’époque, et inspirent à Scott Fitzgerald les héros de Tendre est la nuit.
Ceux-là ont tenté de faire de leur propre vie une œuvre d’art, d’autres, laborieux et obstinés, se sont fixé pour objectif d’imposer aux États-Unis, puis au monde entier, la jeune littérature américaine engendrée à Paris.
LES DEMOISELLES DE LA RUE DE L’ODÉON.
Une jeune Américaine venue étudier la littérature française arrive à Paris en 1915. Fille d’un pasteur presbytérien de Princeton, Sylvia Beach, énergique, passionnée, studieuse et ordonnée s’inscrit et travaille à la Bibliothèque nationale. Désirant acquérir les numéros de la revue Vers et Prose, elle se rend à la librairie La Maison des Amis des Livres, 7, rue de l’Odéon. Paul Fort, son fondateur, avait cédé l’ensemble des numéros de la revue dont la parution avait cessé en 1914 à Adrienne Monnier. Celle-ci en créant en 1915 cette « véritable chambre magique », a su en faire un lieu accueillant où se rencontrent écrivains et lecteurs. Sylvia sympathise avec la jeune libraire qui l’encourage à ouvrir, elle aussi, une librairie. Après réflexion, Miss Beach ouvre sa « Bookselling » à l’enseigne de « Shakespeare and Company » le 7 novembre 1919, dans une ancienne blanchisserie au 12 de la rue de l’Odéon. Son activité bénéficie rapidement d’une aura littéraire auprès des Anglo-Saxons. Sitôt débarqués, les jeunes écrivains se précipitent chez elle. Beaucoup considèrent sa librairie comme un cercle privé, vin salon, où l’on rencontre d’autres écrivains, où l’on peut lire, emprunter des livres, prendre conseil de la charmante libraire, et même y recevoir son courrier.
L’autre point de rencontre des écrivains expatriés est au 27 de la rue de Fleuras. Gertrude Stein, personnage singulier, écrivain et amateur d’art, reçoit, tous les samedis, en compagnie de son amie Alice B. Toklas, dans son appartement, au milieu de ses tableaux signés : Picasso, Renoir, Gauguin, Matisse…
Son frère Léo, collectionneur avisé, visite les ateliers des peintres de Montmartre et de Montparnasse. Dans ses Mémoires, il note :
Ce qui était étrange en ce temps-là, c’est qu’on pouvait habiter tranquillement à Montparnasse sans jamais entendre parler de ce qui se passait à Montmartre.
Apollinaire est l’un des premiers à effectuer la liaison (à pied) entre les artistes de ces deux « chefs-lieux des arts »93, avant l’ouverture de la ligne de métro Nord-Sud (no 4) reliant les deux collines, inaugurée le 5 novembre 1910.
C’est en parcourant Paris dans sa vieille Ford T, baptisée Godiva, en compagnie de son inséparable amie Alice, que Gertrude Stein découvre, rue de l’Odéon, ces avant-postes de la littérature se faisant vis-à-vis. Chez Sylvia, elle critique le fonds – n’y trouvant point ses propres ouvrages – mais prend, cependant, un abonnement de lecture. Plus tard, elle déposera ses œuvres à la bibliothèque de Shakespeare & Cie.
Ezra Pound et sa femme arrivent de Londres en 1921 ; ils s’installent 70 bis, rue Notre-Dame-des-Champs. Mme Pound a beaucoup de sympathie pour l’initiative de la jeune Sylvia. Pour faciliter l’accès de la librairie de la rue de l’Odéon à ses compatriotes, elle façonne un plan du Quartier Latin où Shakespeare and Company est très clairement situé. Se rendre à la librairie de Sylvia Beach n’était pas aisé pour ces étrangers ne sachant comment prononcer le nom de la rue de l’Odéon ni renseigner les chauffeurs de taxi sur l’emplacement de la librairie. À l’avenir, Sylvia Beach conservera l’habitude de reproduire ce plan sur ses catalogues et ses prospectus.
James Joyce rejoint Ezra Pound à Paris, puis arrivent : Malcolm Cowley, Ernest Hemingway, Robert McAlmon, Sherwood Anderson et Thornton Wilder. En ce temps-là, il n’est pas rare de rencontrer sur le boulevard Montparnasse : Scott Fitzgerald, John Dos Passos, William Faulkner et les musiciens Virgil Thompson et George Gershwin.
PARIS, TERRE D’ASILE POUR ULYSSES.
Accusé d’obscénité, James Joyce ne peut publier son Ulysses, interdit par la censure des pays anglo-saxons. Découragé, il confie un jour ses déboires à Sylvia Beach : « Je crois que mon Ulysses ne paraîtra jamais. » Tous ceux qui ont tenté en Amérique, comme en Angleterre, d’en publier des extraits ont pris le risque d’une condamnation, mettant l’existence de leur revue en péril.
« Est-ce que vous laisseriez Shakespeare and Company avoir l’honneur de publier votre Ulysses ? » demande naïvement Sylvia Beach à l’auteur. Connaissant peu Sylvia, doutant de son expérience d’éditeur pour prendre en charge une telle publication, Joyce accepte, étonné puis ravi de cette initiative téméraire. Ce jour-là, avouera Sylvia, nous nous sommes quittés profondément émus.
Ainsi paraîtra l’un des grands chefs-d’œuvre de la littérature universelle, par la volonté, l’obstination et le courage de la petite libraire américaine de Paris, vestale de ceux qui vouent un culte à James Joyce, dieu des lettres anglo-saxonnes.
HEMINGWAY, COQUELUCHE DE MONTPARNASSE.
Comme Joyce et Pound, Hemingway arrive à Paris en 1921. Ayant déjà connu la capitale après la Grande Guerre, lors de sa démobilisation, il y revient avec sa jeune épouse Hadley. Installés rue du Cardinal-Lemoine, puis sur la montagne Sainte-Geneviève, à deux pas de la place de la Contrescarpe et de la Mouffe, il a exploré ce royaume des chiffonniers, dont la vie semble ne pas avoir changé depuis Eugène Sue. Hemingway a vingt-deux ans, c’est un sémillant garçon dont la petite moustache ne réussit pas à cacher la juvénilité. Il se précipite rue de l’Odéon pour voir Miss Beach. La libraire le trouve charmant, ne l’appelle plus que « Mr. Awfuly Nice ». Son désir d’écrire à Paris est encore incertain ; la grossesse de sa femme le déconcerte et l’inquiète. Gertrude Stein lui conseille sagement de retourner en Amérique, pour y gagner sa vie de père de famille. Il part et revient après la naissance de son fils, s’installe 113, rue Notre-Dame-des-Champs au-dessus d’une menuiserie, non loin des Pound. Il fuit le bruit lancinant de la scie mécanique pour écrire à La Closerie des Lilas où il rédige des articles sur le sport pour le Toronto Star ; ce qui l’amène à fréquenter vélodromes, stades, salles de boxe. Il assiste aux Six Jours cyclistes de Paris et entraîne Dos Passos au Vel’d’Hiv’. Revêtu d’un maillot de coureur, on le voit boulevard du Montparnasse, sur son vélo de course, fonçant la tête dans le guidon, ou mimant un combat de boxe avec le peintre Joan Miro qui lui arrive à peine aux épaules. Il fréquente les hippodromes, comme correspondant hippique de The New Republic ; joueur, mais piètre turfiste, il lui arrive de perdre tout l’argent du ménage. Son avenir n’est donc pas à Longchamp, ni à Maisons-Laffitte, mais bien chez les éditeurs. Désormais, fuyant les importuns, il se rend chaque jour pour écrire : soit à La Closerie, chez Lipp, ou aux Deux-Magots, à cette époque moins fréquentés par les Américains. Son ami Robert McAlmon, grâce à un riche mariage, fonde les éditions Contact et publie Three Stories and Ten Poemsi sa première œuvre.
FITZGERALD LE MAGNIFIQUE.
En arrivant à Paris en avril 1925, Scott et Zelda Fitzgerald louent un appartement meublé, 14, rue de Tilsitt, au coin de l’avenue de Wagram. C’est un quatrième étage sans ascenseur, avec meubles de style XVIIIe siècle. L’une des premières sorties de Scott est de se rendre à Montparnasse où il espère rencontrer Ernest Hemingway. Il le croise au Dingo Bar ouvert par Louis Wilson au 41 de la rue Delambre, où l’auteur de L’Adieu aux armes aime rapporter des histoires de boxe et de corrida. Dans Paris est une fête, Hemingway semble ne pas avoir gardé en mémoire un souvenir plaisant de cette première entrevue. Il fait le portrait d’un ivrogne, idiot et raseur, gênant par ses louanges outrancières, naïf par ses questions, et embarrassant lorsqu’il s’écroule ivre mort. Fitzgerald est impressionné par sa réputation de héros de la guerre et du sport. Ils se retrouvent quelques jours plus tard à La Closerie des Lilas où, obtenant l’assurance qu’il se tiendra correctement, Hemingway accepte de l’accompagner à Lyon pour aller chercher sa Renault laissée sur place pour des réparations. Ce voyage à Lyon a lui aussi été pénible : hypocondriaque, ivrogne, et puéril, Fitzgerald est materné par Hemingway, jusqu’au retour à Paris où il donne à lire Gatsby le Magnifique à son ami. Après sa lecture, Hemingway, pénétré du désenchantement de Scott, opte de ne pas l’abandonner à ses maléfices :
Quand j’eus fini ma lecture, je savais une chose : quoi que Scott fît et de quelque façon qu’il le fît, il me faudrait le traiter comme un malade et l’aider dans la mesure du possible et essayer d’être son ami.
Les Fitzgerald reviennent à Paris en 1928, louent un appartement au 58, rue de Vaugirard. Scott trouve Paris changé et les Américains qui y séjournent grotesques. Le 27 juin, il rencontre Joyce au cours d’un dîner donné par Sylvia Beach, et, pour lui témoigner son admiration, se propose – à la grande confusion de l’auteur d’Ulysses – de sauter par la fenêtre.
Entiché d’André Chamson, écrivain de vingt-huit ans, parlant aussi mal l’anglais que Scott le français – ce qui ne semble guère avoir nui à leur amitié – il le comble de cadeaux. Dînant un soir chez le jeune couple, il monte sur le bord de la fenêtre de leur appartement du sixième étage et penché sur le vide s’écrie : « Je suis Voltaire ! je suis Rousseau ! »
Hemingway et Fitzgerald s’échangeront leurs livres, mais leur amitié de façade cachera toujours rancœur et jalousie. Cependant leur amitié cahotante, bien malmenée par les folies et les calomnies de Zelda, s’est poursuivie jusqu’à la fin pathétique de Scott.
HENRY MILLER SOUS LE TROPIQUE PARISIEN.
Près de dix ans séparent l’arrivée d’Hemingway de celle d’Henry Miller. Lorsque ce dernier débarque à Paris en 1931, avec pour toute fortune dix dollars en poche, la crise économique a fait quelques victimes dans les rangs des artistes nantis. Abandonnant leurs hôtels particuliers, ils ont repris des ateliers modestes, semblables à ceux de leurs débuts.
De tous les écrivains américains, Miller est celui qui a mené la vie la plus indigente pendant son premier séjour solitaire à Paris. De ses jours de misère, le souvenir de cette période demeurera, toujours pour lui, un âge d’or94.
Professeur d’anglais à Dijon pour survivre, puis inscrit au chômage des travailleurs intellectuels de Paris, errant pendant des mois à travers la capitale, à l’affût d’un casse-croûte ou d’un verre de vin, il dort dans des lieux de hasard. Puis il s’installe dans un studio prêté par un ami au 18 de la villa Seurat, au-dessus du nouvel atelier du peintre Chaïm Soutine, dont la vente de toutes les toiles de son atelier au milliardaire américain Albert. C. Barnes a transfiguré l’ancien crève-la-faim de la Ruche de clochard en dandy. Le nouveau riche et Henry Miller ne s’apprécient guère : Soutine est brouillon, Miller, ordonné et méticuleux : lorsqu’il reçoit des amis, il n’attend pas le départ de ses invités pour faire la vaisselle.
En 1934 (on l’a vu tout à l’heure), Blaise Cendrars, après la lecture de Tropique du Cancer, arrive à l’improviste villa Seurat pour faire la connaissance de l’auteur. Miller est conquis par l’homme aux yeux bleus et à la peau tannée, sa démarche chaloupée le fait songer à celle d’un marin robuste plutôt qu’à celle d’un écrivain. Cendrars hèle un taxi, s’engouffre avec son nouvel ami dans la voiture qui démarre à destination de Montmartre. Attablés au Restaurant des Fleurs, Miller reste médusé par la virtuosité de l’unique main de son compagnon. Cendrars raconte comment Miller famélique, obsédé par la nourriture, avala un soir quatre kilos de pâté et plusieurs litres de vin d’Anjou. L’un comme l’autre sont des bavards, mais Cendrars prend l’avantage avec ses récits fabuleux, sur Miller et sa logorrhée de parleur invétéré.
Dans un article mémorable de la revue Orbes, Cendrars consacre Miller grand écrivain. Reconnu par ses pairs, celui-ci repart pour les États-Unis, où il s’efforcera d’imposer les traductions des œuvres de son ami de Paris.
Les plus grands écrivains de « la génération perdue »95 auront gagné la célébrité à Montparnasse, carrefour littéraire et artistique de ces années dites folles, témoignant, alors, du prestige international de Paris.