CHAPITRE IV
Collé contre le tronc de l'arbre, Lid ne bougeait pas. On aurait dit un grand parasite du tronc. Sa courte tunique et le pantalon étaient du même brun foncé que l'écorce.
Ses yeux seuls paraissaient en vie dans un visage de marbre. Un visage intéressant, aux traits plus marqués qu'autrefois, il y a plus d'un an, lorsqu'il avait quitté le trou du liniou.
Le soleil levant éclairait l'immense lac, devant, dispersant les lambeaux de brume qui traînaient encore à la surface.
Tous les sens en alerte, il épiait. A peine à cinquante pas du bord une sorte de radeau étroit était immobile à la surface de l'eau, pas même ridée par un souffle de vent. Debout dans l'engin, trois hommes étaient occupés à laisser tomber au fond du lac des choses dont Lid ne voyait pas très bien la forme.
Ils bavardaient tranquillement tout en travaillant, sans méfiance. Ils devaient être bien puissants pour se permettre autant de négligence.
Cela faisait un moment que Lid les suivait, le long de la rive, fasciné par le tableau. Le radeau d'abord l'avait stupéfié. On aurait dit un arbre seul alors un arbre creusé car les inconnus disparaissaient jusqu'aux genoux à l'intérieur !
Et ils faisaient avancer le radeau en utilisant de longues branches qu'ils plantaient dans le fond... Ils faisaient ainsi plus de cinq cents pas de distance avant de stopper pour lâcher un nouvel objet au fond de l'eau. Mais ce n'était pas encore ça qui étonnait le plus Lid. Non, ce qui le stupéfiait c'étaient les vêtements des trois hommes.
Ils n'étaient pas faits de peau...
L'un d'eux portait une espèce de tunique d'un rouge vif ! Et Lid ne connaissait aucun animal dont le pelage était de cette couleur...
Des ancêtres ? L'idée lui était venue un instant. Mais ce n'était pas possible, les ancêtres avaient disparu. Alors qui ?
Le radeau obliquait, maintenant, se rapprochant du bord. Lid recula de quelques pas pour se rapprocher silencieusement de l'endroit où ils allaient aborder.
Il entendait leur conversation, par moments. Il était question de poissons. Il se glissa derrière un long buisson et s'immobilisa soudain. Le radeau avait abordé tout près et les hommes en descendaient. Mais ce n'est pas ce que le regard de Lid avait repéré.
Il avait perçu un mouvement sur la rive, près des hommes. Les paupières à demi fermées pour rendre encore plus aigu son regard il fouilla les buissons des yeux.
Voilà...
Un jeune pétusse ! Pas encore adulte, d'après sa taille, mais déjà chasseur, et redoutable fauve.
Lid réfléchissait rapidement, évaluant le danger. Les hommes n'avaient rien vu et, manifestement, le pétusse allait attaquer. Immobile, le ventre rasant le sol, il était prêt à bondir. L'un des hommes, au moins, était condamné. Et ils ne paraissaient pas armés ! Aucun ne portait de sagaie, en tout cas. Même s'ils réagissaient bien, regagnant rapidement le radeau, ils ne pourraient éviter que l'un d'eux tombe sous les griffes du fauve. Et s'ils ne l'abandonnaient pas ils y resteraient tous les trois !
Il fallait intervenir. Le jeune pétusse avait encore des choses à apprendre, sinon il aurait repéré la présence de Lid. Mais il était trop excité par sa chasse. Sa queue battait doucement le sol.
Lid jaugea la distance... vingt pas. Pour que le javelot pénètre profondément c'était trop loin. Et pour la suite il fallait absolument que l'arme soit fichée solidement... Le jeune homme avança une jambe, posant le pied à plat pour ne faire craquer aucune branche morte.
Un autre encore... Et encore...
Un frémissement agita le corps de la bête. Elle allait bondir ! Maintenant...
Lid fit un pas de côté pour améliorer son champ de tir, balançant en arrière le bras armé du javelot...
L'arme fila à l'horizontale tant il y avait mis de force ! Sans attendre, il avait démarré vers la rive, criant :
-
A l'eau... vite, plongez tous !
Débouchant des buissons il eut le temps de voir le visage stupéfait des hommes, en même temps qu'il entendait le grondement du pétusse. Il obliqua à droite, vers les hommes qui semblaient paralysés, arrivant sur eux à toute vitesse. Il attrapa le premier par le bras, l'envoyant dans l'eau brutalement, avant de tourner la tête du côté des buissons.
Le fauve se tordait sur le sol, essayant d'arracher le javelot planté dans son flanc, derrière l'épaule gauche. N'y parvenant pas, il se redressa et fonça vers les hommes...
Cette fois ils avaient compris et se ruaient vers l'eau. Ils plongèrent en même temps que Lid.
Il avait fermé les yeux et bloqué sa respiration en touchant la surface et se laissa filer entre deux eaux, sans un mouvement. Maintenant le danger était écarté. Les fauves ne nagent pas.
Quand il émergea, il se tourna aussitôt vers la rive, cherchant des yeux sa victime.
-
Vaï... qu'est-ce qui s'est passé ? fit une voix derrière lui.
-
Il s'est passé qu'on a bien manqué se faire dévorer, dit une autre voix plus loin. Je comprends, maintenant, ce que doivent ressentir les poissons qu'on retire des filets, boouuuuhh !...
... Dis donc, étranger, on a une sacrée dette envers toi ! Tu as l'air aussi redoutable que le monstre à quatre pattes, là-bas !
L'homme avait déjà retrouvé son sang-froid et Lid aima la pointe de moquerie dans la voix. Battant des pieds pour rester en surface, malgré le poids de son ballot dans le dos, il se retourna.
-
Mon seul véritable avantage sur lui, c'est que je sais nager, riposta-t-il doucement.
L'autre eut un grand rire qui découvrit une large bouche aux dents parfaites.
Tu n'es pas vantard non plus, reprit l'homme. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On barbote encore un moment ? L'eau est un peu fraîche à cette heure...
Lid jeta un coup d'œil vers la rive. Le pétusse avait disparu.
-
Je pense qu'il n'y a plus de danger, fit-il. Je vais voir.
D'un ciseau, il se propulsa en direction du bord, nageant sur le côté, un bras sortant de l'eau régulièrement. Il aborda lentement, se hissa à terre tout en s'emparant de sa sagaie, derrière le dos. L'eau dégoulinait de ses vêtements imbibés.
Ses yeux repérèrent immédiatement la flaque de sang, dans l'herbe écrasée, là où la bête s'était roulée au sol. Accroupi, Lid cherchait la trace... Elle démarrait un peu plus loin. Il se redressa et avança doucement, en alerte. Les pattes du fauve avaient écrasé des herbes et un filet de sang presque continu indiquait la direction qu'il avait prise, au cœur des buissons. Il devait être blessé très sérieusement pour aller d'instinct chercher un abri. L'inquiétude du jeune homme s'apaisa.
Contournant les buissons, il retrouva la piste de l'autre côté. D'après les traces, la bête semblait boiter, et traînait toujours le javelot dont l'extrémité laissait un sillon sur le sol. Elle avançait manifestement au pas, encore un signe de l'importance de sa blessure. Il se redressa, regardant autour de lui. Bon, ça irait. La chance était de son côté, ce matin. Il fit demi-tour et revint vers les hommes, debout sur la rive près de leur radeau.
-
Tu l'as trouvé, étranger ? demanda le plus jeune, celui qu'il avait jeté à l'eau au moment de l'attaque.
-
Non, il n'est que blessé, répondit Lid. Il va chercher une cachette. C'est là que je le trouverai. Mais plus tard. Il faut d'abord attendre qu'il s'affaiblisse. Pour l'instant il est encore dangereux. Je suivrai sa piste dans un moment.
-
Est-ce que tu as tué beaucoup de pétusses ? interrogea celui des trois hommes qui n'avait pas encore parlé, celui qui portait cette curieuse tunique rouge.
Lid secoua la tête.
-
Jamais. C'est un gibier bien trop dangereux. Je m'en tiens toujours à l'écart.
-
Pourtant tu viens de le faire, remarqua doucement l'homme qui lui avait parlé dans l'eau. Lid se tourna de son côté.
-
C'est différent, j'étais en bonne position, il ne m'avait pas décelé et j'avais la possibilité de me mettre tout de suite à l'abri.
-
Si tu avais été seul... l'aurais-tu attaqué? reprit l'autre.
Lid eut un haut-le-corps, vexé que l'on puisse mettre en doute son bon sens.
-
Bien sûr que non. C'est une folie de s'attaquer seul à un fauve, et puis je n'aime pas tuer. Je chasse pour me nourrir, c'est tout !
Il y eut un silence. Les quatre hommes se regardaient, indécis. C'est celui qui n'avait encore rien dit qui l'interrompit.
-
Eh bien on pourrait peut-être manger, justement. Veux-tu partager notre repas, étranger ?
Lid leva la tête vers le soleil, repérant les rayons éclairant le sommet des arbres. Il prit mentalement un repère. Quand ces branches, là-bas, seraient en pleine lumière il pourrait commencer la traque.
-
Merci, dit-il seulement.
Le grand type secoua lentement la tête.
-
Tu es un drôle de personnage, fit-il. Tu nous sauves la vie et c'est toi qui dis merci...
-
Mais, vous m'invitez à partager votre repas, répondit-il étonné, on remercie toujours celui qui vous offre la paix du repas !
Le plus jeune revenait du radeau, un ballot à la main. Lid crevait d'envie d'aller examiner l'engin mais n'osait pas encore demander l'autorisation à ses hôtes. Une curiosité aussi marquée aurait été une impolitesse flagrante. Mais ses regards durent le trahirent parce que l'homme en rouge l'interpella.
-
Pourquoi regardes-tu le canot, étranger ?
Les yeux de Lid revinrent très vite à son interlocuteur. Est-ce que l'homme était vexé ? Ses muscles se tendirent pour faire face à une attaque. Mais non, l'autre était seulement intrigué.
-
Je... je n'avais jamais vu de radeau comme celui-ci, avoua-t-il enfin, conscient de ce qu'il devait avoir l'air bien ignorant.
Mais les autres semblaient aussi surpris que lui.
-
Ce n'est pas un radeau, dit le plus jeune, tu vois bien qu'il s'agit d'un canot !
-
Un... canot ? répéta Lid machinalement.
-
Chaque homme a ses habitudes, ses propres connaissances, intervint le plus grand des étrangers. Nous ne savons pas combattre les pétusses et notre hôte ne connaît pas les canots. Chacun de nous a appris quelque chose, ce matin. C'est une bonne journée... Pour tout le monde.
Tranquillement l'homme venait d'aplanir les angles, de permettre à chacun de ne pas être vexé de son ignorance. Lid songea que cet homme-là devrait être un chef, il savait faire régner la paix. Pas un chef de guerre, il ignorait trop de chose du combat, mais un habile conseiller. Satisfait de ne pas perdre la face, Lid se tourna franchement vers ce qu'ils appelaient un canot.
-
Veux-tu le voir de plus près, demanda l'homme en rouge, pendant que Pinel fait les parts ? Pinel c'est le jeune, ici, ajouta-t-il en désignant le garçon. Et lui c'est Vaï, le grand Vaï !
Il y avait de la moquerie dans sa voix et Lid fut étonné de voir que le grand gaillard ne s'en fâchait pas. Décidément ces hommes avaient de curieux rapports. Au village personne n'aurait toléré ça. Il pensa qu'il devrait se surveiller pour ne pas mal interpréter les paroles de ses hôtes.
-
Moi c'est Pilouste, terminait l'homme en rouge, l'oncle de ce jeune bavard.
-
Je m'appelle Lid, mais... que veut dire « oncle »?
-
Eh bien, Pinel est le fils de mon frère, reprit l'autre surpris.
-
Tu veux dire que ton frère est l'enfant de la même femme que toi, c'est ça ?
Les trois hommes restèrent interdits. Puis Vaï prit la parole, s'exprimant lentement, prudemment.
-
Chaque tribu a ses règles, ses lois, son organisation... qui paraissent toujours surprenantes pour un étranger, dit-il. Mais qui peut dire ce qui est meilleur ? Il faut respecter les décisions de chacun. Nos coutumes te surprennent peut-être, Lid. Nous les suivons depuis bien des générations, comme tu suis celles de ton peuple.
Lid comprit que l'homme s'efforçait de lui montrer des égards. Il ne manifestait aucune fierté devant l'ignorance du jeune homme, comme les guerriers de la tribu l'auraient certainement fait à sa place. Et il en fut reconnaissant au grand type. Reconnaissant et admiratif. Il était sûr, maintenant, que cet homme-là « réfléchissait ». Cette tribu, tellement différente de tout ce qu'il connaissait, l'intéressait passionnément.
-
Je vois que votre peuple ne vit pas comme le mien, dit-il. Mais j'ai quitté mon peuple pour toujours parce que notre vie ne me convenait plus. Peut-être me laisserez-vous passer quelque temps chez vous, dans votre village, si je me soumets à vos lois. Je ne demande qu'à apprendre.
Vaï parut heureux de sa réponse et sourit.
-
Si tu le désires, tu pourras vivre dans ma maison aussi longtemps que tu t'y sentiras en paix.
-
Bon alors on mange ? lança soudain Pinel. J'ai faim, moi !
Une nouvelle fois Lid fut surpris. Comment un jeune pouvait-il parler de cette façon à des guerriers ? Enfin des guerriers... De toute façon, le jeune Pinel s'apprêtait à manger en même temps que les deux hommes, sans attendre son tour ! C'est même lui qui tendait la nourriture à ses compagnons...
Lid reçut un étrange morceau de poisson. Un poisson qui sentait très fort. Il réprima une grimace et resta comme ça, indécis. Vaï, qui le regardait, prit la parole.
-
C'est du poisson fumé, mange, c'est très bon, je t'assure.
Lid porta la nourriture à sa bouche et mordit légèrement, mastiquant prudemment. Avec curiosité il s'aperçut que ce poisson fumé était bon. Un goût fort, mais agréable !
-
Dans ma tribu nous ne fumons que la viande, dit-il avec un vague sourire.
-
La viande ?
Cette fois c'était Pilouste, l'homme à la tunique rouge, qui était interloqué. Et Lid en fut fier. Il apprenait quelque chose à ces étrangers qui connaissaient tant de secrets ! Il fouilla dans son. ballot et tendit aux autres un cuissot de rangue qui lui restait. Il l'avait fumé avec des herbes et la viande était délicieuse, la chair encore tendre.
Amusé, il vit les hommes prendre autant de précautions que lui tout à l'heure devant leur poisson !
-
Mais c'est bon ! lança Pinel avec un grand rire. Alors ça... de la viande fumée. Mais quel goût étrange, qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il.
-
Des herbes de rasse, fit Lid, souriant à son tour. On les jette dans le feu pour donner du goût à la viande.
-
Lid, commença le grand Vaï, ce sera un honneur pour moi si tu veux bien habiter ma maison. J'apprendrai beaucoup de choses auprès de toi, et j'en suis heureux.
Un élan étrange poussa le jeune homme. Il n'avait jamais ressenti cela et il n'eut pas envie de le retenir.
-
Vous aussi vous avez beaucoup de choses à m'apprendre, dit-il. Vos... vêtements. Ce n'est pas de la peau, n'est-ce pas ?
C'est Vaï qui répondit.
-
Non, c'est ce que nous appelons de la toile. Nos femmes la fabriquent avec une plante que nos cousins de la rive font pousser. En vérité, nous formons deux tribus. La nôtre, celle de l'eau, vit sur le lac. Nos cousins sont installés sur la rive. Nous pêchons et eux cultivent les plantes, élèvent des animaux. Nous leur donnons du poisson et eux nous donnent le grain, la viande et tout ça.
-
Je peux... toucher la toile ? demanda Lid, en tendant la main vers la tunique de Vaï.
L'homme tendit le bras et les doigts du jeune homme effleurèrent la manche de la tunique. Extraordinaire ! On aurait dit qu'elle était aussi épaisse que la peau de sa propre tunique.
-
Et... le canot, je peux regarder ?
-
Va, dit l'autre avec un geste de la main.
Cette fois, Lid pensa rêver. Ce n'était pas un arbre creusé ! A l'intérieur il aperçut une armature de baguettes de bois sur laquelle avait été tendue de la peau! Il toucha le bord du canot qui bougea. Il était d'une prodigieuse légèreté !
Lid revint s'asseoir en silence. Tant de découvertes à la fois le déroutaient. Il avait besoin de méditer à tout cela. Il leva la tête vers les arbres, le soleil avait dépassé les branches qu'il avait repérées tout à l'heure. Il était grand temps de suivre les traces. Il se leva, rajusta son ballot, dans le dos et empoigna sa sagaie. Il espérait qu'elle suffirait, il n'avait pas envie d'affronter le fauve armé de sa hache...
-
Pourquoi veux-tu rattraper le pétusse ? interrogea Pilouste, curieux.
Décidément ces hommes ne connaissaient rien à la chasse.
-
Je n'ai qu'un javelot et il est planté dans le flanc de la bête, dit-il. Un chasseur n'abandonne jamais une bonne arme.
L'autre eut un sourire gêné, comprenant après coup la naïveté de sa question.
-
Peux-tu estimer le temps qu'il te faudra ? demanda Vaï.
Lid haussa légèrement les épaules.
-
La journée peut-être...
-
Alors, quand tu reviendras, longe la rive vers l'ouest. Tu apercevras le village et on viendra te chercher.
Lid ne comprit pas très bien ces explications. Il supposa que la coutume voulait que l'on ne pénètre pas seul dans le village et se promit de suivre ces instructions. Il ne voulait pas choquer ses hôtes. Il leva la main en guise de salut et se mit en route.
* *
Pendant plusieurs heures il suivit les traces, traversant des forêts aux grands arbres dont les troncs faisaient au moins trente pas de circonférence. Il ne pouvait même pas distinguer les cimes tant elles étaient hautes.
Finalement, il trouva le pétusse au creux d'un rocher. Il avait usé ses dernières forces à se traîner là. Il était mort. Lid en fût content. Il ne tenait pas à affronter la bête. Le javelot était intact. Le bois de la hampe était bien un peu rayé mais rien de grave et il récupéra l'arme avec plaisir.
Il prit encore le temps de dépouiller la peau en prenant soin de ne pas l'abîmer. D'un joli beige clair, elle était très belle. La blessure du javelot ne se voyait pas trop. Il essuya le sang et roula le paquet pour le glisser dans son ballot. Puis il reprit le chemin du grand lac, obliquant légèrement vers l'ouest pour gagner du temps.
Le soleil était encore assez haut au-dessus de l'horizon quand il arriva à la rive qu'il commença à longer de son trot de chasse. Il voulait arriver avant la nuit et ne savait pas quelle distance il lui restait à parcourir.
De temps à autre, il jeta un regard rapide vers le lac. C'est ainsi qu'il aperçut le village, et il bloqua ses jambes de stupéfaction. Le village était sur le lac, à cinq cents pas au moins du bord !
Doucement il approcha de la rive, sous les arbres, pour mieux observer. Il distinguait les grandes huttes posées sur des troncs d'arbres taillés, sortant de l'eau... Le sol des huttes était à un bon pas au-dessus du niveau de l'eau! Comment était-ce possible ? Comment pouvait-on construire des huttes sur l'eau ?
Il resta longtemps, immobile, détaillant le village, comptant les huttes. Plus de soixante-dix, au moins ! Elles paraissaient reliées entre elles par des passages de bois reposant, eux aussi, sur des troncs d'arbres. Et des quantités de canots étaient attachés sous les huttes.
On voyait d'ailleurs plusieurs canots, au large. Mais la plus grande surprise vint ensuite. Le regard de Lid dériva sur la gauche et cette fois il tressaillit. Il venait d'apercevoir un immense canot, long d'au moins vingt pas, alors que les autres ne dépassaient guère cinq à six pas. Celui-là était très large, au moins trois fois la largeur de celui de Vaï. Et, au-dessus, Lid voyait une immense peau!
Exactement la forme des représentations des ancêtres, là-bas dans la galerie !
La peau était tendue, gonflée par le vent... En un éclair il comprit. C'est le vent qui poussait le canot ! Les hommes n'avaient rien à faire... Prodigieux. Voilà ce que voulait dire cette représentation des ancêtres. Ils avaient réussi à utiliser le vent...
A l'avant du canot, Lid distinguait un homme de chaque côté, armé d'une longue branche droite, qu'ils plantaient dans l'eau de temps à autre pour garder l'engin dans la bonne direction.
On aurait dit... Oui, il n'y avait pas un mais deux canots, fixés l'un à l'autre.
-
Es-tu Lid, étranger ? dit une voix à côté.
Il sursauta. Un jeune garçon, âgé d'une quinzaine d'hivers, était assis là.
-
Je t'attendais, reprit le garçon. Le canot est ici dit-il en montrant la rive du bras. Veux-tu me suivre ?
Lid hocha la tête. Fasciné par le village, il n'avait pas remarqué l'enfant, en arrivant. A gestes prudents, imitant son jeune guide qui se déplaçait dans le canot une main sur chaque bord, il se glissa à l'arrière et s'assit.
Le garçon prit une longue branche et commença à pousser l'engin vers le large.
***
L'esprit de Lid semblait fonctionner au ralenti. Les yeux fixés sur les flammes, il ne disait rien, perdu dans ses pensées. Il avait l'impression d'avoir pénétré dans un autre monde. Tout était différent, ici.
Les huttes étaient beaucoup plus grandes qu'il ne l'avait pensé. Et elles étaient divisées par des cloisons de bois. On communiquait d'un endroit à l'autre par des ouvertures fermées par des peaux qu'il fallait soulever. Vaï appelait ça des « pièces » ou des «chambres ». Et on lui avait donné l'une de ces «chambres » pour lui. Pour lui tout seul !
Il y avait aussi une autre « pièce » qui ne semblait appartenir à personne. Tout le monde s'y réunissait pour manger. Ce qu'ils appelaient la « famille ». Dans ce village, les enfants des épouses restaient avec celles-ci. On ne les confiait pas aux vieilles, comme il l'avait toujours vu. Non, ils restaient dans la hutte avec le guerrier, le « pêcheur » comme ils disaient. Et tous les enfants, garçons et filles mélangés ! Et les enfants jouaient ensemble, mangeaient avec les adultes et s'adressaient à eux sans crainte... Tous paraissaient heureux, satisfaits de cette vie !
Lid avait d'abord été choqué de cette organisation, puis il avait pensé qu'il devait d'abord apprendre avant de juger. Et il s'était aperçu que cette vie n'était pas désagréable. Les enfants ne manquaient pas de respect, ils savaient quand il fallait se taire, sans qu'on le leur rappelle. Et si l'un d'eux continuait, Vaï se bornait à lancer son nom d'une voix sèche. Aussitôt l'enfant baissait la tête en silence. Et la conversation reprenait, entre adultes.
Depuis une semaine qu'il vivait dans la « famille » il avait appris tant de choses qu'il avait de la peine à en faire le tour. Tout le village l'avait accepté sans formalité. Il n'avait pas dû passer devant le conseil des Chefs, comme il s'y attendait. Vaï l'avait simplement présenté à ses voisins. C'est tout. Le village entier paraissait être au courant de l'histoire du pétusse, mais personne ne lui avait posé de question.
Chaque soir, des hommes du village venaient, après le repas, bavarder avec la famille avant d'aller dormir. On distribuait alors ce qu'ils appelaient des « galettes ». Une étrange nourriture faite avec des graines pilées, mélangées à de l'eau et de la graisse et passées au feu. Les femmes faisaient circuler des « pots » d'une boisson fermentée, agréable, mais moins forte que celle que les guerriers buvaient au village.
Le premier soir, il avait sorti la corne de liniou qu'il avait toujours gardée et on y avait versé la boisson. Personne ne buvait au « pot », fait de terre cuite mais dans des petits pots que chacun apportait, en visite. Il y avait eu un silence quand il avait dévoilé la corne. On ne lui avait posé aucune question, mais il avait senti la curiosité. Alors il avait expliqué, raconté le combat. Mais sans parler de la galerie, bien sûr.
Aujourd'hui il n'y avait pas de visite. Les deux fils aînés de Vaï étaient partis en canot poser des pièges au large. Un pêcheur avait repéré des poissons, près d'une minuscule île, des poissons recherchés pour leur chair grasse, qui se conservaient particulièrement bien.
Le poisson ! Il commençait à en avoir assez... On mangeait toutes sortes de galettes de farine, au village et ça il aimait, mais le poisson à chaque repas...
Ses yeux quittèrent la grande pierre plate sur laquelle était installé le feu.
-
Demain j'irai chasser, dit-il, en regardant Vaï. Voudras-tu manger la viande ?
-
Bien sûr, fit l'autre, la viande est toujours un repas de fête ici, puisqu'il faut l'échanger contre du poisson à nos cousins de la rive.
Lid avait appris qu'une autre tribu était installée au bord du lac un peu plus loin, mais il n'y avait jamais été.
-
Est-ce que je pourrai t'accompagner ?
-
Tumak ! gronda Vaï en regardant son fils aîné. Lid sourit.
-
Pourquoi pas ? Si ton père t'y autorise, tu viendras avec moi.
-
Est-ce que tu ne vas pas chasser du gibier dangereux ? s'inquiéta la mère de l'enfant.
-
Juste un rangue, si j'en trouve, fit Lid.
-
Un rangue ! Mais c'est...
-
Allons, femme, ne te fais pas de souci, intervint Vaï, qu'est-ce qu'un rangue pour un chasseur qui a tué un pétusse ? Fais confiance à Lid, il ramènera ton fils en bon état...
Lid fut curieusement flatté de la remarque de Vaï. Jusqu'ici il avait été aussi maladroit qu'un jeune enfant. Sa part de travail, au village, était loin de représenter ce qu'il mangeait.
-
J'ai aussi un autre projet, commença-t-il d'une voix hésitante. Mais j'aurais besoin de ton aide, Vaï.
-
Parle, tu es mon ami.
-
Je... je voudrais construire une barque à voile. Cette fois, Vaï resta sans voix.
-
J'ai beaucoup réfléchi, poursuivit Lid en affermissant sa voix, je voudrais essayer quelque chose.
Longtemps Vaï le contempla en silence, comme s'il essayait de se faire une opinion. Il savait que Lid en connaissait maintenant suffisamment sur les embarcations pour se rendre compte de ce qu'il demandait. Un travail énorme, qui prendrait des dizaines de jours. Il faudrait d'abord choisir un grand arbre au tronc immense, l'abattre, puis le couper en sa longueur, et enfin creuser l'intérieur, au fer rougi à la flamme !
Pourtant Lid ne se lançait pas au hasard, Vaï avait eu le temps de s'en rendre compte, là-bas devant le pétusse, mais aussi au village. Il ne parlait jamais sans avoir réfléchi. Et c'est ce qui décida le pêcheur. Il hocha doucement la tête.
-
Bien, dit-il. Donne-moi seulement le temps de me mettre d'accord avec des amis pour qu'ils nous aident et pour qu'ils pêchent à ma place. C'est un long travail que de faire une barque. Il faudra aussi se procurer une toile pour la voile.
-
Pendant que tu prépareras cela je chasserai, dit Lid, et j'apporterai la viande aux cousins de la rive. Si je leur apporte de belles peaux, peut-être accepteront-ils de fournir une bonne voile ?
Cette fois Vaï fut certain que Lid avait beaucoup réfléchi à son projet, qu'il avait tout mis au point et il se rassura.
-
Je ne sais pas qui tu es, Lid. Mais tu es mon ami et je te fais confiance. Tu as le regard droit.
Sans l'avoir jamais entendue, Lid comprit cette expression et fut touché. Il se rendit compte qu'il avait beaucoup changé. Depuis qu'il avait quitté la tribu, bien sûr, mais aussi depuis qu'il était dans ce village du peuple-de-l'eau.