CHAPITRE V
Lid peinait. Il rapportait quatre cuissots de sor et deux grandes peaux, magnifiques. La chance était avec lui en ce moment.
Depuis quinze jours il quittait le village très tôt le matin, avant le lever du soleil, pour aller chasser. Pour la première fois de sa vie il ne chassait pas seulement pour la viande mais aussi pour les peaux. C'était la seule façon d'obtenir d'abord l'aide des hommes du village du peuple-de-l'eau mais également la grande toile, la « voile » pour la barque qu'il voulait construire. Le peuple-de-la-rive appréciait les belles peaux !
C'est ainsi qu'ils vivaient, en échangeant des choses. Et ils savaient fabriquer tant d'objets, dont il avait envie, qu'il lui faudrait beaucoup de peaux ! Mais dans l'ordre des choses c'était la voile le plus urgent.
Loin à l'ouest, il avait découvert un petit ruisseau. Des quantités de traces y menaient. Les animaux venaient y boire. C'était le meilleur endroit pour chasser. Il s'y était installé une cachette avec des arbustes d'où il pouvait lancer son javelot de près. Il fallait ensuite bondir pour achever la bête avec la hache.
Chaque jour il avait ramené une peau de sor et une ou deux de rangue ou de blass, plus petites. Mais jamais il n'avait eu la chance de tuer deux grands sors, comme aujourd'hui. Il avait découpé soigneusement les peaux avec le petit couteau et détaché les cuissots. Quatre étaient restés pendus à des branches où il les prendrait demain. Il ramenait ce qu'il pouvait aujourd'hui.
L'été semblait définitivement arrivé et il faisait chaud. Il transpirait beaucoup sous sa charge, en suivant le passage dans les hautes herbes.
Il stoppa en entendant les bruits de voix. On aurait dit des femmes. Il écouta, se rapprochant lentement. Oui, c'était bien ça. Un groupe de cinq ou six femmes ou jeunes filles qui ramassaient des petits fruits sur les buissons d'épineux. Elles avaient apparemment pris pour cible l'une d'entre elles qu'elles accablaient.
-
... maigre comme tu es, jamais un homme ne te demandera, Kil. Moi j'ai déjà deux garçons qui rôdent autour et Kinoun en a autant ! Toi, personne ne t'a jamais vue avec un garçon.
Une autre intervint, un peu plus loin.
-
Surtout que tu n'as pas de biens. A la fête de l'hiver, c'était toi la plus mal vêtue ! Et pour la fête de l'été ce sera la même chose, on ne te regardera même pas... Moi, ma mère me prépare une veste de rangue si fine qu'on verrait presque à travers.
Lid éprouva de l'agacement. Ces choses futiles... On aurait cru entendre de jeunes enfants... Pourtant elles étaient femmes, ou sur le point d'être épousées. Une voix partit, sur la droite, et il se détourna, faisant machinalement un pas pour voir celle qui parlait. C'était apparemment leur victime.
-
On ne mesure pas l'importance d'une personne au nombre de garçons qui tournent autour, dit-elle. Et si j'ai peu de biens c'est que mon père est mort, vous le savez. Autrefois il avait une belle terre mais ma mère a dû en céder une grande partie pour faire manger la famille, je ne lui en veux pas, je la remercie de son courage...
Lid écarta un buisson et resta figé sur place. A une dizaine de pas, une jeune fille se penchait pour ramasser des fruits. Elle était mince et pourtant harmonieuse. Ses cheveux étaient foncés, presque noirs. Mais quand elle se redressa et qu'il la vit de face il sentit une crispation au creux de la poitrine.
Il la trouva d'une beauté magnifique. Plus belle encore que Glika, autrefois. Ses traits étaient fins et parfaitement réguliers, sa bouche petite et bien dessinée. Mais c'était ses yeux les plus étonnants. Un regard noir et pourtant très doux, malgré la colère qu'il y lisait en ce moment.
Il resta là à la regarder sans faire un geste, incapable de parler. Droite, les épaules rejetées en arrière avec une sorte de fierté, elle soutenait son regard. Puis un demi-sourire monta à ses lèvres.
-
Tu es l'étranger du village des pêcheurs, n'est-ce pas ? dit-elle enfin.
Lid hocha la tête lentement. Puis il se ressaisit.
-
Et toi tu es Kil, je pense. Tes sœurs font assez de bruit pour qu'on vous entende de loin...
Il eut soudain une inspiration.
-
Où est ta maison, Kil ?
Elle parut surprise.
-
Au bout du village, près des parcs des animaux, pourquoi ?
-
Je viendrai te donner quelque chose, ce soir. Je le laisserai à la porte, tends l'oreille pour venir le chercher.
Puis il fit demi-tour avant qu'elle ait le temps de répondre, un peu comme s'il fuyait.
En arrivant au village, il se dirigea tout de suite vers une large place, près de la rive du lac. Les huttes n'étaient pas faites de bois, ici, mais de pierres ! Des pierres placées les unes sur les autres jusqu'au toit. Les trous entre les pierres étaient bouchés avec un mélange de paille et de terre séchée.
Sur cette place, chaque soir, les hommes du village se réunissaient avant de rentrer chez eux pour manger en famille. C'est à ce moment que les échanges s'effectuaient. Lid avait l'habitude d'y venir avec ses peaux.
Il se dirigea directement vers un petit groupe d'hommes, assis sur le sol.
L'un d'eux le salua.
-
Alors, Lid, as-tu fait bonne chasse, aujourd'hui ?
Il déchargea d'abord les cuissots puis étendit les peaux de sor. Le silence se fit. Puis l'un des hommes se leva et s'accroupit pour examiner de plus près les dépouilles.
-
Magnifique, dit-il enfin. Tu as tué ces bêtes seul ?
-
Bien sûr, fit le jeune homme surpris de la question.
-
C'était de grandes bêtes... dangereuses, sûrement, poursuivit l'autre.
-
La chasse est toujours dangereuse, lâcha Lid avec un mouvement d'épaules vaguement agacé. Il faut être prudent, c'est tout. Eh bien, est-ce que j'aurai la voile, maintenant ?
Plusieurs hommes hochèrent la tête silencieusement.
-
Oui, fit l'un d'eux. Le compte y est.
-
On m'aidera à abattre un grand arbre-à-barque, à amener ici la partie qui m'intéresse et on me donnera la toile pour la voile ?
-
Tu auras tout cela, reprit l'homme qui avait parlé. Et davantage si tu le désires. Les peaux que tu as apportées jusqu'ici sont très belles.
-
Des vêtements comme vous? demanda le jeune homme.
-
Oui.
-
Et des « bottes »?
-
Des bottes aussi.
-
C'est bien, fit encore le jeune homme, le marché est juste, ajouta-t-il en se souvenant de la phrase qui ponctuait régulièrement les discussions.
Les hommes hochèrent la tête pour montrer leur contentement, sensibles à la courtoisie de Lid qui leur avait montré ainsi sa volonté de suivre les usages du village.
Il les salua, reprit les cuissots et se dirigea vers la rive. Arrivé en face du village du peuple-de-l'eau, il fit de grands signes. Très vite il aperçut un canot qui se détachait des huttes pour venir le chercher. Il reconnut l'un des enfants des voisins de Vaï.
En le regardant pousser sur la perche pendant le trajet du retour, Lid revit mentalement une représentation de la galerie. Un homme utilisait un instrument bizarre. Un court bâton qui s'élargissait dans la partie entrant dans l'eau. Sur la paroi on voyait, Lid s'en souvenait parfaitement, plusieurs représentations de ce bâton. Certaines montraient un homme en train de construire l'un de ces bâtons, d'autres le même homme utilisant le bâton terminé.
Ce fut une sorte d'illumination pour lui. II venait de comprendre qu'à travers ces représentations les ancêtres avaient expliqué leur histoire ! Ils montraient comment fabriquer des choses ! Voilà pourquoi il y avait plusieurs représentations de chaque objet. Cette galerie montrait l'histoire des ancêtres.
Il fut ébloui par sa découverte. Quelles prodigieuses richesses de connaissances étaient représentées là-bas...
Une main lui secoua l'épaule.
-
Lid ? Tu ne descends pas ?
Le jeune garçon le regardait, intrigué.
-
Si... si.
Vaï apparut sur le ponton reliant sa maison à la voisine.
-
Te voilà, Lid ? Bonne chasse ?
Le jeune homme sourit, et souleva un cuissot de sot.
-
J'en ai quatre comme celui-ci. Et quatre autres sont encore près du ruisseau. On peut aller les chercher.
Vaï secoua la tête.
-
Cette fois on aura l'aide de trois pêcheurs au moins pendant une semaine, dit-il. Tu es un grand chasseur, mon ami.
-
Pas seulement, pas seulement ! fit Lid en riant. J'ai besoin d'un morceau de bois long d'un pas et demi, sais-tu qui aurait ça ?
-
Toi, tu m'étonneras toujours, mon ami. Enfin cette demande-là n'est pas difficile à satisfaire. Entre, je vais te chercher ça.
Une heure plus tard, Lid avait taillé, à coups de hache, une rame rudimentaire. Sans attendre de l'avoir complètement achevée, il embarqua avec Vaï dans un canot et alla se placer à l'arrière. Vaï ne disait pas un mot mais ses yeux brillaient d'excitation.
Lid repoussa le poteau et le canot s'éloigna. Alors le jeune homme fit appel à ses souvenirs pour empoigner la rame et la plongea dans l'eau, sur sa gauche, tirant fortement sur les bras. Aussitôt le canot obliqua vers la droite. Lid refit une tentative... même résultat.
Il retira la rame et se mit à réfléchir. Voyons, sur la paroi l'homme tenait bien la chose de cette façon et sur les autres représentations... Voilà... il se souvenait, maintenant. En sortant de l'eau la chose n'avait pas la même position qu'à l'entrée. Cela voulait forcément dire que pendant l'effort l'homme faisait décrire un mouvement à ses poignets.
Lid refit un essai, doucement, en tournant les poignets vers l'extérieur... Il lui sembla que le canot avait avancé. Mais il avait gardé les yeux fixés sur l'objet alors il recommença une fois... puis une autre... une autre encore.
-
Lid... Lid mon ami !
Il releva la tête. Vaï le regardait, un immense sourire fendant son visage.
-
Lid, te rends-tu compte de ce que tu viens de faire ?... Tu nous as donné la possibilité de sillonner le grand lac ! Plus besoin de nos perches pour toucher le fond. Avec ton instrument on peut aller jusque dans les hauts fonds avec les canots ! On pourra aller pêcher au milieu du lac, là où les grands poissons séjournent ! Lid, tu es le plus grand pécheur du village ! Je t'en prie, montre-moi comment tu fais...
Lid éclata de rire, heureux comme un enfant.
-
Mais ce n'est pas moi...
-
Pas toi quoi ?
Il allait dire « pas moi qui ai inventé cette chose prodigieuse ». Mais non, ce n'était pas possible d'avouer cela. Il aurait fallu parler de la galerie et ça, il sentait confusément que ce n'était pas souhaitable.
Val passa à l'arrière en se glissant dans le canot et suivit les instructions de Lid. En quelques secondes il avait compris le coup de poignet et le canot se mit à filer sur l'eau, contournant le village.
-
Hé ! regardez tous... Ho ! venez voir, se mit-il à hurler. Regardez ce que mon ami a inventé... On n'a plus besoin de perches, regardez, je vais où je veux !
Les pontons se peuplaient de monde. Des enfants se mirent à hurler. C'était un vacarme épouvantable.
Lid se retourna vers Vaï en se penchant pour se faire entendre.
-
Je dois retourner au village-du-bord, j'ai quelque chose à porter, veux-tu m'y conduire ?
-
Tout ce que tu veux, mon ami, tout ce que tu veux ! Et, tu sais, Lid, je suis sûr que ta barque sera formidable !
Un moment plus tard, Lid sautait sur le sable de la rive, la peau de pétusse roulée sous le bras. Elle était parfaitement tannée, à la fois mince et souple, une merveille.
Rapidement il se dirigea vers les parcs aux animaux. Il faisait nuit, maintenant, et il hésitait sur le chemin à suivre. Il avisa un vieillard sortant d'une maison, à droite, et l'interpella.
-
Vieil homme, sais-tu où demeure Kil, la jeune fille ?
Le vieux resta un instant silencieux, puis dit :
-
La maison la plus près des parcs, jeune homme, droit devant toi.
Lid salua l'homme et continua. Bientôt il arrivait aux parcs et repéra tout de suite la petite « maison », comme disaient les habitants du village. De la lumière passait sous la porte. Il se pencha et déposa la peau devant. Il s'éloignait quand il songea que son cadeau pourrait bien disparaître avant que la jeune fille ne le trouve.
Il revint sur ses pas, indécis, et se décida à frapper à la porte avant de partir. Il levait la main quand une voix s'éleva, derrière lui.
-
Que veux-tu jeune homme ? Entre donc, cette maison est accueillante.
C'était le vieil homme à qui il avait demandé son chemin un peu plus tôt. Ennuyé, Lid se retourna pour répondre au moment où la porte s'ouvrit, découpant la silhouette de Kil...
Cette fois, Lid fut très gêné. Il avait voulu déposer son cadeau discrètement et voilà que tout le monde était au courant ! II eut l'impression de rougir... Ça ne lui était pas arrivé depuis son enfance.
-
Oh ! c'est toi, Lid.
La voix de la jeune fille ajouta encore à son trouble et il ne sut quoi dire.
-
Qu'est-ce que c'est ?
Le vieillard avait ramassé la peau et la tendait vers la lumière, à l'intérieur !
-
C'est... juste un cadeau pour Kil, bredouilla le jeune homme qui avait de plus en plus envie de s'enfuir.
-
Un cadeau, oh... alors prends-le, Kil, et toi, entre, jeune homme, poursuivit le vieillard en poussant doucement le jeune homme à l'intérieur.
La « chambre » n'était pas très grande. Au milieu se dressait une pièce de bois, peu épaisse, tenue horizontalement par quatre poteaux. Une « table » probablement, Lid avait entendu parler de ça. Et les choses, là, devaient être des « bancs », pensa-t-il.
Une femme s'était levée à leur entrée. Elle ressemblait à Kil dont elle avait la même petite bouche. Sa mère probablement. Et les trois enfants qui jouaient plus loin devaient être ses frères et sœurs.
-
Sais-tu, jeune homme, que tu es le premier à apporter un cadeau à Kil ?
Lid en fut confusément content. Il avait de la peine à se concentrer, encore surpris de la tournure que prenaient les choses.
-
Grand-père, tu parles trop ! gronda la voix furieuse de Kil, quelque part à côté.
Le vieillard sourit à Lid.
-
Vois comme cette enfant est mal élevée, dit-il. As-tu jamais entendu une jeune fille s'adresser ainsi à un homme ? C'est bien normal qu'aucun jeune homme n'ait franchi la porte de cette maison, et je te trouve bien courageux... ou inconscient !
Kil posa si brutalement le pot qu'elle apportait que la mua mousseuse gicla par-dessus le bord... Ses yeux jetaient des éclairs de colère et Lid se sentit bizarrement ému. Il avait vu le manège du vieillard et comprenait que celui-ci ressentait une grande affection pour la jeune fille. Ce devait être une sorte de jeu, entre eux, mais ce soir elle le prenait mal.
-
Bien... vous devez avoir à bavarder, fit encore le vieil homme en se détournant, je vais m'installer plus loin.
Kil s'assit brutalement devant la table, les yeux baissés vers ses mains qu'elle serrait rageusement. Lid ne savait quoi dire et le silence s'installa, gênant.
Le jeune homme était sur le point de se lever quand Kil détourna le regard du côté de la peau, toujours roulée, qu'elle avait posée sur la table. Elle avança la main et commença à dérouler le paquet. Lorsque les poils apparurent et qu'elle eut découvert qu'il s'agissait d'une peau de pétusse, elle poussa un cri d'admiration.
Sa colère avait disparu d'un seul coup. Elle se leva rapidement et drapa la peau sur elle.
-
Mère, mère, appela-t-elle, regarde cette peau!
Sa mère apparut et se figea. Elle approcha enfin et elles tournèrent la fourrure aux poils ras, en approchant des deux lampes à huile posées dans un coin.
Le visage de Kil était maintenant illuminé de joie.
-
Imagine, disait-elle à sa mère, la tunique que je vais me faire ! Aucune fille du village n'a jamais eu cela. Une peau de pétusse, rends-toi compte...
Revenant vers Lid, la jeune fille s'assit en face de lui.
-
C'est un cadeau magnifique, Lid. Je te remercie.
-
Eh bien... je suis content qu'il te plaise...
Lid aurait préféré se trouver en face d'un sor furieux. Il n'était pas habitué à ces relations entre les individus. Dans la tribu, autrefois, les choses étaient bien différentes. Garçons et filles étaient séparés dès l'enfance. Ils ne se retrouvaient qu'après la puberté, quand ils commençaient à être tracassés par le sexe. Et dans ces cas-là les filles savaient tout de suite où les garçons voulaient en venir. Si elles étaient d'accord elles le disaient carrément. Après, il suffisait de s'éloigner des huttes...
Ici garçons et filles, hommes et femmes vivaient ensemble et semblaient obéir à un code compliqué que le jeune homme connaissait mal. Vaï avait commencé à lui expliquer les subtilités de certaines relations, mais rien qui concernait filles et garçons.
Bien sûr, il avait eu envie de faire ce cadeau à la jeune fille, mais c'était surtout par réaction contre les autres, là-bas, dans le bois, qui disaient des méchancetés. A ce moment il n'avait pas encore reçu le choc de son regard ! Et maintenant il ne savait plus où il en était. L'impression d'être mêlé à un jeu dont il ne connaissait ni les règles ni les aboutissements éventuels.
Si, pourtant, il savait au moins une chose : qu'il avait envie de la voir encore sourire. Comme en ce moment où tout son visage s'illuminait, où il devenait tout entier sourire. Et aussi retrouver cette douceur dans son regard.
Il eut encore l'impression de rougir, le sentiment que ses pensées se voyaient sur son propre visage et il songea une nouvelle fois à fuir... Il se conduisait comme un gosse !
Kil avait rempli un gobelet de terre et lui tendait, comme le voulaient les coutumes de l'hospitalité. Il but longuement, et lentement pour gagner du temps, s'apercevant au passage qu'il avait soif.
Le grand-père de Kil approcha de la table sur laquelle il posa un objet étrange, le temps d'examiner à son tour la peau. Quand le vieillard se tourna vers Lid pour lui faire compliment il aperçut le jeune homme comme fasciné, les yeux fixés sur l'objet posé près du pot de mila.
-
Qu'est-ce que c'est ? dit Lid d'une voix blanche.
-
Quoi ?
-
Ces signes, là, dit le jeune homme en montrant l'objet du doigt. Ces signes alignés... qu'est-ce que c'est ?
Le vieillard regarda longuement Lid avant de répondre.
-
Ce sont des lettres ! Un langage écrit, un code qui permet de conserver la parole.
-
Et... tu comprends ces signes, vieil homme ? Le regard de Lid avait pris une telle densité que Kil approcha.
-
Que se passe-t-il ?
Il continuait à regarder le vieillard qui commença à sourire légèrement.
-
Je me demande si cette journée n'est pas effectivement exceptionnelle, dit-il moqueusement. Serais-tu intéressé, jeune Lid ?
-
Oui, oui !
-
Pourquoi? Aurais-tu déjà vu de ces signes? Le visage de Lid se ferma.
-
Pourquoi cette question ? demanda-t-il d'une voix sèche, sans que son angoisse intérieure se vit sur son visage.
-
Oh, simplement parce que je suis le dernier homme-qui-lit de ce village. Depuis plus de trente ans personne n'a voulu que je transmette ma science.
Un homme-qui-sait ! Lid ignorait qu'ici également il y avait un homme-qui-sait.
-
Parce que tu pourrais enseigner à comprendre ces signes ?
-
Non seulement à les comprendre mais aussi à les tracer, oui.
-
Tu... tu pourrais me l'apprendre à moi ?
-
Ne te moque pas, jeune Lid... je suis vieux. Partout j'ai cherché un enfant à qui apprendre le langage des Anciens, mais qui se soucie des Anciens, maintenant ?
Lid se pencha au-dessus de la table et prit le bras du vieux.
-
Moi je veux apprendre, je veux, vieil homme ! L'autre baissa la tête en silence. Quand il la releva il avait repris son expression, vaguement ironique.
-
Alors c'était vrai, c'était bien une journée exceptionnelle ! Le premier jeune homme venait faire un cadeau à Kil et pour moi un élève... je ne sais ce qui a le plus d'importance.
-
Grand-père... !
Cette fois la voix de la jeune fille n'était pas fâchée. Elle le regardait avec beaucoup de tendresse.
-
Peux-tu commencer tout de suite, vieil homme ?
Cette fois le vieillard fut stupéfait.
-
Ça alors... es-tu si impatient de t'instruire ? D'ailleurs Kil ne me pardonnerait jamais d'avoir gâché sa première visite.
-
Grand-père ! Es-tu toujours obligé de rappeler que je n'ai jamais eu de visite ? Que va penser Lid ?
Maintenant le jeune homme s'amusait franchement. Il était tellement heureux de ce qui venait de se passer que sa gêne avait disparu.
-
Je penserai que les jeunes gens de ce village sont tout à la fois des aveugles et des imbéciles, dit-il d'un ton joyeux.
Kil et son grand-père se tournèrent d'un seul mouvement de son côté, ahuris.
-
Eh bien, tu ne parles pas beaucoup, jeune Lid, mais lorsque tu fais un compliment... Moi-même je n'aurais pas mieux dit !
-
C'est parce que tu as ta petite fille sous les yeux chaque jour, vieil homme, alors que je la vois pour la première fois.
-
Eh bien... eh bien...
Maintenant c'est Kil qui était rouge comme une fleur de pal. Et son grand-père partit d'un long rire.
-
Lid, commença-t-elle, ce n'est pas loyal... je ne suis pas habituée à entendre toutes ces choses...
-
Je n'étais pas habitué non plus à les dire, répliqua le jeune homme.
-
On ne le dirait pas, à t'entendre. Tantôt tu étais plus silencieux...
-
C'est parce que je suis heureux.
-
Heureux de quoi exactement ? De me rendre visite ou d'apprendre le langage des signes ?
-
Ne peut-on être heureux de deux choses à la fois ? dit-il d'un ton railleur.
-
Lid... tu es aussi impossible que mon grand-père ! Et je ne croyais pas qu'il puisse être égalé !
Elle avait l'air si sérieux en disant cela que Lid fut inquiet, ce que son visage trahit aussitôt. Elle le vit immédiatement et avança vivement d'un pas, posant une main sur le bras du jeune homme.
-
Oh, Lid, ne le prends pas mal... j'ai tant d'affection pour mon grand-père...
Elle n'en dit pas plus mais il avait compris et mentalement terminé la phrase. Les yeux de la jeune fille ne quittaient pas les siens et il avait l'impression d'avoir quitté la pièce, d'être ailleurs, seul en face de ce regard étrangement doux et fort à la fois.
-
Mmmmm... Lid a eu une rude journée, à ce que je sais, dit le vieillard...
Lid comprit et recula d'un pas, comme pour se mettre à l'abri de la jeune fille. Elle comprit le geste et sourit.
-
Quand reviendras-tu, Lid ?
Il se tourna du côté de son grand-père.
-
Mes journées sont très occupées, vieil homme, j'ai un projet important, tu le sais peut-être. Crois-tu que je pourrais venir le soir pour que tu m'apprennes le langage des signes ?
Le vieillard sourit ironiquement.
-
Et du même coup tu verrais Kil, n'est-ce pas?
-
Vieil homme je ne pensais pas à Kil, je te le jure...
-
Merci ! lança la jeune fille.
-
Je voulais dire que...
-
Kil, n'accable pas ce garçon, il est mon élève et je dois le soigner.
-
Boff... sauras-tu lui apprendre.
-
Comment, si je saurai, mais bien sûr que je saurai !
Il avait pris feu et levait le poing pour souligner ses paroles. Lid hocha la tête en les regardant. Avec ces deux-là la maison devait être animée...
-
Que-la-nuit-soit-paisible, dit-il en gagnant la porte, utilisant machinalement la formule habituelle de sa tribu.
Kil se précipita pour ouvrir la porte et sortit un instant avec lui.
-
C'est vrai que tu veux apprendre, n'est-ce pas, Lid ? Ce n'était pas seulement pour lui faire plaisir ? Tu comprends, ce serait une terrible déception pour lui...
Elle lui avait pris la main et levait un visage inquiet.
-
J'ai autant envie d'apprendre que de te revoir, répondit-il doucement.
Sans très bien se rendre compte de ce qu'il faisait il se pencha et posa doucement ses lèvres sur la pommette de la jeune fille. Puis il recula d'un pas et s'éloigna. Elle n'avait pas bougé quand il se retourna vingt pas plus loin... Mais il ne pouvait voir son visage, les yeux à demi fermés, comme si elle goûtait une grande joie.
**
Toute la population du village-de-l'eau était là. Elle avait déserté les huttes sur pilotis pour gagner la rive, près du chantier où les hommes avaient construit la barque.
Une barque qui avait provoqué de nombreux commentaires. Il y avait ceux qui étaient persuadés que l'engin n'irait pas loin, une fois posé sur l'eau, et ceux qui faisaient confiance à Lid depuis l'épisode de la rame.
On voyait aussi un certain nombre d'habitants du village-de-la-rive, venus en curieux. Il faut dire que le jeune homme était devenu populaire chez eux depuis qu'il était l'élève de Masopo, le grand-père de Kil. Le vieil homme était aimé et très écouté dans le village.
Bref il y avait foule.
Vaï avait pris la direction des opérations en suivant les indications de son ami, comme il le faisait depuis un mois que les travaux avaient commencé.
Lid avait épuisé sa mémoire à se rappeler chaque détail des représentations de la galerie. Il avait fait creuser le demi-tronc, énorme puisqu'il faisait trois pas de diamètre au moins. Jusque-là rien ne changeait les habitudes, sauf peut-être le fait d'avoir taillé l'avant de la future barque en pointe, avant de commencer à creuser, et coupé l'arrière droit. La coque n'avait guère plus d'un demi-doigt d'épaisseur, ce qui était nettement plus mince que les autres barques.
Ensuite Lid avait fait couper deux jeunes troncs sur une longueur de quatre pas. Ceux-ci avaient également été creusés. Mais une fois terminés Lid les avait couverts de peaux tendues, mouillées et séchées au soleil avant de les badigeonner de résine.
Enfin deux longues planches étroites avaient été fixées verticalement sur chaque bord de la barque elle-même, descendant jusque sous la coque, avant de placer de longues perches en travers de celle-ci. Peu à peu l'engin avait acquis sa forme définitive la barque proprement dite était située entre deux coques parallèles, tenues par les perches, à trois pas de distance.
A l'arrière de la barque était installée encore une planche plongeant dans l'eau lorsque l'engin y serait lancé. Cette planche pivotait vers la droite et la gauche.
Quant à la voile, elle était très grande et triangulaire, comme une aile d'oiseau très élargie à sa base. Pour l'instant, elle était roulée le long d'une perche pouvant être hissée au sommet du mât.
Les hommes avaient placé des gros rondins de bois sous la coque pour l'amener jusqu'à l'eau. Tout était prêt.
-
Vaï, dit l'un des pêcheurs, ça n'ira pas, regarde, le vent vient de gauche il ne pourra pas pousser la barque.
Vaï l'avait bien remarqué lui aussi et se faisait beaucoup de soucis. Lid ne connaissait pas encore grand-chose en navigation et son ami espérait, sans trop y croire, que le jeune homme allait reculer le moment du lancement. Il s'approcha.
-
Lid... as-tu vu d'où venait le vent ? murmura-t-il doucement.
-
Bien sûr... allez, ne t'inquiète pas, je suis certain que tout ira bien.
En fait, il n'était sûr de rien et se sentait tendu. Il n'avait pas été manger avec les autres tout à l'heure, déclarant qu'il avait encore des choses à vérifier. Il n'aurait rien pu avaler !
En se tournant, Lid aperçut Kil, un peu plus loin. Il était heureux qu'elle soit là et le regrettait en même temps. Si jamais rien n'allait...
-
Bon, allez, on y va, dit-il d'une voix rauque. Vaï hocha la tête et fit signe aux hommes de se mettre en place.
Un curieux silence se fit, comme si l'assistance sentait qu'il se passait quelque chose de nouveau, d'exceptionnel.
La barque commença à avancer vers l'eau.
-
Doucement... doucement, criait Vaï.
L'eau.
L'avant y pénétra lentement, s'enfonçant progressivement. Un instant Lid crut que la barque allait continuer ainsi jusqu'au fond... mais non, ça se redressait.
Et d'un seul coup, roulant sur les rondins, l'engin tout entier fila vers la surface... et se mit à flotter légèrement !
Le silence parut s'intensifier et éclata sous les hurlements de la foule ! La barque reposait sur la coque principale et le flotteur de droite, l'autre étant hors de l'eau, un demi-pas au-dessus de la surface.
Une claque dans le dos poussa Lid en avant.
-
Il flotte... il flotte, braillait Vaï dans ses oreilles.
-
Ça, c'est bien le moins, murmura Lid, tout reste encore à faire.
-
Quoi ? interrogea Vaï qui n'avait rien entendu avec le vacarme.
Lid secoua la tête.
-
Rien, rien, fais embarquer les hommes. Le visage de son ami s'assombrit.
-
Tu veux vraiment essayer la voile maintenant ?
-
Il le faut... ou alors ça ne voudra rien dire.
Toute joie envolée, Vaï fit signe aux deux hommes qu'il avait désignés auparavant de grimper à bord. Ils obéirent sans grand enthousiasme, vaguement ennuyés de participer à un échec. L'un d'eux se baissa pour ramasser une perche.
-
Non, lança Lid, pas de ça... on n'en aura pas besoin.
L'autre s'inclina en secouant la tête et entra dans l'eau pour se hisser prudemment dans la barque. Celle-ci se balança, passant d'un flotteur sur l'autre sans aucun autre phénomène. La stabilité de l'embarcation était stupéfiante et un nouveau silence s'installa. Les pêcheurs étaient impressionnés. Eux savaient combien les barques, en général, étaient d'un équilibre fragile. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'on en accolait deux bord à bord : pour éviter de se renverser. Mais cet engin-là, avec ces deux étranges coques-flotteurs sur les côtés, paraissait ne pas pouvoir se renverser ! C'était une formidable invention...
Vaï entra dans l'eau jusqu'aux hanches et fixa la planche de l'arrière, celle qu'on manœuvrait depuis l'intérieur de la barque avec une branche taillée, de deux pas de long. Puis il monta à son tour, tendant la main à Lid.
Un homme, dans l'eau jusqu'aux épaules, tenait l'avant de l'embarcation.
Lid empoigna la longue branche horizontale, à l'arrière, et ordonna
-
La voile, Vaï, fais monter la voile.
Le visage crispé, Vai commença à tirer sur une épaisse lanière et la grande toile s'éleva doucement vers le sommet du mât en se dépliant.
Lid saisit une longue lanière fixée à l'angle inférieur droit de la toile.
La voile se gonflait, maintenant. Le vent n'était pas véritablement fort, mais régulier. Se souvenant des représentations, Lid tira sur la lanière pour faire pivoter la voile en travers du vent...
L'embarcation s'inclina à droite et ce flotteur-là enfonça un peu, stoppant le mouvement. Aussitôt la barque s'ébranla...
Chacun s'attendait à la voir dériver vers la droite, poussée par le vent, comme c'était toujours le cas dans ces conditions.
Pourtant on aurait dit... Un murmure traversa la foule... La barque partait droit devant elle !
Et elle semblait accélérer son allure au fur et à mesure où Lid tirait sur la lanière commandant l'orientation de la voile !
Un formidable « OH ! » de stupéfaction jaillit des spectateurs restés sur la rive, qui enfla encore quand on vit Lid braquer la branche horizontale vers la droite...
La barque tournait sur sa gauche... vers le vent, poursuivait sa trajectoire et revenait vers la rive !
A bord, l'excitation était extraordinaire. Vaï et les deux hommes parcouraient la barque, cherchant par quelle manœuvre prodigieuse une pareille performance était possible.
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Par là... par là, criait Vaï en montrant du bras une route parallèle à la rive, tu crois que tu peux, Lid ?
Lid poussa sur la branche et, docilement, l'embarcation vira. Tout de suite, le vent venant maintenant de derrière, la vitesse s'accrût considérablement. Sur la rive, beaucoup d'hommes s'étaient mis en marche pour rester à sa hauteur.
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Tu te rends compte, Lid... tu te rends compte ? disait l'un des deux hommes d'équipage, penché au-dehors, à l'avant de l'embarcation.
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Jamais on a vu une barque aller aussi vite avec un vent pareil, faisait l'autre.
Des canots avaient tenté de suivre, à la rame, mais ils étaient distancés malgré leurs efforts.
Dans la tête de Lid, c'était la tempête. Il faisait des efforts pour comprendre ce qui se passait. Une phrase résonnait sans relâche « J'ai réussi, les Ancêtres avaient raison »... Il ne se rendait pas très bien compte de ses propres mouvements, se bornant à obéir quand Vaï lui demandait de changer de cap.
-
Sais-tu qu'on pourra aller pêcher dé l'autre côté du lac chaque jour ? disait maintenant son ami. Ah ! Lid, Lid, tu es un génie !
Le jeune homme éclata de rire et recouvra ainsi sa lucidité. Un grand bonheur l'envahissait, maintenant, qu'il goûtait intensément. Pour la première fois peut-être il pensait qu'il avait bien fait de quitter la tribu. Et il éprouvait une folle admiration pour les Ancêtres qui avaient su inventer ces machines stupéfiantes.
Depuis un moment, Vaï lorgnait du côté de Lid. Le jeune homme finit par comprendre.
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Tu veux diriger ?
L'autre bondit presque jusqu'à l'arrière ! Lid ne comprenait pas les raisons justifiant les manœuvres qu'il exécutait. Il se bornait à imiter ce qu'il avait vu là-bas dans la galerie. Pour changer de cap, par exemple, il prenait soin de revenir vers la direction du vent, sans savoir pourquoi.
Il dirigea l'embarcation vers le beau milieu du lac et commença à enseigner ses connaissances à son ami, attentif. Très vite, Vaï sut la manœuvrer. Son expérience de pêcheur lui faisait comprendre ce qui n'était pas exprimé.
Lorsque les deux autres pêcheurs eurent également appris à utiliser le vent, Lid reprit sa place et fit demi-tour. Pour rentrer au village, qu'on ne distinguait même plus maintenant tant il était loin, il dut faire appel à la dernière des connaissances venant des représentations.
Il revoyait parfaitement les différentes scènes et entreprit une longue traversée qui les éloignait du village, mais qui permettait encore d'utiliser le vent. Puis, au bout d'un long moment, il vira pour commencer une autre traversée toujours éloignée du village, mais de l'autre côté par rapport à celui-ci.
Au début, les hommes ne comprirent pas. Puis ils se rendirent compte que la barque se rapprochait bien du village et, cette fois, leur stupéfaction fut sans bornes.
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Mais enfin, comment as-tu eu l'idée de cette manœuvre, toi qui navigues depuis si peu de temps ? demanda l'un d'eux.
Ennuyeux, ça. Lid ne voulait pas parler de la galerie, évidemment. Il n'avait pas encore pris de décision définitive à son sujet mais il sentait qu'il fallait garder le secret. Pris de court parce que personne ne lui avait encore posé une question de ce genre, il eut une illumination. As-tu gravi une haute montagne ? dit-il. L'autre eut un haussement d'épaules.
-
Une montagne, non, mais des pentes raides, oui.
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Dans ce cas tu devrais comprendre. On ne se dirige jamais droit vers le sommet, souviens-toi. Au contraire on va d'abord d'un côté, puis de l'autre. Mais à chaque fois on se rapproche du sommet ! Et plus la pente est dure plus on écarte sa route du sommet pour avancer sans trop d'effort. C'est la même chose ici. Le vent vient de la direction du village. C'est un peu le sommet d'une montagne. On le rejoint en faisant des crochets.
Vaï écoutait en silence, regardant son ami d'un air de dire « comment n'avais-je pas remarqué autant de génie chez lui ? » Lid lui sourit gentiment.
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Vaï... l'hiver sera bientôt là. Les poissons se retirent dans les profondeurs à cette saison, je crois ?
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Hein ?... fit l'autre, tiré de ses réflexions, oui, c'est juste, oui.
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C'est-à-dire qu'ils vont vers le milieu du lac, non ?
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Vers le milieu, oui.
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Avec cette barque, il sera possible de s'y rendre chaque jour. La nourriture sera moins difficile à se procurer cette année... Tu le sais, je ne suis pas un pêcheur. Mon domaine serait plutôt la forêt et la chasse. Mais cet hiver je veux continuer à apprendre avec Masopo. Mes progrès sont très lents et je veux maintenant consacrer mes journées à l'étude, comme le vieil homme...
Il s'interrompit, jetant un œil à la grande voile, bien tendue.
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... Personne mieux que toi, reprit-il, ne saurait utiliser cette barque. Je te la donne, Vaï.
-
- A... moi ?
Au village-de-l'eau, il y avait plusieurs barques. Une dizaine environ. Mais une seule appartenait à une famille. Les autres avaient été construites par plusieurs hommes, mettant leurs richesses en commun. Ce cadeau faisait de Vaï l'un des hommes les plus riches du village et il avait de la peine à assimiler ce qui lui arrivait.
-
A toi, oui, fit Lid. Lorsque je suis arrivé au village, tu m'as accueilli sans poser de questions, tu as partagé tes biens avec moi, tu m'as offert un abri...
-
Mais tu nous avais sauvés ! le coupa Vaï.
Lid eut un geste rapide de la main, comme pour souligner que ça n'avait pas vraiment d'importance. Il continua :
-
Tu m'as appris beaucoup de choses... Dans mon village, les chasseurs ne sont pas aussi généreux...
C'était la première fois que le jeune homme parlait de ses origines. Les trois hommes se firent attentifs.
-
... En vérité, mon village est sauvage, et violent, poursuivit-il, songeur. Ici, au contraire, j'ai trouvé... Enfin peu importe, j'ai décidé de te donner cette barque. J'ai eu beaucoup de joie à la construire, c'était important à mes yeux, mais je ne saurais pas l'utiliser comme toi. Alors, prends ma place, dès maintenant !... Quant à vous, poursuivit-il à l'intention des deux hommes, assis plus loin, vous avez participé au travail depuis le début. Je vous propose de construire les barques que le village va vouloir fabriquer, comme celle-ci. Vous deviendrez assez riches pour vous en faire une pour vous, après l'hiver. A moins que vous préfériez continuer à en construire pour les autres, c'est à vous de choisir... Et, surtout, ne dites plus rien ! Vous ne me devez rien, au contraire, c'est moi... malgré les apparences !
Lorsqu'ils arrivèrent au village, la nuit venait de tomber. Vaï amarra la barque devant sa hutte et la regarda un long moment, pendant que les deux hommes regagnaient leur ponton. Une sacrée soirée en perspective à raconter dans le détail les prouesses de l'après-midi !
Lid posa la main sur l'épaule de Vaï.
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Allez, viens manger, tu auras tout le temps de l'admirer.
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Tu n'es pas pêcheur, Lid, jamais tu ne pourras réaliser ce que représente cette barque pour nous et surtout pour ma famille.
* *
-
J'aurais pensé que tu resterais avec tes amis pêcheurs, ce soir, dit Masopo quand le jeune homme arriva, plus tard, dans la petite maison.
Lid secoua la tête en s'asseyant à la grande table, comme il le faisait tous les soirs.
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Je veux savoir lire et écrire à la belle saison, vieil homme. Je n'ai plus que l'hiver pour ça. Je dois faire vite.
Masopo s'assit en face et le regarda, perplexe.
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Tu m'étonnes, jeune Lid. Une journée de gloire comme celle-là... On dirait que tu as oublié ta barque ?
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Ce n'est pas « ma » barque, vieil homme, je l'ai donnée à mon ami Vaï.
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Tu l'as... donnée !
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Je ne suis pas pêcheur, fit Lid en haussant les épaules. Ce qui était important pour moi, c'était de la construire et que tout fonctionne. Le reste...
Le regard de Masopo devint curieusement fixe.
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Tu es un étrange garçon, jeune Lid, dit-il d'une voix lente. Qui es-tu vraiment ? Je sens en toi des choses incompréhensibles, mystérieuses.
Lid leva vivement la tête.
-
Est-ce que tu te méfies de moi ?
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Je ne sais pas, répondit Masopo d'un ton indécis, pas vraiment. Encore que ta hâte à vouloir apprendre soit étrange à mes yeux. Je n'ai jamais entendu parler d'un jeune aussi désireux que toi d'être instruit. Et je me pose des questions. Pourquoi ?
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Pour Kil ? tenta Lid.
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Non, fit le vieillard. Oh ! je vois bien comment tu la regardes, et je la vois, elle, quand tu n'es pas là ! Mais ce n'est pas la raison, j'en suis certain. Tu pourrais venir ici sans avoir besoin d'une explication, et tu le sais. Non, ce n'est pas cela.
Lid était crispé. Il était impossible de tromper vraiment le vieillard. Il pensait trop bien.
Non, il fallait lâcher un peu de vérité. Il allait parler quand Masopo reprit la parole.
-
Et cette nouvelle barque, extraordinaire, dit-on. Tu ne connaissais rien de la navigation en arrivant, comment as-tu pu inventer une chose aussi exceptionnelle ? Quels pouvoirs détiens-tu, Lid ?
Le jeune homme nota que l'autre ne l'avait pas appelé « jeune Lid » comme il le faisait toujours, avec un brin d'ironie. Et il en fut peiné. Il vit dans cette omission la marque de la méfiance du vieillard.
Puis ses pensées dérivèrent en étudiant les derniers mots, « quels pouvoirs ». Des pouvoirs ?
Une excitation intense monta en lui. Voilà ce qu'il avait toujours pressenti sans comprendre véritablement. Le vieillard l'avait mis en lumière.
La galerie... Elle contenait sûrement le récit de l'Histoire des Ancêtres. En construisant une nouvelle barque à l'image de celles des parois, là-bas, il avait prouvé la fabuleuse puissance qui résidait dans ces représentations !
Il fallait absolument réfléchir à tout ça.
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Vieil homme, crois-tu que je veuille du mal aux villages ? Je te jure que je n'avais aucun but en venant ici. Seulement l'envie de vivre en paix. Je n'ai pas changé... Ce que tu viens de dire me trouble et je voudrais réfléchir.
Il se leva.
-
Permets-moi de revenir dans un moment, vieil homme. Il faut vraiment que j'y voie clair dans mes pensées.
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Cette maison t'est toujours ouverte, tu le sais.
Lid se dirigea d'instinct vers la forêt, sans se rendre compte que dès son entrée sous les grands arbres il avait posé la main sur sa hache qu'il gardait toujours à la ceinture. Il trouva bientôt un endroit qui convenait et s'assit.
Voyons, que représentaient ces pouvoirs ? La nouvelle barque allait améliorer la vie du village-del'eau. Les habitants seraient moins esclaves de leurs amis de la rive, pendant l'hiver, une fois les provisions de poissons séchés épuisées.
Il y avait certainement d'autres secrets plus extraordinaires dans la galerie. Que se passerait-il quand il livrerait les secrets aux villages ? Lid eut l'intuition que tout n'irait pas aussi bien qu'il le supposait à première vue.
Quoi ? Des jalousies ? Peut-être bien, oui, s'il se souvenait de la tribu, c'est exactement ce qui risquait de se produire. Alors que faire ? Garder tout ça pour lui ?
Non, ce n'était pas une solution. Il faudrait... tout donner à tout le monde, aux deux villages. Voilà comment éviter les jalousies. Quand tout le monde a la même part de richesse, aucune raison d'envier le voisin. Et ces gens n'étaient pas violents. Lid n'avait aucune ambition personnelle, il n'éprouvait pas le besoin de devenir un chef. Trop orgueilleux, peut-être, pour s'abaisser à convaincre les autres de sa valeur. Ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux ! Il avait confiance en ses capacités et n'éprouvait pas le besoin d'en faire étalage à chaque instant.
Il resta un long moment assis, retrouvant le calme, content que Masopo l'ait forcé à regarder en lui, à réfléchir à l'avenir. Et quand il revint à la maison, il était prêt à affronter le vieillard.
Kil était là quand il pénétra dans la grande pièce. Elle faisait face à son grand-père et ils semblaient se heurter.
Quand il ouvrit la porte, elle se retourna et son visage s'éclaira.
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- Lid !... Oh ! Lid, il ne faut pas faire attention à
-
ce que dit grand-père, tu n'aurais pas dû partir. Il m'a raconté. Tu es le bienvenu, qui que tu sois.
Lid stoppa sur place, puis sourit légèrement.
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Bonsoir, Kil. J'avais dit que je reviendrais, tu sais ? Et je crois que même pour ton grand-père je suis le bienvenu. Il n'était pas fâché contre moi. Je veut dire, pas vraiment. Il m'a seulement posé des questions, c'est tout.
-
D'après ce que je sais, ce n'est pas absolument tout, mais je veux que tu saches que j'ai confiance en toi, moi !
Et elle se tourna du côté de Masopo avec un petit air de défi qui amena un sourire amusé sur le visage de son grand-père.
-
Kil, je crois que si j'étais ton grand-père, avec toutes ses connaissances et son affection pour toi... j'aurais posé les mêmes questions !
Soufflée, Kil !
Lid se tourna vers Masopo.
-
J'ai réfléchi, vieil homme. Je suis prêt à répondre à certaines de tes questions.
Le vieillard parut intéressé et s'assit, montrant la table au jeune homme qui prit place en face. Après un moment d'hésitation, Kil s'installa à son tour. Personne ne protesta.
J'ai été élevé dans une tribu de chasseurs, loin au sud-est, commença Lid. J'ai appris à tuer, à combattre, les bêtes et les hommes. La vie est dure là-bas. Ma... tribu vit dans la violence et ça ne m'a pas gêné pendant bien des hivers. J'ai commencé à changer il y a deux hivers. Une guerre nous a opposés à une autre tribu. Sans aucune raison que le besoin de conquérir des territoires. J'ai suivi mon peuple, j'ai fait ma part. Mais, après la victoire je me suis enfui. Voilà qui je suis. Vous aviez droit de savoir, je le reconnais. C'est fait. Vous devez aussi savoir que j'ai cherché la paix ici, que je l'ai réellement découverte. Je suis toujours Lid-le-chasseur mais j'aime votre paix. Je ne veux plus me battre.
Il s'interrompit, se demandant un instant s'il n'avait pas trop insisté là-dessus. Il n'avait pas prévu que Kil serait présente et ne voulait pas paraître lâche aux yeux de la jeune fille. Son opinion avait beaucoup d'importance à ses yeux. L'une des rares fois où l'opinion de quelqu'un d'autre le touchait vraiment.
Masopo ne disait toujours rien, attendant la suite.
-
Il est vrai que j'ai un secret, vieil homme, tu as bien deviné ! Un secret que j'ai découvert par hasard. Mais je ne t'ai jamais menti, je suis l'homme que je viens de décrire. Pour mon secret... j'ai besoin de ta confiance, vieil homme. Je ne te le livrerai pas encore. Il est trop tôt. Voilà, je n'en dirai pas davantage. A toi de décider.
Le vieillard ne répondit pas. Les yeux baissés vers le bois veiné de la table, il paraissait réfléchir. Bientôt il se leva et alla chercher le gros livre sur lequel Lid apprenait à lire, et le posa près du jeune homme.
-
Travaille, jeune Lid, tu as encore beaucoup à apprendre et quelque chose me dit que tu auras besoin de la science de la lecture, n'est-ce pas ?
Lid sourit sans répondre et commença lentement :
-
« Le ci-el é-tait de... d'un b... beau be-leu, bleu! »
Il ne vit pas le regard étonné que Kil lança à son grand-père qui lui fit signe de sortir doucement.
Une heure plus tard elle revenait avec un pot de mila, indiquant par là que la leçon était finie. Les deux hommes burent lentement.
-
Quand veux-tu venir, demain ? interrogea Masopo.
-
Dès le matin ? fit Lid, sans s'étonner de la question.
-
Bien, dit le vieillard en hochant la tête, alors tu commenceras à apprendre l'art difficile de l'écriture.
-
Et tu mangeras avec nous, ajouta Kil d'un ton sans réplique.
-
C'est bien, accepta le jeune homme. Mais le jour suivant j'irai chasser pour vous, je le veux.
Masopo approuva de la tête. C'était un bon marché.
***
Quatre jours plus tard, dans l'après-midi, Lid marchait lentement dans le bosquet bordant le village à l'ouest lorsqu'il s'entendit interpeller.
Plongé dans ses pensées, il n'avait rien remarqué. Il se répétait mentalement la forme des lettres, les signes de la langue écrite des Ancêtres. Il devait faire un effort pour reconnaître les différents symboles. Et les reproduire, avec une plume d'oiseau trempée dans de l'eau-de-couleur, lui demandait une grande concentration. C'est pourquoi il s'y préparait, dans sa tête, pendant les moments de repos que Masopo s'accordait. C'était une tâche fatigante pour le vieillard que de lui enseigner ces arts compliqués.
-
... bien, tu n'entends pas ?
Il leva la tête et fut tout de suite sur ses gardes. Son instinct lui criait qu'un danger venait de se présenter. Trois jeunes hommes se tenaient là, immobiles. Deux d'entre eux tenaient de ces instruments dont se servaient les hommes de la rive pour retourner la terre. Le troisième, un costaud, avait les mains libres.
-
Quoi ?
Lid avait subi une transformation. En une seconde il était redevenu le chasseur, le guerrier d'autrefois au visage imperturbable. Ne-jamais-laisser-son-visage-trahir-ses-sentiments. Litvak le disait chaque jour aux Jeunes-Sagaies les premières années.
-
On te demandait comment ça allait, dit celui de gauche, un petit râblé aux yeux rapprochés.
Lid l'avait déjà vu au village-de-la-rive, le soir, lancer des plaisanteries aux jeunes filles qui paraissaient l'apprécier. Il s'appelait Amil, se souvint-il.
-
Ça va... merci, répondit Lid, sans bouger.
-
Pas bavard, on dirait, lança celui du milieu, un type qui avait des bras démesurés.
Il n'y avait rien à répondre et Lid se borna à observer, notant que les trois jeunes hommes auraient dû, à cette heure, être aux champs.
-
C'est notre compagnie qui te déplaît ? reprit les-grands-bras.
Ça se précisait ! Lid bougea légèrement le pied gauche, cherchant un meilleur appui, prêt à bondir d'un côté comme de l'autre, tout en ayant l'air décontracté.
-
Vous aviez quelque chose à me dire ? demanda-t-il sans répondre à la provocation.
-
Tu préfères la compagnie des livres, hein, c'est ça ?
Cette fois Lid se trouva décontenancé. Que venaient faire les livres là-dedans ?
-
C'est précieux, les livres, poursuivit Amil... C'est là que tu as découvert ton secret ?
Quelque chose durcit dans la poitrine du jeune homme. Cette histoire sentait mauvais.
-
Avoue que c'est là que tu as appris le secret des barques !
-
Je suis bien incapable de lire les livres de Masopo, je suis encore un élève très ignorant. Il comprit qu'il n'aurait pas dû employer ce mot.
-
Ignorant, hein ? Mais un ignorant qui construit une barque nouvelle, un ignorant qui sait utiliser le vent ! Tu nous prends pour des imbéciles ?...
Le ton montait maintenant.
-
... Ou alors c'est Masopo qui t'a donné le secret. Il a des biens, Masopo, mais personne ne sait d'où ça vient, c'est curieux, hein ? De quoi ils vivent, hein ?
Lid fut étonné. Il avait entendu dire que la famille de Kil avait des richesses autrefois, du temps de son père. Il en restait juste assez pour les faire vivre tous.
-
Je n'en sais rien, vous connaissez le village mieux que moi, répondit-il, je ne suis pas là depuis si longtemps.
-
Justement, commença le costaud qui n'avait encore rien dit, comment ça se fait que ça soit toi qui connaisses tout ça, les barques et tout ? Ça serait-y pas Masopo qui t'aurait tout raconté quand vous faites la lecture ?
-
Les livres ne parlent pas de barques. Si vous ne me croyez pas, vous n'avez qu'à commencer à apprendre à lire.
-
C'est ça et le temps qu'on y arrive tu auras trouvé avant nous tous les secrets, hein ?
Lid commençait à trouver les-grands-bras fatigant avec ses « hein ? » systématiques.
-
Il n'y a pas de secret, dit-il plus sèchement.
-
Ecoute, nous, tout ce qu'on veut, c'est partager, commença Amil d'un ton faussement amical. Tu as donné le premier secret à ces feignants du lac alors que les arbres sont chez nous et on ne t'en a pas voulu, hein ? Alors, maintenant, tu nous donnes le suivant, d'accord ? C'est un bon marché.
-
Où est le marché ? demanda Lid, je n'ai pas dû comprendre.
-
Le marché, c'est simple, gronda le costaud, tu nous donnes le secret ou je t'écrase la tête.
Lid sourit doucement.
-
Toi, tu es bien aussi bête que tu en as l'air. Si tu m'écrases la tête, comment connaîtras-tu le secret, s'il existe ?
-
Fais pas le malin, lâcha les-grands-bras, tu vois bien qu'on cherche à s'entendre. Ton intérêt est que ça continue.
Lid respira à fond.
-
Je vois surtout deux choses. D'abord que vous êtes des imbéciles d'imaginer que les livres contiennent des secrets. Masopo les aurait utilisés depuis longtemps si c'était le cas. Ensuite que vous cherchez la bagarre... ce qui prouve aussi que vous êtes des imbéciles, parce que vous avez oublié qui je suis. Un bon chasseur est toujours un bon combattant et je suis le meilleur chasseur des villages !
-
Alors c'est comme ça, hein ? fit les-grands-bras.
-
Eh oui, c'est comme ça. Mais je tiens à vous dire que je ne veux pas de bagarre. Laissez-moi le chemin et je ne vous touche pas. Mais si vous me frappez...
Lid leva la main dans un geste naturel, qu'il avait pourtant préparé pour amener ses doigts près de la hache, à droite de sa ceinture.
Il avait bien anticipé, son regard accrocha le mouvement d'Amil qui levait le manche de son outil. Lid eut le temps de remarquer l'absence du fer, au bout du manche. Ils avaient bien préparé leur coup en amenant ces gourdins « improvisés » !
A la vitesse qu'un combattant acquiert après quinze années d'entraînements quotidiens Lid avait dégainé ; la hache à droite et le long couteau à gauche. Il était heureux, aujourd'hui de les porter en permanence, de n'avoir jamais cédé aux moqueries de Vaï et de Masopo qui lui demandaient parfois s'il comptait chasser dans le village !
La difficulté était d'éviter de tuer ses adversaires. C'est ce qui rendait le combat, terriblement dangereux. Mais il n'avait pas le choix. S'il tuait un membre du village, on ne le lui pardonnerait jamais complètement. Même si c'était pour défendre sa vie. Mais c'est le meurtre qu'il lisait dans les yeux des trois hommes !
Lorsque le gourdin s'abaissa le jeune homme n'était plus là... Il avait jailli vers la gauche et fait, en avant, un pas qui l'amena tout près d'Amil. Il frappa en revers et le fer de la hache heurta violemment la tempe de l'autre qui s'écroula, inconscient.
Sans prendre le temps de jeter un œil aux deux autres, Lid plongea en avant, roulant sur le sol pour se relever d'un coup de reins.
La bouche ouverte, le costaud et les-grands-bras avaient les yeux fixés sur leur ami, inerte.
-
Vous voulez arrêter ? demanda le jeune homme en donnant encore une chance aux villageois, il est encore temps. Amil n'est pas mort, vous savez ?
-
Sale kenal ! hurla le costaud en se ruant à l'attaque.
C'était un mouvement tellement maladroit que Lid fut surpris. Le costaud n'avait pas d'arme et Lid se trouva embarrassé des siennes. Il eut un instant d'hésitation et un poing le toucha durement à la poitrine. Il n'essaya pas de conserver son équilibre, se laissant partir en arrière.
L'autre poussa un grondement et plongea. Dans la même seconde, Lid roulait sur le côté pour se mettre à l'abri et prendre le temps de récupérer.
Il n'en eut pas le temps. Les-grands-bras arrivait le gourdin levé...
Lid esquiva le premier coup qui fit voler la poussière et des feuilles arrachées. Il se remettait debout lorsque le second coup arriva.
Il entama une rotation du torse mais le gourdin allait trop vite. Il encaissa sur l'avant-bras gauche.
Une terrible douleur engourdit le membre au point qu'il ne sentit pas sa main lâcher le couteau. Il connaissait ce genre de douleur. Elle voulait dire que son bras était mort pour des dizaines de jours ! Il avait déjà connu cela autrefois.
Maintenant les deux autres allaient pouvoir le massacrer à l'aise. Une fureur sans nom le saisit. Il maudit les hommes, leur violence et leur bêtise.
Le costaud arrivait au galop. Lid fit un pas en avant et brandit la hache au-dessus de sa tête...
Au dernier moment quelque chose lui fit dévier volontairement le coup.
-
Aaaannm...
Le cri de guerre de la tribu était monté à ses lèvres en même temps qu'il se déchaînait. Tout ce qu'il avait appris monta à sa mémoire et guida ses gestes. Il attaqua.
Une feinte au ventre vers le costaud qui creusa les hanches devant la lame et Lid bondit vers les-grands-bras devant lequel il surgit. Il baissa la hache, immobile quelques fractions de seconde...
L'autre tomba dans le piège et leva le gourdin. Lid s'effaça au dernier moment et pivota, balayant l'espace de la hache. Il sentit le choc, comprenant qu'il avait bien estimé la distance. Une moitié de gourdin montait en l'air, tranchée net !
Lid continua la rotation sur lui-même et l'arrière de la hache vint frapper les-grands-bras dans les reins. L'autre poussa un gueulement et s'effondra en avant, les mains tenant son dos.
Le costaud arrivait à la rescousse, levant les bras pour saisir le jeune homme à bras-le-corps. Il avait finalement compris que Lid l'avait épargné tout à l'heure et en avait bêtement déduit qu'il lui faisait peur !
Lui aussi tomba dans le piège. Au moment où ses bras se resserraient autour de Lid, celui-ci leva brutalement le genou vers l'entrejambe de l'autre et lança sa tête en avant, vers le visage. Le costaud encaissa les deux coups ensemble. Les yeux vitreux, il glissa lentement au sol.
Fini !
Lid approcha et assomma proprement les-grands-bras et le costaud, avec le plat de la hache. Puis il resta immobile, partagé entre plusieurs sentiments. Le soulagement, bien sûr, de sortir vivant de ce guet-apens, mais aussi le regret de risquer désormais une animosité de certains habitants. Et aussi la lassitude devant l'éternelle cupidité et la violence des hommes.
Il attacha les poignets de ses victimes avec la lanière enserrant leur taille et chargea Amil sur ses épaules en se servant de son seul bras droit. La douleur, dans son bras gauche, était endormie mais il ne pouvait s'en servir. Il faudrait le soigner. Il connaissait le remède.
Le village n'était pas loin il y porta Amil, toujours évanoui. Il avait eu la main lourde ! Aux parcs des animaux il défit les liens pour attacher la petite brute à un poteau solide puis il partit chercher les-grands-bras, et enfin le costaud.
Lorsque les trois hommes furent installés, il s'assit à leurs pieds pour récupérer de son effort et attendre. Ils avaient repris conscience et l'avaient menacé d'alerter la population. Il s'était borné à venir passer sous leur nez le plat de sa hache, en les regardant dans les yeux. Ils s'étaient tus...
Enfin un enfant apparut. Il ouvrit des yeux immenses en voyant le spectacle et fila à toute vitesse. Quelques instants plus tard des curieux arrivaient, de plus en plus nombreux. Toujours assis, Lid ne faisait pas un geste. Quand il repéra deux hommes qu'il connaissait pour les avoir souvent rencontrés près du lac quand il chassait pour obtenir l'aide des villageois, il se mit debout, et s'adressa directement à eux.
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Jamais depuis que je suis ici, commença-t-il, je n'ai fait de tort à qui que ce soit. Au contraire, j'ai aidé les uns ou les autres. Je voulais vivre en paix et j'étais heureux de l'hospitalité du village-de-la-rive...
Il laissa un temps, comme le faisait jadis Djolik quand il s'adressait à la tribu.
-
Aujourd'hui, alors que je me promenais à la limite des maisons, j'ai été attaqué par ceux-là... Des murmures étonnés passèrent dans la foule.
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Pourquoi ? lança Doliz, l'un des hommes qu'il ne quittait pas du regard.
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Parce qu'ils sont des imbéciles, reprit Lid. Ils pensaient que les livres des Ancêtres, que Masopo
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m'apprend à déchiffrer, contenaient des secrets. Et ils voulaient que je leur livre ces secrets !
Quelques spectateurs eurent un mouvement de colère et Lid comprit que c'est le nom de Masopo qui avait déclenché cette réaction. Le vieillard était estimé ici. Il continua dans cette voie.
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Il n'y a pas de secrets, évidemment, sinon Masopo les aurait déjà donnés au village, tout le monde connaît Masopo et sa générosité.
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C'est vrai... c'est vrai, entendit-il murmurer.
-
J'ai prévenu ces hommes, je leur ai expliqué tout cela...
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Mensonge, mensonge ! cria Amil, derrière. Lid se retourna vivement.
-
Dis encore un mot, glissa-t-il et je te tue. Pas ici aujourd'hui, mais une nuit prochaine. Tu sais, maintenant, que je le peux...
L'autre pâlit et se tut.
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Ils n'ont rien voulu entendre, continua Lid vers la foule. Et ils m'ont attaqué avec des gourdins. Voyez mon bras, ajouta-t-il, il est mort ! Je veux vivre en paix avec tout le monde, alors je me suis contenté de les assommer et de les ramener ici...
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Qui t'a aidé ? lança une voix.
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Personne, répliqua le jeune homme. Je n'ai pas besoin d'aide pour me défendre contre ce genre d'hommes... Mais eux voulaient me tuer avant d'aller s'attaquer à Masopo et, pour les assommer, j'ai risqué d'être tué. C'est la dernière fois ! Je le dis solennellement aujourd'hui, si quelqu'un d'autre m'attaque, un jour, je tue... J'ai trop de respect pour le village et son hospitalité, un homme qui trahit la règle ne trouvera aucune indulgence en moi. Désormais, si je combats, ce sera pour tuer... C'est tout.
L'assemblée était silencieuse. Lid sentait qu'elle était partagée entre le mépris pour les trois hommes et une certaine humiliation devant leur défaite ! Il se retourna et coupa les liens qui retenaient les prisonniers. Puis il leur tourna le dos et s'en alla sans ajouter un mot.
Il devait trouver des bandes de peau, les mouiller et entourer son bras avant de les faire sécher à la chaleur d'un feu. Elles se rétréciraient, serrant solidement le membre. Dans une trentaine de jours le bras devrait être guéri. Mais à ce moment-là il faudrait refaire des muscles.
Tout cela représenterait une longue période où il devrait être très prudent. Il était diminué...