5
Une vraie alerte

 

En arrivant chez Michael, Mary Ann repéra la nouvelle installation au fond du jardin. Comme les autres constructions, cette structure lilliputienne de plain-pied était couverte de bardeaux de cèdre. Côté rue, elle arborait un treillis où les roses poussaient déjà. Dans une conversation téléphonique récente, Michael l’avait surnommée le « pavillon », mais c’était vraiment exagéré. Elle était à peine aussi grande qu’un de ces fameux garages pour Ford T des années vingt, qui servaient aujourd’hui d’abris de jardin aux gens du coin. Ses bardeaux, qui n’avaient pas encore essuyé les pluies d’hiver de la Californie du Nord, étaient toujours bruts et blonds. Dans l’ensemble, c’était plutôt coquet.

Le reste du complexe semblait inchangé depuis sa dernière visite. (Elle considérait les lieux comme un complexe, car il rassemblait en réalité trois vieux refuges datant du tremblement de terre de 1906, qu’on avait accolés afin de monter cette demeure de bric et de broc.) En descendant du taxi, elle se sentit étonnamment réconfortée à la vue du nid douillet de son vieil ami. Contrairement à la vieille bâtisse de Barbary Lane, celle-ci abritait encore quelqu’un qu’elle aimait.

Michael avait dû la guetter, car il avait déjà à moitié descendu l’allée du jardin quand le taxi repartit.

« Babycakes ! » s’écria-t-il en lui ouvrant grand les bras.

En trois ans, sa chevelure poivre et sel avait perdu la majeure partie de son poivre et, sous le polo vert flottant par-dessus son pantalon, son ventre formait à présent une protubérance évoquant un début de grossesse. Elle se rappela que Michael lui avait confié devoir cette bedaine aux effets secondaires de son traitement anti-VIH. Lipodystrophie, avait-il précisé. Pareil pour les sillons sur ses joues, qu’elle aurait peut-être qualifiés de profonds si elle n’avait pas été au courant de la situation. Seul son sourire n’avait pas changé.

Elle se serra contre lui sans rien dire et accepta son accueil chaleureux.

Puis elle finit par s’écarter.

« Que tu es adorable !

— Allez, allez !

— Je suis tellement paumée.

— Il va me falloir un peu plus de détails, répliqua-t-il avec un sourire ironique.

— Tu vas les avoir. Rassure-toi. »

Il la fit entrer. Après l’avoir invitée à s’asseoir sur le canapé, il lui apporta un cheese-cake, l’occasion pour lui, bien entendu, de sortir une plaisanterie tirée par les cheveux sur Les Craquantes tandis qu’elle se demandait si son ventre n’était pas en partie imputable à des causes naturelles.

« Je n’en fais pas une habitude, déclara-t-il comme s’il avait lu dans ses pensées.

— Ça m’a l’air délicieux. Puis-je m’abstenir pour le moment ? »

Il parut plus perplexe qu’offensé.

« Évidemment… voyons. Tu préfères une vaporisation ?

— Pardon ?

— Je t’ai parlé de ce bidule, tu t’en souviens ? Très peu de fumée, juste de l’air parfumé au cannabis. C’est vraiment le pied et ça n’attaque pas tes poumons. »

S’il y avait un truc dont elle n’avait absolument pas besoin pour l’instant, c’était de quelque chose qui rende son histoire plus intense qu’elle ne l’était déjà.

« Tu n’aurais pas de la vodka, par hasard ?

— Un peu, que j’en ai ! »

Il remporta le cheese-cake à la cuisine et, du seuil, lui cria : « Cranberry ou tonic ?

— Juste avec des glaçons, ce serait parfait.

— Je m’en prépare une aussi ou tu préfères que je reste sobre ?

— À toi de juger, répondit-elle distraitement. Ça m’est égal. » Michael revint avec deux verres de vodka – glaçons pour elle et cranberry pour lui. Elle but une gorgée sans porter de toast à la santé de Michael, ce geste aurait été déplacé vu les circonstances. Puis elle ouvrit grand les yeux pour mimer le bonheur et aborda un autre sujet, façon de différer les choses avant d’en venir à l’essentiel : « C’est formidable pour Obama, hein ? » Il acquiesça, moins enthousiaste qu’elle ne l’aurait supposé. « Oui… assez incroyable.

— Mais ?

— Voyons …on a eu » Yes we can – oui, on peut – et après « Non, on ne peut plus ».

— Oh, tu parles de… la proposition de loi ? »

Elle perçut la maladresse de sa remarque dès l’instant qu’elle l’eut formulée, mais elle ne se rappelait plus le numéro de la proposition en question et ne voulait pas donner l’impression de s’en contreficher.

« Quel crève-cœur ç’a été, ajouta-t-elle.

— C’est plutôt du sabotage, de l’entubage même, je dirais.

— J’aurais dû commencer par ça. Mais je suis tellement préoccupée… et c’est peu de le dire. Ça ne t’a pas « démarié », non ?

— Va savoir ! Une décision sera rendue au printemps. »

Michael et Ben s’étaient mariés pour la troisième fois en août.

Leur premier mariage avait été célébré à l’hôtel de ville, mais annulé par le tribunal d’État. Le deuxième avait eu lieu dans un B&B à Vancouver, mais n’était reconnu qu’au Canada. Quant au troisième, ç’avait été, selon Michael, un mariage en coup de vent, car Ben et lui avaient dû se dépêcher de prononcer leurs vœux avant les élections de novembre, date à laquelle les électeurs seraient appelés aux urnes.

« Bien, reprit-elle d’un ton peu convaincu. Je suis sûre que les gens vont finir par réagir positivement.

— Oui, comme pour le vaccin contre la grippe. »

Il lui sourit, les paupières toujours à demi fermées.

« Si seulement…, marmonna-t-elle d’un ton lourd de regret.

— Si seulement quoi ?

— Si seulement il existait un vaccin contre le mariage. »

Michael fronça les sourcils.

« On parle encore de moi, là ? »

Elle prit une longue gorgée de vodka, reposa son verre et se tourna vers Michael.

« Je quitte Bob, annonça-t-elle calmement. Je l’ai quitté. »

L’air peu surpris, Michael hocha lentement la tête.

Avait-elle été si prévisible ? Elle avait conscience que ses appels en pleine nuit s’étaient parfois transformés en d’interminables diatribes, mais celles-ci n’avaient visé personne en particulier et s’étaient concentrées sur le côté assommant de la vie à Darien ou de la vie en général. C’est à peine si elle avait mentionné Bob.

« Comment tu as deviné ? »

Il haussa les épaules comme si c’était évident.

« Tu ne parlais jamais de lui. Les gens heureux parlent de leurs conjoints.

— Vraiment ?

— Tu en as juste eu marre ou il y a eu autre chose ?

— Non… enfin, un peu, mais j’aurais pu gérer ça. Il se comportait assez bien dans l’ensemble et… tu sais, il subvenait confortablement à mes besoins.

— Comme on dit. »

Mary Ann aurait pu jurer qu’elle avait décelé une pointe de raillerie dans son sourire. Elle se demanda s’il voyait en elle une femme au foyer trop gâtée, quelqu’un qui, des années auparavant, avait trahi tout et tout le monde pour un homme capable de « subvenir à ses besoins ».

« Alors, c’est quoi le problème ? » poursuivit-il.

Elle reprit une autre rasade de vodka, puis reposa son verre.

« Je l’ai surpris en train de sauter quelqu’un.

— Ma foi… c’est une raison suffisante.

— Quelqu’un que je connais, en fait. Ma coach de vie.

— Ta coach de vie ? L’autre, là, tu veux dire ? Calliope ? »

Elle hocha la tête avec tristesse.

« La femme que tu veux être quand tu seras grande ? »

Elle grimaça.

« Je ne pense pas l’avoir formulé tout à fait de cette manière, mais…»

Elle ne se donna pas la peine de nier davantage ; c’étaient exactement les termes qu’elle avait utilisés et Michael le savait mieux que quiconque. Elle avait encensé Calliope pendant des heures – sa sagesse féminine, son sens du style irréprochable, son implication totale dans l’épanouissement de Mary Ann.

Les lèvres de Michael se mirent à trembloter d’une façon qu’elle ne connaissait que trop bien.

« Allez, vas-y, marre-toi !

— Excuse-moi… c’est juste un peu…

— Non, c’est à hurler de rire. Tu crois que je ne le sais pas ? Tu te rappelles comment elle m’engueulait toujours pour mes hésitations perpétuelles. « Arrête d’hésiter, Mary Ann ! » Eh bien, elle y est allée franco, elle, et elle a eu ce qu’elle voulait. »

Michael sourit, mais ses yeux brillaient de compassion.

« Peut-être que c’était l’affaire d’une seule nuit, avança-t-il timidement. Peut-être que ce n’était même pas sérieux.

— Si, riposta-t-elle en secouant la tête. Venise c’est toujours sérieux. »

Il fronça les sourcils.

« Tu étais à Venise ?

— C’est eux qui étaient à Venise. Moi, j’étais à Darien.

— Alors, comment tu les as surpris ?

— Je ne les ai pas surpris. On se skypait. »

Voyant qu’il ne réagissait pas, elle lui lança :

« Tu connais, non ?

— Bien sûr… Oprah s’en sert. J’essaie juste de visualiser le truc.

— Bob trouvait que c’était sympa de se voir quand il voyageait. Il a une tonne de conseils d’administration partout dans le monde. »

Elle sentit des larmes de colère se masser derrière ses paupières, mais les retint, sachant qu’elle les verserait pour une meilleure cause plus tard. Pendant ce temps, Michael, qui se perdait déjà en conjectures, triturait gravement sa moustache grisonnante.

« Bref, il était à Venise au palais Gritti – censé rencontrer un groupe d’investisseurs – et j’avais un truc important à lui dire, donc, on s’est skypés pendant une quinzaine de minutes, puis il m’a envoyé un baiser pour me souhaiter bonne nuit et cette espèce de salaud a oublié d’éteindre la webcam. »

Michael se prit la tête entre les mains, tout ouïe.

« Au départ, c’était assez attendrissant… étonnamment intime. Il s’est assoupi et je l’ai regardé sommeiller sur ce superbe lit peint à la main avec une vue fabuleuse sur le Grand Canal. Puis Calliope est entrée dans la chambre, les bras chargés de paquets Dolce et Gabbana, et elle s’est allongée à côté de lui.

— Putain ! » dit Michael.

Mary Ann hocha la tête.

« C’est à peu près ce que j’ai pensé. »

Elle reprit son verre et le finit consciencieusement en grimaçant.

« Le plus débectant, c’est que j’étais infichue de ne pas regarder. J’ai maté jusqu’à la fin, bordel. À vomir ! On aurait cru un porno minable dans lequel un vieux mec au cul plat pilonne une pute botoxée et défoncée au crack. »

Michael la regarda en battant des paupières :

« Il a le cul plat ? Tu ne me l’as jamais dit.

— Mouse… tu peux éviter de changer de sujet, s’il te plaît ? »

Maintenant qu’elle avait réussi à cracher le morceau, le vieux surnom était sorti tout seul.

Il récupéra son verre.

« T’en veux un autre ? »

Elle secoua la tête.

« Ça suffit, merci. »

Il reposa le verre et lui passa un bras autour des épaules.

« Tu sais… je ne peux pas dire que je suis extrêmement surpris.

— Moi non plus. Sentimentalement parlant, ça fait plusieurs années qu’il n’a pas été… disons… présent. Il ne se passait pas grand-chose côté sexe, mais on n’était plus tout jeunes et je me disais juste qu’on entrait dans… la phase confortable. Pour tout te dire, je me sentais presque soulagée. »

Elle se rendit compte, trop tard, qu’elle venait de dire ça à quelqu’un de son âge qui – à l’entendre, du moins – vivait maintenant la sexualité la plus géniale qu’il avait jamais connue. Elle croisa les doigts pour qu’il ne relève pas.

« Et c’était pour lui dire quoi que tu l’avais appelé ? »

C’était troublant, après toutes ces années, de constater avec quelle facilité Michael pouvait remonter jusqu’au cœur de sa souffrance.

« Que je craignais d’être enceinte. »

Il ouvrit légèrement la bouche et émit un petit bruit qui ressemblait à un rire, mais n’en était pas un.

« Non, tu plaisantes ? »

Son incrédulité était compréhensible, pourtant Mary Ann la prit comme une cruauté mesquine.

« Ça arrive à des femmes de mon âge, tu sais, répondit-elle sans pouvoir dissimuler combien elle était blessée. C’est rare, mais ça arrive. Même après la ménopause.

— Alors, tu étais vraiment enceinte ? Tu l’es ?

— Non, murmura-t-elle. C’était… une fausse alerte. »

Quelle drôle de façon de formuler les choses, se dit-elle, puisqu’elle affrontait à présent une vraie alerte. Une grossesse non désirée, même malencontreusement tardive, n’était rien en comparaison.

« Mais comment as-tu pu imaginer un instant que tu l’étais…

— Je saignais, Mouse. J’ai cru que j’avais de nouveau mes règles. »

Un tel silence s’abattit dans la pièce qu’elle entendit goutter un robinet quelque part dans la cuisine ; ou, plus probablement, vu comme ces mecs étaient gaga de leur labraniche, une de ces fontaines à oxygéner l’eau des chiens.

Quand elle finit par reprendre la parole, elle eut l’impression que quelqu’un d’autre s’exprimait par sa voix :

« J’ai un cancer de l’utérus. »

Au bout d’un moment, Michael dit simplement :

« Merde.

— Je sais que ce n’est pas juste par rapport à toi, Mouse. Mais je n’avais personne d’autre à qui le dire. Darien est un vrai nid de guêpes et…

— Ma chérie. »

Michael passa le bras autour de son épaule et essaya de l’attirer vers lui, mais elle se sentit résister. Elle n’était pas encore prête à s’effondrer. Il le perçut et la libéra après une ou deux pressions affectueuses.

« Bob n’est pas au courant alors ? »

Elle fit non de la tête.

« Il doit sûrement encore flipper à l’idée que je puisse être enceinte.

— Tu ne devrais pas le prévenir ?

— Certainement pas !

— J’en conclus qu’il n’est toujours pas rentré ?

— Non. »

Elle se demanda alors si Bob et Calliope étaient toujours au Gritti ou s’ils étaient allés s’envoyer en l’air dans un autre site romantique, quelque part dans le Sud peut-être, dans un endroit ensoleillé et en bord de mer. Si seulement elle avait coupé le son de Skype – ou même arrêté cette saleté – dès qu’elle avait vu ce qui se passait. À présent, il lui faudrait vivre jusqu’à la fin de ses jours avec ces voix rauques de désir, puis affreusement tendres, ces voix qui l’avaient tailladée comme des scalpels avant même que ce jeune médecin inconscient de ce qui se passait lui annonce la nouvelle.

Elle se tourna et regarda son vieil ami.

« Mouse, si tu ne peux pas gérer ça, dis-le-moi. »

Mary Ann en automne
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