En principe, avec des provisions dans la voiture, Ben serait rentré directement à la maison, mais il ignorait combien de temps allait durer la conversation entre Michael et Mary Ann et n’avait aucune envie de débarquer au beau milieu d’un mélo. Il rejoignit donc son atelier de Norfolk Street et mit la dernière touche à un meuble-escalier japonais, un tansu, qui devait être livré lundi. Comme d’habitude, Roman, fou de joie d’être là, patrouillait fébrilement à la recherche des souris qui vivaient derrière les murs. L’endroit avait autrefois abrité une boutique de réparation d’électroménager et gardait, malgré les couches de chaux et les puits de lumière en fibre de verre neufs, un cachet délabré-tendance. En tout cas, Ben l’adorait, il adorait ces riches arômes de cèdre et d’huile de lin et les après-midi paisibles qu’il passait là, seul avec son art.
Tout en teintant le tansu au pinceau, il posa un regard nostalgique vers l’autre bout de la pièce où se dressait un encadrement de cheminée rustique, auquel il s’était attaqué neuf mois plus tôt. Michael et lui avaient opté pour un motif de pommes de pin, puisqu’ils destinaient alors cette pièce – et la destinaient toujours – à leur cheminée de Pinyon City. Sauf qu’il n’y avait pas de cheminée et encore moins de chalet susceptible d’en abriter une ; juste un peu plus d’un hectare de terrain rocailleux et pentu avec vue incroyable sur la Sierra. Il avait acheté le terrain avant le début de la crise, à l’époque où il y avait encore des amateurs de meubles dignes de figurer dans un musée. Il avait imaginé leur éden privé où Michael pourrait vieillir au cœur de la nature tandis que lui bénéficierait d’un accès direct aux pistes de surf. Il avait rêvé de rocking-chairs sur la terrasse, de randonnées avec Roman dans le canyon et, de temps à autre, de virées à Pinyon City pour un pot au bar du coin.
Pour l’instant, il était bien sûr hors de question de construire quoi que ce soit, puisqu’il parvenait à peine à rembourser l’emprunt sur le terrain. Michael était lui aussi dans une situation financière difficile – il continuait à payer le crédit de la maison en ville – et son épaule menaçait de le mettre hors service pendant un moment. Certains avaient bon espoir que le nouveau gouvernement redresse l’économie, mais même les observateurs les plus optimistes étaient d’avis que ça prendrait du temps… peut-être même des années. Tout bien considéré, ce n’était pas le moment de s’endetter davantage.
Cela étant, chalet ou pas, ils n’avaient aucune raison de ne pas profiter du terrain. Ils pouvaient toujours y planter une tente (du moins en été) et se réveiller sous les pins, les narines chatouillées par des odeurs de sauge. D’accord, Michael était capable de se montrer extrêmement ronchon en camping, mais c’était surtout dans les campings publics où la densité de la foule le rendait particulièrement misanthrope. « Je ne suis pas venu en pleine nature pour me doucher avec l’Amérique entière », avait-il déclaré un peu fort sur un terrain de camping du Nouveau-Mexique.
Là, ce serait différent. Ce serait leur territoire, le lieu sur lequel ils pourraient asseoir leur droit spirituel en quelque sorte, rien qu’en y passant du temps. Quant à leurs douches, ils pourraient aller les prendre au bout de la route, dans le parc national, de préférence à une heure où l’Amérique ne serait pas dans les parages. L’important était d’occuper cette terre, d’y laisser leur marque.
D’y brûler un peu de sauge peut-être, d’y faire l’amour, to make a little love, comme disait la chanson. La propriété n’était pas visible de la route d’accès, donc ils pouvaient éventuellement dénicher un talisman à San Francisco – un grand corbeau de pierre ou une statuette de la déesse Quan Yin en acier patiné – à planter là sur le flanc de la montagne qui témoignerait de leurs intentions, même s’ils n’étaient pas dans le coin. Il adorait l’idée de le retrouver là chaque fois qu’ils reviendraient.
Pour eux, Pinyon City était maintenant synonyme d’avenir. « On va acheter ça pour Pinyon City », décrétaient-ils quand ils repéraient une couverture en laine ou un service de table rustique dans un vide-grenier ; puis ils réglaient l’objet en question et le casaient dans la penderie en attendant le jour où il accéderait à son nouveau destin dans les montagnes. Certaines de ces trouvailles s’étaient faites absorber par la maison de San Francisco, comme ce panier indien rare que Michael avait offert à Ben pour son anniversaire. Il était tombé dessus sur Internet et l’avait commandé à un collectionneur privé de Reno. Large comme un pamplemousse ou presque, c’était un tressage de liquidambar et d’aiguilles de pin – preuve s’il en est que la personne qui l’avait réalisé n’avait pas vécu loin de leur futur domicile. Ils lui avaient déjà choisi sa place sur le manteau de la cheminée auquel Ben travaillait. Et il s’y serait vraiment retrouvé – symbole parfait de leur respect pour la terre et sa culture –, s’ils n’avaient commencé par l’exposer sur la table basse, juste devant le nez d’un labraniche qui faisait ses dents.
Ben resta à l’atelier jusqu’à ce que les puits de lumière affichent le gris tourterelle du crépuscule. Pour rentrer, il traversa Mission District où, il fallait s’y attendre, on roulait au pas, et se gara en double file devant une animalerie du Castro afin d’acheter une marque de nourriture bio pour chiens introuvable au Delano’s. Quand il finit par arriver à Noe Hill, le ciel avait déjà pris ses invraisemblables teintes pourpres. Il s’arrêta au portail pour l’admirer, puis observa la maison avec un sentiment d’appréhension tangible. Avait-elle débarrassé le plancher ou étaient-ils encore en pleine conversation ?
Surexcité à la perspective des retrouvailles, Roman ouvrait le chemin et tirait Ben derrière lui. Étonnamment, Michael, installé sur le canapé et apparemment seul, farfouillait dans une boîte de vieilles photos. Le chien, qui avait été dressé à ne pas sauter sur ses maîtres, esquissa une sorte de gigue sur ses pattes arrière, exposant sans vergogne ses attributs de caniche.
« Mais oui, dit Ben, voilà papa. Fais un bisou à papa. »
C’était déjà un rituel entre eux ; le chien avait toujours droit au premier baiser.
Ben se pencha vers Michael et l’embrassa sur la bouche, laquelle avait un goût de marijuana, alors que Michael croyait dur comme fer que son vaporisateur l’ôtait comme par magie. Ben s’inquiétait parfois à l’idée que Michael fume trop. Certains jours en rentrant, il trouvait son mari trop stone et trop bavard pour être sur la même longueur d’onde que lui. Dans ces moments-là, Michael était capable de perdre complètement le fil de ses pensées, même si, en général, il essayait de donner le change. Que se passerait-il, se demandait Ben, quand cette distraction chimique se combinerait avec les petites absences de l’âge ? À moins, bien sûr, que ce ne soit déjà le cas.
Il s’assit à côté de Michael et appuya la tête sur son épaule.
« Mary Ann est… ?
— Rentrée à son hôtel.
— Oh, fit Ben, qui ajouta pour faire sincère : je suis désolé de ne pas avoir pu lui dire bonjour. »
Michael, bien entendu, n’en crut pas un mot.
« J’aimerais tellement que tu l’apprécies un peu plus.
— Ce n’est pas que je ne l’apprécie pas. Elle est juste… un peu déboussolée, et… des fois, ça devient lourd.
— Comment ça ?
— Voyons ! Elle appelle trois ou quatre fois par semaine.
— Ça, c’était seulement la semaine dernière.
— Non, c’est faux. Ça dure depuis des lustres et, par moments, vous passez des heures pendus au téléphone. On dirait qu’elle vit avec nous, Michael. »
Devant le silence de son mari, Ben précisa :
« Ce n’est pas que je sois jaloux ni quoi que ce soit. »
Michael leva la tête et planta un baiser sur l’épaule de Ben avant de se redresser en grognant :
« C’est simplement qu’on a un passé tous les deux. On a vécu pas mal d’emmerdes ensemble. Je ne peux pas rompre ces liens.
— Je ne te le demande pas.
— Je le sais.
— Bon, qu’est-ce qui lui arrive ? »
Michael poussa un profond soupir.
« Elle a un cancer. C’est pour ça qu’elle est ici. Elle va subir une hystérectomie. »
Ben chercha désespérément la réponse appropriée. Il y avait largement de quoi manifester sa compassion, bien entendu, mais, inquiet de ce qui allait suivre, il se surprit à peser ses mots avec une prudence mesquine.
« Pourquoi est-ce qu’elle ne se fait pas opérer… plus près de chez elle ?
— Elle quitte Bob. Elle veut être le plus loin possible de Darien.
— Elle le quitte maintenant ? Elle ne devrait pas au moins attendre que…
— Elle l’a chopé en train de sauter quelqu’un. Elle a tout vu sur Skype. Elle est humiliée, malheureuse et complètement terrifiée par ce cancer. Pour l’instant, déjà, elle s’occupe d’elle. Donc, elle s’est barrée. »
Ben n’était pas idiot, bien entendu, mais il ne put s’empêcher de se focaliser sur l’aspect le moins grave de ce qu’il venait d’apprendre :
« Comment on voit un truc pareil sur Skype ?
— Chéri…, fit Michael en posant une main hésitante sur la jambe de Ben avant de se jeter à l’eau. Elle m’a demandé si elle pouvait s’installer dans le pavillon. »
Ses craintes confirmées, Ben hocha lentement la tête.
« Ça n’a pas été facile pour elle, ajouta Michael. Et surtout… elle ne veut pas empiéter sur notre intimité. »
Ben adopta un ton qu’il espérait plein de compassion mais pragmatique aussi :
« Alors pourquoi ne pas prendre une chambre d’hôtel ou louer un appart ? Elle n’a pas de problèmes d’argent, tu le sais bien… Il y a à peine assez de place pour le lit dans le pavillon, et… elle aussi, elle va avoir besoin d’intimité, non ?
— Elle a besoin de ne pas être seule, Ben. Voilà ce dont elle a besoin. Elle n’a plus de foyer. »
Ben avait déjà compris qu’il était inutile d’insister. Il n’avait aucune affinité avec Mary Ann, mais la conscience de Michael et la sienne aussi, il faut bien le dire, rendaient inéluctable ce dérangement majeur.
« Combien de temps est-ce qu’elle compte rester ? »
Michael haussa les épaules.
« L’opération aura lieu dans quinze jours, donc… je pense au moins jusque-là et… un peu plus.
— L’intervention va éliminer le problème ? Du cancer, je veux dire ?
— Ils ne le sauront pas avant… d’avoir ouvert. »
Ben posa la main sur le genou de Michael pour lui signifier que la conversation était terminée et se leva.
« Alors, appelle-la… à moins que vous ne vous soyez déjà mis d’accord. »
Son mari secoua la tête.
« J’attendais ta réaction. »
Ce n’était sans doute pas tout à fait vrai, mais Ben apprécia cette attention.
Pendant que Michael était dans la chambre, à discuter sur son portable avec Mary Ann, Ben vérifia l’état du pavillon afin de préparer l’arrivée de leur hôtesse. Les draps n’avaient pas été changés depuis que des copains de Nevada City avaient déboulé sans prévenir pour Halloween et la taie d’oreiller gardait encore des traces du maquillage vert de Hulk.
Ben défit le lit, puis porta le linge à la buanderie avant de s’attaquer à la salle de bains exiguë. Le lavabo et les toilettes étaient relativement propres, mais le sol de la cabine de douche en fibre de verre avait des taches du même vert criard que la taie d’oreiller. Il se mit à genoux et récura frénétiquement – un peu plus que nécessaire, en fait –, perturbé à la perspective du profond changement qui n’allait pas tarder à bouleverser leur vie privée. Il tenait à leurs rituels quotidiens, à leur indépendance chèrement acquise et, pour être franc, il n’avait pas envie qu’on les lui foute en l’air. Il savait que c’était égoïste – même si charité bien ordonnée commençait par soi-même –, mais n’arrivait pas à se débarrasser du sentiment mesquin que quelqu’un venait de lui piquer son mari.
De retour à la maison, il trouva Michael en train de fourrer les draps dans la machine.
« Je vais m’en occuper, l’assura Ben, déjà prêt à se racheter.
— C’est bon, j’ai fini.
— Si tu as besoin de Javel, elle est sur l’étagère du haut.
— Parfait.
— Tu sais où est le super savon au lait de chèvre que les deux Susie nous ont offert l’an dernier à Noël ? Je me suis dit qu’on pourrait le mettre dans sa salle de bains. »
Michael se retourna et lui lança un sourire langoureux et reconnaissant de mec défoncé.
Ce soir-là, après avoir regardé deux obscurs épisodes de Lost sur Apple TV, ils allèrent se coucher plus tôt que d’habitude et laissèrent la lumière allumée un moment, en grattant tous les deux le ventre de Roman. Les pattes mollement déployées, le chien était vautré entre eux. Il avait la taille et l’air niais d’un chimpanzé. Pour Ben, ce moment se para d’un soupçon de mélancolie, car l’arrivée de leur invitée et de ses luxueux bagages, le lendemain matin, allait considérablement modifier leur douillette unité familiale. Inutile de se bercer d’illusions : il faudrait faire contre mauvaise fortune bon cœur et accepter que cette nouvelle réalité représente quelque chose d’important pour Michael.
« Où l’as-tu rencontrée déjà ? demanda Ben, essayant de se montrer curieux. Chez Anna ?
— Humm. Eh bien… en fait… la première fois, c’était au Safeway de Marina. Elle essayait de me piquer un copain. »
Ben fit une grimace.
« Sous ton nez ?
— J’étais… bref, ailleurs dans le magasin. La pauvre, elle a eu l’air accablée quand je me suis pointé. Il lui avait vraiment tapé dans l’œil.
— Elle était bigleuse ou bien il faisait vraiment macho ?
— Plus macho que moi, tu veux dire ? lui lança Michael avec un grand sourire. Pour ne rien te cacher, il l’est toujours. Il recrutait chez les Marines. Je l’ai revu il y a quelques années au marché aux puces d’Alameda. Il est encore vachement bien. Tout à fait ton type. Un large torse velu. »
Ben fut touché que Michael prenne la peine d’évoquer son « type ». Parfois il le faisait même dans la rue lorsqu’un robuste « daddy » apparaissait dans leur champ de vision. Il murmurait un « à dix heures » suggestif jusqu’à ce que Ben ait repéré le mec en question. Cette initiative était d’autant plus admirable que Michael s’intéressait rarement à ce genre d’hommes – c’étaient les plus jeunes, les plus glabres dans le style de Ben qui l’attiraient. Il se comportait comme un promeneur qui ramasse des coquillages pour son bien-aimé alors que lui-même s’en contrefiche.
Ce qui ne voulait pas dire que Michael n’était pas jaloux. Un jour, lors d’une virée à Portland, ils étaient tombés sur un copain de jeu de Ben. Le soir, au lit, Ben avait découvert son mari boudant comme un adolescent, démoli par une peur d’abandon que Ben ne put apaiser qu’en expliquant patiemment que « pour toujours », bordel, ça voulait dire « pour toujours ». Leurs vingt et une années de différence avaient été une des plus chouettes épices de leur cuisine libidinale, mais l’âge lui-même pouvait déclencher la panique de Michael. Ben se demandait si le bienveillant repérage de « daddies » ne représentait pas, pour son mari, un moyen de marquer ses peurs au fer rouge avant de les relâcher.
Ben se lova plus près et prit Roman en sandwich entre eux tout en caressant le bras de Michael, apaisant ainsi deux êtres en même temps.
« Ça ne t’a pas embêté qu’elle parte ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu pensais que tu allais mourir, pas vrai ? Elle le pensait aussi.
— C’était compliqué, chéri. Ça ne marchait plus entre Brian et elle, et… on lui a proposé ce job à New York… Elle avait déjà vu Jon mourir dans les pires circonstances qui soient… et elle n’a pas pu supporter la perspective de revivre ça.
— Donc, elle s’est tirée en courant ? »
Michael haussa les épaules.
« En un sens.
— C’est une habitude chez elle, on dirait. »
Devant le silence de plomb de Michael, Ben comprit qu’il était allé trop loin et changea de ton – et de sujet.
« Elle avait une émission ici, non ? Elle était célèbre ?
— Oh, oui. Elle avait sa tête placardée sur les bus. Elle présentait un talk-show le matin. Style Oprah, mais en plus… local, disons. »
Ben remarqua que Michael avait insisté sur le dernier mot en ouvrant de grands yeux éloquents.
« Pas terrible, hein ?
— Ça passait. Elle était douée, mais, des fois, le contenu était un peu faiblard. Tu sais, séquences cuisine et personnalités de seconde zone. Je ne lui reproche pas d’avoir souhaité plus.
— Et à New York ça ne s’est pas concrétisé, si j’ai bien compris ?
— La chaîne câblée a mis la clé sous la porte avant même le lancement de l’émission. Ils ont planté Mary Ann qui s’est retrouvée à faire des pubs et autres conneries. Après, elle a bossé pour un mec dans l’événementiel, et c’est là qu’elle a rencontré son mari, apparemment. Dans une soirée. »
Et la vie est devenue bien plus facile pour elle, songea Ben.
« Je ne pense pas qu’elle l’ait épousé pour son argent, ajouta Michael qui avait lu en Ben. À mon avis, elle l’aimait. Elle aimait son fils aussi. Elle l’a aidé à l’élever.
— Et il est où, le fils, aujourd’hui ?
— A l’université de New York. En première année. Elle avait déjà le syndrome du nid vide, quand il y a eu l’histoire de Skype. »
Michael lui avait tendu une perche, mais Ben ne la saisit pas ; il demanderait des détails plus tard, le moment venu. À la place, il proposa d’emmener Mary Ann à Pinyon City où l’air vivifiant et les sommets enneigés lui remonteraient peut-être le moral avant l’opération – ou l’aideraient même à récupérer après. Ils n’avaient qu’à louer la maison près de la rivière, où ils avaient l’habitude de séjourner, et ils iraient rendre une visite rituelle à leur propriété. Si tant est que Mary Ann en ait envie, bien sûr.
« Je crois qu’elle adorerait », dit Michael qui, comme Ben, pensait que Pinyon City était le paradis sur Terre.