8
Signing

Shawna dégustait tranquillement une assiette de cœurs d’artichaut sautés au Pier 23 Café, un petit resto sympa qu’elle adorait depuis le jour où son père l’y avait invitée pour son treizième anniversaire. À présent, c’était un endroit pratique où attendre pendant qu’Otto faisait son numéro au Pier 39. Elle évitait ainsi les touristes, buvait une bière ou deux au bord de l’eau et se retrouvait agréablement pompette quand son amoureux avait terminé ses clowneries. Otto appréciait la balade depuis le Pier 39 – et la détente qu’elle lui procurait après toute cette foule – et Shawna aimait les sensations (et le look) que lui valait le « grain » très film noir des lieux. Ce soir-là, en entendant les coups de sirène mélancoliques d’un cargo dans la baie de satin noir, elle se réjouit de n’avoir toujours pas sacrifié sa frange à la Bettie.

« Excusez-moi, je sais que vous devez détester ça…» Shawna leva les yeux et découvrit ce à quoi elle s’attendait : un fan de son blog, une caricature – un jeune homme d’une petite vingtaine d’années, légèrement geek – qui l’approchait avec une extrême prudence, comme s’il avait affaire à une créature imprévisible au milieu d’une forêt. Ou peut-être une dominatrice féroce. « Vous êtes la coquine aux quatre cents coups, non ? »

Elle sourit et lui sortit sa réponse habituelle :

« Vous voulez parler des Quatre Cents Coups d’une coquine, mais ça, c’est le blog, pas moi.

— Quand même, c’est un bon titre.

— Je ne sais pas. Ils s’essoufflent, ces Quatre Cents Coups, non ? Je vais peut-être devoir les envoyer au lit, lâcha-t-elle en lui décochant un coup d’œil amical et pourtant ennuyé. J’espère que vous continuerez à me lire.

— Ma petite amie a adoré votre texte sur les sex toys écolos. Tenez, c’est elle, ajouta-t-il en tirant la malheureuse vers eux pour la lui présenter. Vous l’avez acceptée en amie sur Facebook.

— Ah… mais oui. »

Ainsi que cinq mille autres personnes, se dit-elle en serrant la main de la jeune femme.

« Heureuse de vous rencontrer en chair et en os. »

Le jeune couple ricana nerveusement, comme si la réponse désinvolte de Shawna était lourde de sous-entendus. Pourquoi les gens s’attendaient-ils toujours à ce qu’elle leur sorte des cochonneries ? Elle s’enorgueillissait de parler sexe de manière saine, joyeuse et décomplexée, mais ses interlocuteurs tenaient à la figer dans le rôle de la Reine des grivoiseries. Elle réfléchissait encore à la question quand Otto entra à grands pas dans le café. Elle lui fit signe tandis qu’une idée se formait dans sa tête.

« C’est pour moi ? s’écria-t-il en lorgnant la bière qu’elle avait commandée pour lui.

— Oui, si tu as été sage. »

Il lui adressa un grand sourire et descendit la moitié de la chope avant de s’asseoir.

« Comment était la foule ?

— Foulante. »

Il ôta son sac à dos – celui qui contenait la marionnette de singe et certains de ses vêtements – et le posa par terre à côté de lui. Il avait fait l’effort de retirer son maquillage de clown, mais il lui restait des traces de blanc dans les rides du sourire et son épaisse tignasse miel était tout emmêlée.

« Je me suis quand même fait un peu de blé.

— Super. »

Otto lui chipa un cœur d’artichaut.

« T’as envie de commander quelque chose ? » lui proposa-t-elle.

Il secoua la tête.

« J’ai mangé un hamburger sur le quai. Ce qui me brancherait surtout, c’est rentrer chez toi et te baiser comme un fou.

— Entendu. »

Séduite par le désir qu’Otto venait d’exprimer, mais moins par la formulation, elle lui décocha un sourire mi-figue mi-raisin.

« Avant, je veux te demander quelque chose.

— Vas-y.

— Tu sais que, ces derniers temps, j’ai perdu un peu de mon enthousiasme pour le blog ?

— Pas vraiment.

— Eh bien… si. J’ai l’impression d’avoir fait le tour. D’accord, je pense que j’ai fait de bons trucs, mais j’en ai marre d’être une icône du sexe, tu comprends ? »

Otto haussa les épaules.

« Tu es bonne dans cette veine.

— Merci, mais… ça devient limité au bout d’un moment. J’ai envie d’élargir un peu le sujet, de parler de la vie en général… tu sais, des conneries insignifiantes et des grandes questions auxquelles on est tous confrontés. Quelque chose de plus substantiel. Je pense que mes lecteurs me suivraient, et j’aimerais vraiment…

— Vas-y, qu’est-ce qui t’arrête ?

— Eh bien… J’ai besoin que tu me dises si tu es d’accord.

— Pourquoi ?

— Parce que peut-être que j’écrirais sur nous. En partie, au moins.

— Oh ! »

Une ombre passa sur le visage d’Otto.

« Euh… tu citerais mon nom, et tout ?

— Oui, sauf si…»

Elle décida de garder un ton léger.

« T’es pas recherché pour un délit quelconque dans une dizaine d’États, n’est-ce pas ? »

Il refusa de se laisser entraîner sur le terrain de la plaisanterie.

« J’aime qu’on respecte ma vie privée, Shawna. J’adore ce qu’on vit tous les deux, mais… de là à le partager avec des inconnus.

— Tu viens juste de te donner en spectacle devant des paquets d’inconnus.

— Non, répondit-il tranquillement. C’était Ottokar. Ou des fois Sammy, mais pas moi. C’est pour ça que je peux le faire. »

C’était logique, d’une certaine façon, mais elle avait l’impression que ses peurs étaient plus profondes que ça.

« Je n’écrirais pas sur notre vie sexuelle, lui précisa-t-elle ; ce ne serait pas aussi… explicite que…

— C’est pas ça.

— C’est quoi alors ? »

Elle commençait à se sentir blessée, et, pire encore, à s’exprimer en conséquence.

« Tu trouves que nous deux… c’est pas si sérieux ? »

Otto perçut l’humiliation qu’elle ressentait et saisit sa main par dessus la table.

« Écoute, ma bien-aimée… si c’était pas sérieux, nous deux, je me foutrais complètement de ce que tu pourrais raconter dans ton blog. Simplement, je ne veux pas me sentir gêné par rapport à ce qu’on partage. Je ne veux pas avoir à peser mes mots sans arrêt. Je ne veux pas penser à nous comme… tu vois… du matériel. »

Si quelqu’un d’autre l’avait appelée « ma bien-aimée », cette personne aurait eu droit, pour le moins, à un ricanement railleur, mais là, Shawna trouva la formule plutôt mignonne. Otto l’avait peut-être adoptée l’été où il avait bossé en habits de chevalier à la fête médiévale, mais elle préférait croire qu’elle avait jailli tout droit de son cœur pur.

Elle décida de ne pas le tourmenter davantage avec son blog. De toute façon, il ne le lisait pas et, officiellement, ils ne formaient pas un couple. Elle pourrait toujours dire que c’était son copain sans le nommer ou quelque chose d’aussi vague et continuer à écrire comme ça lui plaisait. Il avait raison d’évoquer la gêne qu’une telle initiative risquait de susciter. Il valait mieux qu’elle laisse les mots couler comme elle l’avait toujours fait et qu’elle laisse Otto être Otto. Franchement, moins il en savait, mieux c’était.

 

Ils rentraient vers Mission District et étaient arrêtés à un feu rouge sous une bretelle d’autoroute quand une SDF en survêtement rouge crasseux s’approcha de leur voiture en brandissant un vieil écriteau en carton sur lequel était écrit : TA MÈRE S’EN FOUTRAIT PAS, ELLE Shawna se demanda si ça marchait vraiment, si la plupart des gens estimaient que leur mère était d’une générosité prodigieuse et se sentaient donc enclins à donner. En tout cas, c’était original et ça la fit sourire.

Elle fouilla son sac à la recherche d’un billet et, voyant qu’elle n’en trouvait pas, Otto sortit son portefeuille.

« Cinq dollars, ça suffira ?

— Passe-moi un billet de vingt, je te les rembourserai.

— C’est une droguée, regarde les marques sur son cou.

— Où tu veux en venir ?

— Je te le dis, c’est tout. »

Shawna baissa la vitre et tendit le billet de vingt dollars à la femme qui s’en saisit sans un mot, puis retroussa le bas de son pantalon afin de planquer son obole dans sa chaussette. Shawna aperçut une chair grise et putréfiée, couverte de plaies. Par contraste, son visage sale et ravagé par le soleil était d’un brun-rouge intense. Sans âge, conformément à la loi de la rue, elle aurait pu avoir trente ans comme soixante.

« Le monde est merdique, lâcha-t-elle.

— C’est bien vrai, ma sœur. »

La femme gloussa et découvrit des dents cassées et des gencives pourries.

« T’as un mec à toi là-dedans ?

— Oui, répondit Shawna en regardant Otto, j’ai un mec à moi là-dedans. »

La femme se pencha vers la vitre pour déclarer :

« Tu vas être gentil avec elle, compris ? »

Devant l’air troublé d’Otto, Shawna intervint :

« Il l’est. Il est très gentil avec moi.

— J’en ai eu un, moi aussi, une fois.

— Un homme, tu veux dire ? »

Shawna ne put s’empêcher de sourire : on aurait cru que la bonne femme parlait d’un perroquet.

« Oui, madame. J’avais à peu près ton âge.

— Ah, oui ?

— D’ailleurs, j’étais plus jolie que toi.

— J’en suis sûre, fut tout ce que Shawna trouva à répondre.

— Vachement plus jolie.

— Hé, fais gaffe, répliqua Shawna jovialement, ou je reprends mon fric.

— Fais ça, ma salope, et je te taillade la gueule. »

Otto parut horrifié, mais Shawna avait aperçu l’étincelle qui dansait au fond des yeux rougis de la femme.

« À moins que je te défonce le portrait la première », dit-elle.

Ce qui déclencha un nouveau gloussement :

« T’es bien, la petite.

— Ça, j’en sais rien.

— Si, si. Toi, t’es mon genre de nana. T’as peur de rien, pas vrai ? »

La question était intéressante.

« Pas des trucs ordinaires, je crois.

— Tant mieux pour toi. Nous, les nanas, faut qu’on soit fortes.

— J’imagine que oui. »

La femme leva son poing crasseux en signe de solidarité avec Shawna, puis s’éloigna péniblement à la recherche d’un autre bienfaiteur.

« Comment est-ce qu’on peut en arriver là ? » demanda Shawna à Otto.

Il se contenta de hausser les épaules :

« L’héroïne.

— Ça ne peut pas être que ça.

— Faudrait que tu lui poses la question. »

Le feu passa au vert et Shawna redémarra. Elle éprouva un soulagement honteux en voyant la silhouette de la femme se rapetisser dans le rétroviseur. C’est pour ça que les SDF font la manche aux feux rouges, pensa-t-elle. C’est autant pour eux que pour nous. Les vitres et la carrosserie nous protègent de cette horreur, et nous on peut tout oublier dès que le feu passe au vert.

« Elle était sympa, murmura Shawna.

— C’est sa routine. C’est du signing.

— Du signing ?

— Ça se dit comme ça. Quand les gens font la manche en te brandissant des écriteaux sous le nez.

— Comment tu le sais ?

— Parce que moi aussi je bosse dans la rue. »

Shawna ricana.

« Oui, les rues craignos du Pier 39 !

— Elle ne vit que pour sa prochaine piquouse, donc elle fait ce qu’il faut pour. »

Et nous on se barre, pensa Shawna. On se barre sans rien faire.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Otto.

— Rien. Ou plutôt tout. Elle l’a dit elle-même : le monde est merdique.

— Tu veux faire demi-tour ? Lui proposer une douche chaude et un endroit où dormir ? »

Mais Otto connaissait déjà la réponse.

« Je pourrais écrire sur elle », marmonna Shawna sans grande conviction.

Otto lui décocha un sourire narquois.

« Et ça aiderait qui ? »

Elle reporta son regard vers la route.

« Lâche-moi la grappe, petit clown. »

Mary Ann en automne
titlepage.xhtml
Armistead le bon super bon_split_000.htm
Armistead le bon super bon_split_001.htm
Armistead le bon super bon_split_002.htm
Armistead le bon super bon_split_003.htm
Armistead le bon super bon_split_004.htm
Armistead le bon super bon_split_005.htm
Armistead le bon super bon_split_006.htm
Armistead le bon super bon_split_007.htm
Armistead le bon super bon_split_008.htm
Armistead le bon super bon_split_009.htm
Armistead le bon super bon_split_010.htm
Armistead le bon super bon_split_011.htm
Armistead le bon super bon_split_012.htm
Armistead le bon super bon_split_013.htm
Armistead le bon super bon_split_014.htm
Armistead le bon super bon_split_015.htm
Armistead le bon super bon_split_016.htm
Armistead le bon super bon_split_017.htm
Armistead le bon super bon_split_018.htm
Armistead le bon super bon_split_019.htm
Armistead le bon super bon_split_020.htm
Armistead le bon super bon_split_021.htm
Armistead le bon super bon_split_022.htm
Armistead le bon super bon_split_023.htm
Armistead le bon super bon_split_024.htm
Armistead le bon super bon_split_025.htm
Armistead le bon super bon_split_026.htm
Armistead le bon super bon_split_027.htm
Armistead le bon super bon_split_028.htm
Armistead le bon super bon_split_029.htm
Armistead le bon super bon_split_030.htm
Armistead le bon super bon_split_031.htm
Armistead le bon super bon_split_032.htm
Armistead le bon super bon_split_033.htm
Armistead le bon super bon_split_034.htm
Armistead le bon super bon_split_035.htm
Armistead le bon super bon_split_036.htm
Armistead le bon super bon_split_037.htm
Armistead le bon super bon_split_038.htm
Armistead le bon super bon_split_039.htm
Armistead le bon super bon_split_040.htm
Armistead le bon super bon_split_041.htm
Armistead le bon super bon_split_042.htm