11
Un plan secret

Voilà qu’ils étaient enfin sur Forbes Island – ce restaurant sous-marin de la baie de San Francisco –, dans cet endroit loufoque entre tous. Malheureusement, un je-ne-sais-quoi dans la manière dont le serveur avait minaudé en leur adressant son « messieurs » et en leur tendant le menu avait transformé leur sympathique sortie en un rendez-vous gênant.

Du moins était-ce la sensation de Jake. Il se demanda si Jonah éprouvait le même malaise à l’idée qu’on puisse les considérer comme un couple. C’était Jonah, après tout, qui avait voulu cette stupide excursion sur Forbes Island, donc c’était lui qui avait des intentions douteuses. Au début, Jake avait pensé que cette soirée ne serait jamais qu’un caprice de gamin, mais les prunelles brillantes de Jonah suggéraient à présent que ce dernier attendait quelque chose, qu’il avait un plan secret.

« Puis-je vous présenter notre carte des vins ? » demanda le serveur tandis qu’un poisson solitaire paressait derrière le hublot.

Jake consulta Jonah du regard, mais ce dernier fit non de la tête.

« Je prendrai de l’eau.

— Pareil », ajouta Jake, soulagé de ne pas avoir à choisir un vin.

Avec sa barbe, il était certain qu’il aurait écopé de cette responsabilité alors que Jonah, en blazer bleu et chemise blanche, faisait bizarrement encore plus jeune que ses vingt-deux ans.

Quand le serveur se fut éloigné, Jonah sortit un iPhone de la poche de sa chemise.

« Tiens, c’est Becky », dit-il en montrant une photo à Jake.

C’était une brunette pourvue de belles dents et de cheveux lisses et brillants qui se tenait devant un panneau portant l’inscription HOME OF THE LOBOS.

« Elle est canon », commenta Jake alors qu’il ne le pensait pas vraiment.

Jonah rempocha son téléphone.

« Elle travaille à la Chambre de commerce. On est ensemble depuis le lycée. Et toi ?

— Moi, quoi ? »

Jonah sourit.

« Il y a une fille dans ta vie ? »

Jake hésita, il cherchait un mensonge aussi proche que possible de la vérité.

« Il y en avait une, finit-il par lâcher, mais c’est terminé.

— Dommage, dit Jonah en fronçant les sourcils pour marquer sa compassion.

— Merci, mais… ça ne collait pas. »

Jonah hocha gravement la tête.

« Tu vas trouver la bonne.

— Alors, elle est où, cette Chambre de commerce ? Là où bosse ta copine. Dans quelle ville ?

— Oh… un trou perdu. À Snowflake, dans l’Arizona. Environ six mille habitants.

— Et, j’imagine qu’il neige beaucoup à Snowflake[3].

— Oui… pas mal, mais ce n’est pas de là que vient le nom. La ville a été fondée par deux gars dont l’un s’appelait Snow et l’autre Flake. Dans les années 1870.

— Arrête ton char.

— Moi, je m’appelle Flake, précisa Jonah en souriant.

— Sans blague ?

— On est un paquet à Snowflake. Les gens ont tendance à ne pas s’éloigner. »

Ce nom rappela soudain quelque chose à Jake.

« Il y a un documentaire sur ce patelin. Je l’ai vu à la télé quand j’étais encore à Tulsa. Un bûcheron a prétendu avoir été kidnappé…

— … par un OVNI. Oui, c’était bien à Snowflake.

— Qu’est-ce que ça foutait les jetons ! On le fouillait avec des machins en métal effrayants. T’étais sur place à l’époque ? »

Jonah secoua la tête.

« Je me souviens du film. L’enlèvement a eu lieu avant ma naissance. Mon cousin était le marshal de la ville, à l’époque. Pour lui, c’est un canular.

— Marshal Flake. »

En voyant le petit rictus narquois de Jake, Jonah hésita.

« Eh oui… Marshal Sanford Flake. »

Puis, avec un sourire penaud, il ajouta :

« Je t’avais dit que j’étais un gars de la campagne. »

Jake se repentit illico.

« Non, mec, c’est cool. Moi, j’ai grandi dans la banlieue de Tulsa. J’aurais donné n’importe quoi pour vivre dans un bled aussi intéressant.

— Quand est-ce que tu es venu ici ?

— Il y a quatre ans environ. J’ai pris mes cliques et mes claques et je me suis tiré. J’en ai eu ras le bol de bosser au Wal-Mart.

— Et qu’est-ce que tu fais maintenant ?

— Je suis jardinier. Plus exactement associé dans une boîte de jardinage. »

C’était stupide, mais il ne pouvait pas s’empêcher de la ramener un peu. Allez savoir pourquoi, il avait envie d’impressionner ce jeunot venu de l’Amérique profonde.

« Et ça ne te… euh… ça ne te soûle pas ?

— Quoi ? Le jardinage ? J’adore.

— Non… San Francisco… les gens et le reste. »

Jake était quasiment sûr de savoir où Jonah voulait en venir, mais il fit l’innocent.

« Comment ça ?

— Tu sais bien… les valeurs de San Francisco… ce genre de truc. »

Jake secoua la tête et demeura aussi impassible que possible.

« Non. Pas de problème pour l’instant. »

Son interlocuteur hocha lentement la tête, comme s’il marquait le tempo du silence qui s’écoulait entre eux.

 

Le serveur revint avec leurs plats – un saumon pour Jake et un carré d’agneau pour Jonah. Jake accueillit cette pause avec soulagement, car il y avait déjà comme un malaise dans l’air. Il émettait quelques murmures approbateurs sur son saumon quand il se rendit compte que Jonah, la tête discrètement baissée, récitait une action de grâces.

« Oh… désolé… je n’avais pas…

— Tu veux te joindre à moi ?

— C’est bon. Je vais juste… Vas-y, continue. »

Jonah garda donc la tête baissée tandis que ses lèvres bougeaient silencieusement pendant quelques secondes embarrassantes.

« Excuse-moi, lâcha Jake dès que Jonah eut saisi son couteau et sa fourchette.

— Pas grave. Tu Le remerciais à ta façon.

— Je remercie toujours le saumon. »

Jake plaisantait, mais pas totalement car il s’efforçait souvent de se montrer reconnaissant quand une créature sans défense était morte pour ses péchés.

Jonah finit sa bouchée d’agneau avant de poursuivre.

« T’es pas chrétien, alors ? »

Jake haussa les épaules.

« J’ai été élevé dans la religion chrétienne.

— Mais ?

— Je sais pas. J’ai arrêté d’y croire.

— Tu vois, mon vieux… c’est pour cette raison qu’on appelle ça la foi, déclara Jonah en le regardant droit dans les yeux.

— C’est croire en quelque chose qu’on sait ne pas être vrai. »

Jonah se rembrunit.

« Mark Twain, précisa Jake. « La foi, c’est croire en quelque chose qu’on sait ne pas être vrai. »

— Oh. »

Voyant que Jonah ressemblait de plus en plus au poisson aux yeux protubérants collé contre le hublot, Jake enchaîna d’un ton aussi gentil que possible :

« C’est juste que je ne pense pas qu’il y ait quelqu’un là-haut. Je ne crois pas en la vie après la mort. J’aimerais pouvoir le faire, mais je n’y arrive pas. À mon avis, si le paradis existe, il est forcément ici et aujourd’hui. Nous seuls sommes capables de lui donner une réalité.

— Je comprends, répondit Jonah doucement. C’est pour ça que je fais ce que je fais. »

Jake le regarda en clignant des yeux.

« Je suis missionnaire, Jake.

— Sans blague. »

L’espace d’une seconde, Jake revit le cliché traditionnel et se représenta Jonah avec casque colonial et short kaki.

« Où ça ?

— Ici… pour le moment.

— Ici ? À San Francisco ? »

Il fallut à Jake un moment pour comprendre, mais il finit par entrevoir la froide et grise lueur de l’aube.

« Oh… tu es mormon ?

En fait, nous on préfère…

— C’est vrai… désolé… Les Saints des Derniers Jours… peu importe. Alors, tu es venu ici pour le référendum ? Pour défendre la proposition 8 ? »

Jonah acquiesça.

« Pour solliciter les suffrages et tout le bazar ? Tu fais du porte-à-porte ?

— Oui. »

Jake sentit son visage s’empourprer violemment – preuve indiscutable qu’il commençait à perdre son calme –, mais ne fit aucun effort pour brider sa colère.

« Et t’as ressenti quoi ? Tu sais, après avoir gagné… après avoir privé des gens de leurs droits fondamentaux dans un État où tu ne vis même pas, putain de merde ! À ton avis, tu as fait le bien sur terre ? »

Jonah parut réfléchir une minute à la question.

« Honnêtement… non.

— Ouah. Tiens donc.

— Je ne regrette pas que la proposition soit passée, parce que je pense sincèrement qu’un mariage doit unir un homme et une femme. Mais je ne me suis jamais senti en étroite communion avec une autre personne ; quelque chose de vraiment différent. Je n’ai jamais connu cette connexion unique avec quelqu’un d’autre. Et quand je t’ai vu en train de regarder les otaries, t’avais l’air tellement gentil, tellement honnête et… je ne sais pas, un type réglo, quoi… j’ai eu l’impression qu’il fallait que je te tende la main, parce que je pouvais t’aider.

— Et de quelle manière ?

— Écoute, Jake… avant de rencontrer Becky, j’ai cru que j’étais peut-être homo.

— Pardon ?

— Si ça se trouve, je tape complètement à côté de la plaque, mais je suis plutôt doué pour deviner si quelqu’un…

— Tu joues avec des étiquettes, là, Jonah. Par ici, on catalogue personne. »

C’était complètement faux et Jake en prit conscience – San Francisco était obsédé par les étiquettes –, mais il s’était senti obligé de réagir et, dans le feu de la discussion, c’était la seule chose qu’il avait pu sortir.

« Laisse-moi formuler ça autrement, insista Jonah qui baissa la voix tout en jetant un regard autour de lui. Tu couches avec des mecs, pas vrai ? »

Au bout d’un moment, Jake répondit calmement :

« Oui. Pas assez souvent, mais… oui.

— Et tu sais pourquoi ? »

Le côté formaté, tout droit sorti d’un séminaire, de sa question déclencha la fureur de Jake :

« Je sais pas, parce qu’ils m’attirent, peut-être ?

— Oui, fit Jonah sans saisir le sarcasme, mais pourquoi est-ce qu’ils t’attirent ? Je vais t’expliquer. C’est parce que tu cherches à devenir un homme, un vrai. Quelqu’un t’a dit, à un moment donné, que tu n’étais pas assez masculin, et tu l’as cru, et, du coup, tu penses qu’être avec un autre mec va en quelque sorte…

— Jonah…

— Ecoute-moi, mec. T’es l’un des gars les plus virils que j’aie jamais rencontrés. Pas seulement au plan physique, mais… de par ton cœur mâle et ta compassion. T’es authentique, mon vieux. T’es suffisamment viril pour n’importe quelle nana. »

À ce stade, Jake ne s’y retrouvait plus dans ses sentiments. Il était à la fois flatté, insulté, humilié et reconnu. Le plus discrètement possible (plusieurs autres convives jetaient déjà des coups d’œil dans leur direction), il tira son portefeuille de sa poche arrière et en sortit trois billets de vingt dollars qu’il coinça sous le beurrier.

« C’est pour quoi ça ? demanda Jonah.

— Il faut que j’y aille. Ça devrait couvrir ma part.

— Arrête, mec…

— T’es plein de bonnes intentions, Jonah… mais tu ne sais pas à quoi tu t’attaques.

— Si ça concerne la Proposition 8…

— Ça concerne tout, Jonah ; tout un tas de merdes dont vous avez pas idée à Snowflake. Le monde n’est pas aussi nickel que tu crois. C’est pas ta faute. C’est la faute à tous les autres. »

Jake repoussa sa chaise et se leva.

« Moi y compris, si tant est que mon opinion ait une valeur quelconque. »

Jonah, qui ne comprenait pas, le fixa d’un œil triste.

Sans se retourner, Jake fonça vers l’escalier et se rappela, en retrouvant l’air frais de la nuit, qu’il ne pouvait quitter immédiatement cette île bidon. Planté au pied du faux phare et du vrai palmier, il attendit la navette, en redoutant d’abord que Jonah puisse le suivre, puis en redoutant qu’il ne le fasse pas. Il imagina le blondinet seul parmi tous ces inconnus, déprimé d’avoir foiré sa sainte mission. Il envisagea de redescendre, mais il savait que tout ce qu’il dirait ne ferait qu’aggraver les choses. Personne ne pouvait le sauver.

 

Une heure plus tard, Jake était au lit quand Anna apparut sur le seuil de sa chambre, vêtue de son pyjama chinois. Elle dormait profondément quand il était rentré, de sorte qu’il ne comprit pas comment elle avait pu l’entendre pleurer de l’autre bout du couloir.

« Est-ce que je peux faire quelque chose, mon chou ?

— Non, c’est bon. Retournez vous coucher.

— J’ai l’habitude d’écouter.

— Je sais. Mais ça va. »

Elle tourna les talons, puis s’arrêta brusquement en chancelant un peu.

« Dimanche, on pourrait peut-être aller au nouveau musée des Sciences dans le parc.

— Oui. Ce serait bien.

— J’ai entendu dire qu’ils avaient de la verdure sur le toit.

— Moi aussi.

— Bonne nuit, mon chou. T’es un mec formidable. »

C’était à peu près ce que Jonah lui avait dit, mais cette fois le compliment sonnait juste.

Mary Ann en automne
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