16
Comme un chien avant un tremblement de terre

Fasciite nécrosante.

C’était le diagnostic que Shawna avait entendu dans la bouche des auxiliaires médicaux la nuit où l’ambulance avait emmené Leia en urgence au General Hospital de San Francisco. Le lendemain, lors de sa deuxième visite à l’hôpital, elle l’entendit de nouveau en passant devant la salle des infirmières et ce terme bourdonna dans sa tête à la manière d’une incantation terrifiante et démoniaque pendant qu’elle parcourait le couloir menant à la chambre de Leia.

Fasiite nécrosante, fasciite nécrosante, fasciite nécrosante…

L’appellation courante était « bactérie mangeuse de chair ». C’était une maladie extrêmement rare au sein de la population dite « normale », mais plus fréquente parmi les SDF consommant de l’héroïne. Leia en était à un stade avancé. L’effroyable ragoût de chairs pourrissantes sur sa jambe gauche avait davantage inquiété les urgentistes que la blessure superficielle qu’elle présentait au dos. En attirant l’attention immédiate des médecins, le coup de couteau avait en fait été une vraie bénédiction. Sinon elle serait déjà morte, avaient-ils affirmé.

Shawna traversa la salle à grands pas en regardant droit devant elle pour ne pas perturber la fragile intimité des autres patients.

Les rideaux saumon et vert du box de Leia étant fermés, Shawna s’arrêta pour lire le nom de l’occupante :

 

LEMKE, Leia

 

C’est ainsi qu’elle découvrit son patronyme, car, le soir de son admission à l’hôpital, Leia était bien trop dans les vapes et effrayée pour révéler quoi que ce soit.

Shawna s’éclaircit la gorge.

« Leia ? »

Grognement de derrière le rideau.

« C’est Shawna. Je peux te voir ? »

Second grognement, un oui, semblait-il.

Shawna tira le rideau, puis le referma derrière elle. Leia était assise dans son lit et une perfusion émergeait grotesquement de dessous sa clavicule. Ainsi que l’avait expliqué une infirmière à Shawna la veille, la patiente était tellement couverte de piqûres qu’il était impossible de trouver un endroit où placer la perfusion d’antibiotiques. Un drap tendu au-dessus de ses jambes épargnait aux visiteurs – et sans doute à la malade – la vue d’un corps se dévorant vivant.

Shawna approcha une chaise.

« On s’occupe bien de toi ?

— Fait chier, la méthadone. »

Possible, songea Shawna, n’empêche, tu ne hurles plus. Tu ne te laboures plus la peau. Tu as l’air presque humaine aujourd’hui.

« T’as coupé tes cheveux, remarqua Leia. Ça te va mieux. »

Venant de quelqu’un qui ne se souciait plus de son apparence depuis longtemps, cette observation toucha Shawna qui porta instinctivement la main aux pointes de sa nouvelle coupe garçonne et expliqua :

« J’ai eu envie de quelque chose de plus simple. »

Elle avait abandonné son look à la Bettie Page une heure plus tôt, convaincue qu’il ne convenait plus à ce nouveau chapitre de sa vie.

« Pourquoi tu fais ça ? marmonna Leia.

— Pourquoi je fais quoi ?

— Ça. Passer du temps avec moi. »

Shawna essaya de répondre honnêtement.

« Je ne sais pas trop.

— Tu bosses dans une association ou autre chose ? Un machin de réinsertion ?

— Non. Rien à voir. Je t’ai croisée sous le pont de l’autoroute et… le peu que j’ai vu de toi m’a plu, alors… j’ai décidé de te retrouver.

— De me retrouver ? T’es allée là-bas exprès ? »

Shawna acquiesça.

« Tu crois que j’ai l’habitude de me balader à Cocksuck Alley en plein milieu de la nuit ? »

Leia éclata de rire, laissant entrevoir ses dents délabrées.

« Me prends pas pour une buse, cocotte. »

Leia la regarda gravement un moment.

« Ils veulent me couper la jambe.

— Je sais.

— Je peux pas accepter.

— Je comprends. Je réagirais pareil.

— Eh bien… dis-leur que je refuse, alors.

— Non, Leia, je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que… s’ils n’amputent pas, l’infection va se propager.

— M’en fous !

— Elle va te tuer. Elle est déjà en train de te tuer. Tu iras mieux dès que tu n’auras plus cette jambe. C’est pour ça qu’ils te donnent des antibiotiques… pour te rendre plus forte avant qu’ils… n’interviennent.

— Je t’en prie… s’il te plaît. »

Leia sanglotait maintenant.

Shawna lui prit la main.

« Tu veux que je reste ?

— Que tu restes ?

— Oui. Que je sois avec toi quand tu entreras en salle d’opération, et quand tu te réveilleras.

— Arrête ces conneries. IL EST PAS QUESTION QU’Y ME COUPENT LÀ PATTE !

— D’accord, répondit Shawna dans un filet de voix. Comme tu veux.

— Barre-toi d’ici, espèce de sale petite emmerdeuse. Pour qui tu te prends, bordel ? »

Shawna battit en retraite et fila sans rien ajouter.

Elle appela Otto en sortant. Il perçut la tension dans sa voix et lui proposa de la rejoindre pour déjeuner au Café Gratitude sur Harrison Street. Otto n’était pas plus végétalien qu’elle, mais le restaurant était très proche de l’hôpital et tous deux aimaient la joyeuse ambiance néo-hippie de l’endroit. Lors de précédentes visites, elle avait fermé les yeux sur les noms pompeux des plats au menu, mais ce jour-là elle n’était pas d’humeur à subir cela.

« Je prendrai la grande salade du chef, annonça-t-elle à la serveuse à la queue-de-cheval.

— Vous voulez dire la « Je suis comblée » ?

— Soit.

— C’est bien ce que vous voulez, alors ?

— Oui. Vous comptez m’obliger à dire ce nom ? »

La serveuse lui décocha un sourire figé et se tourna vers Otto.

« Et pour vous ?

— “Je suis transporté de joie”, s’il vous plaît.

— Vous la voulez avec de la crème ?

— Oui. Une “Je suis transporté de joie” avec de la crème.

— Très bien.

— Et en dessert, on prendra tous les deux un “Je m’ouvre à la conscience”. »

Devant l’amusement d’Otto, Shawna se surprit à afficher un sourire suffisant. Après que la serveuse se fut éloignée, elle dit :

« Et un “Je suis tellement soûlée de tout ça”, ils en ont ?

— Arrête. Elles sont obligées de sortir ces noms. Ça fait partie du numéro. »

Shawna poussa un gros soupir.

« Qu’est-ce que je vais faire, Otto ? »

Il n’eut pas besoin de lui demander de quoi elle parlait.

« Tu vas y retourner, j’imagine.

— Et après ? »

Il haussa les épaules.

« Tu lui tiendras compagnie.

— Ils disent qu’elle va mourir. Avec ou sans amputation.

— Tu veux que je t’accompagne ?

— Tu ferais ça ? Tu n’es pas obligé de la voir. J’ai juste besoin que tu sois là.

— À ton avis, j’emmène Sammy ? »

Sa première réaction fut de lever les yeux au ciel, mais Otto affichait un air si naïf et plein d’espoir qu’elle se reprit.

« Chéri, je ne crois pas que ce soit son truc. »

Il inclina sa volumineuse crinière.

« Vraiment ?

— Oui… vraiment. Évitons ça. »

Otto haussa les épaules, il semblait un peu peiné.

Une heure plus tard, Otto s’absorba dans une édition de poche cornée d’Infinite Jest, tandis que Shawna allait parler à l’infirmier de service, un Blanc émacié avec un tatouage flou sur le cou.

« On lui a administré un calmant, lui annonça-t-il. Je pense qu’elle apprécierait un peu de compagnie.

— Vous en êtes sûr ? »

Il sourit.

« Elle se sent plutôt bien maintenant. »

Shawna fila droit vers le box, craignant de se dégonfler. Le lit était davantage relevé cette fois, mais Leia avait les yeux fermés.

« C’est encore moi, annonça Shawna.

— Qui, moi ?

— La sale petite emmerdeuse. »

Leia souleva les paupières.

« Qu’est-ce tu veux ?

— Bavarder un peu. Si ça te dit.

— Oh, merde. T’es bonne sœur ou quoi ? »

Shawna secoua la tête en souriant.

« Pas du tout. Simplement une des nombreuses fans de ton écriteau. »

Le prétexte était vraiment peu convaincant, elle s’en rendit compte, mais elle n’en avait pas trouvé d’autre.

« Mon écriteau ? Cette salade sur les mères ?

— Oui, « Ta mère s’en foutrait pas, elle ». J’ai trouvé ça futé.

— Forcément, tout le monde aime sa mère. »

Ce n’était ni une question ni une assertion, juste une remarque vaguement, tristement, entre les deux. Shawna ne savait trop comment poursuivre et se sentait déjà stupide et lâche.

« J’ai rêvé de toi, avoua-t-elle. De nous deux. »

Leia se rembrunit.

« Pas dans ce sens-là. On passait du temps ensemble, à parler de choses ordinaires, comme deux amies, comme si on se connaissait depuis des années. »

Leia s’imprégna de ces mots un instant, en tripotant sa perfusion comme si c’était un rang de perles sur sa poitrine.

« J’avais l’air jolie ? »

Shawna rit.

« Oui. On était toutes les deux jolies. »

Il y eut un long silence pendant lequel Leia ne quitta pas Shawna ; des yeux.

« T’es un peu sorcière, toi, non ? »

Shawna se sentit étrangement honteuse.

« Oui. Ça ne te dérange pas, j’espère. »

Leia haussa les épaules.

« Maurice avait ce don. Il arrêtait pas de pressentir les merdes… les merdes pas encore arrivées. Ça le réveillait en sursaut. Pareil qu’un clébard avant un tremblement de terre.

— Et Maurice était… ?

— Un mec du refuge pour piétons. C’est lui qui a bricolé l’écriteau que t’adores. À sa mort, j’en ai hérité. Lui aussi, il a eu la saloperie dégueulasse que je me suis chopée. »

L’air sombre, elle baissa les yeux vers cette horreur cachée sous le drap, puis les releva aussitôt.

« T’as toujours été comme ça ?

— Comme quoi ? Tu parles de ce don ?

— Oui.

— Pas toujours… mais ça a commencé assez tôt, oui.

— Comment t’as su que t’étais pas timbrée ? »

Shawna sourit à ce souvenir.

« Une adulte l’a reconnu chez moi. Ça lui arrivait aussi de temps en temps, donc elle m’a appris à m’en débrouiller sans en faire un fromage. »

Elle se revoyait à dix ou onze ans dans la cuisine de Mme Madrigal au 28, BarbaryLane. Tu seras tentée d’en parler, ma puce, mais garde ça pour toi. Fais-en ton ami secret et c’est tout.

« Je n’y crois pas vraiment, poursuivit Shawna. Mais des fois je dois bien me résoudre à l’évidence.

— Maurice était carrément dingue. »

Shawna gloussa.

« Peut-être que moi aussi. Ou peut-être qu’on s’est déjà rencontrées quelque part, toi et moi. Dans le temps.

— T’allais au Foot Locker de West Portai ?

— Non.

— Et chez Fabric Barn à El Cerrito ? »

Shawna secoua la tête.

« Tu as travaillé dans ces deux boîtes ?

— Il y a longtemps. Avant que je me mette à l’héro. J’ai une tête banale, j’imagine. Les gens ont toujours l’impression de me connaître.

— C’est peut-être ça, alors.

— Comment tu t’appelles, chérie ? Tu m’as pas dit. »

Shawna s’était présentée à Leia dans l’ambulance, mais elle n’était pas surprise qu’elle l’ait oublié.

« Désolée…Shawna Hawkins.

— Alexandra Lemke. »

Difficile d’imaginer que cette épave ait pu porter un nom aux consonances aussi nobles.

« Je savais que Leia n’était qu’un surnom, mais… ça, c’est très joli.

— Et Shawna ? Où est-ce qu’ils ont déniché ça ?

— Je ne l’ai jamais su, en fait. C’est la femme qui m’a mise au monde qui l’a choisi, et elle est morte juste après ma naissance. Elle l’a transmis à ma mère adoptive.

— Et c’est elle qui t’a élevée, alors ? Ta mère adoptive ? »

Shawna secoua la tête.

« Elle est partie quand j’étais petite. C’est mon père qui m’a élevée. Je ne peux pas dire que j’ai eu une mère. »

Leia hocha la tête.

« Ça, c’est vraiment moche.

— Hé… on fait avec.

— Ç’a dû être dur quand tu étais gamine.

— Euh… j’ai toujours essayé de…

— Moi, ma mère me louait à des pervers. » Shawna tressaillit. « Comment ça ?

— Elle m’expédiait chez des mecs, des adultes. Ils me tripotaient et prenaient des photos qu’ils revendaient à des clients. Ils partageaient les bénefs avec mes vieux.

— Ton père était dans le coup aussi ? »

La réaction de Shawna arracha à Leia un gros rire encombré de mucus.

« Là, ça te dépasse, hein ?

— Je l’avoue.

— Les parents, c’est pas toujours bon, tu sais. » Terriblement honteuse de s’être apitoyée sur son propre sort.

Shawna lui lança un sourire et en revint à des préoccupations plus concrètes.

« Y a-t-il quelqu’un que je devrais prévenir, Alexandra ? » Celle-ci fronça les sourcils, soupçonneuse. « À propos de quoi ?

— De toi. Du fait que tu es ici. »

Si jamais tu mourais, pensa-t-elle sans pouvoir se résoudre à prononcer ces mots.

« Oh… non… personne. Enfin, Maurice peut-être.

— Le gars de l’écriteau ?

— Oui.

— Je croyais que tu avais dit qu’il était mort.

— Oh, oui… c’est vrai. »

Leia hocha lentement la tête, le visage ruisselant de larmes. « Je suis vraiment désolée, bredouilla Shawna.

— C’est pas ta faute. »

Mary Ann en automne
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