17
La phobie des falaises et des à-pics
Mary Ann se demanda s’il ne fallait pas qu’elle supprime de sa liste d’amis le type qui lui avait parlé de Norman sur Facebook, puis décida que non. Cette réaction lui aurait donné à penser qu’elle avait quelque chose à cacher. Elle se contenta donc de désactiver la fonction « chat ». Ce quelle craignait, bien sûr, c’était que ce Fogbound One soit quelqu’un qui avait bien connu Norman – du moins suffisamment bien pour savoir qu’elle était avec lui lors de cette fameuse nuit de Noël.
Pire encore : et si c’était un flic de la brigade criminelle en quête d’un élément nouveau sur la disparition de Norman alors que ça faisait une éternité que cette affaire avait été enterrée ?
Pure paranoïa, se dit-elle. Ben l’avait prévenue qu’en réseautant elle risquait de faire remonter toutes sortes de choses à la surface ; finalement, ce n’était donc pas très surprenant que le nom de Norman ait ressurgi. Elle était sortie avec ce type, donc des tas de gens avaient pu les voir ensemble. Ils avaient mangé au Sam Wo’s dans Chinatown et ils étaient allés voir un vieux film au Castro Theater. Et pour Halloween, ils avaient même tourné dans Russian Hill et réclamé des bonbons avec cette pauvre gamine. Mary Ann, qui n’était au courant de rien à l’époque, avait trouvé touchant que cette espèce de gros balourd se charge de garder les enfants de ses amis. Elle avait pris cela pour l’expression de la profonde gentillesse de Norman, d’un authentique désir de fonder une famille.
Pour elle, cette relation n’avait jamais été sérieuse. Premièrement, il avait quarante-quatre ans – soit presque vingt ans de plus qu’elle – et puis il n’était pas très séduisant. Elle l’avait davantage vu comme un projet, un geste humanitaire. Après une année à San Francisco, elle en avait déjà ras le bol des beaux mecs intouchables, si bien que Norman, avec son manque de confiance en lui et son regard éperdu d’amour, lui avait paru être un objet d’affection facile et sans danger. Comme elle n’avait jamais couché avec lui, elle avait été prise au dépourvu le soir où il l’avait pratiquement demandée en mariage au Beach Chalet.
Elle s’était parfois demandé si Norman avait vu en elle un remède contre sa pédophilie, sa dernière chance d’avoir une vie normale. Quelles qu’aient été ses motivations, il avait paru éprouver une réelle angoisse lorsqu’elle l’avait repoussé. Angoisse qui se lisait encore dans son regard le soir de Noël, quand ils avaient longé les falaises du palais de la Légion d’honneur et qu’elle l’avait confronté aux magazines répugnants qu’elle avait découverts chez lui. Même à ce moment-là, il voulait encore, croyait encore pouvoir la reconquérir, pour peu qu’elle accepte d’écouter sa version de l’histoire.
Elle s’était repassé le film tant de fois dans sa tête ! Peut-être les choses se seraient-elles déroulées autrement si Norman n’avait pas été tellement soûl ce jour-là, s’ils n’avaient pas pris ce chemin précis, s’il n’avait pas trébuché et perdu l’équilibre, s’il était juste resté tranquille quand, après être tombé sur le dos, il avait commencé à glisser vers le précipice, s’il avait porté la fichue cravate quelle lui avait offerte au lieu du minable machin à clip qu’il avait l’habitude de porter et qui lui était resté dans la main lorsqu’elle avait tenté de le retenir.
Il n’y avait rien d’aimable chez Norman, mais elle n’avait pas souhaité sa mort. Elle n’aurait jamais imaginé pouvoir se dérober devant un événement aussi terrible, mais le destin ou le karma ou quelque chose lui avait offert une échappatoire et elle avait décidé de ne pas laisser passer cette occasion. Cette scène s’était déroulée sans témoins et même si le corps de Norman avait fini par s’échouer sur le rivage, une autopsie aurait révélé son énorme alcoolémie et la police en aurait déduit (avec raison, bien sûr) que c’était un ivrogne et qu’il avait chuté d’une falaise. Elle avait donc repris un bus pour Barbary Lane et la fête de Noël de Mme Madrigal. Et elle n’en avait soufflé mot à personne, à part Michael.
Depuis (y compris durant les quelque douze années qu’elle avait encore passées à San Francisco), Mary Ann n’avait jamais reparlé de Norman et – plus triste encore pour la mémoire d’un défunt – personne n’avait cherché à savoir ce qu’il était devenu. Dans sa vilaine petite existence, Norman n’avait apparemment noué aucun lien avec d’autres êtres humains.
Jusqu’à Fogbound One.
Du coup, Mary Ann se demandait si Norman n’avait pas eu un ami dont elle n’avait pas entendu parler, quelqu’un qui se serait posé des questions sur le sort de son vieux copain en voyant apparaître son nom à elle sur Facebook. Et s’il (ou elle) cherchait à la harceler au sujet de la disparition de Norman ?
Et si la police avait tout simplement trouvé de nouveaux éléments ?
Et si une mâchoire humaine dotée d’un plombage facilement identifiable avait refait surface au milieu des rochers au pied des fameuses falaises ?
Arrête, espèce d’idiote. Arrête ça tout de suite.
« Regarde si ça te va. »
Mary Ann sursauta et leva les yeux de sa page Facebook. Ben lui tendait une doudoune de ski bleu pastel.
« Pour Pinyon City, lui expliqua-t-il.
— Tu es certain que je vais en avoir besoin ?
— Bien sûr ! La nuit, ça descend dans les moins cinq. »
Il sourit, révélant l’adorable écartement entre ses dents.
« T’es jamais allée dans la Sierra quand tu habitais ici ?
— Pas vraiment. Enfin, si… une ou deux fois, mais plutôt en été. Je n’ai jamais été très ski. »
Ben l’aida à glisser les bras dans les manches matelassées.
« C’est un peu large, mais la couleur te va très bien. »
Il avait raison sur les deux points. Elle s’admira dans le miroir à côté du lit, mais surtout pour lui manifester sa gratitude.
« Tu es sûr de ne pas en avoir besoin ?
— On en a des tonnes, lui assura Ben qui désigna l’ordinateur portable de Mary Ann et ajouta : À propos, il ne te sera pas utile. Au café de Pinyon City, ils n’ont pas de wifi. »
La déception de Mary Ann dut se lire sur son visage.
« Tu es déjà accro ? »
Elle comprit qu’il parlait de Facebook.
« On ne peut pas dire ça, répondit-elle en mentant un peu. Mais je tiens à rester en contact avec mon médecin. »
Encore six jours, songea-t-elle. Est-ce vraiment une bonne idée ? Avec un changement de décor radical, au milieu de nulle part, le temps passera-t-il plus vite ou plus lentement ?
« T’inquiète, fit Ben. En général, on prend notre petit déjeuner dans la vallée voisine et, là, ils ont le wifi. Et puis on ne sera partis que deux nuits.
— Tu as raison… d’accord. »
Elle ferma son ordinateur qu’elle emmaillota dans un pantalon avant de le ranger dans sa valise.
« À plus, lui lança Ben en ressortant. Il faut que je prépare les affaires de Roman. »
Oh, merde. Le chien.
« Tu savais qu’on l’emmenait, pas vrai ?
— Euh… oui… c’est ce que j’avais pensé.
— Il adore ces virées. Il est tellement marrant dans la neige.
Et dans la voiture, ça va ?
— Oh oui. Il est très mignon. »
Il n’avait rien de mignon. Pour commencer, il passa les deux premières heures du voyage à gémir – pas fort, mais non-stop –, à l’idée, paraissait-il, des merveilles de la nature qui l’attendaient. Quand il finit par se calmer, il s’étala sur la banquette, tel un pacha sûr de son droit, et posa carrément sa truffe noire humide sur les genoux de Mary Ann. Elle se demanda s’il ne subodorait pas quelque chose – s’il ne devinait pas sa maladie, feel her disease, comme disait la vieille chanson cryptique des Beatles. C’était quoi déjà ? « He got na-na, na-na. He got feet down below his knees, hold you in his armchair so you can feel his disease, come together right now…»
« Ça va ? fit Michael qui l’observait depuis le siège avant.
— On va bien. »
Elle avait répondu pour le chien aussi, puisque, ne lui en déplaise, ils formaient un tandem le temps de ce voyage.
« On peut échanger nos places quand on s’arrêtera pour déjeuner.
— Non. C’est impec. »
Elle aurait peut-être accepté si elle n’avait pas remarqué la fréquence avec laquelle Michael et Ben s’effleuraient par-dessus les porte-gobelets. Ça faisait partie de leur rituel sur la route. Le premier mari de Mary Ann, Brian, était pareil. Bob, moins, bien sûr.
En proie à un sentiment de solitude, elle frissonna et se surprit à caresser la tête poilue sur ses genoux. Roman avait une belle couleur mouchetée, la couleur d’un pull irlandais à torsades, tout en gris et en marron. Apercevant une saleté au coin de son œil, elle l’enleva avec délicatesse, mais en guise de remerciement l’animal se retourna et se jeta sur sa main.
« Merde… désolée.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? lui demanda Ben en la fixant dans le rétroviseur.
— Je lui ai retiré un truc à l’œil. »
Michael pouffa de rire.
« Il ne cherchait pas à te faire mal. Il voulait juste la crotte.
— Pardon ?
— Il adore boulotter les cacas d’yeux. C’est son péché mignon. »
Elle vit Ben lancer un regard contrarié à son mari.
« Michael… Épargne-nous les détails.
— Et vous les lui donnez à manger ? Pouah… Mouse… c’est dégoûtant. Et quelle idée d’appeler ça des cacas d’yeux ?
— Et quelle idée de dire « pouah » ?
— Plein de gens disent « pouah ».
— Je veux dire, à notre âge.
— À notre âge », répéta-t-elle, impassible, en lui jetant un regard appuyé.
Ça faisait plusieurs fois déjà qu’il lui faisait le coup d’invoquer leur décrépitude commune en présence de Ben, de façon que lui, Michael, puisse jouer le rôle du vieux sage. Elle n’était pas encore prête à revendiquer ce titre.
« Tous les chiens font ça, insista-t-il. Pour eux, c’est naturel. Et puis, c’est plus propre. Qu’est-ce que t’en as fait ?
— Comment ça ? Je l’ai jetée.
— Parterre ? »
Elle esquissa le geste de lui flanquer une tape, mais il arrêta sa main et la garda un instant, presque tendrement, plaquée contre les petits poils blancs comme neige de sa nuque.
« Tu n’es pas possible », marmonna-t-elle, gênée par l’intimité du geste.
Conformément à la coutume, ils s’arrêtèrent pour déjeuner dans un In-N-Out Burger tout près de l’autoroute. Le restaurant était perché en haut d’une petite colline pelée qui offrait une vue étonnamment préservée sur les contreforts de la Sierra. L’air était bien plus froid et le ciel aussi délavé qu’un vieux mouchoir, mais il n’y avait aucun indice de neige à part, garées sur le parking, quelques Subaru Outback équipées de porte-skis. À en juger par le délire patriotique des autocollants sur les 4 x 4 et la taille même de ces véhicules, Mary Ann se dit qu’une partie de ces clients devaient être du coin.
L’espace de dix minutes, chacun – créatures à deux comme à quatre pattes – vécut sa vie. Pendant que Ben passait commande au comptoir, Michael mena Roman sur une aire herbeuse entourée d’asphalte, et l’unique femme du quatuor put enfin se soulager dans des toilettes nettement plus propres que ce qu’elle avait imaginé. Une fois qu’elle eut fini, elle poussa du bout d’une de ses Puma le couvre-siège en papier dans la cuvette et tira la chasse sans regarder au fond. Non, elle ne se perdrait pas en considérations morbides sur son cancer. Le Dr Ginny avait énoncé cette règle très clairement lors de leur dernière conversation téléphonique. Arrêtez de vous angoisser, Mary Ann. Ce n’est pas ça qui vous aidera.
Elle se lava les mains et étudia son visage dans le miroir plein de traces. Ce n’était pas la première fois que quelqu’un chargé de veiller sur son bien-être l’accusait de « s’angoisser » – exactement le même terme d’ailleurs. Calliope n’était pas médecin, bien sûr, elle était diplômée d’un établissement appelé Coach U. Ç’aurait dû me mettre la puce à l’oreille, se dit Mary Ann. Rien qu’avec ça, j’aurais dû me douter que cette chamane pleine de bons sentiments, à la bouche en cœur et aux seins en obus ne serait pas forcément la fidèle gardienne de mes secrets intimes.
« Ne t’angoisse pas comme ça, lui répétait Calliope chaque fois que Mary Ann commençait à se faire du mauvais sang pour tout et tout le monde. Tu t’inquiètes pour des trucs qui ne se sont pas encore produits. »
C’est ça, se dit Mary Ann en s’essuyant les mains avec une serviette en papier, comme la vision de ma coach de vie en train de tailler une pipe à mon mari dans un hôtel de luxe italien. Heureusement que je n’ai pas angoissé là-dessus avant que ça se produise. Va savoir où ça m’aurait menée. Elle balança la serviette dans la poubelle, sortit des toilettes comme une furie et manqua de percuter une vieille dame aux cheveux roses et clairsemés qui trimballait un nourrisson dans un porte-bébé BabyBjörn. Une fois dehors, où une bourrasque de vent froid la rappela à un semblant de bon sens, elle vit que Ben avait déjà réintégré la voiture et se ressaisit du mieux qu’elle put avant de s’asseoir à l’arrière. De chauds effluves de cheeseburgers l’enveloppèrent aussitôt.
« Miam-miam ! s’exclama-t-elle.
— Mange le tien maintenant, lui conseilla Ben avec un clin d’œil. C’est beaucoup plus commode quand le cabot n’est pas là.
— J’imagine qu’il vaut mieux que je ne pose pas de questions », dit-elle en déballant un de ses hamburgers.
Il essuya une miette de fromage au coin de sa bouche et afficha un grand sourire entendu :
« En voyage, c’est dur d’être végétarien. On s’autorise quelques écarts quand on quitte la ville.
— Je ne m’en plains pas.
— Ils sont bons, hein ?
— Mmmm.
— C’est les gobelets de soda que Michael n’aime pas.
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Ils ont des versets de la Bible imprimés au fond.
— Sans blague ? »
Mary Ann pencha son gobelet pour vérifier les propos de Ben et réussit, naturellement, à se renverser du Coca Light sur la jambe.
« Merde, murmura-t-elle. Merde, merde, merde. »
Ben sauta de la voiture, ouvrit le coffre et revint quelques secondes plus tard avec une serviette-éponge en loques.
« C’est à Roman, mais ça doit être propre. »
Elle le remercia et tamponna sa jambe trempée, agacée par sa bêtise, sa panique irréfléchie.
« Tu as besoin de te changer ? Je peux te laisser seule un instant », lui proposa Ben.
Sa gentillesse lui donna envie de pleurer, mais elle se domina.
« Ça va, dit-elle, ce n’est pas grave. »
Ben afficha un sourire langoureux.
« C’est celui qui parle de la vie éternelle.
— Pardon ?
— Le verset de la Bible, Jean quelque chose. “Que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle…”, et cetera.
— Et tout ça est écrit sur le fond du gobelet ? »
Il fit non de la tête.
« Juste le chapitre et le numéro des versets.
— Mais tu les connaissais ?
— J’ai googlé. »
Elle éclata de rire. Michael lui ayant laissé entendre qu’ils avaient cessé de fréquenter les lieux de culte, ç’aurait été une véritable révélation si Ben s’était avéré être un crypto-croyant. Elle éprouva un curieux sentiment de déception. Elle n’était elle-même pas très pratiquante, et peut-être que ça lui aurait été utile – ou du moins réconfortant – de connaître quelqu’un disposant d’une connexion wifi avec le Tout-Puissant.
L’autoroute qui s’enfonçait dans les montagnes était si peu sinueuse que c’est à peine si elle s’aperçut qu’ils grimpaient. Il fallut que les arbres se fassent pointus et qu’une rivière semée de gros rochers cherche à les prendre de vitesse au milieu d’une gorge pour qu’elle constate un indéniable changement. Puis, venant de nulle part, des filaments de neige se mirent à fouetter le pare-brise avec une violence telle qu’ils attirèrent l’attention du chien. Captivé par le tapis blanc qui recouvrait de plus en plus de choses, Roman plaqua la truffe contre la vitre.
« Ce sont les Sierras ? demanda Mary Ann.
— La Sierra, la corrigea Michael. Au singulier. Sierra Nevada signifie « chaîne neigeuse ». C’est déjà un pluriel.
— Oh… je te demande pardon.
— Il fait ça à tout le monde, lui expliqua Ben.
— On a des chaînes pour les roues, je suppose, dit-elle histoire de changer de sujet.
— Oui, répondit Ben, mais pour l’instant, la neige ne tient pas et on a passé le poste de contrôle il y a quelques kilomètres. Ça devrait aller sans problème. »
Ben faisait du snow-board, bien entendu, et il se pouvait donc que sa définition du « sans problème » soit différente de celle de Mary Ann. Depuis un moment déjà, elle angoissait à cause de l’étroitesse du bas-côté, des pentes raides et menaçantes de la gorge. Elle avait toujours été une conductrice sûre d’elle-même, mais une passagère anxieuse, et sa peur des hauteurs pas si latente que ça n’arrangeait pas les choses.
« Alors, comme ça Pinyon City se trouve… quelque part plus haut ?
— Enfin, en haut, puis en bas, précisa Michael.
— C’est-à-dire ?
— Ça se situe sur le versant est de la chaîne. Presque au Nevada.
— Et… la descente, elle est comment ? »
Devinant son anxiété, Michael lui lança un regard perçant de petit frère méchant. « D’abord, elle est bien plus rapide. »
Même s’il cherchait simplement à la taquiner, elle décida qu’il ne la tourmenterait pas ainsi. Pour se distraire, elle contempla le paysage qui défilait sous ses yeux : une enseigne de bière toute en néon à la fenêtre d’une taverne, un chasse-neige jaune vif, un archipel de monticules neigeux – vestige d’une chute de neige – brillant sous les pins sombres. Peine perdue. Elle ne pouvait s’empêcher de surveiller la montée interminable, la route sinueuse, la sinistre floraison des panneaux d’avertissement.
« Je présume qu’on arrive au sommet, lança-t-elle d’un ton aussi désinvolte que possible.
— Oui, m’dame, répondit Michael joyeusement, sans le moindre soupçon de sadisme, ou presque, cette fois. Tu vas pouvoir voir le lac, du moins la moitié. »
Elle se fichait de voir la moitié du lac. Ce qu’elle voulait, c’était descendre de là au plus tôt. Elle détestait l’idée de faire son hystérique devant Ben, mais elle n’avait pas le choix.
« Ben… tu pourrais ralentir un peu ? »
Il négociait à soixante-dix un virage où il était conseillé de rouler à cinquante et elle venait d’entrevoir l’abîme béant au-delà de la route, ce néant que certains aimaient à qualifier de panorama.
L’ennui avec les panoramas, c’était l’endroit d’où il fallait les contempler.
« Pas de problème », répondit Ben qui ne parut guère ralentir pour autant.
C’est un bon conducteur, se disait-elle pour se raisonner, et, la plupart du temps, il est très prudent, malheureusement, ce constat n’apaisait pas vraiment l’abjecte panique qui l’avait déjà saisie.
« Merci, bredouilla-t-elle. Je suis désolée, ce n’est pas toi, c’est moi. »
La route s’aplanit, ce qui lui donna l’occasion de reprendre son souffle et de relâcher l’étau de sa main sur l’accoudoir. Ça ne dura pas longtemps. Un autre panneau jaune leur annonçait en grosses lettres :
SOYEZ TRÈS VIGILANT.
À-PICS DANGEREUX.
« Mon Dieu, murmura-t-elle. Quels à-pics ? Où ça ? »
Elle eut sa réponse dès la sortie du virage. Ils collaient le flanc de la montagne à présent. Il y avait des à-pics de granit brut au-dessus et en dessous d’eux et seul un muret de soixante centimètres au plus préservait la voie de droite d’une mort certaine. Dans la descente en lacet, elle remarqua que le muret avait perdu des pierres çà et là ou que le mortier avait été refait à la va-vite, signes évidents qu’un malheureux n’avait pas prêté attention au panneau de signalisation ou qu’il avait été trop soûl pour même l’apercevoir. Sa jambe pressa une pédale de frein fantôme pendant qu’un gémissement sourd lui montait du fond de la gorge et s’échappait entre ses dents serrées.
« Pour l’amour de Dieu, s’écria Michael, arrête le chant de guerre indien. »
Il tendit la main vers la vitre.
« Regarde, c’est le lac Tahoe. »
À la grande horreur de Mary Ann, Ben tourna alors la tête pour admirer la vue et elle eut la certitude de sentir la voiture dévier de sa trajectoire.
« S’il te plaît, Ben… ne fais pas ça.
— Alors, regarde, toi ! intervint Michael. Tu rates tout.
— Je vois. C’est très beau.
— Tu ne regardes même pas.
— Mais si, Mouse ! Des montagnes, un lac, la neige… oh, putain de merde ! »
Alors qu’ils arrivaient à un virage, un énorme camion Safeway tout noir leur fonça dessus dans un bruit de tonnerre. Lorsqu’il les croisa en provoquant un appel d’air terrifiant, elle ferma les yeux et s’arrêta de respirer.
« Tu te comportes comme une idiote, la gronda Michael sur un ton paternel. Et tu ne facilites pas les choses pour Ben.
— Je sais. »
Elle était morte de honte. Elle avait toujours eu la phobie des falaises et des à-pics – même avant cette épouvantable scène avec Norman – mais c’était la première fois qu’elle se donnait pareillement en spectacle. Peut-être était-ce parce que sa peur panique des hauteurs lui avait fourni un exutoire acceptable pour l’angoisse qui montait en elle depuis des jours. Ce n’était pas tant l’altitude qui déclenchait la terreur qu’elle ressentait au plus profond de ses entrailles que… la terreur au plus profond de ses entrailles elle-même.
« C’est bientôt fini, lui assura Ben. C’est toujours un peu flippant la première fois. »
On peut le dire ! songea-t-elle.
Comme Michael l’avait promis, ils atteignirent la vallée au bout de quelques minutes seulement. Mary Ann fut soulagée d’en avoir terminé avec son vertige, mais, en contrepartie des souffrances endurées, elle avait escompté davantage que ces commerces sauvages qui s’étaient soudain mis à fleurir le long de la route : baignoires exposées au milieu de parkings, panneaux à paillettes vantant tels spectacles de boîte de nuit, « cyberchalets » décorés de guirlandes électriques. Ce n’étaient pas vraiment des bastringues, mais on en n’était pas loin.
« On est arrivés ? » demanda-t-elle en espérant que la réponse serait non.
Michael répondit à sa question par une autre :
« Tu ne veux pas qu’on s’arrête pour acheter une sculpture à la tronçonneuse ? »
Elle se rendit compte que la situation l’amusait. Depuis qu’elle le connaissait, il avait toujours aimé jouer avec ses attentes et créer le suspense. Il ressemblait à un gamin exaspérant qui entraîne une amie aux yeux bandés à travers bois pour lui montrer son fort secret.
« Tu ne vas rien me dire, c’est ça ?
— J’aime bien te faire mariner, Babycakes.
— J’ai l’impression d’avoir été kidnappée.
— Parfait. C’était l’idée. »
Un panneau signalétique vert indiquait la direction de Pinyon City, mais ni Ben ni Michael ne firent le moindre commentaire. Cette route plus étroite traversa des hameaux dotés de signaux très « banlieue » et de bannières de saison flottant au-dessus des garages. Quelques minutes plus tard, cependant, les maisons disparurent et ils pénétrèrent dans une large vallée apparemment inhabitée. Les vastes prairies bordant la route étaient déjà saupoudrées de neige ; pourtant, les imposantes montagnes au loin n’avaient rien de menaçant. En fait, elles lui donnaient l’impression de l’étreindre et lui procuraient un sentiment de sécurité qu’elle n’avait pas ressenti depuis des semaines.
Elle repensa alors à une revue que sa grand-mère lui envoyait tous les ans quand elle était petite, à Cleveland : Christmas Ideals. C’était une publication sur papier glacé plus épaisse que la plupart des magazines, avec des poèmes imprimés sur fond de scènes et de tableaux de la nature. Si jamais il devait lui en passer une entre les mains aujourd’hui, sans doute lui paraîtrait-elle cucul, mais à l’époque son cœur d’enfant s’emballait à la vue de ces pins croulant sous la neige et de ces vallées illuminées par les étoiles.
Elle comprit alors que Christmas Ideals avait vraiment été le titre parfait, car ce que la revue offrait, c’était précisément la confortable certitude que la vie ne pouvait être meilleure. Un paysage totalement préservé était la perfection même ; dès qu’on y mettait des êtres humains, tout changeait radicalement.
Peut-être était-ce pour cela qu’elle se sentait si sereine ?
Il n’y avait personne alentour. Nulle part. Tout se fondait dans un univers blanc.
« Mais où sont passés les gens ? s’écria-t-elle.
— C’est bien la question », répondit Ben.