La nuit tombait quand Shawna revint chez Anna. Jake l’accueillit à l’entrée de la résidence et la guida dans l’allée bordée de racines velues des épiphytes couvrant le mur de la maison voisine. Cet îlot de verdure n’était qu’une pâle réminiscence du jardin sur lequel Anna avait régné à Barbary Lane, Shawna se souvenait bien de ce paradis – et de son cœur qui cognait furieusement quand elle traversait la cour comme une flèche pour montrer à Anna son dernier trésor : un caillou, un coquillage, un éléphant en ivoire, que son père lui avait acheté à Chinatown.
À présent aussi, son cœur cognait furieusement, mais pour des raisons qui n’avaient rien à voir.
Quant au « trésor » dans son sac à dos, il était tout autre. « Elle t’attend, lui dit Jake. Elle est impatiente. » Shawna faillit lui présenter des excuses pour l’avoir dérangé en plein rendez-vous galant, mais se dit que, indépendamment de la manière dont ça s’était terminé, il n’avait peut-être pas envie d’en parler. Ce devait être bien difficile d’être dans sa peau. Si Jake était timide, c’était surtout parce qu’il s’était brûlé les ailes dans sa quête d’un compagnon susceptible d’aimer (et de désirer !) l’homme qu’il voulait être. Shawna avait des appétits éclectiques – comme elle aimait à le proclamer dans son blog –, mais son corps et son sexe ne s’étaient jamais fait la guerre. Même lorsqu’elle s’était harnachée d’un gode pour pilonner un adorable copain hippie sur un futon, elle ne s’était jamais sentie que fille.
C’était peut-être pour cela qu’elle aimait venir ici. Pas seulement à cause d’Anna, même si ses avis attentionnés avaient certainement leur importance, mais aussi parce que, à travers leur existence même, ces deux personnages atypiques qu’étaient Anna et Jake défiaient les présupposés faciles qu’elle entretenait sur ce que signifiait être un homme ou une femme. Ils l’obligeaient, ne fût-ce que pour un temps, à vivre dans la neutralité du cœur humain.
Elle se rendit compte que Jake l’entraînait vers le jardin de derrière.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Elle venait de remarquer une curieuse structure en bois qu’elle ne reconnaissait pas, une gloriette à toit pointu et fermée.
« J’en déduis que ça fait un moment que tu n’es pas venue ici.
— Eh bien… depuis un mois environ, je crois. »
Elle savait que Jake n’avait pas cherché à la culpabiliser, mais les remords la submergèrent malgré elle. À ce stade de la vie d’Anna, c’était prendre un trop grand risque que de rester un mois sans lui rendre visite. Anna méritait mieux de la part d’un membre de sa « famille logique » – la formulation d’Anna pour désigner les enfants qu’elle s’était choisis –, logique, par opposition à biologique.
Cependant Anna était toujours là, emmitouflée dans une couverture de fourrure noire, pareille à une impératrice douairière testant un trône flambant neuf. Shawna se pencha et embrassa sa joue fraîche et sèche.
« Que c’est doux et agréable, murmura-t-elle en caressant la couverture.
— Ce n’est pas de la vraie, la rassura Anna. Ne t’inquiète pas.
— Je m’étais effectivement posé la question.
— Ne dis pas de bêtises. Jake me l’a achetée chez Pottery Shed.
— Barn, rectifia Jake en adressant un clin d’œil à Shawna.
— Tu as fait ça tout seul ? » demanda Shawna, pleine d’admiration devant la gloriette.
Embarrassé, Jake haussa les épaules.
« Ne la regarde pas de trop près.
— Non, Jake, c’est vraiment un chef-d’œuvre.
— Je vais vous laisser discuter ensemble », marmonna-t-il avant de repartir d’un pas lourd vers la maison, et Shawna se rendit compte qu’il était cramoisi.
Elle ôta son sac à dos et le posa par terre avec des précautions peu naturelles, comme s’il renfermait un nid de serpents à sonnette endormis. Puis elle se jucha sur le bord du siège, prit la main d’Anna et alla droit à l’essentiel :
« Je viens de perdre quelqu’un, lui confia-t-elle d’un ton aussi pondéré que possible. Ça m’a pas mal secouée. J’ai besoin de t’en parler. »
Anna fit une grimace de compassion.
« Pas le jeune homme au monocycle ? »
Cette remarque arracha un sourire à Shawna. C’était le surnom qu’Anna avait donné à Otto depuis l’après-midi ensoleillé où elle l’avait vu sur scène dans le parc du festival Now and Zen.
« Non, il va très bien. Je viens de chez lui. »
Elle se demanda si Anna évitait de prononcer le nom d’Otto par délicatesse, parce qu’elle avait plus ou moins deviné que, pour Shawna, ce n’était pas du sérieux – du moins pas du sérieux sérieux.
« C’était quelqu’un que je ne connaissais pas bien, expliqua Shawna. Une SDF. On lui a sauvé la vie, je pense, pour un petit moment… donc, ç’a été dur de la voir partir.
— Je comprends », acquiesça Anna.
Shawna lui raconta l’histoire depuis le début : le premier jour sous le pont de l’autoroute, l’écriteau qui avait capté son attention, le lien inexplicable que Shawna s’était senti avec Leia, la recherche frénétique qui les avait menés à Cossack Alley, l’agression au couteau, le trajet en ambulance jusqu’à l’hôpital, la bactérie mangeuse de chair, les monstres qui louaient Alexandra quand elle était enfant.
« Inimaginable, dit Anna.
— C’est le mot juste.
— Donc, ils ne lui ont pas… coupé la jambe ? »
Shawna fit secoua la tête.
« Elle a refusé catégoriquement… et il était trop tard de toute façon. On ne pouvait plus rien pour elle.
— Quand est-elle morte ?
— La nuit dernière. Tard. J’aurais dû y être.
— Non, ma chérie. Tu avais fait ce qu’il fallait. Tu as été l’ange qui l’a conduite aux portes du paradis. »
Affichant un sourire torve, Shawna essuya rapidement une larme.
« Ils m’ont demandé si je voulais ses affaires. Je ne savais même pas qu’elle avait quelque chose à elle. »
Elle attrapa son sac à dos et en sortit l’objet révélateur qu’elle avait apporté avec elle : une boîte Star Wars tellement rouillée et cabossée que le visage de la princesse Leia était presque effacé.
« Elle attachait son argent sur sa jambe – et son couteau, aussi, bien sûr –, mais c’est là-dedans qu’elle conservait ses souvenirs. Le mec qui gardait son carton l’a déposée ce matin à l’hôpital. »
Shawna ouvrit la boîte, sortit une des photos et la tendit à Anna pour qu’elle l’examine.
« Elle a travaillé un moment dans l’East Bay. Ça, d’après les coupons de tissu, c’est Fabric Barn, je suppose.
— Jolie », déclara Anna sans chercher à être aimable.
La jeune femme derrière le comptoir était une brune éblouissante au sourire pétillant. Quand elle avait vu cette photo pour la première fois, Shawna avait eu du mal à faire le lien entre cette Alexandra et l’épave rencontrée en dessous de l’autoroute, mais il était indéniable qu’il s’agissait de la même personne. Et elle se réjouit à l’idée qu’Anna ne connaîtrait que cette version d’Alexandra, que sa beauté resterait intacte aux yeux de quelqu’un qui ne l’avait jamais rencontrée.
« Et là c’est elle enfant », dit Shawna en essayant de garder un ton factuel alors que c’était cette image, celle au dos de laquelle était gribouillé « Moi », qui lui inspirait une horreur sans nom.
Sur cette photo, qui avait perdu toutes ses couleurs à part l’orange et le vert, Alexandra portait une jupe plissée et se tenait debout, seule, à une fenêtre. Elle ne souriait pas ; en fait, elle avait l’air profondément malheureux.
« On dirait Heidi, déclara Anna qui s’était concentrée sur la tenue.
— Regarde bien. »
Anna sortit des profondeurs de la couverture en fausse fourrure une paire de lunettes de lecture qu’elle approcha de son visage d’une main tremblotante.
« Elle ne respire pas le bonheur, pas vrai ?
— Regarde à l’arrière-plan. C’est Alcatraz, hein ? Et regarde cette balustrade derrière la fenêtre. Et cette petite terrasse en contreplaqué. »
Anna acquiesça d’un signe de tête, mais ne dit rien.
« C’est la cabane, pas vrai ? »
C’était ainsi qu’ils appelaient le studio sur le toit du 28, Barbary Lane. Anna le louait, mais, chaque fois qu’il se libérait, Shawna avait le droit d’aller y jouer. C’était son château secret dans le ciel.
« Eh bien, ce doit être Russian Hill, admit Anna, mais ça ne peut pas être la cabane.
— Pourquoi pas ? »
Anna haussa les épaules.
« Aucun enfant n’y a jamais habité. »
Shawna la regarda.
« Peut-être qu’elle n’y habitait pas vraiment. »
Il ne fallut pas longtemps pour que l’horreur de la chose se reflète sur le visage d’Anna. Elle laissa échapper un « Oh ».
« Est-ce que mon père n’y a pas vécu ? »
Silence.
« Il sortait avec Mary Ann, n’est-ce pas ? Elle passait la nuit là-bas de temps en temps, avant qu’ils se marient et m’adoptent. C’est lui-même qui me l’a raconté.
— Euh… oui, mais pendant longtemps ç’a été aussi la pièce où on regardait la télé, donc… ma chérie, j’espère que tu n’es pas en train de suggérer que…
— Non, bien sûr que non ! l’interrompit Shawna avec brusquerie. J’essaie juste d’y voir clair ! »
Se rendant compte qu’elle commençait à s’exprimer comme un bourreau de Guantánamo, elle rangea la photo dans la boîte et adoucit notablement le ton.
« Pardon. J’ai les nerfs en pelote. »
Apparemment, Anna avait commencé à se creuser les méninges.
« Quand est-ce que cette photo a été prise ?
— Je dirais à la fin des années soixante-dix. Peut-être un peu avant.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
— Parce qu’elle a l’air d’avoir sept ou huit ans et que, d’après le légiste, elle avait tout juste la quarantaine. Peut-être même moins. »
Pour Shawna, il était difficile d’assimiler ce fait, d’accepter cette vérité amère : Alexandra avait à peine entamé la seconde moitié de sa vie.
« En plus, ajouta-t-elle, la photo a cette teinte orangée des clichés des années soixante-dix. »
Anna n’écoutait déjà plus ; absorbée par le film de sa vie qui défilait dans sa tête, elle clignait des yeux sans rien regarder de précis. Au bout d’un moment, elle lâcha :
« M. Williams.
— Pardon ?
— Il a passé à peu près six mois là-haut. C’était un détective privé.
Ma femme – mon ex-femme – l’avait engagé pour me retrouver et m’espionner.
— Tu ne l’as jamais vu… ?
— Avec une enfant ? Non. Jamais. C’était un petit homme méchant et calculateur… il a essayé de faire chanter quelqu’un… avec qui je sortais à l’époque et dont j’étais devenue très proche, mais je n’ai jamais eu aucune preuve que…»
La phrase d’Anna se fondit dans un murmure.
« Mais il en aurait été capable, non ? »
Anna rajusta nerveusement les plis de sa couverture.
« Je n’arrive pas à imaginer que quelqu’un soit capable d’une chose pareille. Encore moins sous mon toit.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Je ne sais pas. Il a bu comme un trou un soir de Noël et n’est jamais revenu.
— Jamais ? »
Anna secoua lentement la tête.
« Au bout d’une semaine environ, on a appelé la police, mais ça n’a rien donné. J’ai toujours pensé qu’il s’était évanoui dans la nature dès qu’il avait compris que sa couverture était grillée. »
Shawna sourit en entendant ce jargon de roman policier.
« Quoi ? fit Anna. C’est ce qu’on dit, non ?
— C’est ce qu’on dit. »
Anna l’enveloppa d’un regard de grand-mère soucieuse.
« J’espère que tu te sens mieux, ma chérie. Tu m’as inquiétée.
— Je ne comprends pas, c’est tout.
— Tu ne comprends pas quoi ?
— Pourquoi l’univers me balance toutes ces merdes à la figure sans prévenir. »
Anna lui décocha un sourire impénétrable.
« Des fois, l’univers n’a rien de mieux à faire. »
La nuit était tombée depuis peu quand, de retour au minuscule studio d’Otto dans Crocker Amazon, Shawna élabora sa propre conclusion à la saga qui l’avait consumée pendant des semaines.
« Je leur ai demandé de nous donner les cendres », déclara-t-elle.
Allongée nue sur le futon, elle avait la tête posée sur le torse chaud d’Otto et s’efforçait de retrouver le chemin du simple et du beau.
« Génial, répliqua-t-il, qu’est-ce que tu veux en faire ?
— J’ai pensé qu’on pourrait les emmener à West Marin quand il fera meilleur. Ou peut-être au parc. À Stow Lake, par exemple.
— Carrément. »
Ils demeurèrent silencieux un moment, tandis que Shawna, grisée par la forte odeur de cèdre d’Otto, s’abandonnait au rythme du cœur de son compagnon. Il pleuvait maintenant, si fort qu’elle l’entendait, et de grosses gouttes roulaient le long des barreaux de la fenêtre, pareilles à des billes de mercure.
« Il faut que je t’avoue un truc », déclara Otto.
Elle crut déceler une certaine culpabilité dans sa voix.
« Oui ? » dit-elle, se préparant à une nouvelle surprise désagréable, une nouvelle cascade d’emmerdements.
Il l’obligea à se serrer davantage contre lui, jusqu’à ce qu’elle se retrouve à califourchon sur sa jambe, tel un koala sur un grand arbre décharné, puis articula enfin :
« Je suis allé voir Alexandra hier soir. »
Elle ressentit un soulagement infini.
« C’est tout ? »
Pour sa part, elle avait espéré pouvoir passer par l’hôpital, mais elle s’était déjà engagée à participer à une lecture pour « Writers with Drinks » et n’avait pas voulu décevoir Charlie Evans, l’organisatrice de l’événement et aussi son amie.
« Pourquoi tu considères que c’est quelque chose que tu dois m’avouer ? C’est super, Otto. Ça lui a fait de la visite avant de mourir.
— Je ne sais pas… t’étais un peu bizarre à ce sujet.
— Bizarre à ce sujet ? Je t’ai demandé de participer.
— Oui, mais… moi tout seul. »
Il fallut quelques secondes à Shawna pour comprendre.
« Tu as emmené Sammy, c’est ça ?
— Oui. »
Bien sûr qu’il avait emmené le singe ! Sammy était son émissaire, la plus pure et la plus profonde expression de son cœur. Elle eut honte de lui avoir interdit l’usage de ce langage silencieux. Elle fit glisser ses doigts le long de la jambe d’Otto et attrapa son paquet en savourant son soyeux familier, l’apaisement que lui procurait sa marionnette à elle.
« Elle avait conscience que tu étais là ?
— Je ne sais pas. Peut-être.
— Moi, quand j’y suis allée, non.
— Je crois qu’elle a souri une fois, peut-être.
— Ça, c’est bien.
— Bof.
— Non. C’est bien, chéri.
— C’était bien pour moi », reconnut-il.